Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos

9

Avant-propos

La poésie est le journal dun animal marin

qui vit sur terre et qui voudrait voler.

Carl Sandburg

Lidée de ce numéro des Cahiers de littérature française provient dun essai sur Paul Valéry que jai écrit il y a une douzaine dannées1. En effet, jai découvert dans son œuvre de nombreuses traces ayant un rapport avec la présence de certains éléments gnostiques plus ou moins cachés. Tout cela à partir de trois thèmes : le personnage de Narcisse, le motif de lexile et la figure de lAnge. Il serait fort tentant de rapprocher ces positions du débat théologique sur le « scandale » qui voit le Fils de Dieu choisir de limiter sa propre infinitude en se faisant créature, corps, visage. Comme cela a été remarqué à propos de la théologie de la kénosi (en tant quhumiliation et anéantissement volontaire de Dieu fait homme), en effet « le paradoxe de lincarnation réside dans le fait que lhypostase divine du Verbe a été circonscrite dans les traits personnels, individuels, du visage humain de Jésus2 ».

Plus intéressante encore, serait lidée de relier la vision valéryenne à ce concept d« être-jeté-dans-le-monde » (Geworfenheit) de l« Être-là » (Dasein) élaboré par Martin Heidegger aux alentours des années Vingt. Il est superflu de noter la distance incommensurable qui sépare les Cahiers de Valéry de la puissante argumentation théorique déployée dans Sein und Zeit. Dailleurs, même un spécialiste de Heidegger comme Karl Löwith a 10rappelé que lauteur du Cimetière Marin déplorait, sur le mode de lironie, labsence dun Allemand « en mesure de compléter ses idées3 »…

Naturellement, malgré la forte impression dune tonalité émotive commune, il conviendra de procéder avec prudence. Sans sarrêter sur la saison romantique (il suffira dentendre le Wanderer de Franz Schubert dans le texte de Wilhelm Müller : « Fremd bin ich eingezogen, / Fremd zieh ich wieder aus » ; « Je suis arrivé en étranger, / Je men vais en étranger »), dun point de vue général il faudrait sadresser à Hans Jonas. Élève de Heidegger et de Rudolf Bultman, ami de Hannah Arendt, pendant les années Trente il a repéré dans lhéritage des traditions gnostiques la forme originelle du nihilisme contemporain. Cest peut-être lui qui a souligné avec le plus de vigueur le parallélisme entre gnosticisme et existentialisme, en partant du concept de « chute » : « [cela] nous rappelle Pascal, “abîmé dans linfinie immensité des espaces”, et la Geworfenheit de Heidegger, l“avoir été jeté”, qui est pour lui un caractère fondamental du Dasein, de lexpérience personnelle de lexistence. Le terme, autant que je puisse en juger, est originairement gnostique4 ». Après ses travaux, les recherches se sont poursuivies avec Éric Voegelin, Jacob Taubes, Ernst Topitsch et, bien que dans une autre perspective, Ioan Petru Culianu. Toutefois, cest justement sur la base de létude de Jonas que se développe la proposition formulée par Harold Bloom, de relire le témoignage des certains poètes du xxe siècle à la lumière des doctrines gnostiques5.

Voilà la filière que le dernier numéro des Cahiers de littérature française se propose de suivre. Parmi les écrivains contemporains qui se montrèrent sensibles aux sollicitations de ce type, Bloom nomme Wallace Stevens, Hart Crane, John Ashbery et John Hollander, tandis que plus récemment, en travaillant sur le théâtre du xxe siècle, Aldo Tagliaferri sest interrogé sur lopposition entre le gnosticisme de Beckett et celui 11dArtaud6. Mais que dire dun romancier tel que Ernesto Sábato et de la « gnose des aveugles » quil a illustrée dans Sobre héroes y tumbas (traduit en français parfois comme Héros et tombes, parfois comme Alejandra) ?

Quant à notre volume, lon a plutôt préféré se concentrer sur les noms de Baudelaire, Mallarmé, Pessoa, Valéry, Bonnefoy (à la fois en tant quinterprète et quauteur interprété) et finalement, au-delà du domaine strictement littéraire, de Simone Weil. Le parcours présente aussi un essai qui analyse les thèmes de la chute et du sommeil – un phénomène, ce dernier, vu par Montaigne et Rousseau comme lieu dune tombée incessante. Dailleurs personne ne pourrait mieux exprimer le sens de ce recueil que lauteur des Rêveries du promeneur solitaire, qui, au début de son œuvre, déclare : « Tout ce qui mest extérieur, mest étranger désormais. Je nai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni freres. Je suis sur la terre comme dans une planete étrangere où je serois tombé de celle que jhabitois ».

Voilà comment se terminait cette préface en avril 2016, cest-à-dire au moment de contrôler les premières épreuves. Peu après la santé dYves Bonnefoy a malheureusement commencé à décliner, jusquau jour où il nous a quittés. Cest pourquoi ce volume lui a été dédié avec dévotion.

Valerio Magrelli

1 Valerio Magrelli, Vedersi vedersi. Modelli e circuiti visivi nellopera di Paul Valéry, Torino, Einaudi, 2002 (traduction française de Angela Ciancimino et Pascale Climent-Delteil, Se voir / se voir. Modèles et circuits visuels dans lœuvre de Paul Valéry, édition revue et complétée, Paris, lHarmattan, 2005).

2 Christoph Schönborn, LIcône du Christ, Paris, Cerf, 1986, p. 221. Cf. aussi Olivier Clément, Le Visage intérieur, Paris, Stock, 1978, p. 70-73.

3 Paul Valéry, Cahiers, édition anastatique, Paris, Cnrs, 29 vol., 1957-1961, vol. V, p. 671. Cf. aussi lessai de Massimo Scotti, « Étincelle au lieu de néant ». Per una ricerca di tracce gnostiche nellopera di Valéry dans Paul Valéry, Existence du Symbolisme, Atti del Colloquio di Roma, (1996), Roma, Bulzoni, 2002, p. 179-209.

4 Hans Jonas, Gnosticism and Modern Nihilism, « Social Research », no 19 (1952), p. 435. Une version plus longue de ce texte, en allemand, a paru sous le titre Gnosis und moderner Nihilismus, dans « Kerygma und Dogma », no 6 (1960), p. 155-171. Cf. aussi Hans Jonas, The Gnostic Religion, Boston, Beacon Press, 1958.

5 Harold Bloom, Towards a Theory of Revisionism, Oxford, Oxford University Press, 1982.

6 Aldo Tagliaferri, La via dellimpossibile. Le prose brevi di Beckett, Roma, EDUP, 2006. Cf. aussi Aldo Tagliaferri, Beckett e liperdeterminazione letteraria, Milano, Feltrinelli, 1967 (Beckett et la surdéterminazione littéraire, trad. de Nicole Fama, Paris, Payot, 1977) ; Annamaria Cascetta, Il tragico e lumorismo. Studio sulla drammaturgia di Samuel Beckett, Firenze, Le Lettere, 2000 ; Nicola Pasqualicchio, Il sarto gnostico. Temi e figure del teatro di Beckett, Verona, Ombre Corte, 2006.