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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    2014 – 2, n° 105
    . La sémantique en France : un état des lieux
  • Auteurs : Anscombre (Jean-Claude), Delahaie (Juliette)
  • Pages : 9 à 12
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812436895
  • ISBN : 978-2-8124-3689-5
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3689-5.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/01/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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INTRODUCTION




Où en est la sémantique aujourd'hui ? Des premiers balbutiements de la discipline, que l'on date souvent de l'Essai de sémantique de Bréal (1897) — même si sa « science des significations  » n'a que peu de rapports avec la sémantique actuelle —aux derniers développements actuels, quel chemin a été parcouru ?
Bréal soulignait déjà à son époque le retard de la sémantique par rapport à la phonologie ou à la morphologie, et l'on pourrait dire par rapport à la syntaxe. La tradition grammaticale et l'importance de la grammaire générative dans le paysage linguistique de France et d'ailleurs semblent surtout s'être associées pour reléguer la sémantique au second rang des études linguistiques, pour faire du sens un problème annexe. La grammaire méthodique du français de Riegel, Rioul et Pellat (2002, 2e éd., Paris, PiJF), pour n'en citer qu'une parmi les meilleures en tant qu'ouvrage universi- taire, ne consacre par exemple qu'une cinquantaine de pages à des problèmes de sémantique (référence, énonciation, structuration du texte) tandis que la majeure partie s'intéresse à des problèmes de syntaxe (syntaxe de la phrase simple, syntaxe de la phrase complexe). Le projet de la Grande grammaire du français, ouvrage en préparation depuis 2004 sous l'égide de A. Abeillé, A. Delaveau et D. Godard, ne devrait pas révolutionner cet état de fait, faisant la part belle à la syntaxe comme domaine le plus à même de décrire la complexité de notre langue.
Il est vrai que les théories sémantiques semblent parfois si antino- miques qu'il est souvent difficile de comprendre si la discipline a réelle- ment évolué ou si elle a simplement emprunté des directions différentes, en fonction des modes et des transformations plus générales de la linguistique. Sens et signification changent ainsi de valeur en fonction des théories  :entre la place secondaire qui est accordée à la sémantique dans les grammaires formelles dominées par la syntaxe, les connexions qui sont établies entre sens et cognition, sens et usage, sens et contexte dans différents modèles séman- tiques, quelle description choisir ? Nous aurions justement pu proposer une vue d'ensemble sur les sémantiques actuelles nées à des époques différentes
Cah. Lexicol. 105, 2014-2, p. 9-12
10 (sémantique formelle, générative, énonciative, cognitiviste, etc.), nous reportons pour cela aux manuels de sémantique qui tous font une revue remarquable du sujet'.
C'est à une autre entreprise que nous nous attellerons donc ici, et qui consistera à faire un état des lieux des acquis de la sémantique sur des objets d'étude et des notions aujourd'hui bien documentés, au-delà des controverses et des écoles théoriques. Le choix des thématiques abordées s'est fait en fonction de leur importance dans le paysage sémantique français et européen, et compte tenu des avancées dans le domaine. L'objectif principal est ainsi de fournir au chercheur un outil de travail sur des directions de recherche essentielles en sémantique, en fournissant à la fois un point théorique sur le sujet, ainsi que des critères d'analyse désormais considérés comme acquis.
Une première section réunira les articles qui traitent de notions et concepts opératoires en sémantique.
L'article de Adler et Asnes s'occupe de la quantification, notion qui s'inscrit dans des domaines méthodologiques divers (comme l'analyse de corpus ou la sémantique formelle). Les auteurs se focalisent sur quelques aspects clés comme la quantification collective/distributive, la quantification faible/forte, la quantification des noms massifs/comptables, la quantifica- tion modifiée. Sont également analysés d'autres phénomènes qui existent indépendamment de la quantification, tels que la scalarité, l'approximation et la précision, qui permettent d'éclairer les propriétés de la quantification et qui constituent aussi de nouveaux cadres théoriques pour son étude.
Les quatre articles suivants traitent du rapport entre énoncé / énoncia- teur / énonciation à travers différentes notions sémantiques.
Douaire présente les deux notions transversales de «  commitment  » et « prise en charge  » , introduites en linguistique dans les années 1980,1'une en sémantique anglo-saxonne, l'autre en sémantique française. Elle en montre les convergences et les différences, la notion de prise en charge étant étroi- tement liée à l'énonciation, tandis que commitment est plus généralement associé à l'analyse formelle du dialogue. Son objectif étant de montrer le lien entre prise en charge et polyphonie, autre modèle d'analyse séman- tique des « voix  »dans le discours, Douaire développe enfin trois théories de la polyphonie qui ont utilisé, de manière différente, la notion de prise en charge  : la théorie standard et ses développements ultérieurs (Ducrot et Carel), la ScaPoLine (Nralke) et la théorie de la polyphonie d'Anscombre.
Toujours autour du rapport entre énonciateur, énoncé et énoncia- tion, Guentchéva explicite certains problèmes théoriques autour des notions
1 Uoir par exemple Tamba Irène (2005)  : La sémantique, Paris, PUF, col'. « Que sais je ?  »; Lyons John (1978)  :Sémantique linguistique, tract. fr., Paris, PUF, 1980; Nyckees Vncent (1998), La Sémantique, Paris, Belin, etc.
