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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    2015 – 2, n° 107
    . La recherche linguistique en Italie
  • Auteurs : Prandi (Michele), Cuzzolin (Pierluigi)
  • Pages : 9 à 14
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782406056867
  • ISBN : 978-2-406-05686-7
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05686-7.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/01/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
9 Michele PRANDI Pierluigi CUZZOLIN




INTRODUCTION




Le but de ce numéro n'est pas de présenter un panorama exhaustif de la recherche linguistique actuelle en Italie, tâche qui irait bien au-delà des limites imposées à cette publication. À travers le choix de quelques domaines de recherches qui nous ont semblé représentatifs d'une spécificité de notre pays, nous nous proposons plutôt de donner au lecteur francophone une idée de la richesse et de l'ouverture des études qu'on mène en Italie en ce début de millénaire et de la façon dont elles s'insèrent dans une constellation de projets de recherche qui se situent désormais à l'échelle mondiale.
À cette aune, la recherche italienne en linguistique peut être considé- rée comme une réussite et cette réussite a un secret. L'image qui nous vient immédiatement à l'esprit est celle d'un énorme poirier qui surplombait la ferme de la famille de l'un des éditeurs de ce numéro, et qui portait quatre variétés de poires, pour la joie de tous. Comme les paysans qui plantèrent le poirier, les linguistes italiens de la seconde moitié du siècle dernier ont su implanter les méthodologies et les domaines nouveaux sur un tronc solide, celui de la linguistique historique, non pas à la manière du lierre, qui se développe en tuant l'arbre, mais comme autant de greffons, qui canalisent la sève vers des branches et des fruits différents.
Au milieu du siècle dernier, la linguistique en Italie se reconnaissait dans cette branche qu'on continue d'appeler glottologia, traditionnellement associée à l'étude historique et comparative des langues indo-européennes en premier lieu. Depuis les années 1930, l'hellénisme glottologia avait supplanté l'étiquette linguistique, illustrée pour la première fois à Milan par Graziadio Isaia Ascoli en 1861, au lendemain de la proclamation de l'Unité d'Italie. Au cours des années 1960, au moment où les linguistes actifs en Italie ressenti- rent le besoin d'élargir leur horizon et de regarder vers les nouveautés prove- nant du reste de l'Europe et surtout des États-Unis, l'étiquette linguistique fut utilisée pour couvrir tous les intérêts descriptifs et applicatifs qui sortaient du périmètre de la glottologia. À un moment où la linguistique dans le monde
Cah. Lexicol. 107, 2015-2, p. 9-14
10 était en train de se renouveler profondément, ce changement d'appellation était un signal d'ouverture explicite par rapport à une tradition qui tendait à perpétuer d'une génération à l'autre un objet et une méthodologie solides mais sévèrement circonscrits.
La table d'orientation la plus sûre pour reconstruire ce moment de passage irréversible des études de linguistique en Italie est illustrée par les premiers pas d'une société académique, la SLI, Società di Linguistica Italiana, dont la fondation rendait publiques des attentes et des projets désor- mais partagés par la communauté scientifique.
La SLI fut fondée en 1967 grâce à l'initiative d'un groupe de savants italiens, comme Luigi Heihnann, Tullio De Mauro et Raffaele Simone et étrangers, comme Robert A. Hall jr., Frederick Agard, Paul Roberts, Mario Salterelli. L'assemblée constitutive et le premier congrès eurent lieu à Rome en 1967 et étaient animés par les exposés de Luigi Heihnann, Tullio De Mauro, André Martinet, Michael A.K. Halliday, Robert A. Hall jr. et Robert Lees. La Société fut conçue dès le début comme un lieu de rencontre, de discussion et d'ouverture sur le monde en vue d'un renouveau et d'un élargis- sement de la discipline. En même temps, ses racines étaient plantées dans le terrain solide de la tradition, car les savants qui la fondèrent avaient tous une formation historique. À la présidence fut élu un illustre philologue, Gianfranco Folena. Ce choix avait un objectif double  :rendre hommage à l'un des représentants les plus renommés d'une grande école de philologie ouverte à la linguistique mais aussi souligner que le but de la SLI était non seulement compatible avec la grande tradition des études de linguistique historique mais représentait aussi son couronnement.
