Aller au contenu

Classiques Garnier

Comptes rendus de lecture

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    2018 – 1, n° 112
    . Recherches linguistiques en Allemagne
  • Auteurs : Rey (Christophe), Marti (Alexandra), Humbley (John)
  • Pages : 251 à 263
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782406082156
  • ISBN : 978-2-406-08215-6
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08215-6.p.0251
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/06/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
251 Gilles SIOUFFI (dir.), Modes langagières dans l'histoire, Paris, Honoré Champion, 2017, coll. «Linguistique historique », 402 p. — ISBN 978-2-7453-3487-9.

Proposer un compte rendu de cet ouvrage de Gilles Siouffi s'avère être une tâche délicate dans la mesure où en tant que volume collectif coordonné par l'un des trois co-auteurs du réputé Mille ans de langue fran~aise, cette publication bénéficie déjà d'un article introductif qui résume et synthétise parfaitement, bien mieux que nous pourrions le faire nous-même ici, les contours, les reliefs et les interrogations ayant présidé à son élaboration. L'article inaugural de Gilles Siouffi, très sobrement intitulé «Présentation », est en réalité bien plus qu'une simple mise en perspective de l'ouvrage publié. Il s'agit d'une excellente réflexion venant non seulement mettre en exergue l'apport de longs travaux antérieurs, mais constituant aussi un terreau fertile pour la conduite d'un vaste programme de recherches développé par l'auteur et certains de ses collègues à travers notamment leurs travaux sur la norme linguistique aujourd'hui.
Il nous a tout de même semblé opportun de proposer un compte rendu de lecture de cet ouvrage afin, non seulement de rendre un hommage mérité à un volume qui va sans aucun doute s'imposer comme l'une des références scientifiques incontournables sur les différentes questions abordées par cet aréopage d'auteurs, mais aussi pour essayer d'évoquer face aux lecteurs des Cahiers de Lexicologie certaines préoccupations qui ont été les nôtres ces dernières années et que cette publication illustre avec la plus grande des efficacités.
La visée de l'ouvrage dirigé par Gilles Siouffi, des dires mêmes de l'auteur, est clairement sociolinguistique. Il nous faut donc à ce titre saluer la volonté —notamment illustrée à travers le choix des auteurs et des problématiques traitées dans le volume — de mêler avec succès plusieurs conceptions ou orientations sociolinguistiques. Cet ouvrage permet en effet de faire cohabiter les travaux de sociolinguistes patentés et ceux de chercheurs davantage focalisés sur l'observation des pratiques et des usages d'un point de vue historique. Ce volume rend donc un hommage intéressant et précieux à ce qui est traditionnellement désigné
252 252 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

