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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS




AYRE5-BENNETT Wendy et 5EIJIDO Magali, Remarques et observations sur la langue françaises Histoire et évolution d'un genre, Paris, Classiques Garnier, 2011, 348 pages — ISBN 978-2-8124-0343-9.
Après la parution, en 1647, des Remarques de Vaugelas, les recueils d'obser- vations (ou encore de réflexions ou de doutes) sur la langue française, qui traitent des doutes de l'usage, et de la variation et des changements linguistiques, se sont multipliés jusqu'à la fin du xv~ siècle. Cette abondante littérature, éloignée de toute théorisation et se présentant souvent comme une suite de détails, n'avait pas encore fait l'objet d'une monographie et se trouve même souvent absente d'importantes bases de données. Il convient cependant de faire ici mention de l'ouvrage publié sous la direction de Philippe Caron, Les Remarqueurs sur la langue française du xvre siècle à nos jours (La Licorne 70, 2004), dans lequel Wendy Ayres-Bennett et Magali Seijido s'étaient déjà positionnées comme spécialistes du genre. En effet, comme elles le montrent dans le présent ouvrage, Remarques et observations sur la langue française. Histoire et évolution d'un genre, ces écrits ont eu une influence importante en France non seulement sur l'évolution de la langue mais aussi sur la tradition grammaticale et doivent être pris en compte quand on s'intéresse à l'histoire des théories linguistiques.
L'introduction et la conclusion constituent respectivement, de manière inhabituelle et quelque peu surprenante, les premier et dernier chapitres. Le chapitre 1 (p. 9-62) présente les corpus analysés (corpus électronique  :recueils d'observations, commentaires, compilations et critiques  ;corpus d'étude), les treize auteurs étudiés (de Vaugelas (1647 et 1690) à l'Académie française (1704)) et leurs textes et tente d'établir une typologie en dégageant des caractéristiques qui permettront de définir («  question épineuse  », p. 9) le genre que constituent, parmi toutes les productions métalinguistiques, les remarques. Pour cela Wendy Ayres- Bennett et Magali Seijido remontent à la source, et dégagent du « modèle  »établi par Vaugelas une grille abordant le contenu, le format, le public et le métalan- gage, ainsi que l'idéologie pour observer, point par point, dans quelle mesure et selon quelles modalités les remarqueurs suivants s'y sont conformés. Il ressort
Cah. Lexicol. 101, 2012-2, p. 209-219
210 de cette analyse que, si les remarques de Vaugelas ont été considérées, dès la seconde moitié du xvlie siècle, comme un classique, leur évolution a suivi un processus cumulatif  :elles ont été réorganisées, adaptées au contexte sociocultu- rel et modifiées par les compilateurs, évoluant dans le sens d'une perception plus rigide. Il faut ici souligner l'intérêt de saisir les grands débats et les polémiques qui sous-tendent la description linguistique).
Le chapitre 2, « Bon usage et variation sociolinguistique  » (p. 63-97), se propose d'«  élaborer les notions et les concepts clés qui sont associés chez les remarqueurs à l'émergence du bon usage, ou à l'aspect plutôt normatif ou prescrip- tif »des textes du corpus, notamment en ce qui concerne l'étymologie, l'eupho- nie, l'usage en latin, et surtout l'analogie. La tendance prescriptive des auteurs s'exprime dans un métalangage normatif  :l'analyse des termes barbarisme et solécisme est pertinemment utilisée pour l'illustration. Dans une seconde partie, W. Ayres-Bennett et M. Seijido montrent que les remarqueurs peuvent également adopter une vision moins standardisée de la langue, s'intéressant alors à la notion de variation sociolinguistique, abordée essentiellement selon cinq paramètres
l'opposition français écrit /français parlé, le registre, le statut social ou l'éduca- tion du locuteur, le sexe du locuteur, la diachronie. Deux autres paramètres ont été également pris en compte  : la variation géographique et les termes techniques, mais ils seront abordés dans le cadre du chapitre suivant.
Le cceur de l'ouvrage est constitué par le chapitre 3, « Analyse linguistique » (p. 99-232). Ces 133 pages sont consacrées à l'examen des théories —qui ne sont donc pas totalement absentes des recueils du corpus — et des jugements des remar- queurs, répartis en cinq domaines  : la prononciation et l'orthographe, la morpho- logie, la syntaxe, le lexique (ces deux parties étant de loin les plus importantes) et le style. L'analyse, méthodique, est soumise à une grille de lecture détaillée en fin d'ouvrage dans l'Appendice I (il est à noter que dans les recueils de Vaugelas, de Bouhours et d'Andry s'ajoutent des remarques générales traitant de la méthodo- logie ou proposant des définitions). Toujours dans le même souci de rigueur, des tableaux comparatifs sur les points les plus significatifs (Alternances consonan- tiques, Genre nominal, Accord du participe passé, Néologismes, Différenciation de termes apparentés) accompagnent l'analyse. Chacune des cinq divisions se clôt sur une conclusion synthétique bien utile. Nous noterons ici que le domaine du lexique est, d'après les auteures elles-mêmes, de loin le plus largement traité par les remarqueurs, à l'exception de Tallemant. Freinant l'ouverture du xvle siècle à l'enrichissement lexical, les remarqueurs du xvrle se concentrent sur la propriété des mots et des expressions, la recherche dans la précision sémantique et, avec une moindre importance, la morphologie lexicale.
