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Classiques Garnier

Comptes rendus de lecture

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    2016 – 1, n° 108
    . Phraséologie et linguistique appliquée
  • Auteurs : Humbley (John), Tallarico (Giovanni)
  • Pages : 245 à 257
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782406062813
  • ISBN : 978-2-406-06281-3
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06281-3.p.0245
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/07/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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COMPTES RENDUS DE LECTURE




DINCÂ Daniela, POPESCU Mihaela et SCURTU Gabriela, La reconfiguration sémantique des gallicismes dans l'espace socio- culturel roumain, Editura UNIVERSITARIA, Craiova, 2015, coll. « Études françaises  », 212 pages — ISBN  :978-606-14-0905-1.
Le roumain fait partie des langues dont la principale matrice lexico- génique est l'emprunt  :selon les auteurs de ce livre, 47,51 % du lexique du roumain proviendrait directement, ou plus rarement indirectement, du français. On comprend alors l'importance de l'étude des emprunts dans le cadre de la lexicographie roumaine, surtout lorsqu'on l'envisage dans une perspective diachronique. Il n'est pas étonnant dans ce contexte de constater que les linguistes roumains ont consacré de nombreux travaux à cet aspect de la lexicologie nationale, dont Daniela Dincâ, Mihaela Popescu et Gabriela Scurtu rendent compte dans un volume intitulé La reconfzguration séman- tique des gallicismes dans l'espace socio-culturel roumain. La publication présente les résultats d'un programme de recherche commencé en 2009 et fait suite à une publication antérieure (Scurtu et Dincâ 2011).
Les premiers chapitres reprennent les thématiques de la première phase du projet où il s'agissait de définir les concepts opératoires des travaux. Compte tenu de l'orientation diachronique, l'approche est ici surtout philo- logique, ce qui peut se justifier, compte tenu des traditions linguistiques roumaines. Dans « Les gallicismes du roumain  :considérations en marge d'un projet de recherche  », les concepts de base (emprunt, adaptation, imitation...) sont présentés et définis. Le deuxième chapitre, « Autour d'un corpus de mots roumains d'origine française (DILF)  », décrit un corpus secondaire de gallicismes roumains, tirés d'un dictionnaire de référence, DEX, Dicjionarul explicativ al limbii române (1998), Bucure~ti  :Univers Enciclopedic.DEX on lire = https://dexonline ro/, 2008), que les chercheuses ont constitué dans le cadre du projet, tandis que le troisième, «  Vers une définition de l'emprunt lexical (le cas des gallicismes du roumain)  », reprend les concepts de base,
Cah. Lexicol. 108, 2016-1, p. 245-257
246 faisant en partie double emploi avec le premier chapitre. « Les gallicismes du roumain  : de l'étymologie unique à l'étymologie multiple  » (chapitre N) évoque une question intéressante déjà signalée dans les chapitres précédents celle de l'origine parfois multiple d'emprunts historiques. Les auteures partent du point de vue des sources, dont certaines —assez nombreuses par ailleurs —sont contestées (d'où l'« étymologie multiple » du titre). Elles s'interrogent sur les avis divergents des autorités, qu'elles attribuent en partie à l'état fragmentaire des sources primaires, mais elles laissent entendre égale- ment qu'un emprunt peut avoir plus d'une origine, idée qui mériterait d'être développée. Le chapitre V sur « L'adaptation des gallicismes du roumain le cas des termes juridiques  »déçoit dans la mesure où il reste strictement philologique, sans s'interroger sur les aspects conceptuels. Il eût en effet été intéressant d'analyser dans quelle mesure les emprunts juridiques témoignent de l'assimilation d'une conception juridique —celle du Code civil, présentée en début de chapitre.
La seconde partie du livre, qui correspond à ce qui est annoncé dans le titre, est à notre avis la plus intéressante, car elle s'emploie à déterminer le devenir sémantique des emprunts L'originalité de la démarche est le point de départ onomasiologique, qui permet de situer les emprunts dans la structure lexicale du roumain. Les fondements théoriques ne sont guère précisés dans ces chapitres, mais, visiblement, ils ont leurs racines ou bien dans la théorie des champs lexicaux de la linguistique allemande ou plus directement sans doute dans le structuralisme sémantique à la manière de Bernard Pottier. Malgré le silence observé au niveau des fondements théoriques, la démarche suffit pour les besoins de la démonstration. Les champs lexicaux étudiés sont liés  :les meubles, les tissus et les couleurs, permettant un traitement homogène d'un assez vaste ensemble lexical. Les mots empruntés sont donc placés dans le contexte du lexique patrimonial préexistant, fournissant une démonstration convaincante de l'importance des emprunts dans le cadre de la modernisation du roumain... et de la Roumanie.
