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Classiques Garnier

Comptes rendus de lecture

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COMPTES RENDUS DE LECTURE






FRASSI Paolo etTAi.i.ARiCO Giovanni (dir.),Autrementdit: définir, reformuler, gloser. Hommage d Pierluigi Ligas, Paris, Hermann Éditeurs, coll. «Vertiges de la langue », 410 pages — ISBN :978-2-7056-9156-1.
Trois opérations métalinguistiques fondamentales pour les chercheurs en lexicographie bilingue sont au coeur de la réflexion menée dans ce recueil d'articles dirigé par Paolo Frassi et Giovanni Tallarico. Comme le titre l'indique, il s'agit d'une triade d'activités dont le discernement est capital pour la réussite de tout parcours de recherche en lexicologie ainsi que pour la réalisation de tout projet lexicographique.
Les analyses rassemblées dans cet ouvrage collectif sont en effet consa- crées, d'abord, à la pratique définitionnelle, périphrase synonymique explicative de l'entrée lexicale à définir; ensuite, à l'activité de reformulation, représentant « non seulement l'opération métalinguistique essentielle qui rend possible la traduction intralinguistique [...],mais également une opération littéraire d'ordre intra- ou intertextuel qui permet de « re-dire » un texte donné au moyen d'un autre texte ou bien à travers un système sémiotique différent » (p. 13) ; enfin, à la glose, «opération d'explication du sens, portant sur un mot ou une expression, articulant un segment glosé et un segment glossateur » (p. 14). Ces trois notions s'inscrivant dans des cadres multidisciplinaires —notamment la sémantique et la sémiotique, les études conversationnelles et interactionnelles ainsi que les analyses rhétoriques et discursives —, les pistes de recherche qui en découlent s'avèrent multiples et fécondes.
Le trait d'union entre les développements théoriques construits autour de ces trois concepts et leurs applications dans la pratique de l'activité de recherche est représenté par le chercheur auquel cet ouvrage est consacré : Pierluigi Ligas, professeur à l'Université de Vérone, véritable pilier de la métalexicographie franco-italienne. Effectivement, comme l'affirment Paolo Frassi et Giovanni
Cah. Lexicol. 110, 2017-1, p. 227-235
228 Tallarico dans l'« Introduction » (p. 13-18) : « En lexicographe, lexicologue et historien de la langue, Pierluigi Ligas a été confronté à ces trois activités métalin- guistiques durant toute sa carrière, que ce soit dans le cadre de projets diction- nairiques d'envergure (le Dictionnaire Alphabétique et Analogique des Activités Physiques et Sportives, mieux connu comme DAAFAPS), dans des études linguis- tiques, portant notamment sur la métalexicographie, les langues de spécialité, les registres de langue, ou à l'occasion de travaux littéraires » (p. 13).
Conçu aussi comme un «témoignage d'estime et d'amitié » (p. 13) à l'égard de Pierluigi Ligas, l'ouvrage comporte une préface rédigée par Jean Pruvost, dont le lien avec Ligas repose non seulement sur la considération à l'égard de l'activité de recherche brillante et novatrice menée par le linguiste italien, mais également sur un sentiment d'amitié de longue date envers «l'homme de culture, l'homme de lettres et le poète » (p. 9-11). Ainsi, dans le passage suivant, qui figure également sur la quatrième de couverture du volume, Jean Pruvost condense-t-il à la fois l'admiration et le crédit dont Ligas jouit auprès de ses collègues : « La maîtrise parfaite de la langue est sans nul doute une véritable clef de voûte pour qui veut être linguiste de grande envergure, et sur ce plan, c'est une cathédrale qu'a pu construire Pierluigi en tant que lexicologue et lexicographe. Mais il y a plus, Pierluigi Ligas est aussi homme de haute culture, de cette culture large qui passe par une double connaissance :d'une part la connaissance de la littérature des deux pays frères, avec donc une plongée dans l'histoire qui mêle les événe- ments et l'évolution des idées, nourrie par la lecture vivifiante des grands auteurs; d'autre part celle de la culture quotidienne qui cimente un peuple, entendons son vaste corpus de chansons, et son cortège de personnalités marquantes d'un moment, parfois durables parfois évanescentes. Discuter avec Pierluigi [...] c'est s'apercevoir dès les premiers échanges que l'amour d'une langue passe aussi par l'amour de la culture sans limite qui la fait vivre » (p. 9).