Trois courts chapitres — le dernier faisant pendant au premier chapitre du volume —complètent l'analyse.
Le chapitre 4 s'intéresse aux « Exemples et citations  :les sources métalin- guistiques et littéraires des remarqueurs » (p. 233-251), les répartissant, pour chacune des deux catégories, en deux groupes  :les textes grecs et latins et les
211 textes français. Le nombre de citations est très inégal selon les auteurs (Ménage se distingue par ses références) et leur recensement reste peu rigoureux dans la mesure où des convenances de politesse, par exemple, retiennent souvent les remarqueurs (notamment Vaugelas) de mentionner les auteurs utilisés. Les remar- queurs, s'inscrivant dans un genre « cumulatif et polyphonique  » (p. 236), se réfèrent très souvent les uns aux autres, les références métalinguistiques constituant une véritable intertextualité entre remarqueurs eux-mêmes, presque exclusivement. Le repérage fait sur le corpus électronique fait ressortir surtout «  un contraste entre la faible représentation des sources métalinguistiques, excepté en référence interne aux remarqueurs eux-mêmes, et la gamme riche et variée des textes dont ils dépendent pour exemplifier le bon ou le mauvais usage  » (p. 250-251), avec une prépondérance écrasante pour les auteurs français, la plupart des remarqueurs, excepté Ménage, s'attachant à décrire l'usage moderne ou contemporain. Les auteures ont également remarqué que les choix des textes n'étaient pas neutres
ils sont liés aux positionnements des remarqueurs par rapport aux grandes contro- verses de l'époque, surtout religieuses.
Le chapitre 5, « Évolution et développement du genre à partir du xvr~ siècle  » (p. 253-268), présente un aspect rarement abordé lorsqu'il est question des remarques, celui de leurs répercussions hors des deux siècles où elles sont ancrées. On regrette bien sûr que le sujet reste trop rapidement abordé, à travers quelques exemples particulièrement significatifs, mais il constituerait à lui seul le sujet d'un autre ouvrage. Le xvr~ siècle marque une tendance pour le conservatisme et s'écarte du modèle de Vaugelas. Autre moment fort, la Révolution de 1789 qui introduit une rupture et, si Vaugelas est republié en 1880 (par Alexis Chassang), il le sera alors à titre de document historique, cette réédition s'inscrivant dans le courant historiciste du xrxe siècle. Fait significatif, les textes des remarqueurs ne sont plus accompagnés de commentaires. En 1802 (soit 150 ans après le texte de Vaugelas), Louis Philipon de la Madelaine publie un Choix de remarques, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle tradition, celle des « compilations raisonnées  », destinées avant tout à rappeler les règles de grammaire à ceux qui en ont besoin. Il n'en reste pas moins quelques « nostalgiques du purisme perdu  »  :parmi eux, Francis Wey (1812-1882), dont la profession, journaliste, préfigure l'importance croissante des chroniques de langage dans la presse du xxe siècle. Charles Muller a cependant noté que, à partir de 1970, elles disparaissent les unes après les autres, constat auquel Cellard ajoutera en 1983 que Le Bon Usage de Grevisse fait désormais figure de « Vaugelas du xxe siècle  ». La tradition se maintient cependant soit à l'occasion d'évènements ponctuels (réforme de l'orthographe, féminisation...), soit dans des contextes ciblés, tel celui du Figaro (Anna Bochnakowa, Le bon français de la fzn du xxe siècle. Chroniques du Figaro 1996-2000, 2005) ou encore au Québec W. Ayres-Bennett et M. Seijido concluent de cette observation diachronique du xvr~ siècle à nos jours à une permanence de la tradition des remarqueurs, toujours désireux, de siècle en siècle et selon des modalités différentes, «  de résoudre l'usage douteux  » et de rechercher «  la correction écrite et orale  » (p. 267).