Une autre originalité de cette étude est l'examen de l'aire sémantique des mots empruntés —avant et après l'emprunt dans la langue d'origine (ici le français), ainsi qu'après l'emprunt dans la langue d'accueil (ici le roumain). Il n'est pas surprenant qu'une seule acception fasse l'objet d'un emprunt, et que les autres acceptions, postérieures à l'emprunt, ne soient pas transférées. Il est également connu que les mots empruntés, une fois assimilés dans la langue d'accueil, poursuivent une évolution sémantique indépendante de la langue d'origine. Ces deux constatations sont confirmées par les études minutieuses, qui dégagent quelques tendances intéressantes, par exemple l'importance des facteurs externes, extra-linguistiques, pour ainsi dire de civilisation, qui justifie l'essentiel de l'évolution sémantique en roumain. On est également fasciné par les évolutions contrastées entre le roumain et le français, étude qui, à notre connaissance, n'a jamais été entreprise. Celles-ci comportent une
247 variation telle qu'une certaine normalisation serait souhaitable, ne serait-ce que dans l'intérêt du consommateur, dans le cas où il s'agit de nommer les articles vendus dans le commerce.
Ce volume est en fait un recueil d'articles ou de communications — autant de rapports d'étape —issu de ce vaste programme de recherche, qui se focalisent sur différents aspects de l'étude, mais qui inévitablement comportent des redites. Les auteurs privilégient les recherches menées en Roumanie, qui sont considérables, sans méconnaître les linguistes franco- phones (les classiques comme Louis Deroy, et plus récemment André Thibault pour les emprunts et Jean-François Sablayrolles pour la néologie). Il est permis de penser que la première partie ne révolutionnera pas la typolo- gie des emprunts, mais que la seconde suscitera peut-être des ambitions en explorant les emprunts d'un point de vue onomasiologique.

John HUMBLEY
CLILLAC-ARP (EA 3967)
Université Paris Diderot
et LDI (UMR 7187)
CNRS, Université Paris 13, Sorbonne
Paris Cité et Université de Cergy Pontoise
john.humbley@eila.univ-paris-diderot.fr

Référence
SCURTU Gabriela, DINCÂ Daniela (2011)  :Typologie des emprunts lexicaux français en roumain. Fondements théoriques, dynamique et catégorisation sémantique (FROMISEM), Craiova, Éditions Universitaria, [[En ligne], http://www. fromisem.ro/publicatii/typologiedesempruntsfrancais.pdf.
HILDENBRAND Zuzana, Les emprunts lexicaux à l'allemand en français contemporain, Préface de Jean-François Sablayrolles, Limoges, Lambert-Lucas, coll. «  La Lexicothèque  », 2015, 178 pages — ISBN  :978-2-35935-157-6.
Le présent volume est la seconde édition, revue, corrigée et enrichie, de l'ouvrage publié en 2012 à l'Université Palacky (Olomouc, République tchèque), qui a déjà fait l'objet d'un compte rendu, dans cette revue par Jean-François Sablayrolles (2014). Les modifications de fond, réalisées à la suite des questions posées dans cette recension, concernent surtout le premier chapitre, chacun des chapitres suivants ayant été surtout formellement remanié.
248 On peut d'abord saluer l'initiative de la maison d'édition de faire connaître à un public francophone plus large une des rares études en français sur les emprunts, qui, de surcroît, concerne une langue autre que l'anglais. Comme le signale Jean-François Sablayrolles dans sa préface, l'auteure met plusieurs atouts de son côté, dont le moindre n'est pas une bonne connaissance de la très riche tradition allemande de la typologie de l'emprunt linguistique. Il s'agit d'une tradition qui a beaucoup évolué depuis ses débuts dans les années de l'après-guerre, et l'exposé qui est présenté dans ce premier chapitre permet au lecteur de comprendre les innovations récentes signalées dans le livre intro- duites par les travaux d'Esme Winter-Froemel (2011) du côté allemand et de Marie-Laure Pflanz (2014), qui a fait elle aussi ceuvre utile en interprétant pour les francophones les acquis de l'école allemande. On peut trouver qu'il manque à la compréhension les étapes intermédiaires de l'évolution de la doctrine de l'emprunt, représentées par Tesch (1978) pour l'ancrage sociolinguistique, Carstensen et Busse (2001) pour les aspects lexicographiques, et Jansen (2005), pourtant citée mais sans référence, pour un retour aux sources saussuriennes de la théorie de l'emprunt. En outre, il aurait été utile pour le lecteur de savoir de quel point de vue linguistique relève telle ou telle approche  : il n'est pas indifférent en effet de savoir que telle analyse a été effectuée dans le cadre d'une étude étymologique et telle autre dans celui de la linguistique cognitive.