Ce recueil rassemble dix-neuf articles de chercheurs provenant d'établis- sements de recherche en lexicographie et lexicologie parmi les plus renommés et productifs des deux pays transalpins. Consultant la table de matières, le lecteur apprend, comme le soulignent Frassi et Tallarico dans l'« Introduction », que le volume possède une structure tripartite, qui reflète le creuset disciplinaire qui a toujours caractérisé l'activité scientifique de Pierluigi Ligas, que les intérêts diversifiés ont amené à conjuguer recherche linguistique, recherche littéraire et enjeux de la traduction.
Ainsi, dans la première partie — la plus volumineuse de l'ouvrage — intitu- lée «Lexicographie, lexicologie et terminologie », les auteurs offrent une analyse de la définition dans un cadre lexicographique. Cette section est inaugurée par la contribution de Giovanni Dotoli, qui, dans «Encore sur la définition » (p. 21-28), conjuguant les théories de Genette, Rey-Debove et Rey, en passant par de Saussure et Jakobson, parvient à expliciter le lien entre dictionnaire, définition, métalangage et poésie. La définition, prédication minimale évocatrice et suggestive, est alors exaltée non seulement en tant que «l'expression la plus
229 haute de métalangage » (p. 24), mais aussi en tant qu'acte métaphoriquement poétique.
Maria Teresa Zanola (« Machines et instruments scientifiques au xVIIIe siècle :définition, communication et transmission des connaissances », p. 29-46) analyse le concept de machine dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Dans son article, l'exploration de différentes définitions de la machine est enrichie par l'approfondissement des textes liminaires de l'Encyclopé- dieainsi que de la Description des Arts et Métiers, où les lexicographes fournissent des renseignements métalexicographiques, historiques et culturels incontour- nables. De cette manière, l'auteure aboutit à une description détaillée du langage de la machine ainsi que de l'imaginaire forgé autour de cet instrument scienti- fique au xvllle siècle.
Paolo Frassi, dans « Métalangage et définition du substantif dans le Trésor de la langue française : le cas des entre-crochets » (p. 91-108), se focalise sur «les différents niveaux de langage et de métalangage de description impliqués par l'article » (p. 105) dans le TLF, et en particulier sur les adjuvants, «informations intégrant la définition et qui [...] contribuent à la description du contenu de l'entrée lexicale » (p. 93). L'analyse des documents paratextuels lui permet de fournir un classement des différents adjuvants et d'apprécier les écarts entre ce que les lexicographes annoncent dans les sections liminaires du dictionnaire et ce qui est effectivement présenté aux usagers dans le corps du répertoire lexical.
Un savant excursus historique est fourni par Claudio Vinti, lequel, dans « L'aventure moderne d'une famille de mots » (p. 131-162), examine les défini- tions fournies par plusieurs répertoires lexicaux au fil du temps afin de recons- truire l'histoire d'une famille de mots (compact, compactage, compacter) à partir de l'adjectif et du substantif compact.
Le processus de dénomination de nouvelles découvertes scienti- fiques est analysé par Micaela Rossi, qui dans son article intitulé « De l'usage des métaphores terminologiques dans les sciences :définition de nouveaux paradigmes et vulgarisation auprès du grand public » (p. 162-184) met en évidence l'utilisation de la métaphore dans la fondation de nouveaux paradigmes ainsi que « la vulgarisation des unités terminologiques par les dictionnaires monolingues français » (p. 16).
