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Classiques Garnier

Comptes rendus de lecture

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COMPTES RENDUS DE LECTURE




BELIAKOV Vladimir, Introduction à la lexicologie et à la sémantique lexicale russes, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2014, 229 pages — ISBN 978-2-8107-0337-1.
L'étude du lexique et de sa combinatoire a en Russie, pour des raisons culturelles liées à la construction d'une culture profane au xvrrle siècle, une longue tradition, d'ailleurs bien étudiée en Russie comme en Occident. Au xxe siècle, les grandes entreprises lexicographiques ainsi que les travaux pionniers de Viktor Vinogradov (Russkij jazyk. Grammaticeskoe ucenie o slove [La langue russe. Théorie grammaticale du mot], lre éd. 1947) ou de Jurij Apresjan (Leksiceskaja semantika. Sinonimiceskie sredstva jazyka [Sémantique lexicale. Les moyens synonymiques de la langue], 1974), comme ceux d'autres chercheurs, ont fortement contribué à asseoir la lexico- graphie et la lexicologie russes modernes. Mais il manquait en France une présentation simple, susceptible de condenser les travaux russes et occiden- taux récents sur la sémantique lexicale en général et celle du russe en parti- culier. C'est en quelque sorte le but du présent ouvrage.
Professeur de linguistique russe à l'université Toulouse-Jean Jaurès, spécialiste de sémantique et de lexicologie, auteur de plusieurs ouvrages sur les stéréotypes et la phraséologie, Vladimir Beliakov livre avec ce nouveau travail un outil à la fois didactique et méthodologique, qui tire parti de la propre recherche de l'auteur sur les collocations, commencée il y a une dizaine d'années. Comme pour les précédents ouvrages, le public visé est à la fois celui des spécialistes de la langue russe, mais aussi d'autres langues, auxquels la traduction quasi systématique des exemples permet d'accéder au sens des formes analysées. Si les travaux sur la lexicologie et la séman- tique sont légion, l'auteur rappelle qu'en France il n'existe pas d'ouvrage théorique spécifiquement orienté vers le lexique russe. Une lacune est donc désormais heureusement comblée. Chaque spécialiste de langue étrangère a en mémoire les longues listes de mots qu'il repassait régulièrement pour

