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Classiques Garnier

Présentation

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    2018 – 1, n° 112
    . Recherches linguistiques en Allemagne
  • Auteurs : Blumenthal (Peter), Métrich (René)
  • Pages : 9 à 12
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782406082156
  • ISBN : 978-2-406-08215-6
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08215-6.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/06/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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PRÉSENTATION



Il semble que la préface d'un volume consacré à la production scienti- fique d'un payse débute inévitablement par une figure que la rhétorique appelle prolepse, nommée aussi anticipation ou, moins couramment, antéoccupation. Les termes en disent long. Il s'agit de prévenir en plu- sieurs étapes, par un argument probant ou une manoeuvre habile, une objection ou du moins une question critique, virtuellement gênantes pour les éditeurs de l'ouvrage. En relisant les préfaces des autres volumes des Cahiers de lexicologie portant sur une thématique comparable, on se rend compte du caractère inéluctable de cette loi du genre :pour des raisons de bon sens, les préfaciers n'ont pas d'autre choix que de réfuter d'abord toute prétention à l'exhaustivité de l'image qu'ils s'apprêtent à fournir de la recherche linguistique pratiquée dans une région du monde donnée.
Le lecteur virtuel pourrait être tenté, ensuite, de s'enquérir de la représentativité des auteurs et des sous-disciplines retenus pour le volume en question. Question insidieuse, car une réponse affirmative apportée par les responsables de la sélection risquerait d'être mal interprétée par les collègues non représentés, avec lesquels on préfère ne pas se fâcher. Aux préfaciers donc de soulever le thème par anticipation, tout en le laissant dans le vague.
Notre archi-lecteur s'interrogera enfin sur la question de savoir dans quelle mesure les approches réunies reflètent en quelque sorte des aspects typiques ou caractéristiques du panorama qu'offre la recherche à l'échelle nationale. Parmi les questions préalables plus ou moins stéréotypées, c'est celle qui, à notre avis, mérite le plus d'intérêt. Elle concerne le sort d'une science humaine entre ses traditions spécifiques (Fachkultur
1 Nous aurions aimé parler de pays au pluriel, la recherche linguistique de langue allemande
ne se limitant pas à l'Allemagne :l'Autriche et la Suisse y sont représentées, et souvent de bien belle façon, par ex. en linguistique du texte ou en lexicographie. Cependant, pour diverses raisons, dont le manque de place et le risque d'émiettement, cela ne nous a pas paru possible, de sorte que nous avons été amenés à nous contenter de quelques allusions, plus ou moins appuyées, que l'on trouvera par exemple dans les contributions de Jacques François, Hans Goebl et Reinhard KShler ou plus encore de Michael Schreiber.
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en allemand) et les appels à la «mondialisation ». En l'occurrence, nous essaierons d'anticiper d'une manière constructive, l'enjeu de la discussion étant de taille. Très schématiquement, on peut esquisser la problématique ainsi :d'une part, il paraît évident que la recherche scientifique —synonyme, faut-il le rappeler, de `recherche de la vérité' — est dotée d'un caractère universel, la vérité étant, malgré Pascal, la même en deçà et au-delà des Pyrénées — ou du Rhin; d'autre part, on ne saurait rejeter en bloc les positions défendues par les partisans d'une pluralité de «styles de pensée » (cf. Ludwik FleckZ), donc des manières de raisonner et d'argumenter collectives, consacrées par la tradition (d'une discipline, d'un laboratoire, d'un style national, etc.). Qu'en est-il des sciences du langage d'outre-Rhin ?
Pour ce qui concerne la linguistique allemande ancienne, celle des débuts jusqu'aux années 1960,1'existence de telles particularités ne fait, à nos yeux, pas de doute. En font partie les influences exercées par la pensée de Wilhelm von Humboldt (~ 1835, approche mentaliste, clas- sification des langues), par la grammaire historique, le comparatisme et la philologie, étant entendu que ces facteurs impliquent des liens étroits entre un sous-domaine de la discipline, une méthode et un style de pensée. Il s'agit là de phénomènes et de comportements scientifiques qui ont largement débordé les frontières politiques de l'Allemagne pour devenir un patrimoine mondial, bien entendu dans les limites de notre modeste sphère universitaire. Mais il nous semble que les principes d'action de ces tendances sont restés vivaces en Allemagne bien plus longtemps que dans d'autres pays — ce qui a pu retarder la réception de modèles plus modernes, à commencer par le structuralisme. L'un des ouvriers de cette transition, constructeur de passerelles entre l'ancien et le moderne, fut Eugen Coseriu (~ 2002), excellent connaisseur de l'histoire de la linguistique en Allemagne, seul chercheur à qui a été consacrée une contribution spécifique dans le présent volume.