212 Enfin, dans le chapitre 6 (la « Conclusion  ») (p. 269-278), les auteures tentent de répondre à une question qui a été posée tout au long de l'ouvrage  :les remarqueurs sont-ils puristes et prescriptifs ?Elles concluent de leur analyse que «  la première contribution des remarqueurs à l'histoire de la langue française est l'établissement de principes qui règlent l'usage du français écrit » et dont les trois qualités essentielles, depuis Vaugelas, sont la pureté, la netteté et la propriété. Ils ont également contribué à l'établissement des règles modernes, soit en étant à l'ori- gine de certaines d'entre elles, soit en permettant la stabilisation d'autres règles. Mais il convient, comme le montrent W. Ayres-Bennett et M. Seijido notamment dans le chapitre 3, de ne pas surévaluer leur attitude prescriptive, très variable d'un remarqueur à l'autre, certains ayant souvent refusé de fixer l'usage en proposant deux ou plusieurs variantes (par exemple dans le domaine de la syntaxe verbale). Les auteures ouvrent par ailleurs sur une perspective innovante  : la contribution des remarqueurs à l'histoire de la langue française et à celle de la grammaire française et des théories linguistiques à travers des recueils. Ils sont en effet précieux pour les historiens de la langue, permettant de dater certains changements linguistiques et d'étudier la variation sociolinguistique au xvne siècle, notamment en ce qui concerne la variation des usages selon les registres et les styles. Ils offrent ainsi de nombreuses informations sur les usages non standards, même si leur absence de perspective historique et de théorisation conduit certains historiens de la langue à minimiser l'importance des remarqueurs (F. Brunot, Histoire de la langue française (1966), J.-C. Chevalier, Histoire de la syntaxe (1968)). Les auteures du présent volume vont, elles, jusqu'à affirmer, suite à leurs convaincants arguments, que «  Le genre des remarques a eu une influence profonde sur la grammaire française ultérieure, voire sur d'autres traditions grammaticales » (p. 276).
Comme il se devrait de tout ouvrage scientifique, des annexes, dont l'indi- cation de la pagination donnera une idée de leur intérêt, viennent offrir une vision synthétique et panoramique du volume et y faciliter la recherche. Trois « Appendices  »  : I., déjà cité ci-dessus, une « Grille de lecture  » des recueils des remarqueurs (p. 279-284) ; II. les « Auteurs cités par les remarqueurs  » (p. 285-307) ;III. la « Liste des dialectes et variétés régionales du français cités  » (p. 311-312). Suivent les « Références  » (p. 313-327) ainsi qu'un « Index des noms  » (p. 329-335) et un « Index des notions  » (p. 337-343).
Cette monographie était très attendue en ce xxle siècle où la question de la norme et de l'usage est toujours d'actualité.

Christine JACQUET-PFAU
Collège de France (Paris)
et LDI (UMR 7187, Université Paris 13,
Sorbonne Paris Cité et Cergy-Pontoise)
ch jacquet-pfau@college-de-france.fr

213 MARIN Rafael et VILLOING Florence (dir.), Les nominalisations  :nouveaux aspects, Lexique 20, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 242 pages — ISBN 978-2-7574-0370-9 / ISSN 0756-7138.
Au commencement de l'aspectologie était le verbe, d'abord étudié pour ses propriétés d'aspect dit « grammatical  » identifié dans les langues dont la morphologie marque formellement l'opposition perfectif /imperfectif (langues slaves et grec), il a été l'objet d'études dans toutes les langues. À côté de cet aspect grammatical, l'aspect « lexical  », aussi connu sous le nom d'Aktionsart ou de « mode /modalité d'action  », a également été exploré prioritairement dans le domaine verbal.
Sont ensuite apparues des études portant sur l'aspect lexical dans le domaine nominal. Les nominalisations (déverbales, désadjectivales ou converses), de par leur caractère prédicatif attendu, sont l'objet de toutes les attentions des aspectologues nominaux. C'est la langue anglaise qui bénéficie des études les plus nombreuses et les plus approfondies, l'angle adopté étant principalement syntaxique (analyse de la structure argumentale).
Néanmoins, les nominalisations de toutes les langues, ou presque, semblent avoir fait l'objet d'analyses dont un numéro éponyme mondial (R. Mir-Samii (dir.), Les nominalisations, Faits de Langues 30, 2007) offre un aperçu itinérant. On y côtoie des nominalisations en persan, égyptien ancien, hittite, japonais, espagnol, roumain, italien, finnois, dans les langues de l'Ouest africain et de l'Océanie, en créoles français, indonésien, tagalog, vietnamien, basque, kryz et français (pour trois articles). Les questions traitées dans ce volume sont diverses, on note la réunion de quatre articles sous le chapeau « autour de l'aspect  », ce qui peut sembler peu, mais dans sa présentation, R. Mir-Samii souligne que la question de l'aspect est « évoquée dans la quasi-totalité des articles  » et qu'on peut la considérer comme «  un point central dans la discussion des effets sémantiques de la nominalisation  ».