Cah. Lexicol. 106, 2015-1, p. 253-271
254 progresser dans son apprentissage de la langue. C'est bien le mot qui est au centre de l'attention de Vladimir Beliakov et l'amène à considérer la lexico- logie et la sémantique comme des branches maîtresses de la linguistique. Et c'est dans le sillage de Jurij Apresjan et d'Igor Mel'cuk qu'il entend se placer.
L'ouvrage s'articule sur cinq grands chapitres intitulés respectivement « Sens lexical  » , « Classement du lexique  », « Relations lexicales syntagma- tiques  », « Relations sémantiques paradigmatiques  » et « Modélisation des relations lexicales  ». Ces cinq chapitres sont suivis d'un glossaire des termes linguistiques qui devait permettre de « consulter commodément l'ouvrage et de retrouver sans difficulté les développements qui les concernent  » (p. 9), mais que l'absence de référence aux pages où sont abordés ces termes rend malheureusement inutilisable. Une bibliographie de 90 titres, qui ne retient que les ouvrages utilisés par l'auteur, clôt l'ensemble. Le corpus d'exemples utilisé par l'auteur est constitué à partir de plusieurs sources  :les diction- naires russes, les ceuvres littéraires présentes dans la base numérisée du corpus national de la langue russe (ruscorpora.ru), et les sites Web russes. Russophone, l'auteur signale par ailleurs qu'il ne s'interdit pas le recours à sa propre « intuition linguistique  ».
Le premier chapitre aborde les questions classiques du lien entre le sens et le référent puis dresse un panorama des différentes théories du sens lexical  :approche sémantique traditionnelle (fondée par les travaux de J. Katz et de J. Fodor), approche sémantique par prototype (travaux de E. Rosch, puis de G. Kleiber), approche sémantique par stéréotype (H. Putman). Ce panorama se termine par l'évocation des approches « qui s'opposent aux conceptions sémantiques référentielles  » (p. 28). L'auteur en rappelle trois
(i) la pragmatique intégrée (J.-C. Anscombre et O. Ducrot) éclairant le statut argurnentatif du sens, (ü) le constructivisme (D. Kayser), qui remet en question la stabilité du sens et « son caractère conventionnel associé par avance aux signes linguistiques  » (p. 28) et dont G. Kleiber a souligné les limites, et (iii) le contextualisme, qui voit l'engendrement du sens dans l'inte- raction du mot avec le contexte. Après ce tour d'horizon, l'auteur consacre un développement à l'« analyse du sens  », en commençant par celle de la notion de lexème (p. 30 et suie.), présentée à partir des travaux d'Apresjan (1974), de Kobozeva (2006) et de Mel'cuk-Class-Polguère (1995), où le lexème est «  un mot, un vocable, pris dans une acception  » et où «  un mot, un vocable est alors un ensemble de lexèmes associés aux mêmes signifiants et ayant des liens sémantiques » (p. 31). Le lexème, unité de base de la lexicologie et de la sémantique, ainsi que son objet central, est « une entité trilatérale
il a un sens (le signifié), une forme phonique/graphique (le signifiant) et un ensemble de traits de combinatoire  » (p. 31). La description dictionnai- rique d'un lexème sous forme propositionnelle permet alors de mettre en évidence son comportement phrastique. D'où la nécessité, lorsqu'il s'agit de décrire sémantiquement un lexème, de prendre en compte trois « notions  »
255 « prédicat, actant sémantique ou argument et actant syntaxique » (p. 35-36). La description de la problématique du sens ne saurait être complète sans la prise en compte de la métaphore (p. 43-50), de la métonymie (p. 50-54) et de la polysémie (p. 54-70). Si la polysémie d'un mot russe comme jazyk `la langue' ne fait aucun doute, les emplois révèlent, outre la polysémie (pokazat' jazyk `tirer la langue', russkij jazyk `la langue russe', doprosit' jazyka `inter- roger un prisonnier', jazyki plameni `langues de feu', etc.), l'intégration du mot dans des locutions (`jazyk na plece `être sur les genoux' [lift. [avoir] la langue sur l'épaule], jazyk bez kostej `moulin à paroles', [litt. langue sans os], etc.). Le chapitre se termine par un extrait de la typologie de la polysémie régulière des noms, des verbes et des adjectifs établie par Ju. Apresjan en
1974 (p. 66-70).
Le second chapitre aborde la question du classement du lexique d'un point de vue sémantique, rompant ainsi avec la classification grammaticale, essentiellement morphologique. L'auteur se limite aux noms communs, et, dans la typologie des noms, rappelle les oppositions fondamentales « concret/ abstrait  », « animé/inanimé  », « objets naturels/artefacts  », « émotions/senti- ments  », puis aborde les « noms paramétriques  », les « noms de quantité  », les « noms de qualité  », les « classes d'objets  ». Les verbes sont néanmoins également abordés, dans une typologie qui distingue les « verbes d'action  », les « verbes d'activité  », «  de comportement  », « d'occupation  », «  de proces- sus  », les « verbes d'état  », «  de position  », les « verbes de manifestation et verbes paramétriques  ». Loin de se contenter de « plaquer  »sur le russe des notions de linguistique générale, l'auteur se penche, et c'est bien normal, sur la spécificité du russe. C'est ainsi qu'il consacre plusieurs pages à l'un des faits de langue le plus caractéristiques du russe  : le fonctionnement des verbes dit « de mouvement » indéterminés qui, avec leurs corrélats déter- minés, forment en russe (et dans les langues slaves) une catégorie morpho- sémantique originale dans le système verbal. Les verbes indéterminés, analy- sés selon les différentes réalisations de leurs aptitudes combinatoires et de leurs propriétés actancielles, apparaissent comme relevant tantôt des verbes d'action, tantôt des verbes d'occupation. Recourant à la méthode de la substi- tution, l'auteur évalue le degré d'interchangeabilité entre les verbes indéter- minés et leurs synonymes échappant à cette classe morpho-sémantique.
Le chapitre suivant est dévolu aux relations lexicales syntagma- tiques et traite, en s'appuyant sur les travaux de Gaston Gross (1996), des deux principes contraires que sont la liberté combinatoire et le figement, opposant ainsi les associations lexicales libres aux associations lexicales contraintes. Différents tests transformationnels, dont la passivation, à laquelle l'auteur consacre plusieurs pages (p. 147-158), permettent d'éva- luer le degré de figement des séquences. Le chapitre se referme sur une typologie des séquences contraintes, reprise d'I. Mel'cuk. Si le phrasème, le quasi-phrasème et le pragmatème sont évoqués assez rapidement, l'auteur
256 s'arrête plus longuement sur la collocation et les mécanismes complexes qui en règlent le fonctionnement. Ainsi, si le locuteur peut choisir librement, en fonction de la situation, le mot kofe `café', le choix de cërnyj `noir' dans le sens de `sans lait' est étroitement associé au mot kofe et ne peut être associé dans le même sens à caj `thé' ou à kakao `cacao'. Il en va de même pour zgucij `brûlant' (plutôt que `incendiaire', p. 160), associé à brjunet `un brun', mais impossible avec blondin `un blond'. D'où le classement des collocations en fonction du lien entre la base et le collocatif. Les pages consacrées par l'auteur aux collocations à verbe support (p. 163-171) permettent d'aborder les propriétés caractérisant ce type de constructions. S'il est possible, dans de nombreux cas, de remplacer la collocation par un verbe (davat' razresenie `donner l'autorisation' = razresat' `autoriser' ; ispustit' krik `pousser un cri' _ kriknut' `crier'), ces substitutions ne sont pas toujours possibles  : delat'vyzov litt. `faire un appel' peut être remplacé par vyzvat' `appeler', mais brosit' vyzov, alors que le substantif est le même que dans la collocation précé- dente, ne tolère pas de substitution, car vyzov a pris le sens métaphorique de `défi'. En fait, l'auteur aurait pu préciser que la substitution redevient possible dès que l'enjeu du défi est exprimé  : vyzvat' kogo na sorevnovanie lift. `appeler qqn à une compétition' (Dictionnaire d'Ozegov-Svedova, 1992), qui comporte bien l'idée d'un défi lancé.
En abordant, dans le chapitre IV, les relations sémantiques paradig- matiques, l'auteur revisite les grands domaines de la sémantique que sont la synonymie, l'antonymie, l'hyperonymie et l'hyponymie. En russe, comme dans les autres langues, la synonymie absolue est rare, ce qui amène à évoquer les différences sémantiques entre synonymes en termes de commutabilité (par exemple igrat' `jouer'/'razvlekat'sja `s'amuser', ou encore akkuratnyj et oprjatnyj signifiant tous les deux `soigné', mais pas toujours interchan- geables). La synonymie peut être limitée par des paramètres grammati- caux  :par exemple, certains verbes à sens [attendre] forment des couples aspectuels sur le modèle perfectif/imperfectif, alors que d'autres n'entrent pas dans cette relation et sont soit perfectifs soit imperfectifs). Certains synonymes se distinguent par leur structure actancielle (zalovat'sja `se plaindre' ne peut se construire comme roptat  ;dont il peut être synonyme). Les différences combinatoires révèlent également les limites de la synony- mie  : xodit' konëm, lad jëj, ... `déplacer un cavalier, une tour...' (aux échecs) est synonyme de la collocation delat' xod konëm, lad jëj, mais l'expression xodit' damoj, valetom... `jouer une dame, un valet...' (aux cartes), bien que construite de la même manière que la précédente, n'admet pas la colloca- tion *delat' xod damoj, valetom... Sans doute le degré de métaphorisation plus élevé du jeu de cartes est-il à l'origine de ce blocage de la colloca- tion àverbe support. Le chapitre est complété par le rappel du principe de conversivité (`acheter'//`vendre' ; `victoire'//`défaite' ; ...) et du classement sémantique des conversifs de Jurij Apresjan (composition, transformation,
257 épuisement, position spatiale ou temporelle, etc.). Le paragraphe sur l'homo- nymie (p. 199-200) évoque pour le lecteur non russophone les homonymes (homographes et homophones) du russe, souvent source de contresens.
Le dernier chapitre porte sur la modélisation des relations lexicales à partir de la notion de fonction lexicale, le terme de fonction étant pris «  au sens mathématique qui décrit une relation entre un lexème appelé argument et un ensemble de lexèmes ou de séquences contraintes appelé valeur » (p. 202). Dans zakadycnyj drug `ami intime', drug `ami' est « l'argument concerné par la fonction, zakadycnyj `intime' est sa valeur qui exprime l'intensité, et la fonction lexicale est donc l'intensité désignée par le signe Magn. Mage (drus = zakadycnyj  » (ibid.). S'appuyant sur les travaux de Mel'cuk et de Polguère, l'auteur présente alors les fonctions lexicales paradigmatiques (Synonymie [Syn], Antonymie [Anti]... Générique [Gener], Figuratif [Figer], etc.) et les fonctions lexicales syntagmatiques (Intensification [Mage], Confirmation [Ver] exprimant en fait l'adéquation, Approbation [Bon] et désapprobation [Antibon], etc.). Les relations induites par les verbes supports [Oper], [Func], [Labor], les verbes de phase [Incep], [Cont], [Fin], les verbes de réalisation [Real], [Fact], [Labreal] et les verbes causatifs [Caus], [Liqu] et [Perm] font l'objet des dernières pages du chapitre.
Il ne fait aucun doute que cet ouvrage, sans prétendre à l'origina- lité scientifique et laissant de côté, de l'aveu même de l'auteur, l'étude des réseaux sémantiques de niveau supérieur tels que les mécanismes dérivation- nels ou la sémantique textuelle et discursive, rendra de grands services aux étudiants comme aux typologues, qui y trouveront de nombreux exemples permettant d'illustrer à la fois les convergences entre le russe et les autres langues indo-européennes, et les propriétés originales du russe.