par «sociolinguistique diachronique », «sociolinguistique historique» ou encore «sociolinguistique rétrospective ».
Les deux premières parties de l'ouvrage, respectivement intitulées «Réflexions théoriques » et «Enquêtes historiques », attestent ainsi parfaitement la nature proprement sociolinguistique des regards qui peuvent être portés sur les textes, les théories ou les matériaux lin- guistiques des siècles précédents. Cet ouvrage ne fait que le confirmer, l'historien de la langue peut ainsi s'avérer être un excellent descripteur des visées sociolinguistiques sur les langues, les usages et les pratiques linguistiques. Nous trouvons d'ailleurs encore plus intéressant de constater que la troisième partie de l'ouvrage, pourtant intitulée «Investigations contemporaines », intègre aussi des propositions de réflexions portées par des chercheurs s'inscrivant d'ordinaire plutôt dans les champs de l'histoire de la langue, de l'histoire des théories linguistiques ou encore de la métalexicographie.
En raison de l'horizon très large des notions qu'il convoque, sous- entend ou suppose, le concept de «modes langagières » s'impose ici comme un objet susceptible d'intéresser le plus grand nombre, lin- guistes du système, sociolinguistiques ou encore historiens. Le pari de cet ouvrage d'illustrer la centralité ou en tout cas l'intérêt de cette notion pour des communautés de chercheurs différentes nous semble parfaitement relevé. Cette dernière se trouve en effet abordée sous des prismes très différents les uns des autres mais dont la complémentarité est indiscutable pour offrir au lecteur une vision suffisamment large des intérêts qu'elle suscite.
Nous ne détaillerons pas ici la nature et les apports des différentes contributions de ce volume dans la mesure où l'article introductif de Gilles Siouffi le fait déjà parfaitement. Nous nous contenterons d'évoquer rapidement chacune des trois parties de l'ouvrage à travers ses spécificités.
À l'image de l'ensemble de la publication, les «réflexions théo- riques » du premier chapitre, sont ainsi l'occasion de réunir les points de vue d'historiens de la langue et de spécialistes de sociolinguistique sur des aspects plus théoriques de ce que recouvre la notion de «modes langagières ». Le concept se trouve ainsi interrogé en diachronie au sein des théories sur la langue d'auteurs du xvlie et du xvllie siècle, mais aussi replacé au coeur des processus modernes adoptés par les locuteurs.
La seconde partie de l'ouvrage, conformément à l'orientation vou- lue par le coordonnateur du volume, est consacrée quant à elle à des «enquêtes historiques » permettant de mesurer la prégnance de cette
253 COMPTES RENDUS DE LECTURE 253

notion de «modes langagières » dans l'histoire des réflexions et des développements sur les langues. Plusieurs cas pratiques sont ainsi pro- posés au lecteur, l'entraînant ainsi depuis la latinisation du français, en passant par le langage «féminin» au siècle des Lumières, le «jargon de l'île Babiole », le «langage parisien », les «mots de la Révolution », vers le rôle des cabarets dans la circulation d'une mode langagière à la fin du rixe siècle.
Les «investigations contemporaines » réunies dans la troisième et dernière partie de l'ouvrage permettent enfin de proposer un balayage large de pratiques pouvant être apparentées à des «modes langagières ». Cette notion se trouve ainsi observée au travers de matériaux langagiers fort différents puisqu'il y est ainsi tout autant question de Poitevin nord- occidental, de pratiques de jeunes de banlieues, que du Nouchi, «argot des loubards ivoiriens » en voie de s'imposer comme «une variété de la norme endogène ».
Si nous devions formuler non pas une critique mais plutôt un regret quant à la vision très éclairante que propose cet ouvrage de la notion de «modes langagières », ce serait celui de l'absence d'interrogation de cette notion dans un corpus qui, selon nous, s'y prête pourtant bien, au sein de l'histoire des langues — et en particulier de la langue fran- çaise —, à savoir le dictionnaire. Une introspection spécifique du corpus lexicographique aurait en effet peut-être permis de contraster, voire de compléter, la vision globale qui se dégage du volume dirigé pax Gilles Siouffi.
Cette publication, nous le répétons au terme de ce compte rendu, s'inscrit dans la lignée des ouvrages de linguistique de référence tant sa dynamique unificatrice autour de la notion de «modes langagières » est stimulante et atteste tout l'intérêt de cette dernière pour éclairer les changements linguistiques.


Christophe REY
Université de Cergy-Pontoise
christophe.rey@u-cergy.fr
254 254 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

dF

dF dF

Montserrat PLANELLES IVAIVEZ et Jean-Pierre GOUDAILLIER (éd.), Argot et crises, Frankfurt am Main, Peter Lang, coll. «Inn Trans. Innsbrucker Beitr~.ge zu Sprache, Kultur und Translation », 2017, 247 pages — ISBN :978-3-631-67660-8.