11 d'évidentialité et de médiativité, utilisées à partir des années 1990 en séman- tique, l'une dans le domaine anglo-saxon, l'autre en sémantique francophone. Guentchéva montre que les notions ne se recouvrent pas entièrement  : média- tif renvoie au dispositif grammatical d'une langue qui a pour fonction de signifier le désengagement de l'énonciateur par rapport au contenu propo- sitionnel de l'énoncé, tandis que dans l'évidentialité, la notion de source de l'information donne lieu à des interprétations divergentes et les critères mis en ceuvre pour identifier un marqueur comme évidentiel sont flous.
Cette étude est complétée par une bibliographie rétrospective de Dendale et Izquierdo à propos des travaux portant sur le français et dans lesquels les termes de médiativité/évidentialité sont utilisés. De 1991 à 2014, plus de 180 études empiriques sont ainsi répertoriées dans cette bibliographie.
Enfin, l'article de Tamba propose une analyse complète sur le sens compositionnel en sémantique phrastique et lexicale, outil linguistique appro- prié àl'étude de la signification référentielle ou métaphorique des phrases hérité de la sémantique formelle, de la linguistique informatique et de la philosophie du langage. Cependant, comme toutes les autres notions abordées précédemment, le principe de compositionnalité reste vague et l'étude de Tamba vise à faire un retour sur les critères opératoires touchant à ce concept.
Dans une deuxième section du présent ouvrage sont présentées diffé- rentes études sémantiques autour d'objets phares du domaine.
Cislaru propose un état des lieux sur les noms de sentiment et d'affect, sujet difficile parce que l'on ne dispose pas actuellement de définition précise du domaine de l'affect, même si les études sur les verbes affectifs ont commencé dans le champ lexico-syntaxique dès les années 1960. L'auteur passe en revue les différents problèmes auxquels on est confronté  :frontières syntaxiques, combinatoire et structure argurnentale, aspect, champs séman- tiques, etc. ;elle tente de proposer des critères précis de classification qui manquent encore dans le domaine des émotions, dont l'homogénéité linguis- tique est mise en question.
Cormier présente ensuite un état des lieux autour de la question des noms propres dont l'étude a débuté à partir des années 1970-1980. L'hétérogénéité des noms propres et de leurs emplois constitue cepen- dant encore aujourd'hui un obstacle à l'établissement de critères formels définitoires de la catégorie. Cormier passe ainsi en revue le problème de la typologie des noms propres et des critères définitoires syntaxiques et séman- tiques de la catégorie, et explore la question du sens et de la référence des noms propres, phénomènes dont l'interprétation varie d'une théorie à l'autre.
Delahaie et Anscombre tentent quant à eux de proposer une revue des notions et problèmes liés à la définition de « connecteur et connexion  », revisi- tant ainsi des questions plus générales liées à la construction d'un modèle théorique en sémantique  :quel est le poids de la grammaire traditionnelle
12 et de la logique dans notre conception de la langue ? Comment appréhender structure de surface et structure profonde ? Autant de parti-pris qui condi- tionnent les critères définitionnels que l'on peut attribuer à « connecteur  » et « connexion  ».
La contribution de Huyghe porte sur la sémantique des noms d'action en français à travers une revue des travaux sur le sujet de ces vingt dernières années. Cet état des lieux est d'autant plus important que les noms d'action apparaissent comme une catégorie fondamentale du lexique nominal, et pourtant peu étudiée en sémantique. L'auteur montre qu'il s'agit d'une catégorie morphologiquement, sémantiquement et syntaxiquement hétérogène dont il convient de détailler les critères d'identification et l'organisation interne.
L'article de Lammert et Lecolle analyse les noms collectifs en français, reprenant ainsi la question de la quantification traitée par Adler et Asnes dans le présent collectif. Les auteurs montrent qu'en dépit de leur diversité, les noms collectifs présentent des propriétés régulières qu'il convient d'expliciter (pluralité interne, atomicité, ambivalence due à leurs deux niveaux d'appré- hension). Ils montrent enfin que les noms collectifs constituent, à cause de leur richesse sémantique, de remarquables auxiliaires rhétoriques.
Enfin, Vetters présente un état des lieux des temps et aspect verbaux, objets d'étude particulièrement complexes parce que les temps verbaux du français portent des informations à la fois temporelles, aspectuelles, modales et évidentielles (T-A-M-E). Vetters étudie les différentes approches qui se sont intéressées au système verbal dans son ensemble, et présente notamment trois modèles systémiques qui possèdent tous, à des degrés divers, leurs avantages et leurs zones d'ombre  : le modèle de Reichenbach, celui de Vet (1980) et la postérité de l'approche guillaurnienne (à partir de Temps et verbe, 1929).
Cet état des lieux en sémantique du français n'est évidemment pas exhaustif, il reste encore de grandes notions à aborder dans toute leur complexité, comme la présupposition, les stéréotypes ou la référence; manquent également un grand nombre d'objets d'étude. Le présent volume n'est que le premier jalon d'une série qui se voudra aussi exhaustive que possible.

Jean-Claude ANSCOMBRE
et Juliette DELAHAIE