Stéphane VIELLARD
Université Paris-Sorbonne
CeLiSo (Centre de linguistique en
Sorbonne, EA 7332)
stephane.viellard@paris-sorbonne.fr



FARINA Annick et ZOTTI Valeria (dir.), La variation lexicale des français. Dictionnaires, bases de données, corpus. Hommage à Claude Poirier, Paris, Honoré Champion (coll. «  LEXICA. Mots et Dictionnaires  »; 28), 2014, 368 pages — ISBN 978-2-7453-2876-2.
Claude Poirier est bien connu des lecteurs des Cahiers de lexicologie pour avoir ceuvré pour la reconnaissance de la diversité des usages d'un français commun international. Membre fondateur de l'équipe du Trésor de
258 la langue française au Québec (TLFQ), membre fondateur également puis directeur du Trésor des vocabulaires français lancé par Bernard Quemada, concepteur et responsable de la Base de données lexicographiques panfran- cophones (http://www.bdlp.org~ disponible en ligne depuis en 2004, notre collègue de l'université de Laval s'est employé à documenter, analyser et faire connaître les variétés du français, québécois d'abord de par son implan- tation, et dans le monde francophone en général. Le présent recueil, issu d'un colloque organisé par les directrices de ce volume collectif, Annick Farina et Valeria Zotti, est une illustration concrète de l'unité dans la variété, et de l'acceptation que le français est une langue polycentrique comme la plupart des grandes langues de civilisation et qu'elle vit de mieux en mieux sa polycentricité.
La Préface de Jean Pruvost situe l'ceuvre de Claude Poirier ainsi que le contenu du présent volume dans l'héritage de Bernard Quemada et décrit l'évolution, à travers les grands dictionnaires du passé, de variation, qui a acquis une valeur de plus en plus positive, évolution confortée par les études réunies ici.
L'Introduction des deux directrices souligne l'importance des Trésors et de la BDLP dans le processus de reconnaissance des variétés du français international et explique comment Claude Poirier s'est donné les moyens de ses ambitions en ayant conçu des outils qui ont servi à toute la commu- nauté scientifique à laquelle appartiennent notamment les contributeurs de ce volume.
Robert Vézina, président-directeur de l'Office Québécois de la Langue Française, évalue, dans «  La lexicographie selon Claude Poirier une contribution scientifique et sociale  », le rôle que celui-ci a joué dans le paysage lexicographique francophone, en soulignant l'importance des Trésors dans la confection de dictionnaires et leur place dans la constellation de ressources linguistiques et textuelles désormais disponibles sur la Toile. Mais il développe aussi les contributions que Claude Poirier a apportées à la pédagogie et à la culture de tous sous forme d'articles ou d'émissions sur l'histoire de la langue et aux questions linguistiques. C'est grâce à son oeuvre, selon Vézina, que le français québécois a une meilleure visibilité auprès des lexicographes et de l'opinion publique, non seulement au Québec, mais dans le monde francophone en général.
Le premier article du recueil à proprement parler est celui du récipien- daire, intitulé « Le français du Québec  :perception d'Europe  », dans lequel Claude Poirier retrace les différentes réactions au français québécois recueillies en France d'abord à la suite de pièces de théâtre ou de films, puis à celle de la publication des dictionnaires. Deux cas de figure sont à distinguer  : la réception du français québécois dans les dictionnaires d'usage en France (Le Petit Robert, le pionnier, puis Le Petit Larousse illustré), et celle de dictionnaires québécois, qu'ils soient destinés à la recherche (comme
259 le Dictionnaire du français québécois, issu du TLFQ) ou au grand public (comme le Dictionnaire du français plus, ou le Dictionnaire du français québécois) par les linguistes français (car ces ouvrages n'ont pas connu de publication en Europe) et des Académiciens (irrités par la féminisation des titres). Les Italiens observent depuis longtemps l'évolution de la lexicogra- phie francophone et se lancent désormais dans des productions lexicogra- phiques conjointes (voir l'article de Ualeria Zotti), souvent de manière plus objective que les Français.
C'est avec l'article de Chiara Molinari, « Représentation de l'espace francophone dans la BDLP  :enjeux linguistiques et interculturels  » , un des plus innovants et essentiels du recueil, que le lecteur commence à mesurer la portée de cette base de données lexicographiques. Il prend la forme d'une sorte de visite guidée de la base pour y déterminer à quel point les réalités sociolinguistiques et socioculturelles ysont reflétées. La première explora- tionporte sur les langues (41 langues africaines côtoient en effet le français) et les ethnies (la BDLP en signale 16 pour le Québec, contre 5 pour le PR 2010) qui y figurent, sans oublier les dérivés (ceux en —ité comme arabité ou créolité sont particulièrement riches), les composés et les collocats, qui renvoient à d'importantes problématiques culturelles. La base de données permet également de dresser une carte «  géoculturelle  »des pays représen- tés, illustrée ici par le cas du Maroc  :l'analyse de la néologie sémantique et formelle de developpeur et de sa famille dérivationnelle est particulièrement intéressante de ce point de vue. En plus des possibilités de recherche qu'offre cette base, elle participe à la définition d'une norme plurielle qui, au fur et à mesure « que l'écart entre centre et périphérie s'estompe  »,« n'est plus axée sur le français parisien  » (p. 54).
Annick Farina, dans « Les mots et les cultures francophones dans les dictionnaires généraux du français  », prend en quelque sorte le contre- pied du chapitre précédent. Elle se sert en effet de la BDLP pour sonder les dictionnaires usuels — en particulier Le Petit Robert et Le Petit Larousse Illustré —pour mesurer la couverture des mots de la francophonie, en particu- lier deceux qui dénomment des realia, qui décrivent la culture de l'autre. Elle affirme que la marque « régional » n'a plus sa place ici car il s'agit d'infor- mation définitoire, comme le préconise Claude Poirier. Elle entreprend une analyse systématique des mots de la francophonie sous l'angle des marques d'usage et de la structure de l'article (transcriptions phonétiques, variantes, étymologie et citations). Elle constate enfin que les différents Trésors, dispo- nibles dans la BDLP, ont dû finir par influencer les critères d'inclusion des dictionnaires d'usage.
C'est l'équipe qui a constitué le volet suisse de la BDLP, représentée par Dorothée Aquino-Weber, Sara Cotelli, Chistel Nissille, qui présente un cas de figure intéressant  : l'ceuvre de l'auteur d'un dictionnaire du français de Neuchâtel publié en 1926. Dans «  La lexicographie suisse romande sur la