Anna Giaufret (« Nommer et définir laguerrillagardening », p. 185-201) explore, à travers le français, l'anglais et l'italien, le paradigme dénominationnel guerrilla gardening — «mouvement d'activisme politique utilisant le jardinage comme moyen d'action environnementaliste pour défendre le droit à la terre [...] » (p. 186) —dévoilant les stratégies rhétoriques et définitoires qui caracté- risent les descriptions de ce mouvement social.
La contribution de Jana Altmanova (« Informations étymologiques et culturelles dans la définition lexicographique des bijoux », p. 203-222), spécialiste du langage de l'orfevrerie, «s'inscrit dans le cadre d'un projet lexicographique
230 visant l'élaboration d'un outil bilingue dans le domaine de l'orfevrerie française et italienne ». Plus précisément, Altmanova se concentre sur «les principes méthodologiques qui président à la rédaction des parties consacrées à l'étymolo- gie et aux informations encyclopédiques, surtout de type culturel, dans lesquelles la décomposition du contenu via la définition lexicographique assume un rôle fondamental » (p. 16-17).

Une étude sur le domaine du sport, sujet de prédilection de Pierluigi Ligas, s'imposait. L'article de Maria Francesca Bonadonna (« Définir les techniques de l'escrime : de La théorie des armes de Balthazar aux sources contemporaines », p. 223-240) est centré sur l'analyse diachronique des défini- tions de certains gestes techniques de l'escrime, tels que le dégagement, la parade, la riposte, la flanconade et la feinte.

Quant à la glose, son examen est proposé par Giovanni Tallarico dans « L'emprunt et sa glose chez Emmanuel Carrère :valeurs et fonctions discur- sives » (p. 257-278), où il analyse la valeur des emprunts —plus précisément des russismes — et de leurs gloses dans deux ouvrages de l'écrivain Emmanuel Carrère, Un roman russe (2007) et Limonov (2011). Pour ce faire, il prend en compte la lexicalisation des emprunts, leurs aspects sémantiques, les critères typographiques de leur mise en exergue dans le texte ainsi que leur dimen- sion métalinguistique. En ce qui concerne les gloses d'emprunt, «les niveaux syntaxique et pragmatique sont convoqués pour élucider les stratégies énoncia- tives et les points de vue mobilisés » (p. 17). L'idiolecte de Carrère, marqué phonosymboliquement par la fascination que la langue russe exerce sur lui, est ainsi minutieusement examiné par l'auteur, lequel, alliant avec sagacité analyse linguistique et analyse du texte littéraire, montre que c'est «par une étude du positionnement des énonciateurs et de leurs attitudes que l'on peut essayer de jeter une lumière nouvelle sur l'emprunt et sa glose » (p. 273).

Sibilla Cantarini et Gaston Gross abordent, dans un article écrit à quatre mains, «L'anaphore dans l'allemand économique » (p. 109-130), «les mécanismes linguistiques qui prennent en charge l'anaphore quand elle s'applique à des collectifs humains et, en particulier, aux entités nommées d'entreprises » (p. 109). Ils se focalisent notamment sur le fonctionnement de ce procédé de reprise sémantique dans les textes de spécialité de l'économie en langue allemande.