Rappelons brièvement les buts spécifiques de ce travail  : Zuzana Hildenbrand souhaite déterminer la place des emprunts à l'allemand dans le lexique réel du français. Elle commence par définir le corpus d'emprunts qui l'intéresse, puis elle examine leur fréquence dans un corpus journalistique, pour procéder enfin à une enquête auprès d'un public français pour savoir lesquels de ces emprunts sont connus ou employés. Chaque étape comporte ses difficultés, suscitant des réflexions qui constituent un des principaux intérêts de l'étude. La question de savoir quels emprunts à l'allemand il faut retenir soulève de nombreux problèmes théoriques et pratiques, dont celui des origines multiples d'un emprunt, l'allemand servant d'intermédiaire pour un certain nombre d'emprunts. Faut-il alors considérer qu'un mot qui transite par l'alle- mandest un emprunt à cette langue  ? Le TLF répond par l'affirmative  : il privi- légie l'etimologia prossima, l'auteure par la négative  :elle se fie à l'etimologia remota. Ce qui aboutit à considérer que hamster n'est pas un emprunt à l'alle- mand car il aurait une origine slave, dont la source serait iranienne. La focali- sation sur l'intégration dans le lexique général neutralise tous les emprunts introduits dans les langues de spécialité, pourtant un des traits caractéristiques de l'influence de l'allemand. Le résultat est une liste de seulement 105 mots qui correspondent à tous les critères, suffisants pour faire une analyse sociologique, mais non pour mesurer l'influence globale de l'allemand en français.
La deuxième étape, le sondage dans les journaux (trois quotidiens et un hebdomadaire), avec toutes les difficultés matérielles qu'il comporte, notamment un travail particulièrement chronophage pour des résultats très
249 estimables mais comportant encore des imprécisions, souligne le handicap qu'ale français à ne pas disposer d'un grand corpus de référence comme le British National Corpus ou encore le Corpus for Contemporary American English (COCA). Il aurait été intéressant de connaître la représentativité des germanismes retenus dans le corpus de Leipzig.
La troisième partie, le sondage pratiqué sur 168 répondants, révèle que ce sont les hommes d'un certain âge qui ont la meilleure compréhension des germanismes, ce qui laisse penser qu'il s'agit d'une tranche du lexique en voie de disparition. L'auteure déplore l'absence de répondants alsaciens, qui auraient pu donner des réponses bien différentes. L'idée est séduisante, mais on peut se demander s'il ne s'agit pas d'une autre étude  : le corpus pourrait être étendu à des xénismes, et le degré de connaissance à la fois de l'allemand standard et du dialecte devrait être déterminé avec précision.
Comme tout bon livre, celui-ci appelle des suites. Nous venons de mentionner une étude spécifiquement alsacienne. On pourrait imaginer égale- ment une focalisation sur les emprunts scientifiques et techniques de tous ordres, y compris les classicismes, exclus de la présente étude. Mais le plus utile, si l'on veut que l'intérêt pour les emprunts se développe, serait d'étoffer la comparaison des typologies, si bien commencée ici, qui ont évolué diffé- remment dans les traditions linguistiques nationales, et qui permettrait une vision plus globale, paramétrable selon les différents points de vue adoptés.

John HUMBLEY
EA 3967, CLILLAC-ARP, Université Denis-Diderot
LDI (UMR 7187), CNRS, Université Paris 13
(Sorbonne Paris Cité) et Université de Cergy Pontoise
john.humbley@eila.univ-paris-diderot.fr


Références
CARSTENSEN Broder et BUSSE Ulrich (2001)  : Anglizismen-W~rterbuch -Der Einfluss des Englischen auf den deutschen Wortschatz nach 1945, Berlin, Boston, De Gruyter, 3 volumes.
JANSEN Silke (2005)  : Sprachliches Lehngut im world Ovide web. Neologismen in

der franz~sischen und spanischen Internetterminologie. Tübingen, Ganter
Narr Verlag, Tübingen Beitrüge zur Linguistik 484, 412 p. [Compte rendu
dans Neologica, 2, 2008, p. 228-233].
PFLANZ Marie-Laure (2014)  :« L'emprunt lexical  :existe-t-il une typologie de la phase néologique ?  », Neologica, 8, p. 157-183.
SABLAYROLLES Jean-François (2014)  :Compte rendu de Hildenbrand, Zuzana, Emprunts lexicaux à l'allemand en français contemporain, Cahiers de lexicologie, 104, p. 233-235.