260 voie de la description; l'exemple de William Pierrehumbert (1882-1940)  », article remarquablement bien documenté, les auteurs situent l'ceuvre de cet instituteur, amoureux de la langue, à la charnière entre la tendance prescrip- tive, dominante au xrxe siècle, qui privilégiait les recueils de cacologies, et l'approche inspirée de la dialectologie et de la lexicographie, plus volontiers descriptive. Les auteures mesurent également l'évolution perceptible dans les écrits de ce lexicographe, qui reflète de manière assez fidèle celle de son époque. On lui doit plusieurs innovations au niveau de la méthodologie, en particulier la constitution et l'exploitation d'un corpus (suisse en l'occur- rence) d'ceuvres littéraires ainsi que l'emploi de marques d'usage diatopique et diaphasique. De cette façon, certains solécismes « acquièrent une part de légitimité  » (p. 94), faisant écho à des mouvements similaires mais constatés généralement bien plus tard, dans d'autres pays francophones.
L'article suivant concerne un autre lexicographe, un Canadien dont le dictionnaire se situe à la fin du xlxe siècle, et dont l'attitude est très nettement prescriptive. Dans « Dictionnaire de nos fautes contre la langue française de Raoul Rinfret • "Il nous faut apprendre le français tel qu'il existe en France"  », Gabrielle Saint-Yves présente l'itinéraire d'un ingénieur devenu lexicographe pour qui l'objectif principal était de faire en sorte que le français canadien ressemble autant que possible au modèle parisien. Malgré ces préventions, toutefois, son dictionnaire, plus complet et plus systématique que celui de ses prédécesseurs, comporte en creux une description assez complète du français canadien de l'époque. S'il se focalise sur les particularités lexicales, ce n'est pas du tout aux dépens des autres catégories de difficultés  :orthographe, prononciation, syntaxe... à tel point que l'auteure se demande s'il ne s'agit pas d'un précurseur du Multidictionnaire', sans toutefois approfondir la comparaison ni expliquer sa portée aux lecteurs européens.
Hugues Sheeren pour sa part nous propose une étude métalexicogra- phique, «  De l'autocensure à une forme de légitimation des belgicismes  ; avatars dans les représentations qu'ont les Belges francophones de leurs parti- cularités lexicales de 1970 à aujourd'hui  ». Il y analyse la présentation des « belgicismes  »dans les dictionnaires, inventaires et autres publications parus en Belgique pendant la période considérée. Tout en précisant que la délimi- tation de ce que constitue un belgicisme n'est pas aisée à établir (si les realia comme waterzooi ou les «  statalismes  »comme bourgmestre sont faciles à identifier, qu'en est-il des particularismes partagés avec d'autres varié- tés du français, surtout du nord de la France, ou encore des différences de fréquences d'emploi ?), l'auteur s'interroge également sur l'existence même
1 Le Multidictionnaire de la langue française, rédigé à partir de 1988 par Marie- Eva de Villers, est une boîte à outils linguistiques conçue pour résoudre les difficultés d'expression tout en proposant une norme propre aux francophones d'Amérique du nord (http://multidictionnaire.coln~.
261 d'une variété nationale belge. Toujours est-il que l'évolution constatée des ouvrages sur le français belge montre les mêmes tendances qu'ailleurs dans la francophonie. Les années 1970 sont encore marquées par la publication de cacologies (l'autocensure est déjà mentionnée dans le titre), tandis qu'à partir du milieu des années 1990 on assiste à l'éclosion d'ouvrages vraiment descriptifs, qui, de plus en plus, renseignent sur le registre de langue. L'auteur finit par souligner un paradoxe — du moins apparent  :les variétés spécifique- mentbelges sont de mieux en mieux acceptées, mais les Belges les emploie- raient de moins en moins.
Dans « La conscience linguistique au Québec (1830-1940)  : du jargon pitoyable de Michel Bibaud au joual de Claude-Henri Grignon  », Jean-François Plamondon fait une lecture éclairante des écrits des Canadiens français (Bibaud, mentionné dans le titre comme point de départ de l'étude, est caractérisé ici comme premier Québécois à discuter avec un intellectuel français) portant sur leur langue. Si le sentiment d'infériorité par rapport au français de Paris et l'identification de l'anglais comme ennemi sont généra- lementpartagés par les auteurs étudiés, les conclusions tirées sont très diver- sifiées. Parmi les thèmes abordés on s'intéresse particulièrement aux consé- quences de l'urbanisation et de l'émergence d'un prolétariat francophone, à l'action de l'église catholique, aux attitudes par rapport à un bilinguisme y compris officiel et aux Congrès de la langue française organisés sous l'égide de la Société du parler français du Canada, et ces tendances souvent antago- nistesproduisent les tensions qui caractérisent l'espace francophone canadien du siècle d'histoire analysé ici.
On peut dire que l'article de Karine Gauvin, « Les mots issus du vocabulaire marin dans les français du Canada  :héritages ou innovations ? L'exemple du verbe gréyer  », constitue en réalité le commentaire d'une notice de dictionnaire. L'auteure présente sa méthodologie, qui s'inspire de celle du Dictionnaire historique du français québécois (1998). Au fil des explorations dans les différentes sources documentaires, on comprend à quel point la transmission d'emplois de mots maritimes est complexe ; il s'avère que les nouveaux emplois dérivés d'usages connus en France sont légèrement supérieurs à ceux qui sont vraiment innovateurs.
Pierre Rézeau, sans doute le chercheur le plus connu pour l'ana- lyse des variétés du français de France, avait anticipé les commémorations linguistiques2 de la Grande Guerre. Dans « Aspects de la phraséologie du français de France à travers des correspondances de combattants de la guerre de 1914-1918  », il explore les lettres des poilus, désormais disponibles grâce aux corpus ouverts et aux éditions préparées par les historiens, qui signalent
2 On attend avec impatience les actes du colloque La première guerre mondiale et la langue  :approches croisées, qui a eu lieu à l'université de la Sorbonne et au Centre d'histoire de Sciences-Po Paris en juin 2014.
262 volontiers les faits historiques, mais ne commentent guère les faits de langue. Rézeau divise les phraséologismes relevés par rapport à leur signalement dans la lexicographie générale ou régionale, notant en particulier les usages absents de ces ouvrages et les apports en matière de datation, ainsi que les faits marqués diastratiquement et diatopiquement, le corpus étant particuliè- rement riche en français « ordinaire  »bien que plus marqué par la diversité régionale qu'aujourd'hui.
Le français suisse fait l'objet de l'article de Cristina Brancaglion, « La métaphore zoomorphe dans les dénominations féminines  :analyse d'un corpus suisse  », mais à travers les patois du milieu du xrxe siècle. Il s'agit d'examiner les dénominations métaphoriques inspirées des animaux pour désigner les attributs de la femme, nombreuses dans les parlers ruraux. Peu d'entre elles sont flatteuses, et personne ne regrettera qu'elles aient toutes disparu.