Le livre Argot et crises, publié grâce au travail éditorial de Montserrat Planelles Ivânez (Université d'Alicante) et Jean-Pierre Goudaillier (Université Paris V Descartes), avec la collaboration d'Elena Sandakova, rassemble dix-neuf contributions d'enseignants-chercheurs de différentes nationalités (allemande, espagnole, française, hongroise, polonaise, roumaine, russe, suisse) portant sur la thématique de l'argot, et plus particulièrement sa présence dans une société fragmentée et affaiblie pax une crise mondiale de plus en plus tenace, affectant tous les secteurs- clés d'un pays aussi bien du point de vue social, politique, économique, financier, langagier qu'éducatif. Mais comment en parle-t-on en langue standard, populaire et argotique ?Existe-t-il un registre particulier de langue ?Les différents auteurs analysent ici méticuleusement les diffé- rents types de crises et les conséquences négatives qu'elles entraînent dans la langue officielle et administrative.
Le volume s'ouvre sur une première partie intitulée «Les mots de la crise sociale et migratoire ». La recherche de Sabine Bastian examine de près le discours de la migration et plus particulièrement l'usage non officiel omniprésent dans les textes journalistiques, les blogs, les sites web (Facebook et Twitter). Elle observe qu'en allemand et en français la langue employée dans les discours concernant les réfugiés tend à être connotée, empreinte de dénominations non conventionnelles et de jargonismes et néo-argots) à connotations péjoratives. Les réfugiés sont souvent nommés en allemand Dreck, Neger, Terroristen, Missratene, Parasiter, traduits en français par boue, nègres, terroristes, ratés, parasites. L'auteur démontre que les mots et les créations lexicales dans les discussions sur internet expriment le dénigrement des migrants et surtout des réfugiés.
Jean-Pierre Goudaillier, pour sa part, montre que la France subit depuis les années 1970 diverses crises économiques entraînant une «fracture sociale » qui a débouché sur une «fracture linguistique » et par conséquent sur l'émergence d'un nouveau parler des jeunes dans les quartiers populaires, communément appelé le Fran~-ais Contemporain des
255 COMPTES RENDUS DE LECTURE 255

Cités (FCC). Le vocabulaire employé témoigne de la précarité sociale et de la violence, deux fléaux prégnants dans la société française, qui ne font qu'accentuer la crise dans les banlieues défavorisées mais aussi bien au-delà des cités. C'est ainsi qu'on trouve des expressions liées à la crise socio-économique issues des quartiers défavorisés comme «squatter le hall », «squatter le porche », «taper un taxi basket », « recto-basket » etc., dont on peut rencontrer certaines en langue standard.
L'étude d'Andrzej Napieralski porte sur les chansons de rap en français, à partir desquelles se dégagent quatre types de crises :sociale, économique, morale et linguistique, mises en évidence par la langue du hip-hop. Il s'agit d'un langage spécifique, propre au rappeur et se référant au fran~ais contemporain des cités, langue qui devient le porte- parole d'une communauté. Comme toute langue, le hip-hop évolue dans le temps, donnant lieu à des néologismes, à des mots en verlan et à des emprunts. Cette production musicale fait écho à la crise sociale et identitaire des jeunes, à la Kgalère» qu'ils vivent au quotidien, diffusant des messages clairs et directs, différenciant le monde des dominants (les riches) et celui des dominés (les pauvres et les exclus). C'est une fracture très ancrée dans la société française.
Camille Vorger s'intéresse à la notion de ~ow à travers le groupe Fauve. Sa fonction est fondamentale dans la voix d'un artiste qui doit enrichir sa chanson grâce notamment au rythme, au ton et à l'intensité afin d'établir une relation étroite avec le public et transmettre un mes- sage reflétant un certain désenchantement pour mieux évoquer la crise identitaire d'une génération. Elle analyse les principales caractéristiques de cette notion à travers les productions du groupe Fauve, qui a recours à divers procédés argotiques mais aussi au jargon, aux anglicismes, aux anaphores, aux analogies, etc., différents thèmes parmi lesquels dominent les questions existentielles, le blues d'une jeunesse désemparée, l'imaginaire, la solidarité, l'amitié et l'amour réenchanteur.
Dâvid Szabô étudie l'argot de la crise sociale et économique, et plus précisément celui du fran~-ais contemporain des cités qui apparaît dans Tout, tout de suite, reportage-roman contemporain de Morgan Sportès. Comme l'explique l'auteur, deux sortes d'argot apparaissent dans cette oeuvre. D'une part, l'argot commun qui se réfère au français fami- lier utilisé par Morgan Sportès, au rôle fondamentalement ludique, et d'autre part, le fran~ais contemporain des cités qui n'est pas l'argot employé par l'écrivain mais par les membres du gang des Barbares, reflétant la langue de la crise morale et socio-économique, celle issue
256 256 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