250 TESCH Gerd (1978)  : Linguale Interferenz. Theoretische, terminologische und methodische Grundfragen zu ihrer Erforschung, Tübingen, TBL Ganter Narr Verlag.
WINTER-FROEMEL Esme (2011)  : Entlehnung in der Kommunikation und im Sprachwandel. Theorie und Analyse zum Franz~sischen, Berlin, Boston, De Gruyter.


Winter-Froemel Esme et Zirker Angelika (dir.), Enjeux du jeu de mots. Perspectives linguistiques etlittéraires,Berlin, Boston, Munich, De Gruyter Mouton, 2015, coll. « The Dynamics of Wordplay  », n° 2, 315 pages — ISBN  :978-3-11-040657-3.
Ce volume collectif est le deuxième de la série « The Dynamics of Wordplay  ». Le premier, Wordplay and Metalinguistic / Metadiscursive Reflection. Authors, Contexts, Techniques, and Meta-Reflection, a été édité en 2015, par les soins de Winter-Froemel et Zirker'. Les deux ouvrages sont issus d'un projet de recherche interdisciplinaire sur « Les jeux de mots dans l'interaction locuteur-auditeur » et d'un colloque qui a eu lieu à l'Université de Tübingen («  Wordplay and Metalinguistic Reflection —New Interdisciplinary Perspectives /Les jeux de mots et la réflexion métalinguis- tique —nouvelles perspectives interdisciplinaires  », 7-9 mars 2013).
Au fil des réflexions, le jeu de mots apparaît dans toute sa variété, que ce soit dans le cadre de l'innovation linguistique, du contact de langues ou de l'interaction locuteur-interlocuteur. Les contributions qui figurent dans ce volume se concentrent surtout sur «  la relation entre les jeux de mots et le contexte de la communication concrète dans laquelle ils sont employés  » (p. 17). Le jeu de mots émerge ainsi en tant que pratique sociale légitime dans le cadre d'une situation communicative spécifique.
Une introduction théorique signée par les deux directrices de l'ouvrage, Esme Winter-Froemel et Angelika Zirker, inaugure le volume. Dans « Jeux de mots, enjeux et interfaces dans l'interaction locuteur-auditeur  :réflexions introductives  » (p. 1-27) elles se concentrent sur la fonction métalinguistique et métadiscursive des jeux de mots, ainsi que sur la dimension communi- cative qu'ils mettent en ceuvre. Winter-Froemel et Zirker préconisent une approche interdisciplinaire, qui puisse rendre compte du fonctionnement des jeux de mots en ayant recours aux outils et aux méthodologies de la linguis- tique et des études littéraires. Les auteures soulignent l'omniprésence des jeux de mots, un phénomène qui se manifeste dans des typologies textuelles
1 Le troisième volume, à paraître en septembre 2016, portera sur la dimension interlinguistique  : Sebastian Knospe, Alexander Onysko et Maik Goth (dir.), Crossing Languages to Play with Words. Interdisciplinary Perspectives.
251 très variées  :depuis les slogans, les blagues, les comptines jusqu'au langage littéraire (on peut penser aux paronymies chez Shakespeare). Manifestations parfois éphémères, dont le but est de mettre en valeur la compétence linguistique du locuteur et de l'auditeur, les jeux de mots sont également des énigmes à résoudre, sollicitant la collaboration de l'interprétant pour la compréhension du sens.