Anna Giaufret, dans «  De la variation dans les bulles  : le français de la bande dessinée québécoise et les dictionnaires en ligne  », décide de mettre à l'épreuve les dictionnaires comme aide à la compréhension des BD  :les répertoires en ligne, la BDLP3-Québec et l'USITO4, mais aussi le Dictionnaire québécois d'aujourd'hui (DQA, 1992, dictionnaire papier). Suffisent-ils pour qu'un lecteur européen décode un corpus de bandes dessi- nées québécoises publiées entre 2006 et 2011  ?Sur les soixante-deux unités recueillies, ordonnées par fréquence (pis pour et, puis (105 occurrences) jusqu'à vargeux (une occurrence)), c'est le DQA qui en répertorie le plus, et l'USITO, moins orienté vers la langue familière, le moins. Ajoutons que ces unités sont toutes présentes dans le Fichier lexical et dans l'Index lexico- logique, ce qui montre une bonne couverture lexicographique du français québécois oral et informel.
Un seul article porte sur le français d'Afrique, mais il ne couvre pas moins de quatre pays. Dans « Les variations linguistiques dans la presse africaine en langue française  », Natasa Raschi examine les spécificités lexicales et syntaxiques d'un échantillon de la presse écrite ivoirienne, burki- nabé, togolaise et béninoise publiée entre 2006 et 2010. Elle note en parti- culier les emprunts, les usages particuliers du français et les cas d'hybrides. Dans le cas des emprunts, on en relève bien entendu des langues africaines, mais l'auteure note également l'emploi de nombreux anglicismes, qu'elle attribue à la présence du grand voisin anglophone, le Nigeria, sans préciser toutefois si ceux-ci sont présents en français ou spécifiques à l'Afrique. Les emprunts aux langues africaines sont souvent des emprunts directs, mais on relève aussi des proverbes africains traduits. En matière de syntaxe, l'auteure observe des écarts par rapport aux normes qu'elle attribue à la vitalité du français africain.
3 Base de données lexicographique panfrancophone.
4 Dictionnaire du Français en Usage au Québec.
263 Le français antillais fournit le sujet de l'article suivant, d'André Thibault, « L'antillanité est-elle traduisible ? Analyse des diatopismes de l'Éloge de la créolité dans sa traduction anglaise  », le premier d'une petite série qui problématise la question de la traduction. L'essai dont il est question dans le titre, qui date de 1987, est signé d'un linguiste, Jean Bernabé, et de deux écrivains antillais très connus, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant ; selon Thibault, il a connu un très grand retentissement en particulier parce qu'il présentait et illustrait les caractéristiques de l'antillanité et de la créolité. À titre d'illustration, l'auteur prend 26 mots typiques tirés de cet ouvrage pour en faire des articles de dictionnaire très développés, auxquels il ajoute des commentaires sur la traduction en anglais réalisée en 1992. Les mots choisis sont représentatifs de la variété trouvée dans l'essai et comportent des archaïsmes du français, des diastratismes, des amérindianismes et d'autres emprunts, plusieurs néologismes formels ainsi que deux mots d'origine incon- nue; la créolité est ainsi amplement illustrée dans l'ouvrage même. Quant à la traduction, on aurait pu penser que l'anglais dispose de plusieurs registres qui auraient pu convenir aux équivalents  : le black English des États-Unis ou l'anglais jamaïcain. Or l'auteur doit constater qu'à une exception près le traducteur opte pour un équivalent strictement neutre, voire erroné, ce qui le conduit à conclure que la traduction a une tonalité bien moins subversive que l'original.
Gerardo Acerenza, dans sa recherche de traductions convaincantes de régionalismes, a eu nettement plus de chance que Thibault, sans doute parce qu'il a retenu un corpus plus important. Tandis que celui-ci s'est contenté d'analyser une seule traduction, celui-là a analysé les traductions italienne, roumaine, espagnole et allemande du célèbre roman de Louis Hémon, Maria Chapdelaine (1921), ainsi que les introductions et préfaces, ce qui lui fournit une récolte bien plus riche. Dans « Variation diatopique et traduc- tion. Convergences et divergences dans la traduction des régionalismes  », il analyse les stratégies de traduction invoquées pour rendre dans les différentes langues une demi-douzaine de régionalismes (faire de la tire, atoca et bleuet, vues animées —ces dernières chères à Michel Tremblay  ! —chantier et drave), corpus suffisant pour se faire une idée de l'intérêt que porte le traducteur à la transmission de la spécificité québécoise. Malgré quelques tentatives de traduc- tion réussies, l'auteur constate que la plupart des traducteurs renoncent à rendre les connotations associatives pourtant si importantes dans le texte source.
Dans le troisième article consacré aux questions de traduction, Ualeria Zotti, dans «  Un nouveau scénario pour la station de travail du traducteur la base de données lexicales QUIT. Québec-Italie  », se propose de mettre au point un outil informatique qui palie les insuffisances des dictionnaires bilingues français-italien. Celles-ci sont toutefois toute relatives, car la lexicographie italienne de ces dernières années s'est largement ouverte au français non hexagonal, s'alimentant sans doute dans les grands dictionnaires
264 français monolingues. Il n'en reste pas moins qu'un outil informatique qui allie une mémoire de traduction et des ressources telles que celles du TLFQ serait susceptible de rendre de grands services aux traducteurs.
Le dernier article est le seul qui parle de la variation dans les langues de spécialité. Signé de Rachele Raus, il permet de connaître une partie de sa recherche sur les dimensions institutionnelles de la variation terminolo- gique, désormais disponible dans un remarquable ouvrages, que nous avons eu l'occasion d'apprécier par ailleurs6, et qui n'était sans doute pas encore disponible au moment où le présent volume a été mis sous presse. Dans « Pour une approche discursive de la variation lexicale en terminologie  :les termes français du gender equality dans les glossaires des institutions interna- tionales  », elle explore surtout comment le colinguisme (ici les relations entre l'anglais et le français en tant que langues institutionnelles) peut conduire à un usage des équivalents différenciés de termes déjà négociés et stabilisés dans l'autre langue.
De nombreux recueils d'hommages sont le prétexte d'un joyeux mélange d'écrits de circonstance qui, pensent les contributeurs, feront plaisir au récipiendaire sans qu'aucune ligne thématique ne se dessine vraiment. Ce n'est pas le cas ici  :1' influence de Claude Poirier est palpable dans la plupart des études, et d'ailleurs la moitié des auteurs le citent directement. Le thème qui les réunit est bien entendu l'étude de la variation lexicale dans la franco- phonie, comme le titre l'annonce, mais l'ambition est plus vaste. Elle rejoint celle de Claude Poirier, qui étudie le lexique du français québécois surtout pour son intérêt propre, mais aussi dans le but de le promouvoir en l'illustrant et en le renforçant grâce à l'établissement d'une norme, fût-elle plurielle.