On ne comparera pas son influence sur notre discipline au rayonnement plus ancien de Lucien Tesnière (~ 1954), autre innovateur, leurs profils scientifiques ayant été trop différents. Auteur d'une syntaxe qualifiée de «structurale », Tesnière a puissamment contribué à la modernisation de la recherche en grammaire et lexicographie. Il y est parvenu grâce aux modèles développés autour des notions de dépendance et de valence, qui ont trouvé un accueil enthousiaste dans les deux Allemagne des années 1960. Nulle part n'ont été publiés autant de dictionnaires à base
2 Genèse et développement d'un fait scientifique, Paris, Les Belles Lettres 2005.
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valencielle qu'en Allemagne —fait qui met en relief l'impact particulier de sa pensée sur la linguistique des pays germanophones. Le lecteur en trouvera des échos dans les articles de Lutz Gunkel et Gisela Zifonun (syntaxe), de Stefan Engelberg (lexicographie) et de Hans Jiirgen Heringer (chunking).
En matière de confection de dictionnaires, une autre tradition remonte à bien plus loin, à la première moitié du xlxe siècle :celle des diction- naires étymologiques (Johannes Kramer), dont certains paraissent éton- namment vite (cf. Annegret Bollée à propos du lexique créole), alors que d'autres s'avèrent être des entreprises de très longue haleine (comme le DZctronndlre étymologlque de l'ancien frdn~-d1s, Berlin, de Gruyter).
Dans le même ordre d'idées, on n'exclura pas que la florissante créo- listique allemande (cf. encore Bollée) tire une partie de son inspiration des modèles sous-jacents au comparatisme historique du xlxe s. ; et cela pour la bonne raison que le rapport entre différents créoles et leur langue souche (par exemple le français) peut évoquer des analogies avec la filiation entre les langues romanes et le latin. Un segment important de la linguistique variationnelle contemporaine, théorisée par Eugen Coseriu, renoue explicitement avec la tradition allemande en dialecto- logie ;cela vaut, entre autres, pour les études sur les anglais parlés dans le monde (Edgar Schneider).
Jaques François montre que la typologie des langues telle qu'elle se pratique en Allemagne s'insère dans une tradition ininterrompue qui peut se réclamer de la pensée de Humboldt.
Notons toutefois que la mention de tel ou tel lointain pionnier ayant travaillé dans le domaine en question ne constitue pas forcément une «tradition scientifique », car cette notion présuppose le recours à des bases théoriques comparables (cf. Hans Goebl et Reinhard Kahler à propos des premières applications linguistiques de méthodes statistiques).
Comme on vient de le voir, pour de nombreuses contributions réu- nies ci-après, l'affinité avec des thèmes et des méthodes se rattachant à des traditions spécifiques de l'espace germanophone coule de source, même si cette influence reste parfois implicite et s'articule régulièrement avec de nouveaux modèles venant d'ailleurs. Soulignons que nous ne prétendons pas déterminer objectivement le poids des traditions ou mesurer la part des thèmes qui peuvent passer pour typiquement —mais surtout pas exclusivement —allemands. Nos observations, largement impressionnistes, sont dues au hasard de nos sondages. En résumé, elles font apparaître quelques centres d'intérêt de la linguistique allemande,
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comme la typologie des langues, les études créoles, la lexicographie étymologique, la linguistique variationnelle, le rôle syntaxique et séman- tique de la valence.
D'autres thématiques ou théories, non moins brillamment représen- tées dans le présent volume, ne se sont développées que depuis quelques décennies ou n'émanent pas d'une tradition spécifiquement allemande, comme la psycholinguistique (Harald Clahsen), la grammaire générative (Lutz Gunkel et Gisela Zifonun), la traductologie (Michael Schreiber), la phraséologie (Heinz Helmut Lüger) (à beaucoup d'égards proche du problème du chunking (flans Jürgen Heringer)). La contribution de Horst Haider Munske sur la réforme de l'orthographe témoigne des aléas d'une ingérence politique dans la langue —phénomène évènementiel et passa- ger, alors que Ulrich Obst traite un problème éternellement redoutable pour les apprenants non slaves du russe, à savoir l'aspect verbal.
Voilà un panorama ni exhaustif ni représentatif, certes, mais dont nous espérons que le large arc thématique aura de quoi susciter la curiosité du lecteur.


Peter BLUMENTHAL Université de K81n

René MÉTRICH
Université de Lorraine