Le volume se divise en trois parties
1. Jeux de mots entre locuteurs et auditeurs ;
2. Jeux de mots entre les langues;
3. Jeux de mots et dispositifs sémiotiques.
La première section s'ouvre sur l'article d'Alain Rabatel « Points de vue en confrontation substitutifs ou cumulatifs dans les contrepèteries (in absentia)  » (p. 31-64). Le but de l'auteur est d'explorer la dynamique du sens à l'ceuvre dans les contrepèteries et d'en éclairer le fonctionne- ment énonciatif. À la différence des contrepèteries in praesentia (comme celle rendue célèbre par Rabelais  : « femme folle à la messe et molle à la fesse  »), celles in absentia restent à l'état virtuel et ne sont pas réalisées, ce qui rend discutable leur statut de figures. La contrepèterie repose sur des transformations de nature variable et peut être définie provisoirement comme « un JDM jeu de mots] reposant sur une permutation de phonèmes (à la différence d'une altération phonique par déplacement dans le calembour), produisant un sens nouveau (à la différence de la métathèse) et qui n'est en principe pas réalisé » (p. 33). Il s'agit ainsi, le plus souvent, d'une figure «  du secret  ». Rabatel évoque une interprétation standard de la contrepè- terie, dans laquelle le point de vue (PDV) « explicite  »est d'abord pris en charge par son énonciateur, alors que le PDV « autre  »n'est que suggéré (son décodage incombe alors à un énonciateur second, non locuteur). Dans ce cas, le décodage du PDV implicite, à travers une permutation des sons, « fait apparaître le sens véritable caché de l'énoncé initial, dans une relation de nature oppositive ou, a minima, contrastive  » (p. 35), comme dans « Ainsi le duc serait peiné = /Ainsi l'eunuque serait pédé  », où la transformation de l'énoncé entraîne un renversement ironique du PDV. L'auteur plaide pour des PDV en confrontation, pour un processus qui articule un PDV manifesté à un PDV potentiel, qui peuvent être pris en compte et/ou pris en charge de façon différente selon les énoncés et les énonciateurs. Une fois distinguée la contrepèterie de l'anagramme (cette dernière portant sur des graphèmes plutôt que sur des phonèmes) et de la paronymie, l'attention se déplace vers l'aspect formel des contrepèteries, qui « entraînent parfois un redécoupage des mots  » (p. 46) et qui ont volontiers recours à des termes argotiques ou à des métaphores, puisque le PDV caché a souvent trait à des tabous sexuels. Cependant, «  le primat des mécanismes phonétiques ne peut totalement ignorer la primauté de la dimension sémantique  » (p. 51)  : à cet égard, il est possible de distinguer entre contrepèteries substitutives et cumulatives. Les
252 premières fonctionnent selon le mode de la substitution  : un énoncé 1 a une très faible valeur sémantique et sert uniquement à faire jaillir la signifiance de l'énoncé 2 (implicite), tandis que les secondes fonctionnent par cumul l'énoncé 1 possède une signification «  en soi  », qui est acceptée dans une première phase, puis remplacée par l'énoncé 2, qui fournit un surcroît de sens (ex. : Lacan détaillait des extraits du ça = /des attraits du sexe). En conclusion, l'interprétation des contrepèteries demande un effort soutenu de la part de l'auditeur, ce qui peut le gratifier sur le plan intellectuel et créer une connivence avec le locuteur, pourvu que le décodage de l'expression soit réussi.
En historienne du théâtre, Pauline Beaucé explore les enjeux des jeux de mots dans les répertoires des théâtres forains de Paris au xvnie. Dans sa contribution («  Les jeux de mots dans le répertoire des théâtres de la Foire à Paris au xvrrle siècle  : de la publicité à la satire  », p. 65-80), Beaucé évoque «  un contexte de guerre généralisée des théâtres  » (p. 68), marqué par un régime de monopole et par des privilèges octroyés  :c'est dans ce cadre hautement conflictuel et contraint que les jeux de mots peuvent prospérer. Notamment, trois fonctions principales se dégagent
— satirique, dans le but de se moquer des auteurs concurrents ;
— publicitaire, visant à exalter les qualités des pièces ou des auteurs;
— critique, consistant à parodier les titres des pièces jouées dans des
théâtres rivaux.
Pour ce qui est des formes de spectacle, l'attention de Beaucé se déplace des pièces par monologue aux airs chantés sur des vaudevilles jusqu'aux parodies dramatiques. Tous ces genres encouragent une étude du fonctionnement des jeux de mots dans leur dynamique interactionnelle, puisqu'ils reposent sur un savoir partagé et créent une complicité avec le public. En conclusion, les jeux de mots que l'on peut retrouver dans ce genre de pièces « sont des leviers critiques, publicitaires et satiriques de choix qui se fondent dans la variété des formes dramatiques employées  » (p. 66).
L'article de Patricia Oster («  "Ne nous tutoyons plus, je t'en prie". Jeux de mots et enjeu du langage dans le théâtre de Marivaux  », p. 81-92) analyse l'aspect métalinguistique des jeux de mots et leur dimension ludique dans les pièces de Marivaux. Oster observe que les jeux de mots employés par le célèbre dramaturge reposent souvent sur l'ambiguïté et mettent en valeur la dimension inconsciente du langage  :cela peut aboutir par exemple à un « lapsus linguae  », ou à une négation (Yerneinung) freudienne avant la lettre. Le langage reflète ainsi le conflit entre pulsions et rationalité qui se retrouve dans beaucoup de personnages de Marivaux. Une de ses pièces les plus connues, Le Jeu de l'amour et du hasard, a d'ailleurs inspiré le réali- sateur Abdellatif Kechiche pour son film L'Esquive (2014), où le marivau- dage prend des formes nouvelles et se marie à la «  tchatche  »dans l'espace théâtralisé des banlieues.