John HUMBLEY
CLILLAC-ARP (EA 3967), Université Denis-Diderot.
LDI (UMR 7187), CNRS, Université Paris 13,
Sorbonne Paris Cité et Université de Cergy Pontoise
j ohn.humbley@unie-paris-dderot. fr

5 Rachele Raus, La terminologie multilingue. La traduction de termes de l'égalité HF dans le discours international, Brussels, De Boek (coll. Traduction), 2013.
6 John Huxnbley, « Compte rendu de RAUS 2013  », Terminology, 19/2, 2013,
p. 307-314.
265 LIGAS Pierluigi, avec la collaboration de Giovanni TALLARICO (dir.), Lexique, lexiques. Théories, méthodes et perspectives en lexicologie, lexicographie, terminologie et phraséologie, Vérone, QuiEdit, 2013, 219 pages — ISBN 978-88-6464-220-8.

Le volume Lexique, lexiques. Théories, méthodes et perspectives en lexicologie, lexicographie, terminologie et phraséologie fait suite aux études lexicologiques dirigées par Ligas et Frassi (2012), issues de séminaires de recherche de l'Université de Vérone. Il est divisé en trois parties  : lexico- graphique, terminologique et lexico-sémantique/phraséologique, suivies d'un index des noms propres. La première partie est composée de trois articles, dont le premier, signé de Sara Cigada, « Lectures du TLFi et du Petit Robert en cours de langue française  », est à orientation pédagogique. L'auteure explore les exploitations destinées aux cours de FLE que l'enseignant peut faire à partir d'articles des deux dictionnaires, s'appuyant sur quatre exemples  :franc, ban, courtoisie/politesse. L'approche relève en partie de la lexiculture, dans la mesure où elle fait découvrir les dimensions culturelles des mots retenus, sans oublier pour autant la structuration à la fois lexicale (les relations morphologiques et sémantiques en particulier) et lexicographique (la présentation de ces relations). Jana Altmanova, dans «  L'exemple-phrase dans la lexicographie bilingue contemporaine  :fonctions et critères de sélec- tion  », analyse les exemples, forgés ou adaptés, qui illustrent les dictionnaires français-italien/italien-français. On sait que l'exemple est souvent considéré comme la « pierre angulaire  » ou la « pierre de touche  » de l'article lexico- graphique, comme le dit Jean Pruvost, mais il est présenté ici plutôt comme «  talon d'Achille  », sans que ses défauts soient particulièrement dévelop- pés dans l'analyse. Au contraire, ce sont plutôt ses fonctions (explicatives et surtout traductives) qui sont problématisées, l'auteure analysant l'emploi des pronoms personnels et des éléments culturels. Cette dernière partie reflète la «  néobienséance  » chère à Monique Cormier et à ses collègues («  au pays de la "dictionnairie", les exemples ne sont jamais innocents  ») et représente sans doute l'aspect le plus vulnérable du travail du lexicographe. Le dernier article de la série lexicographique, « La notion d'équivalence en lexicographie bilingue  », de Cosimo De Giovanni, problématise également les dictionnaires bilingues, mais d'un point de vue plus théorique. Constatant l'insuffisance théorique, voire pratique, des définitions classiques de l'équivalence fondées sur la traduction, l'auteur propose la prise en compte d'un troisième élément qu'il appelle l'«  équidistance  », et qu'il définit comme l'unité de mesure utile pour évaluer le rapport et donc le degré d'équivalence existant entre les lexies de deux langues situées sur un continuum conceptuel. Il reconnaît par ailleurs que le terme d'équidistance est employé en lexicographie monolingue, notam- ment par Gérard Petit (1995, 2010), mais celui-ci ne cherche pas à l'appli- quer aux contextes bilingues. La méthode, qui est conçue comme une étape
266 intermédiaire en lexicographie bilingue, passe par l'élaboration de défini- tions dans les deux langues pour le calcul de la distance entre deux lexies, et s'apparente à la démarche onomasiologique plus typique de la terminogra- phie. L'auteur esquisse également la notion d'équidistance collocationnelle, que le lecteur aurait bien aimé voir développée davantage. L'article, comme le recueil, porte sur la lexicographie, mais on peut considérer que son apport majeur se situe plutôt dans le domaine de la traductologie.