La reformulation « en tant que stratégie définitoire ou de vulgarisa- tion » (p. 14) constitue le noeud conceptuel à partir duquel sont développées les contributions de Claudio Grimaldi et de John Humbley. Grimaldi (« La science autrement :définir et reformuler l'activité savante dans les Comptes rendus hebdomadaires de l'Académie des sciences », p. 241-256) analyse le rôle des marqueurs de support métalinguistique ainsi que l'exemplification dans les Comptes rendus hebdomadaires de l'Académie des Sciences. Quant à Humbley (« Action de groupe, autrement dit Class Action à la française », p. 47-68), en explorant à la fois les bases de données terminologiques, les dictionnaires de
231 langue et de droit ainsi qu'un corpus issu de la presse nationale française, il attire l'attention sur l'anglicisme clans action, en l'occurrence « le dispositif juridique permettant à un ensemble de requérants d'exercer une action en justice pour le compte d'une catégorie de personnes » (p. 47). Les questions de reformulation relevées dans le corpus sont au coeur de l'analyse de Humbley, qui souligne des enjeux terminologiques prégnants, tels que l'importance des stratégies d'expli- cation et de dénomination de nouveaux phénomènes de société ainsi que les répercussions qui interviennent, le cas échéant, lors du passage d'un système juridique à un autre.
La contribution de Roberta Facchinetti (« Langue et médias : du terme au concept (et vice versa) », p. 69-90), qui approfondit les interconnexions entre langue et médias, s'inscrit dans le cadre de la réflexion sur le «Media Discourse » (discours médiatique), secteur de recherche dont la complexité apparaît à travers la variété de dénominations qui le caractérisent. Sans négliger « un aperçu du développement des médias et, plus particulièrement, du passage progressif d'une forme de communication monomodale à une forme multimodale » (p. 69), l'auteure met en évidence l'hétérogénéité d'approches adoptées dans le domaine du Media Discourse / Language. La partie finale de sa recherche, consacrée au jargon journalistique, apour but de présenter un dictionnaire bilingue (italien- anglais) des termes du journalisme, ce qui lui permet de «mettre en évidence l'utilité de ces textes, aussi bien en matière de recherche en linguistique que dans le cadre de la formation professionnelle » (p. 70).
La deuxième section de l'ouvrage, intitulée «Traductologie », contient les deux seuls articles du volume rédigés en langue italienne, consacrés à la traduc- tion interlinguistique, autre volet de « l'autrement dit ». Celui-ci est exploré par deux contributeurs :d'un côté, Graziano Benelli, dans « Leggere San-Antonio in italiano » (p. 279-296), sonde les aspects lexicaux de la transposition inter- linguistique par l'analyse des traductions italiennes de San Antonio; de l'autre côté, Manuela Raccanello, dans « L"`autrement dit" : L'Herbe di Claude Simon », (p. 297-320), compare la traduction italienne de L'Herbe de Claude Simon (roman publié en 1958 aux Éditions de Minuit) de 1961 et sa révision récente, parue en 2014, en se focalisant davantage sur des enjeux syntaxiques.
Carolina Diglio, Franco Piva, Stefano Genetti et Paola Perazzolo sont les quatre auteurs réunis dans la troisième section du volume intitulée «Littérature ». Leurs analyses, bien qu'axées sur les textes littéraires, ne démentent guère, à notre avis, la perspective linguistique de l'ouvrage tout en en confirmant la vocation multidisciplinaire. Ainsi, Diglio, dans «Déclinaisons de la nomenclature de la filiation dans l'oeuvre d'Alexandre Dumas fils » (p. 321-338), s'intéresse à des aspects langagiers diachroniques et lexiculturels dans l'oeuvre d'Alexandre Dumas fils, alors que Piva (« Dire autrement. Mérinos Béliéro, ou L'autre École des vieillards. Parodie en cinq actes et envers de Marino Faliero », p. 339-362) et Perazzolo (« "On a attaché la cocarde tricolore à Melpomène; on a coiffé Thalie du bonnet rouge". Cas de "scrutin épuratoire" sous la Révolution », p. 381-400),
232 analysent des processus de reformulation parle biais du théâtre, respectivement dans une dimension parodique et dans une visée politique. Quant à Genetti, la contribution dans laquelle il explore le mythe de Médée, «Pascal Quignard méditant » (p. 363-380), met en avant le re-dire autrement «dans une perspec- tive intersémiotique conjuguant littérature et danse, [...] par un parcours qui mène de L'origine de la danse de Pascal Quignard à la danse butô » (p. 18).