253 Les jeux de mots dans l'ceuvre balzacienne font l'objet de la contri- bution de Laélia Véron, qui s'intitule « Jeu de mots et double communica- tion dans l'ceuvre littéraire  :l'exemple de la Comédie humaine de Balzac  » (p. 93-111). Dans les Scènes de la vie parisienne en particulier, le lecteur est confronté à un comique très connoté historiquement et qui demande une interprétation pragmatique des jeux de mots dont les romans sont parsemés. En effet, le décodage de ces jeux de mots, notamment ceux reposant sur des allusions, requiert souvent des compétences extralinguistiques spécifiques, plus particulièrement sur le xrxe siècle, que les notes en bas de page essayent parfois de fournir au lecteur désorienté. De plus, les interventions de la voix narratoriale, tout sauf rares chez Balzac, n'aident pas le lecteur à décoder systématiquement les jeux de mots  :quelquefois, les calembours sont expli- cités (Nérestant /nez restant; L'or /Laure), mais d'autres fois le narrateur se borne à les signaler par des intrusions méta-discursives. Une prise en compte du niveau infra-diégétique et extra-diégétique se rend nécessaire pour analyser les enjeux de la conversation entre les personnages romanesques et la communication narrateur-narrataire.
La deuxième section comprend trois articles qui abordent la probléma- tique des jeux de mots dans une perspective de contact de langues.
Julia Genz («  "Il wullte bien, mais il ne puffte pas" — de la polyglos- sie à la polyphonie dans le roman Der sechste Himmel (Feier a Flam) de Roger Manderscheid  », p. 115-133) se penche sur un roman d'un auteur luxembourgeois contemporain pour étudier les effets qu'un univers pluri- lingue peut avoir sur la créativité d'un écrivain. Le roman Feier a Flam (1995) a été traduit, ou pour mieux dire réécrit en allemand par Manderscheid lui-même avec le nouveau titre Der sechste Himmel (2006), ce qui donnera une « coloration luxembourgeoise  » à la langue de Goethe. Feier a Flam est avant tout un roman « polyglossique  », où coexistent plusieurs langues et des variétés génétiquement proches (phénomène que l'auteure qualifie de diglossie), donnant lieu à « des espaces discursifs hybrides, voire polypho- niques, qui reflètent l'ambiguïté du contenu romanesque et de son protago- niste  » (p. 119). Selon Genz, la citation de Manderscheid choisie comme titre de son article se prête particulièrement àillustrer la notion bakhtinienne de polyphonie (alors qu'en linguistique on parlerait plutôt d'hybridation)  ;enfin, la conception ducrotienne de polyphonie, revue par Rabatel et Gévaudan, permet d'apprécier les différents voix et points de vue assumés par le narrateur.
Federica Di Blasio, dans son article « La Disparition de Georges Perec et les jeux de mots  :l'ambiguïté du métatexte et la négociation de la traduction » (p. 135-162), étudie l'un des romans perecquiens les plus connus, où l'écrivain a fait preuve de la plus grande virtuosité en se privant de la lettre e tout au long des 319 pages du livre. Di Blasio rappelle d'ail- leurs que l'alliance de la créativité et de la contrainte « est le grand enjeu de
254 la littérature oulipienne » (p. 139). Une exploration du métatexte, à savoir l'ensemble des références énigmatiques au livre et à son écriture, permet de dévoiler toute une série de jeux de mots internes au texte, dont le calem- bour homophonique, qui s'appuie parfois sur d'autres langues (Haig / egg). La contrainte extrême du lipogramme constitue un véritable défi pour tous les traducteurs de La Disparition, appelés à jongler avec les potentialités créatrices de ce procédé et, par conséquent, aux prises avec le concept de négociation, telle qu'Umberto Eco l'a définie  :accepter le compromis, moyennant des pertes et des compensations. Parmi les quatorze traductions existantes, Di Blasio choisit d'en analyser deux  : La scomparsa (italienne) et Yanish'd  ! (anglaise). Ces deux versions décident de garder le lipogramme en e (contrairement à ce que font les traducteurs espagnols, par exemple), ce qui rend la contrainte un peu moins « contraignante  », du fait de la moindre fréquence de ce graphème en italien et en anglais par rapport au français (où elle correspond à 17 %environ, selon l'auteur). Inévitablement, les jeux de mots peuvent se perdre en traduction, mais la version anglaise compense ces pertes par des solutions créatives, absentes dans le texte source.