La petite série d'articles sur la terminologie comporte deux études sur celle des énergies renouvelables, écho du projet LEXECOLO que les auteures ont mené en collaboration avec le GLAT de Télécom Bretagne (page 76). Le premier article, d'Anna Giaufret, « La terminologie des énergies renouve- lables dans les bases de données terminologiques  :les exemples de IATE et du GDT  », examine le sort terminographique réservé à deux mots clés, chefs de file de séries terminologiques  :géothermie et biomasse. Les traitements dans les deux bases de données sont fragmentaires, les deux se complétant dans une certaine mesure, sans pour autant égaler le taux de couverture constaté pour les relevés effectués dans le cadre du projet mentionné. L'auteure se demande en conclusion s'il est possible deviser l'exhaustivité dans un domaine qui évolue aussi vite que celui des énergies renouvelables. Le second, « Les énergies renouvelables  :diffusion de la terminologie et traitement dans les ouvrages lexicographiques  », de Micaela Rossi, examine la présence de cette termino- logie dans des dictionnaires d'usage monolingues français et italiens à travers les termes photovoltaïque et biomasse sélectionnés dans le cadre du projet. Il s'avère que ceux-ci sont relativement peu représentés dans les dictionnaires des deux langues pour des raisons que l'auteure analyse  : la nature morpho- logique des termes (à deux ou trois composants), la polysémie spécifique aux langues de spécialité et les corpus auxquels les lexicographes font appel. La dernière contribution à cette section, «  Le spread dans ses dimensions conceptuelles, culturelle et cognitive  :une approche termontographique  », thématise une terminologie du secteur tertiaire, celle de la finance, à travers le terme vulgarisé spread. Danio Maldussi, s'inspirant des méthodes de descrip- tion terminologique préconisées à la fois par Jeanne Dancette et Christophe Réthoré (2000) pour la terminologie commerciale et par Rita Temmerman et Koen Kerreman (2003) pour la termontographie, mentionnée dans le titre, examine l'usage de ce terme hautement polysémique dans la presse générale de langues française et italienne. Spread, comme il l'explique, est un très bon exemple de terme vulgarisé mais aussi d'anglicisme « retardé  », car attesté en italien depuis 1974 (et depuis les années 1960 en français). Avant d'exa- miner les deux corpus, l'auteur présente l'emploi du terme dans les différents sous-domaines où il figure, analysant son évolution sémantique ainsi que ses équivalents français. L'analyse du corpus est effectuée en tenant compte de la préférence et de la prosodie sémantiques, méthodes empruntées à la linguistique de corpus; le résultat est illustré par des fiches terminologiques
267 accompagnées d'un schéma conceptuel pour chaque notion. Cet article est une excellente illustration de la compatibilité des informations hautement spécialisées et de la réception des termes spécialisés auprès du grand public.
Les contributions de la partie lexico-sémantique et phraséologie sont plus nombreuses et plus variées. Gaston Gross, dans « L'expression de la cause en français  », développe une des thématiques qu'il avait déjà traitée dans Gross et Prandi (2006), en partant d'une analyse par classes d'objet, qui distingue deux grandes catégories de causes par prédicat  :événementiel et d'action, et par expression directe et indirecte. Parmi les dernières on observe une série de métaphores (la source, l'origine, le germe...). Les expressions linguistiques sont donc très complexes mais comportent des paramètres, qui, une fois bien dégagés, permettent une analyse objective et exhaustive. Michele Prandi pour sa part compare métaphore et métonymie par rapport aux verbes dans le but d'expliquer les conditions d'extension de sens lexical. Dans « Métaphore et métonymie comme stratégies d'extension du signifié
le cas des verbes  », on apprend que si le verbe est saturé par des arguments cohérents et fait référence à un procès différent de son signifié, la métony- mie comme la métaphore sont possibles tandis que s'il est saturé par des arguments conflictuels, seule la métaphore est admise. L'extension de sens métonymique conserve donc ses mêmes arguments, tandis que l'extension métaphorique ne connaît pas cette contrainte. Fabio Pelizzoni s'appuie sur l'analyse du discours pour rendre compte du fonctionnement des connec- teurs  :dans « Les connecteurs en analyse du discours  » il analyse l'entrée donc et ses quatre acceptions dans le TLFi. Adriana Orlandi, dans « Pour une typologie raisonnée des expressions figées Nom Adjectif  », propose trois grandes familles de typologies de figement  :celle fondée essentiellement sur la syntaxe, représentée ici par les travaux de Gaston Gross, celle qui est fondée sur la sémantique et la non-compositionnalité (Igor Mel'cuk), et une troisième de type mémoriel, à orientation cognitive. L'auteure rappelle les neuf critères par lesquels Gros identifie le figement, puis examine en détail la non-compositionnalité et le traitement des collocations. S'appuyant sur les trois grandes familles, l'auteure identifie quatre critères (non-composi- tionnalité, signifié idiomatique, figement cognitif et figement syntaxique) pour diviser les suites Nom +Adj. en locutions, collocations (base + collo- catif), fausses collocations et expressions libres. Dans le dernier article, « Cooccurrences  ?collocations  ? segments répétés  ?locutions  ?quoi d'autre encore ? Des exemples concrets (ou presque)  », Pierluigi Ligas reprend le métalangage passablement anarchique des manifestations de figement lexical pour proposer, à la lumière de l'analyse d'un petit corpus, une définition de la collocation plus proche de la tradition britannique, qui se rapproche de ce que les linguistes français appellent plutôt la cooccurrence.
La lexicologie est un domaine très vaste et varié, traits admirablement illustrés par ce volume. On attend avec impatience la suite de cette série.
268 Références
DANCETTE, Jeanne et RÉTHORÉ, Christophe, Dictionnaire analytique de la distribution/Analytical Dictionary of Retailing, Les Presses de l'Université de Montréal, 2000.
GROSS, Gaston et PRANDI, Michele, La finalité  :fondements conceptuels et genèse linguistique, Bruxelles, De Boek Duculot, 2006.
LIGAS, Pierluigi et FRASSI, Paolo (dir.), Lexiques Identités Cultures, Vérone, QuiEdit,
2012.
PETIT, Gérard, «  Le traitement des variantes graphiques dans les Dictionnaires Larousse et spécifiquement dans le Petit Larousse illustré  », Langue française 108,
1995, 40-51.
PETIT, Gérard, « Polysémie et modèles de représentation du sens lexical  :état de la

variation  », Zeitschri~l fiirfranz~sische Sprache undLiteratur, 37, 2010,103-119. TEMMERMAN, Rita et KERREMANS, Koen, Termontography : Ontology Building
and the Sociocognitive Approach to Terminology Description, 2003.


John HUMBLEY
CLILLAC-ARP (EA 3967), Université Denis-Diderot.
LDI (UMR 7187), CNRS, Université Paris 13,
Sorbonne Paris Cité et Université de Cergy Pontoise
john.humbley@eila.univ-paris-diderot.fr



ZANOLA Maria Teresa, Arts et métiers au xvrr~ siècle. Études de terminologie diachronique, Préface d'Alain Rey, Postface de Bénédicte Madinier, Paris, L'Harmattan, 2014, 213 pages — ISBN
978-2-345-03398-3.
Le xvrrie siècle est une époque charnière dans la constitution du français scientifique et technique. On doit donc saluer la parution de ce livre, qui est une excellente introduction à l'évolution de la langue par rapport aux ouvrages de référence de l'époque, dictionnaires et encyclopédies en parti- culier. Cette tranche de l'histoire de la langue est déjà bien documentée, mais l'ambition du présent ouvrage est d'expliquer comment les différents acteurs de l'époque ont relevé le défi des innovations techniques, commerciales, voire administratives  : il le fait par le biais des dictionnaires (spécialisés et généraux), des encyclopédies, ainsi que de toutes sortes de textes spécifiques, traités ou mémoires, qui comportent très souvent des glossaires ou autres indications de type métalinguistique. On peut dire, en effet, à l'instar d'Alain Rey dans la préface, qu'il s'agit d'une histoire de la langue scientifique mais surtout technique réalisée à l'aide des méthodes de la métalexicographie.
La méthode consiste dans un premier temps à étudier l'évolution de certains mots-clés (art, artiste, artisan, outil et d'autres encore) par rapport à
269 l'écho que l'on en trouve dans les ouvrages de référence de l'époque, qui non seulement situent le terme dans son contexte, mais qui présentent aussi un guide méthodologique à la terminologie diachronique. Le lecteur comprend ainsi comment les mots reflètent, véhiculent, voire impulsent l'évolution des métiers et, partant, des sciences émergentes. Qui dit art au xvn~ siècle dit aussi langue des arts, riche sujet de réflexion dans les dictionnaires et encyclo- pédies de l'époque, et reflet de la perception qu'en avaient les contemporains. Concernant les terminologies émergentes, la principale pierre d'achoppement identifiée par les lexicographes était la synonymie, dont les deux dérives criti- quées sont abondamment citées et expliquées  :dans les métiers traditionnels, la profusion synonymique provient de la pratique éclatée des ateliers, résul- tant d'une très grande variation diatopique ; dans les sciences — la botanique en particulier — la cause était autre  :dans ces disciplines fondées sur la classification et l'établissement des nomenclatures, il s'agissait plutôt d'une dispersion d'ordre scientifique et individuel. Chaque spécialiste dénommait expressément les éléments de sa nomenclature. L'ouvrage illustre le rôle que les ouvrages de référence (dictionnaires, encyclopédies mais aussi rapports et recommandations) jouent au xvme siècle dans la construction des langues de spécialité et de la terminologie modernes, susceptibles de remplir la fonction de principale langue scientifique internationale.