de la fracture sociale du monde d'aujourd'hui, celle qu'utilisent les marginaux de la société.
Chemin faisant, dans une deuxième partie, le lecteur appréciera également d'autres articles ayant pour thématique «Les mots de la crise politique et des con~its ». C'est le cas notamment de la contribution de Gueorgui Armianov, qui s'intéresse aux argots bulgares et plus par- ticulièrement aux sociolectes existant déjà au Moyen-Âge. Il montre que l'argot corporatif bulgare, englobant les sociolectes des jeunes, des soldats, des professionnels, est et restera lié aux évènements historiques et politiques du pays, et constitue un vocabulaire très riche permettant de mieux comprendre l'évolution actuelle de la langue bulgare.
La contribution de Joanna Ciesielka analyse la langue non-standard de deux groupes adverses (Russes et Ukrainiens) dans les propos des internautes. Elle y répertorie de nombreux lexèmes et les divers procédés (suffixation, troncation, métonymie) qui sont utilisés pour dénigrer l'ennemi respectif, témoignant ainsi que les relations russo-ukrainiennes restent toujours très discordantes et que cela se manifeste incontestablement dans le discours.
Quant à Agnieszka Konowska, elle analyse la dérivation à l'aide de suffixes argotiques que l'on retrouve dans certains noms propres de dirigeants gouvernementaux comme « Sarkoztoche », « Sarkozuche », « Hollandos », « Hollandoche », appliqués aux anciens Présidents de la République Française. Cette approche met en valeur la «crise »évidente de l'autorité et de la respectabilité politiques désormais soumises à des jugements négatifs ayant leur part dans la désacralisation de la plus haute fonction de l'État.
Marie-Anne Berron et Florian Koch abordent la crise migratoire sans précédent que connaît l'Allemagne depuis 2014, dont les interprétations divergent selon les partis politiques qui ne cessent de se confronter à ce sujet, divisant également le pays et faisant apparaître un débat houleux entre le peuple et les politiciens. Si les uns font usage dans les médias du «Hate speech » en s'exprimant non seulement dans une langue standard mais aussi familière, argotique, populaire voire vulgaire, les autres ont recours au « Counter speech » pour se défendre, en utilisant le même registre que les personnes qui les agressent verbalement. Il s'agit d'une nouvelle stratégie politico-linguistique très prisée par les politiciens allemands.
Dans une troisième paxtie, d'autres contributions regroupent également des sujets en rapport avec «les mots de la crise économique et financière ». Alicja Kacprzak analyse le jargon des multinationales en Pologne, un langage propre à un groupe professionnel, conçu comme un sociolecte
257 COMPTES RENDUS DE LECTURE 257