Enfin, le volume se clôt par une «Bibliographie des travaux de Pierluigi Ligas »publiés de 2002 à 2015, dans laquelle le lecteur pourra apprécier la variété des pistes de recherche parcourues par ce chercheur prolifique, que reflète la diversité des thématiques abordées dans cet ouvrage.
En conclusion, dans ce recueil d'articles, les problématiques liées à la définition, à la glose et à la reformulation sont abordées selon des pistes de recherche diversifiées, sous un angle multidisciplinaire qui éveille à tout moment l'intérêt des linguistes et qui clarifie certains aspects-clés de « l'autrement dit ». La synergie entre littérature et linguistique, les enjeux terminologiques, les spéci- ficités lexicographiques ainsi que les problématiques liées à la traduction sont présents dans toutes les contributions rassemblées dans ce volume, qui devrait faire partie de la bibliothèque de tout lexicologue.

Valerio EMANUELE
Université de Cergy-Pontoise, LDI
Università degli Studi di Palermo



LERAT Pierre, Langue et technique, Préface d'Alain Rey, Paris, Hermann, 2016, coll. «Vertiges de la langue », 137 pages — ISBN : 978-
2-7056-9211-7.
Avec Technique et langue, Pierre Lerat s'adresse à toute personne qui s'intéresse aux domaines de la langue et de la technique (ou de la langue et des techniques, ou, encore, des langues et des techniques).
L'auteur est un linguiste expérimenté en lexicographie générale et en terminologie, co-auteur d'ouvrages sur le langage du droit, qui a dirigé naguère le CTN (Centre de terminologie et de néologie), jouant alors un rôle non négli- geable dans les orientations de la recherche en terminologie.
Malgré la valorisation de la science et de l'épistémologie, remarque-t- il, il convient de mieux intégrer les techniques dans la civilisation : en expli- quant d'entrée que chacune des trois parties de l'ouvrage «est consacrée à un état présent des connaissances en matière, respectivement, de linguistique, de technologie et de discours techniques », il annonce des pages particulière- ment attrayantes. En effet, avec des rappels précis de linguistique, solidement ancrés dans la théorie ou dans l'application (les langues et les autres systèmes
233 sémiotiques, approches plurilingues des concepts, aspects historiques, géogra- phiques ou culturels des discours techniques ;grammaire et logique ;définitions, usages et représentations, voire sociologie et psychologie), Pierre Lerat invite à l'ouverture, aux rapprochements avec des secteurs avoisinants, à la prise en compte de nombre de liens et d'élargissements.
Nul doute que l'ouvrage sera utile à qui cherche à mieux se situer ou à mieux situer ses secteurs de recherche parmi ceux de la linguistique et de la philosophie du langage, de la science, de la lexicologie et de la lexicographie, de la terminologie, de l'aménagement linguistique, de la technique, des divers domaines de spécialité, tous placés à l'articulation du savoir scientifique et du savoir-faire technique.
On ne peut s'empêcher de rappeler que Pierre Lerat écrivit, vingt ans plus tôt, Les langues spécialisées (PUF, 1995). Il n'est que d'étudier les sommaires des deux ouvrages pour percevoir cette volonté de parcours sans frontières. Le premier ouvrage présentait un sommaire de dix-sept chapitres (chacun étant lui-même partagé en trois àdix-sept sous-chapitres), les titres de seize d'entre eux attestant le terme de «langue spécialisée ». Technique et langue comporte plus classiquement trois grands chapitres : «Les langues », «Les techniques », « Les discours techniques ». Chacun regroupe des sous-chapitres, respective- ment douze, quinze, et seize. Sous une unité centralisatrice, on découvre la diversité. Ces découpages font de l'ouvrage des invitations à la découverte, sous des chapeaux variés et qui se complètent. Chaque chapitre ou sous-chapitre pourrait se lire indépendamment du reste de l'ouvrage :c'est une bonne manière d'intéresser le lecteur, qu'il soit chevronné ou débutant. Chevronné dans un secteur, il trouvera du neuf dans les autres ;débutant en linguistique ou dans les secteurs de la terminologie ou des langues de spécialité, il se verra présenter de vastes domaines de recherche. Il sera aidé en cela par un riche index rerum, dont les pages indiquées en italiques, précise l'auteur, tiennent lieu de glossaire.