Le rôle actif de la société dans la promotion des études de linguistique est illustré par la richesse et la variété des actes des congrès qui figurent en appendice. Dans l'horizon de ce congrès fondateur on voit déjà solidement implantés le structuralisme et le fonctionnalisme européens, en particulier français, le structuralisme post-bloomfieldien américain et la grammaire générative. Dans les années qui suivirent, ce sera le tour de la linguistique du texte, de la pragmatique, de la sociolinguistique, de la psycholinguis- tique, sans oublier les travaux pionniers de la linguistique informatique et des corpora. Au moment où les études typologiques feront leur irruption sur la scène académique, le grand patrimoine de connaissances et d'outils méthodologiques accumulés par la linguistique historique fournira une épine dorsale solide. Il est bon de rappeler à ce propos que le père de la typologie, Joseph Geenberg, venait lui aussi de la linguistique historique et comparative.
Le renouveau profond des études linguistiques en Italie, dont témoignent la fondation et l'activité intense de la SLI, poussa les linguistes historiques à s'interroger à leur tour sur l'identité de la glottologia et sur sa place dans un paysage scientifique désormais très différencié. Le résul- tat fut la fondation, en 1970, de la Società Italiana di Glottologia (SIG), à
11 l'initiative, entre autres, de Luigi Heihnann, l'un des fondateurs de la SLI, Vittore Pisani, Giuliano Bonfante, Tristano Bolelli, Giancarlo Bolognesi, Carlo Alberto Mastrelli, Romano Lazzeroni. La fondation de la SIG répon- daitcertainement à lapréoccupation concernant le sort réservé à la recherche historique. Tout en étant conscients que la SLI n'était pas en principe contre la recherche historique, les linguistes qui s'étaient entièrement consacrés à celle-ci la voyaient menacée, à terme, par la vague montante d'intérêts décidément orientés vers la synchronie. Cela dit, le but des linguistes histo- riques n'était pas une simple restauration  : au contraire, les développe- ments des années suivantes témoignent d'une grande capacité d'accueillir les suggestions qui venaient d'autres secteurs — de la sociolinguistique en premier lieu, de la typologie ensuite — et plus généralement du profit des apports théoriques de la réflexion synchronique pour élargir les intérêts vers la syntaxe, la sémantique, la dimension textuelle et la pragmatique. Les actes des congrès annuels, qui illustrent tout aussi bien la continuité de la tradition que les ouvertures vers les nouvelles thématiques, sont également donnés en appendice.
Un trait significatif et qualifiant des pionniers de la linguistique en Italie est l'engagement dans les domaines applicatifs, et notamment l'atten- tion portée à l'«  educazione linguistica » de la population scolaire et extra- scolaire, qui représente le dernier avatar de la «  questione della lingua  ». Après avoir accompagné la formation de la langue unitaire, la question s'était de nouveau présentée de façon dramatique dans la seconde moitié du ~~ siècle, après l'unité d'Italie, avec les discussions entre Alessandro Manzoni et Graziadio Isaia Ascoli, pour reprendre de l'ampleur après la Seconde Guerre mondiale, au moment de la scolarisation de masse et de la diffusion des moyens audiovisuels. Cet intérêt, qui conjugue la recherche et l'engagement pratique, se développa dans deux directions, l'une interne à la SLI,1'autre qui lui est parallèle.
Au sein de la SLI, à l'initiative de Tullio De Mauro, fut créé en 1973
le Gruppo di Intervento e Studio nel Campo dell'Educazione Linguistica

(GISCEL), engagé dans la recherche appliquée à l'éducation linguistique, dans le renouveau de la pédagogie de la langue maternelle et dans la sensi- bilisation et la formation des enseignants.
En 1999 fut fondée l'Associazione Italiana di Linguistica Applicata (AItLA), affiliée à l'Association Internationale de Linguistique Appliquée
(AILA, Nancy, 1964). Le but de l'association était double. D'une part, orien- ter la recherche en linguistique vers l'étude et la solution de toute situation problématique associée à l'emploi des langues, à leur apprentissage et à leurs pathologies, dans une perspective interdisciplinaire. D'autre part, il s'agissait d'ouvrir la recherche empirique comme la réflexion théorique sur une phéno- ménologie de données et de questions qui ne sont inaccessibles que dans une perspective applicative.