technolectal. Selon une perspective lexicogénique, l'auteure montre que ce parler confiné dans une langue familière comporte de nombreux termes d'origine anglaise modifiés par dérivation et de nombreux emprunts. L'usage du lexique occupe également une place importante dans le milieu des multinationales. Il joue plusieurs rôles, notamment une fonction pra- tique (emploi de sigles, d'acronymes, de termes spécifiques), une fonction identitaire (sentiment d'appartenance à une communauté), une fonction ludique (formations lexicales, créations d'expressions). Tous ces faits langagiers révèlent la présence d'une variante intralinguale relativement stable du polonais, qui apparaît à travers le lexique et la phraséologie.
Fernande Ruiz Quemoun s'intéresse à la crise financière mondiale en analysant méticuleusement le vocabulaire qui fait surgir un jargon technique à vocation d'expressivité. Ce lexique spécifique utilise des expressions métaphoriques et des figures de style très prisées pax le fran- çais contemporain des cités. D'où la présence de nombreuses métaphores dans le domaine de la crise financière à travers les magazines anglais mais aussi ceux traduits en français et en espagnol.
Une quatrième partie rassemble des études sur les «mots de la crise langagière et .sémantique ». Marina Aragôn Cobo et Sylvia iJbeda Aragôn font une analyse contrastive entre le français et l'espagnol du lexique argotique et populaire de l'«ainf», forme verlanisée de faim (le «m»devient «n »). Autour de ce mot, le français admet la forme populaire «fringale », des noms composés : «crève-la faim », «meurt-de faim », etc., des expressions verbales : «crier famine », des expressions synonymes : «avoir la dalle », des expressions animalières : «avoir les crocs » et des expressions corporelles «avoir la dent», etc. Pour sa part, le terme espagnol «hambre» dans le registre populaire possède de nombreux diatopismes comme « hambrin », « hambrinas » et différentes unités phraséologiques « tener un hambre de tres semanas », «tener un hambre que no veas », etc. Les auteures montrent que le français présente un lexique riche en mots argotiques, contrairement à l'espagnol qui possède surtout un registre populaire et non argotique mais qui révèle un nombre abondant de diatopismes.
Montserrat Planelles Ivânez s'intéresse à la langue des gitans communément appelée «calô ». Il s'agit d'une langue populaire espa- gnole qui se perd et qui présente quatre variétés : le calô espagnol, le calô catalan, l'erromantxela et le calao. Ce parler, en tant que langue de communication, a donc tendance à disparaître peu à peu. Elle survit, néanmoins, grâce en particulier aux gitanismes dans l'espagnol populaire ou général et aux gitanismes dans l'argot. Il ne s'agit pas d'un dialecte
258 258 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

mais d'un «pogadolecte> (parler mixte des gitans) présent dans de nombreuses chansons (la copia, le~amenco pop et le~amenco pur).
Tatiana Retinskaya aborde, quant à elle, la crise agricole et agroa- limentaire en constante évolution et subissant de plein fouet la crise politique et économique. Elle se propose de relever dans le forum Agriculture-Convivialité-Environnement les termes de l'argot commun utilisés pax les agriculteurs français comme « ba~e », «baratin », «bidon »,
se bidonner », «couillonner », etc. Elle montre aussi la présence de lexèmes inventés pax les locuteurs, leur permettant d'exprimer leur désarroi face aux politiques gouvernementales.
Lukasz Szkopinski analyse l'emploi du patois dans le dernier roman de Jean-Claude Gorjy, `Ann'quin Bredouille (1791-1792) et son lien étroit avec l'époque révolutionnaire et la crise socio-culturelle. Elle démontre que le patois occupe d'une part une fonction identitaire grâce à laquelle le lecteur identifie clairement l'origine sociale du personnage, et d'autre part une fonction socio-politique renforçant le message de l'écrivain, mis en relief pax la narratrice, que les qualités humaines ne découlent ni du registre ni de la catégorie sociale.
Olga Stepanova offre une étude sur les métaphores de la crise dans la presse, moyen de transmission médiatique qui souvent recourt à un langage imagé accompagné de figures rhétoriques (hyperbole, euphé- misme, personnification) pour mieux faire comprendre les domaines complexes de l'économie, de la finance, de l'environnement, de la santé, de la religion et de la guerre. En parallèle, ce langage métaphorique de la crise s'oriente vers un vocabulaire familier et populaire, très proche de celui de l'auditoire afin de mieux le persuader.
La cinquième et dernière partie de l'ouvrage porte sur la thématique des «mots de la crise psychologique et de l'éducation ». Mâté Kovâcs évoque plus particulièrement la crise de l'enseignement supérieur en proie à d'importantes difficultés qui ne cessent de croître :baisse des effectifs, échec scolaire, suppressions de postes, dévaluation des diplômes, mau- vaise qualité des enseignements, etc. Les internautes français parlent d' « orientation à la con », de «fats bidons », d'établissements « ringardisés » en ayant souvent recours à une langue familière, populaire, argotique, et à l'usage de jargon et de technolecte, contrairement aux internautes hongrois qui emploient des registres beaucoup plus restreints comme le langage familier et des éléments de technolecte.
Laurentiu Bâlâ montre l'évolution du mot «crise », attesté en français depuis 1478 et qui n'acquiert le sens de «phase grave », « malaise profond »,
259 COMPTES RENDUS DE LECTURE 259