Portant une double casquette d'écrivain et de chercheur, Marc Blancher («  De l'auteur de jeux de mots aux jeux de mots d'auteur  », p. 163-186) est bien placé pour élucider le fonctionnement des jeux de mots dans les romans policiers. De l'Iliade à Bergson, en passant parAristote, Rabelais et Voltaire, Blancher fait d'abord l'historique de la question du rire en suivant les traces du développement d'une théorie de l'humour. Articulant une « histoire du crime  » à une « histoire de l'enquête  », la « forme policière  » constitue un dispositif narratif spécifique, dont l'énigme repose sur un code hermé- neutique. Quel usage des jeux de mots est fait dans les romans policiers ? Deux lieux d'élection se dégagent  :les titres d'ouvrages ou de chapitres, qui détournent souvent des séquences figées (eau de vie /eau de mort; luna de miel / luna de sangre), et les noms propres des personnages, que les jeux de mots contribuent à caractériser. L'auteur souligne que les romans policiers d'apprentissage, reposant sur des objectifs pédagogiques spéci- fiques, impliquent des contraintes pragmatiques considérables par rapport aux romans traditionnels, où les connaissances culturelles et les allusions jouent un rôle central.
La troisième section présente des articles qui abordent les jeux de mots dans une perspective sémiotique.
La fonction ludique des néologismes est mise en valeur dans la contribution de Jean-François Sablayrolles « Néologismes ludiques  :études morphologique et énonciativo-pragmatique  » (p. 189-216). Parmi les matrices lexicogéniques qui sont à l'origine des jeux de mots, la morpholo- gie extragrammaticale se taille la part du lion. À cet égard, l'auteur aborde successivement les mots-valises, qui exploitent le procédé de la conden- sation, relativisent l'arbitraire du signe et suscitent un effet de surprise,
255 voire d'amusement (maastricheur ; la locution-valise serial menteur) ; les déformations paronymiques (dans ma ford intérieure) et fausses coupes (du genre la nesthésie, les Gyptiens), qui cachent à leur tour une volonté de jouer avec les mots et de se moquer des productions fautives; les matrices phraséologiques, responsables de la création ou du détournement d'expres- sions figées (brèves de wagon, être les dindons de la crise) ; la néologie flexionnelle (mon émolument employé au singulier, pour se référer à un salaire modeste). L'aspect ludique des néologismes se manifeste également dans l'association d'éléments incongrus  :cela peut se produire aussi bien au niveau sémantique, dans des composés (le lance-hostie de Boris Vian, ou l'appellation capitaine de pédalo dont a été affublé François Hollande), des dérivés (biberonite, mensongite) et dans des cas de remotivation à partir d'une lecture compositionnelle («  — Je voudrais voir lamer. —Vous ne pouvez pas la voir, la mer, elle est démontée. —Vous la remontez quand ?  », sketch de Raymond Devos), qu'au niveau morphologique, comme dans les compo- sés hybrides (nounoursothérapie) ou dans les composés savants du genre « langue xyloglotte =langue de bois  ». Parmi les situations d'énonciation les plus propices à l'apparition de ces néologismes figurent les sketchs des humoristes, la littérature, les slogans publicitaires ou le discours politique. D'un point de vue pragmatique, les néologismes ludiques se chargent souvent de fonctions supplémentaires, comme celle d'accroche, qui éveille l'attention de l'interprétant, ou de connivence, créée par un jeu sur le savoir partagé ; ce type de néologismes peut tout aussi bien fonctionner comme des armes de combat rhétorique, notamment en politique, comme argument de vente dans la publicité, ou encore constituer une provocation fondée sur un écart de style. Quant à la durée de vie des néologismes ludiques, elle est naturellement très variable  :entre les hapax conversationnels et une lexicalisation achevée, des étapes intermédiaires sont possibles. Le nombre des récepteurs de l'innova- tion linguistique peut déterminer en partie leur statut.
La compétence linguistique joue un rôle important dans la manipu- lation du langage et, à plus forte raison, dans les jeux de mots. Michelle Lecolle («  Jeux de mots et motivation  :une approche du sentiment linguis- tique  », p. 217-243) choisit d'aborder les jeux de mots « sous l'angle de la motivation qu'ils mettent en oeuvre » (p. 217)  : en s'opposant à l'arbitraire du signe, ils manifestent une pratique poétique du langage impliquant une option sémiotique précise. Lecolle présente les notions de métalinguistique (Rey-Debove), fonction métalinguistique et poétique (Jakobson), activité épilinguistique (Culioli), savoir et conscience épilinguistique (Auroux), avant de s'arrêter sur le terme englobant de « sentiment linguistique  », dont le jeu de mots apparaît comme un observatoire privilégié. La notion de motivation est ensuite problématisée, dans ses rapports avec l'iconicité et dans sa diver- sité interne, allant de la motivation directe (onomatopées, mots expressifs tels que gargouiller) à la motivation relative, d'ordre morphologique (poirier, de
256 poire) ou sémantique (catachrèse et métonymie). Ensuite, l'auteure illustre les nombreux thèmes et domaines des sciences du langage où la motivation s'avère centrale, depuis la morphologie dérivationnelle jusqu'au figement, en passant par la polysémie, les changements de sens, l'onomastique, etc. Les étymologies populaires, à leur tour, sont tributaires de la recherche de motiva- tion qui caractérise le sentiment linguistique des locuteurs. Quant aux jeux de mots, ils sont indubitablementune manifestation de la conscience épilinguis- tique. Partant, ils peuvent créer une nouvelle motivation (le berger gardien de berges), exploiter la paronymie (traduttore, traditore), le mimétisme phonique, les jeux morphologiques, les parallélismes de forme et de sens (Le roi des vins, le vin des rois), jouer sur les doubles sens, la polysémie et, naturellement, sur le défigement. Dans ce dernier cas, les énoncés figés sont remotivés pragmatiquement, àpartir de leurs constituants (Mississippi, le roman fleuve de l'Amérique).