12 Dans les mêmes années, on a assisté à une vague impressionnante de traductions en italien des grands classiques du xxe siècle. À partir de la fin des années 1960, notamment, on a publié en italien, dans l'ordre, Jakobson, Ogden et Richards, Saussure, Martinet, Hjelmslev, Sapir, Benveniste, Troubeckoj, Bloomfield, Chomsky, Coseriu, Lyons, Weinrich. Certes, les spécialistes n'ont pas attendu les traductions pour lire ces piliers de la recherche. Toutefois, les traductions témoignent d'un intérêt croissant du public, et notamment des enseignants et des étudiants, pour la linguistique, qui dans les années 1960 et 1970 était considérée comme un modèle, ou peut-être le modèle, proposé aux sciences humaines dans leur ensemble. Il ne faut pas oublier, à ce propos, que l'intérêt croissant pour les signes et la sémiotique, associé au succès des ouvrages d'Umberto Eco, a certaine- ment contribué à orienter vers la linguistique une génération d'étudiants. Plus généralement, comme le savent très bien ceux qui, parmi nous, étaient étudiants à l'époque, l'intérêt, voire l'enthousiasme pour la linguistique fut souvent l'ceuvre de savants actifs dans des disciplines contiguës, comme le philologue roman Cesare Segre et l'historienne de la langue italienne Maria Corti à Pavie, le philologue roman Lorenzo Renzi à Padoue, l'historien de la langue italienne Alfredo Stussi à Pise.
Un trait significatif de l'identité culturelle italienne a toujours été l'absence d'un centre monopolisateur et la présence de plusieurs pôles. La linguistique n'est pas une exception. Dans la géographie de la recherche linguistique en Italie, chacun des grands centres universitaires se caractérise par une orientation spécifique. Milan et Turin sont restés pendant longtemps les remparts de la linguistique historique traditionnelle; Pise, Padoue, Pavie et Bologne s'ouvrirent tout de suite aux nouvelles idées ; à Rome, une profonde impulsion au renouvellement demeura en compétition avec une tradition historique toujours vitale. Pise, Padue et Venise furent les centres promoteurs de la grammaire générative, alors que Pavie devint le centre de rayonnement de la linguistique du texte, des études typologiques.
Dans les deux dernières décennies, la linguistique en Italie a connu d'autres changements importants. Grâce à l'essor des études typologiques, l'éventail des langues étudiées s'est élargi au-delà des langues indo- européennes. En outre, le paysage académique a vu augmenter sensiblement l'espace et le poids de la linguistique pour deux raisons principales  :d'une part, la linguistique italienne inclut désormais la description synchronique; d'autre part, l'étude et l'enseignement des langues vivantes ne sont plus limités à la littérature mais ont su reconnaître à la linguistique, tant synchro- nique que diachronique, le rang qu'elle mérite.
Les domaines de recherche que nous avons choisi de présenter — la linguistique historique, la grammaire générative, la typologie linguistique, les approches cognitives, la linguistique du texte, les études sur la langue parlée, la lexicologie et ses frontières — ne sont certainement pas en mesure de rendre
13 justice à la totalité des études qu'on mène en Italie. Mais nous espérons qu'ils pourront préciser une caractéristique spécifique du style italien de recherche la présence d'une tradition solide de linguistique historique et de philologie qui a su susciter à l'intérieur d'elle-même un éventail très large d'intérêts et d'ouvertures mais qui n'a jamais renoncé, en même temps, à former les jeunes générations tout en les encourageant à s'ouvrir aux suggestions et aux projets qui venaient d'un monde de plus en plus petit et interconnecté.
Pour terminer, nous aimerions, en deux mots, rendre explicites les critères qui nous ont suggéré l'ordre de succession des contributions.
La linguistique historique occupe la place d'honneur  :elle est en même temps, comme nous l'avons souligné, le tronc sur lequel les autres branches se sont greffées et l'une des branches les plus fructifères et novatrices —une gardienne de la tradition qui n'a pas hésité à remettre en discussion ses fonde- ments mêmes pour se relancer.