«phase critique» qu'à partir de 1690. Le syntagme «crise politique» date de 1814 ; en 1820 un sens économique et social lui est attribué. Le xxe siècle apporte de nouveaux sens comme «crise des valeurs », «crise des mentalités », «crise de la civilisation ». En roumain, le terme crise n'a pas engendré d'expressions figées mais il a développé une multitude de sens donnant lieu à de nombreux synonymes dans la langue populaire comme dans l'argot et la langue de bois.
Agnieszka Woch met en avant la prévention des situations critiques par le biais de la publicité sociétale. À cette fin, elle énumère cinq fonctions langagières —esthétique, phatique, pathémique, cognitive, argumentative —dans ce type de publicités qui n'hésitent pas à recourir à des images de mort, de violence, de maladie, d'agression et à utiliser des dysphémismes et une langue non standard afin de détourner des comportements à risque.
Toutes ces contributions enrichissent la thématique de la langue populaire et argotique, et permettent de prendre conscience de leur omniprésence lorsqu'il s'agit de parler de la crise en ayant recours à un registre particulier de langue pour partager avec le lecteur ou l'auditoire la visibilité des différentes crises que traverse la société du point de vue social, politique, économique, financier, langagier et éducatif.


Alexandra MARTI
Université Paris Descartes, France Université d'Alicante, Espagne alexandra.marti@ua.es




Ekaterina V. RAKHILINA, Jean-Marie MERLE et Irina KOR CHAHINE (dir.), Uerba sonandi. Représentation linguistique des cris d'animaux, Aix- en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2017, coll. «Langues et langage » n° 28, 339 pages — ISBN : 9 791032 001028.

Ce recueil est issu d'un projet de recherche intitulé «le Son entre Grammaire Et Lexique » (SEGEL), animé par un consortium de linguistes français et russes essentiellement composé de chercheurs de l'Université
260 260 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

d'Aix-en-Provence et d'une équipe de recherche de Moscou, MLexT, qui, en association avec des spécialistes d'autres langues, a réalisé l'essentiel de ce projet entre 2009 et 2011. Le but en était d'étudier non seulement les représentations des sons et des cris d'animaux dans différentes langues euro- péennes et asiatiques, mais surtout leur transfert en particulier aux humains, impliquant une métaphorisation où se croisent l'anthropocentrisme et le zootropisme. Il s'agit de toute évidence d'une étude d'envergure à la fois de la métaphore et de la typologie lexicale. Le livre comporte vingt sept chapitres portant sur vingt trois langues appartenant à sept familles lin- guistiques. Il est divisé en deux parties inégales, la première consacrée à la lexicalisation des verbes de bruits associés aux animaux et la seconde (trois chapitres seulement) à certains aspects culturels. Le tout repose sur une structuration de la métaphore qui transfere les cris d'animaux aux hommes, et éventuellement à d'autres entités (machines, phénomènes naturels...), dont les principes constituent la trame essentielle de l'ouvrage. L'ensemble représente la suite d'un recueil déjà publié en russe (Reznikova et al 2015), la. totalité du corpus étant accessible à l'adresse suivante : http:// wwwweb-corpora.net/verbasonandi. Compte tenu du volume de l'ouvrage et de l'extrême diversité des langues représentées, le présent compte rendu se limite à souligner quelques traits généraux.
Malgré la profusion des langues étudiées, le lecteur n'est jamais trop dépaysé, car le français, langue de rédaction de la quasi-totalité des articles, sert très souvent de cadre de référence (avec le russe et l'anglais) dans les chapitres portant sur d'autres langues.
Dans la plupart des langues les études linguistiques sur les cris d'animaux sont très rares (mais il existe des exceptions, par exemple en russe et en finnois), d'où l'intérêt de rassembler la documentation secondaire et primaire, cette dernière sous la forme du corpus, désormais disponible en ligne, déjà mentionné.
Les méthodes employées sont relativement diverses, en relation avec la variété des langues invoquées, mais tout à fait comparables. Compte tenu de l'importance des mécanismes de transferts dans l'exploration du devenir de cris d'animaux, il n'est pas étonnant de constater que les spécialistes de la métaphore comme Fauconnier et Turner sont souvent convoqués, implicitement ou explicitement. Certaines approches sont très strictement distributionnalistes, comme celle de J.-M. Merle pour l'anglais. Dans le cas des langues romanes en particulier, on n'hésite pas à exploiter l'étymologie et àremonter à l'indo-européen à partir de radicaux onomatopées.
261 COMPTES RENDUS DE LECTURE 261