Selon la thèse avancée par Sylvia Jaki («  Détournement phraséolo- gique et jeu de mots  : le cas des substitutions lexicales dans la presse écrite  », p. 245-271), détourner une séquence figée ne revient pas à créer automati- quement un jeu de mots. Jaki se penche tout d'abord sur la notion de détour- nement phraséologique, définie comme «  la manipulation intentionnelle d'une séquence figée dans un texte concret » (p. 248), avant de se concen- trer sur une sous-espèce, la substitution lexicale. Ce procédé, très répandu dans la presse écrite, en plus de créer de l'humour et d'attirer l'attention des lecteurs, permet d'adapter une unité phraséologique à un contexte spécifique. La substitution peut se faire par ressemblance phonétique (le cas le plus fréquent  :L'éclat —c'est moi  !), se situer au niveau sémantique (exploitant l'antonymie ou l'hyponymie) ou être tout simplement contextuelle (Le tour du monde en 80 chômeurs). En s'appuyant sur la Semantic Script Theory of Humour de Raskin, Jaki soutient que la substitution lexicale fait bien partie des jeux de langage, mais on ne peut pas l'associer automatiquement aux jeux de mots, car ces derniers demandent une part d'incongruité, responsable de l'effet comique, et que leur fonctionnement se base sur une juxtaposition cognitive d'idées relativement éloignées.
Marc Blancher signe un deuxième article («  "Ça est un bon mot  !" ou l'humour (icono-)textuel à la Goscinny  », p. 273-290), où il avance des réflexions sur les jeux de mots dans la bande dessinée d'Astérix. Comme chacun le sait, les albums de cette série autorisent une double lecture, selon que l'on se limite à apprécier les gags humoristiques ou, pour les lecteurs adultes, que l'on saisit les allusions « savantes  » (à la chanson, au sport ou aux classiques de la littérature française), les stéréotypes culturels et les jeux de mots, qui agissent aussi bien sur le plan extra-diégétique qu'intra- diégétique. Les patronymes des personnages d'Astérix révèlent immédiate- ment leur appartenance ethnique, grâce à un emploi systématique de suffixes, tels que —ix pour les Gaulois et —us pour les Romains. Enfin, c'est par une
257 relation dynamique entre texte et image que Goscinny réussit à mettre en place un dispositif de médiation iconographique tout à fait original, qui lui permet à la fois d'exploiter les procédés narratifs typiques du neuvième art (dont l'ellipse et la prolepse) et d'élargir le potentiel de réception des jeux de mots, qui constitueront désormais un « champ de lecture icono-textuel autonome  » (p. 288).
Pour finir, l'appendice présente les résumés des contributions du volume 1 de la collection « The Dynamics of Wordplay  » , un profil biobi- bliographique des contributeurs, ainsi qu'un index utile des notions et des auteurs les plus cités dans l'ouvrage.
Par sa visée multidisciplinaire et sa remarquable diversité d'approches, Enjeux du jeu de mots pourra susciter l'intérêt d'un vaste public d'étudiants et de chercheurs. Les questions thématisées dans ce recueil font émerger la complexité et la richesse du jeu de mots sous toutes ses facettes et ouvrent des pistes de recherche qui s'annoncent prometteuses. En tant que phéno- mène d'interface, les jeux de mots convoquent logiquement une réflexion sur l'interaction «  colludique  »qui se crée entre locuteur et interprétant. La notion de point de vue, explorée de manière passionnante par Alain Rabatel, permet de donner toute sa valeur au caractère inépuisé, donc véritablement « dynamique  », de cette interaction fondée sur la jubilation langagière.

Giovanni TALLARICO
Université de Vérone
Département de langues et littératures étrangères
govanni. tallaric o @univr. it