Voici justement un exemple de cet index, qui permettra une rapide incur- sion dans les deux ouvrages de l'auteur, comparative. La lecture des notions importantes qui apparaissent au fil des pages peut rappeler à certains un sujet de discussion — ou d'échange —récurrent avec Pierre Lerat, celui de son choix de l'expression «langue spécialisée »alors que d'autres préferent «langue de spécia- lité ». Mais on perçoit à ce sujet une évolution de sa part, entre les deux ouvrages. Dans le premier, Les langues spécialisées, l'index renvoie à un passage où «langue de spécialité »est une citation de l'ISO, «langue spécialisée » renvoyant à cinq pages dans l'index de 1995, et «langue de spécialité » à deux pages seulement. Mais l'index de l'ouvrage de 2016 relève autant de pages pour chacune des deux expressions : «langue de spécialité »semble donc avoir progressé !C'est ainsi que l'auteur, qui rappelle son usage par l'ISO (la «langue utilisée dans un domaine », p. 83), termine tout naturellement l'ouvrage, en p. 113, sur l'évocation des « langues de spécialité » ! Un autre sujet de discussion déjà ancien avec Pierre
234 Lerat est l'usage de terme (p. 40, p. 81) par rapport à mot, et il convient de ne pas oublier, parmi les «fondamentaux », les notions de concept et de notion (p. 82).
Ce n'est pas tout, l'ouvrage comporte aussi un index des auteurs cités (index nominum). C'est un maximum de neuf pages par auteur que propose cet index, or, le seul auteur atteignant ce score est Eugen Wüster ! Ce constat nous incite tout naturellement à évoquer une recommandation de Pierre Lerat :celle invitant le lecteur à visiter, en conclusion de l'ouvrage, «deux monuments », l'un dû à Gabrielle Quemada, et l'autre à Eugen Wüster. Excellente idée, à laquelle on ne peut que souscrire.
Plutôt que de trancher péremptoirement, Pierre Lerat souvent discute et expose, et invite à s'interroger, permettant au lecteur d'avancer pas à pas dans l'ouvrage et de se faire sa propre opinion sur les sujets présentés. Ainsi, il parvient avec habileté à le guider à travers des questions de linguistique ou de linguistique générale.
Ce faisant, il exprime, ou rappelle à juste titre, quelques vérités générales (« l'important dans la civilisation n'est pas le néologisme mais l'innovation », p. 23), ou encore des éléments de culture générale et d'histoire nécessaires pour les jeunes générations (comme sur le fascisme, p. 53). Évoquons des expressions marquantes et originales, telles ses «gains (d'internationalisation) » (p. 25), ou son «stéréotype expert » (p. 57, p. 114) ; il avance «l'idée d'un vocabu- laire incontournable dans tout domaine des techniques et des sciences », qu'il dénomme intertechnolecte savant (p. 109). Sont importants à rappeler le fait de « considérer le vocabulaire technique en situation » (p. 36), et le fait qu'« un aménagement linguistique est toujours à considérer dans son cadre sociopoli- tique » (p. 27) ; ou encore la spécificité des terminologies systématiques (p. 28, p. 50), les différences entre désignation et dénomination (p. 35), ou la conclu- sion selon laquelle les termes sont des «vecteurs de connaissances spécialisées » (p. 29). Il expose ce qui distingue les secteurs de la terminologie et de l'ontolo- gie (p. 58-59). Le rôle de l'extralinguistique est souligné, puisqu'il importe de distinguer les discours et les savoirs des experts des domaines (p. 33) : ce dernier point est selon nous fondamental.