La dernière partie du livre est consacrée à l'étude de cinq langues de spécialité, très différentes les unes des autres, mais dont chacune illustre un aspect particulier de ces langages de métier. Elles ont en commun d'appartenir toutes, à des degrés différents, aux arts et métiers du luxe et de faire mention d'un certain nombre d'outils, d'où la réflexion terminologique mentionnée plus haut sur l'outil et son importance dans la démarche de l'Encyclopédie. Les métiers abordés sont l'horlogerie, la faïence fine, les cuirs et peaux, la chapellerie et le textile. L'horlogerie française plonge ces racines dans l'est de la France et en Suisse (c'est d'ailleurs un Suisse qui rédigera l'article de l'Encyclopédie sur le sujet) et représente un métier mécanique très spécialisé et très structuré, sous-divisé en de nombreux sous-métiers, spécifiques aux pendules et aux montres, mais communiquant entre eux. Le vocabulaire de ce métier est un bon exemple de terminologie mécanique, organisé en partie, comme l'auteure le fait bien remarquer, selon les principes de l'ontologie telle que Wüster l'envisageait. L'histoire de la faïence fine est une illustration intéressante d'une technique empruntée — à l'Angleterre en l'occurrence — mais qui prend rapidement son autonomie, tout en montrant dans sa termino- logie des traces de son origine. Ce domaine est caractérisé par une profusion synonymique, qui s'explique en partie par la dispersion géographique des lieux de production (au xrxe siècle le nom de la faïence rappelait surtout la ville —française —d'origine), mais aussi par des différences de classement. Dans ce dernier cas, il s'agit plutôt de quasi-synonymes. Maria Teresa Zanola prend l'option de présenter faïence fine comme hyperonyme et d'explorer
270 les nombreux hyponymes, dont les deux principales dimensions sont la fabrication et les différentes techniques y afférant, et la commercialisation, toujours plus importante. Si la faïence fine est un secteur récent et innovant, celui des cuirs et peaux, composé en fait d'une multiplicité de métiers, dont les plus importants, sous forme de corporations, remontent au Moyen-Âge, plonge ses racines dans le passé. L'organisation du métier dans son ensemble est caractérisée par la combinaison paradoxale d'une extrême spécialisa- tionpour certains sous-métiers (le tannage jusqu'à la fin du xvrrle siècle, par exemple), et d'un caractère hypertrophié pour d'autres. Le résultat en est une organisation onomasiologique très complexe, très différente de celle d'aujourd'hui, qui figure également dans ce chapitre. En ce qui concerne les ouvrages de l'époque, on compte, dès la seconde moitié du xvrrle siècle, des traités importants, et on note aussi l'influence, dans la standardisation de la terminologie, des besoins de l'administration fiscale. L'auteur signale également un volume consacré aux cuirs dans l'Encyclopédie méthodique de Panckoucke (Plomteux, 1790). Si le travail du cuir se faisait partout en France, le métier du chapelier était plus circonscrit, et l'auteure prend l'exemple de celui de Caudebec en Normandie, dont les chapeaux de feutre avaient la réputation de résister à la pluie. L'étude de la réception de ce vocabulaire sur une longue période, tel qu'il est reflété dans les dictionnaires, révèle une très grande stabilité, malgré les innovations techniques et surtout commerciales. Le dernier métier, celui des textiles, qui allait être transformé par la révolution industrielle, est d'une haute complexité terminologique, du fait de sa grande dispersion géographique (non seulement en France mais aussi àl'étranger —les étoffes de Chine étaient déjà commercialisées), de l'évolution des techniques de fabrication comme des décors, sujets alors à la mode. Zanola évoque les liens avec le dessin, influencé par l'Italie par le truchement des traductions. Le textile fut le lieu de bouleversements et d'innovations à l'époque considérée, dont le métier automatique, apparu déjà à la fin de la première moitié du xvnie siècle. On en trouve la trace dans les dictionnaires (y compris bilingues) et les encyclopédies (Panckoucke encore).

Ces cinq petites études illustrent à merveille les très grandes diffé- rences entre les pratiques et donc les vocabulaires qui les reflétaient, mais qui, comme le remarque très justement Alain Rey dans l'introduction, tendaient tous vers une rationalisation et une systématisation qui préparaient la révolution industrielle d'une part mais aussi les méthodes des sciences et des technologies qui seraient développées tout au long du xlxe siècle. Puisque c'était des protestants qui fabriquaient ces chapeaux, la révocation de l'Édit de Nantes signifia l'arrêt de cette production locale, mais la renommée et la technique qui y étaient associées s'étaient déjà répandues dans toute la France de telle sorte que l'on continua à parler de caudebec et de chapeau cauchois longtemps après sa disparition dans sa petite ville d'origine. La principale source documentaire sur laquelle l'auteure s'appuie pour rendre compte de
271 son évolution lexicale est un tome des Descriptions des arts et métiers de l'abbé Nollet de 1777, qui illustre l'étendue onomasiologique de cet ouvrage, qui, de plus, traite des verbes spécialisés liés au métier. La comparaison avec un traité de 1830 révèle des traces d'une modernisation technique sans que les phases du travail en soient fondamentalement affectées.
C'est le livre que l'enseignant aimerait mettre entre les mains des étudiants qui découvrent le français du xvn~ siècle, sans oublier les termino- logues en formation, qui profiteraient pleinement de cette brillante introduc- tion àleur spécialité. Bénédicte Madinier, dans sa postface, appelle de ses voeux la poursuite de cette aventure par une grande étude en diachronie de la terminologie du xvr~ siècle à nos jours. On ne peut mieux dire.

John HUMBLEY
Université Denis-Diderot (EA 3967), CLILLAC-ARP
LDI (UMR 7187) CNRS, Université Paris 13,
Sorbonne Paris Cité et Université de Cergy Pontoise
john.humbley@eila.univ-paris-diderot.fr