Les idéophones représentent un champ de recherche linguistique à la fois marginal, car peu investi par les linguistes, mais en même temps tout à fait fondamental, puisqu'ils obligent le chercheur à s'interroger sur l'arbitraire du signe. On peut dire que parmi les verbd sondndi les cris d'animaux offrent encore plus de matière à étudier que les bruits émis par les êtres humains (zzz, hips, gloups, etc.), ceux-ci se prêtant moins à la métaphorisation que les premiers. D'un point de vue grammatical, les cris d'animaux ont l'avantage pour le linguiste d'être exprimés avec le concours de verbes supports. Dans un premier temps la typologie de la métaphorisation part de la source, le bruit humain, par exemple les borborygmes de l'estomac désignés en anglais par le même verbe qui est utilisé pour désigner la cible, le cri de l'ours, à savoir growl. La dimension culturelle joue un rôle important ici, les communautés linguistiques ayant différents cadres (frdmes) qui correspondent à des scénarios de métaphorisation. Il existe dans la structuration du processus de transfert ce que l'on pourrait appeler des métaphores du deuxième degré : si l'allemand emploie piepsen, pax exemple, pour suggérer un grain de folie chez une personne, l'explication n'implique pas une parenté sonore quelconque, car il existe déjà en allemand l'expression einen Vogel hdben (avoir un oiseau, un peu l'équivalent français d'avoir une drdignée du pldfonc~, métaphore de premier degré
Certaines langues, comme le gallois, ont des verbes qui désignent le cri de groupes d'animaux :par exemple, rhuo est employé pour les lions, les taureaux... et les dragons !
Les différents auteurs (trente-cinq au total) exposent tout aussi bien les difficultés de classification que les découvertes réalisées. Une des plus fondamentales concerne l'identification de l'émetteur primaire : le verbe crier en français a-t-il un rapport primaire avec l'humain ou avec l'animal ? pfeiffen en allemand :oiseau ou instrument ? cldtter en anglais :cri de la grue ou de la cigogne ou bruit du choc d'objets lourds ?Les études diachroniques ou étymologiques, que certains auteurs entreprennent, indiquent des pistes, ou bien, sur un tout autre plan, le jugement des locuteurs natifs.
Les différences entre les langues peuvent être frappantes. Celles-ci concernent plusieurs niveaux. Sur le plan culturel, par exemple, on constate que, contrairement à l'allemand, le français ne conçoit pas le séjour en prison par rapport au grognement de l'ours, mais des similitudes peuvent être tout aussi saisissantes : de très nombreuses langues mettent sur le même plan le roucoulement des colombes et
262 262 CAHIERS DE LEXICOLOGIE