A côté des grandes et nombreuses qualités de l'ouvrage, certains points, parfois de simples détails, peuvent être considérés comme sujets à discussion.
Ainsi, nous n'évoquons plus ici la distinction langue de spécialité /langues spécialisées / «discours de spécialités »citée plus haut, ni ce qu'on pourrait à notre avis appeler «éléments terminologiques », que Pierre Lerat ait ou non accordé lui-même une importance particulière à ces éléments dans l'ouvrage.
Par ailleurs, et plus particulièrement pour le présent ouvrage, on peut s'interroger sur la valeur du titre « Le technique » (p. 45) : «Technique »tout court aurait tout aussi bien fait l'affaire, même si, on le comprend bien, l'auteur veut mettre en avant une valeur généralisante de ce neutre. De même, on suit moins bien l'auteur dans certaines catégorisations, comme lorsqu'il s'agit du
235 rôle de l'« objet technique complexe » (p. 23), dont l'importance ne semble pas s'imposer ou n'est pas suffisamment expliquée ici.
Encore un point :appuyant la déclaration suivante de Simondon selon laquelle «tout objet technique peut être scientifique, et réciproquement » (p. 47), P. Lerat l'exemplifie : « Il existe même une discipline, le génie médical, qui repose sur des connaissances scientifiques, mais élabore des organes artificiels [...] » — mais la remarque peut paraître quelque peu naïve car de telles interférences entre sciences et techniques ne sont heureusement pas exceptionnelles de nos jours, et on s'en émerveille dans nombre de domaines (ce que finalement Lerat relève lui-même ; il rappelle aussi le continuum entre science et technique, p. 49).
Enfin, nous relevons avec intérêt une critique de l'auteur quant à ce qui a été dénommé «propositions néologiques » (p. 27), et qui renvoie à des propositions restées « in vitro », critique qui peut elle-même être commentée plus avant (v. Neologica 11, juillet 2017, sous presse). P. Lerat, en notant ces «créations plausibles, mais redoutablement in vitro » (p. 37), exprime clairement des réserves quant aux décisions officielles d'enrichissement de la langue.
En cas de réédition l'auteur pourra corriger un ensemble d'erreurs ou d'inexactitudes, dont voici quelques éléments :des coquilles sont à relever, comme « Termuim »pour « Termium », p. 16 ; Rastier 1995 est cité en p. 30, Môhn l'est en p. 73, mais on cherche en vain la mention de ces auteurs ou des oeuvres en question par ailleurs dans l'ouvrage ; en p. 51, la date de 1913 est à corriger en 2013. Mais d'autres auteurs cités (outre ceux en notes de bas de page) sont omis dans l'index, et il y a des inexactitudes de pagination. On note aussi des références incomplètes, ou encore des erreurs de présentations dans la bibliographie. Par exemple, le dictionnaire dirigé par Gabrielle Quemada dispa- raît, p. 123, sous une autre référence. Bien entendu, ces détails sont de bien faible importance par rapport aux grandes qualités de l'ouvrage.
L'auteur n'avait visiblement pas pour seul but d'exposer un ensemble de données sur «langue et technique » • il cherchait à offrir des occasions de débats, à soulever des questionnements, àinciter àl'étonnement, bref à transmettre des savoirs linguistiques dans toute leur richesse, avec simplicité et pédagogie. Il l'a fait avec succès, dans le style d'une discussion ouverte, qui rend l'ouvrage attrayant, aisé à lire. Il présente des approches différentes du langage, des discours, et s'adresse aux spécialistes comme aux non-spécialistes des langues ou des techniques, et aux professionnels des mots comme aux généralistes.


Danielle CANDEL
Chercheur CNRS honoraire,
Membre associé au laboratoire HTL,
Université Paris-Diderot