La grammaire générative a été en Italie, comme ailleurs, une tempête soudaine et bouleversante. En tant que paradigme scientifique spécifique, elle a porté ses propres fruits, comme d'autres paradigmes l'ont fait. Mais il y a un mérite qui lui revient indiscutablement  : elle a ouvert des horizons qui désormais se sont imposés même aux paradigmes les plus éloignés de son orthodoxie  : la structure des expressions complexes et de leur signifié, l'interaction avec les structures cognitives et neurologiques, l'apprentissage. Si ses réponses sont loin de faire l'unanimité, ses questions sont devenues les questions de tous.
En Italie, la comparaison typologique représente l'issue presque inévitable, si l'on peut dire, d'une collision entre la linguistique historique, qui était comparative au sens génétique, et les réflexions théoriques plus récentes portant sur l'interaction entre les fonctions partagées et les struc- tures grammaticales spécifiques, qui of&ait à la comparaison une dimension indépendante et complémentaire.
La linguistique cognitive peut être vue comme une variante plus radicale des approches fonctionnelles. Aux domaines d'études partagés par l'ensemble de la linguistique d'aujourd'hui, le paradigme cognitif a ajouté le domaine totalement nouveau du langage figuré et notamment de la métaphore et de la métonymie. La violence de cette ouverture rappelle par certains aspects la rupture opérée autrefois par la grammaire générative  : le radicalisme théorique et une vision unilatérale des phénomènes suscitent de nombreuses réserves; en même temps, il est désormais impossible d'imagi- ner un regard compréhensif sur les figures qui n'inclut pas les résultats de l'approche cognitive.
La linguistique textuelle italienne s'inspire directement de sa source allemande, ce qui justifie ses spécificités, en particulier par rapport à l'ana- lyse du discours menée en France dans les mêmes années. L'intérêt pour les
14 phénomènes textuels focalise en premier lieu une forme spécifique de struc- ture, quine se fonde plus d'abord sur la grammaire, comme à l'intérieur de la phrase, mais sur la cohérence des contenus rassemblés dans une unité. C'est la raison pour laquelle la linguistique du texte n'est pas en premier lieu une pragmatique, même si elle est prête à adopter ses instruments au moment où la cohérence, la quidditas du texte, se déplace de la structure du texte vers les actes d'interprétation du destinataire — de la cohérence a parte obiecti on passe à la cohérence a parte subiecti.
La linguistique de l'oralité, telle qu'elle est pratiquée en Italie, ne se limite pas à remettre au-devant de la scène la parole vive. Reprenant les intui- tions de certains pionniers comme Malinowski, la linguistique de l'oral lance un défi stimulant aux constructions théoriques de la linguistique générale, qui sont souvent inspirées par les standards atteints par les manifestations écrites, et en premier lieu par les productions les plus structurées et les plus réglementées. La disponibilité de grands corpus d'échanges parlés fournit à ces intuitions une opportunité extraordinaire.
Dans le paysage italien, les études lexicologiques et lexicographiques forment une sorte de basse continue qui accompagne pas à pas le dévelop- pement de la linguistique, de la sémantique historique de Bréal aux études de Bailly, du structuralisme aux perspectives cognitives. C'est sur ce terrain solide et fertile que vient se greffer, depuis quelques années, l'étude de la distribution des lexèmes dans de grands corpus qui enrichit la discipline tout en bouleversant ses présupposés théoriques.
En guise de clôture, il nous a semblé opportun de donner la liste des publications des trois associations majeures actives en Italie dans le domaine de la linguistique  : la Società di Linguistica Italiana, La Società Italiana di Glottologia et l'Associazione Italiana di Linguistica Applicata. Cette liste, qui donne une idée de la variété des domaines étudiés, offre aussi au lecteur francophone un instrument de consultation très riche et différencié.

Michele PRANDI
Università degli studi di Genova
michele.prandi@unige. it


Pierluigi CUZZOLIN
Università degli studi di Bergamo
pierluigi.cn~~olin@unibg.it