le commerce des amoureux. Du point de vue sémantique on constate des choix différents selon les langues au niveau des traits sélectionnés lorsqu'on emploie une métaphore :pour les unes, c'est le ton, mais pour d'autres, l'intensité. Des tendances s'esquissent :l'allemand met plus souvent en scène l'audible, tandis que le français privilégie plutôt le visuel. Entre langues européennes et asiatiques émergent quelques différences systématiques :l'interaction des idéophones et des idéo- grammes est caractéristique des langues comme le chinois, le japonais et le coréen. Si les mêmes animaux sont couramment thématisés dans les langues des deux continents (le chien est à l'honneur dans presque tous les cas), celles de l'Asie réalisent bien moins souvent le transfert métaphorique vers les humains que les langues européennes, où il est largement majoritaire.
L'étude sur l'espagnol (E. Blain) est assez indicative de la métho- dologie de l'ensemble du volume. Il a fallu tout d'abord que l'auteure constitue elle-même son propre corpus. Il consiste en cinquante-deux verbes pour trente-deux emplois métaphoriques qui constituent des paradigmes. Dans un nombre important de cas, les métaphores se rap- portent aussi aux bruits des objets :celui du cliquetis d'un fusil au cri de la caille, par exemple. Il existe aussi des cris d'animaux, d'oiseaux en particulier, auxquels ne correspond aucun verbe. Par rapport aux langues germaniques et slaves, l'espagnol compte relativement peu de verbes formés à partir d'onomatopées.
Les deux derniers chapitres de la première partie synthétisent les résultats des études portant sur les différentes langues et en évoquent les prolongements. Celui d'E. Rakhlina propose une structuration des transferts métaphoriques qui rende compte de l'ensemble des résultats, envisageant une modélisation s'inspirant des principes de Turner et Fauconnier, allant du transfert le plus direct à des réactions non verbales pour finir par le cas des verbes appelés «sémiotiques » où le transfert passe pax plusieurs intermédiaires. Ce modèle permet des explications qui dépassent le cadre de la métaphore, pour englober par exemple le cas de l'emprunt linguistique. Le dernier chapitre de la première partie élargit la réflexion pour englober le traitement des verbes sonandi appliqués aux artefacts et aux bruits naturels. Ceux-ci se révèlent encore plus difficiles à classer, car, contrairement aux animaux familiers aux hommes, la liste des objets naturels ou fabriqués susceptibles de produire les bruits n'est pas close. Les quatre auteurs de ce chapitre suggèrent des pistes de recherche qui prennent en compte, entre autres, la source sonore et
263 COMPTES RENDUS DE LECTURE 263

ses qualités acoustiques et le type de situation dans laquelle les bruits se produisent. Il s'avère que la métonymie joue un rôle plus important ici que pour les bruits d'animaux.
Les trois chapitres de la seconde partie, consacrés à différents aspects culturels, sont également très différents. Le premier est une exploration des verbes sonandi métaphoriques dans la littérature vietnamienne —les signes du calendrier chinois jouent ici un rôle particulièrement impor- tant. Un deuxième chapitre aborde les mimologismes, ces petits textes folkloriques dans lesquels on interprète plaisamment les cris d'animaux, et le dernier, littéraire aussi, étudie les animaux (en faisant à peine mention de leurs cris) dans les épopées russes et littératures assimilées.
Ce recueil présente une appréciable homogénéité compte tenu de la multiplicité des auteurs, grâce sans doute à la vigilance et aux nombreux travaux préliminaires de la première auteure du recueil, E. Rakhilina, qui a su fournir un cadre commun à cette grande entreprise. On doit saluer aussi le travail sur le terrain, ou plutôt sur les terrains, car la confrontation avec la réalité linguistique dans les langues les plus diverses réserve comme on aurait pu s'y attendre de nombreuses surprises. Ce volume sera utile à ceux qui s'intéressent aux études de la métaphore dans un cadre comparatiste ainsi qu'à la typologie des langues.


JOhri HUMBLEY
Université Denis-Diderot
EA 3967, CLILLAC-ARP
john.humbley@eila.univ-paris-
diderot.fr