L'intérêt indiscutable du numéro 20 de la revue Lexique réside en son double parti pris de traiter les nominalisations uniquement en français et en privilégiant les approches sémantique, morphologique ou faisant appel à l'interface qui existe entre ces deux domaines. La syntaxe, bien sûr présente, n'est jamais le prisme unique ou dominant choisi par les auteurs. Comme l'avait prédit R. Mir-Samii, l'aspect joue un rôle central dans ce volume consacré aux nominalisations en français, qu'il soit l'objet principal de l'étude (articles 1, 2 et 3) ou qu'il soit invoqué à titre d'hypothèse explicative et/ou utilisé pour décrire une partie de la sémantique des nominalisations étudiées (articles 4, 5, 6 et 7)'.
Le numéro 20 de Lexique intitulé à raison Nominalisations  : nouveaux aspects s'ouvre par une présentation dans laquelle les coordinateurs, R. Marin et F. Villoing, soulignent le manque d'analyses non uniquement syntaxiques des nominalisations et portant sur le français. Suit une présentation des thèmes abordés
1 La numérotation des articles correspond à leur ordre de publication dans Lexique 20. En fin de compte rendu se trouve la liste des articles.
214 dans les différentes contributions (aspect dans le domaine nominal, polysémie des nominalisations, composition et nominalisation). On note à la fin du volume (p. 233-242) la présence de résumés de chaque article en français et en anglais, ce qui nous dispense de le faire ici. Nous nous attacherons à souligner quelques aspects novateurs des articles composant le volume.
Les nominalisations événementielles (dénotant des actions) sont les plus étudiées, il est donc intéressant de trouver deux articles de Lexique 20 proposant des analyses portant tout ou partie sur les nominalisations statives.
L. Barque, A. Fâbregas et R. Marin (article 1) font une analyse séman- tico-aspectuelle des nominalisations en lien avec des verbes d'état psychologique. Après avoir montré que ces nominalisations dénotent, dans l'une de leurs accep- tions au moins, des états, ils se servent de la description de ces prédicats pour revenir sur l'aspect lexical de verbes comme agacer, qui font controverse dans la littérature, pour postuler qu'ils sont soit dynamiques (et dénotent des achève- ments), soit statifs (et dénotent des états).
D. Beauseroy et M.-L. Knittel (article 2) comparent deux classes aspec- tuelles de nominalisations  :celles dénotant des activités et celles dénotant des qualités. Les auteures s'attachent à montrer que ces deux catégories de noms partagent un grand nombre de propriétés linguistiques.
D'autres articles invoquent secondairement la notion de stativité. Ainsi B. Fradin (article 4) montre-t-il que la lecture de « moyen  »des nominalisations dérive de bases verbales statives ; F. Kerleroux (article 5) étend ses observations sur les nominalisations déverbales à quelques nominalisations désadjectivales dénotant des propriétés; enfin, I. Roy et E. Soare (article 7) montrent que les nominalisations en -ant partagent avec les noms prédicatifs statifs certaines propriétés (p. 226), elles notent également la possibilité pour certaines nominalisations en -ant d'avoir une base verbale stative (p. 223), ce qui est impossible pour les dérivés en -eur.
Un autre thème classique des études sur les nominalisations est l'observa- tion de la polysémie. Là encore, ce sont les nominalisations événementielles qui sont habituellement à l'honneur, et, en particulier l'alternance sémantique `action' / `résultat de l'action' (aussi appelée polysémie `événement' / `objet'). Là encore, Lexique 20 s'écarte des sentiers battus.
Les articles 1 et 2, en plus de s'attaquer à un champ peu couvert en aspec- tologie nominale (les statifs), en étudient la polysémie. Dans l'article 1, les auteurs distinguent une acception `état' d'une acception `objet en relation avec l'expé- rienceur', e. g. L'obsession de Pierre pour la mort l'empêche de vivre (état) vs Les auteurs n'avaient que deux obsessions  :les nominalisations statives et les objets abstraits (objet); dans l'article 2, les auteures mettent en évidence une acception aspectuelle stative des noms de qualité vs une acception occurrentielle (concrète ou abstraite), e. g. La méchanceté de Paul (statif), dire des méchancetés (occur- renceabstraite), nettoyer les saletés (occurrence concrète). Notons que les noms de
215 qualité sont des nominalisations désadjectivales, or ce sont les nominalisations en lien morphologique avec les verbes (berceau de l'aspect) qui sont le plus commu- nément étudiées. De même, l'article 5 propose une analyse de la polysémie des nominalisations désadjectivales qui ont une acception `propriété' vs `objet' (emploi pluriel qui correspond aux « occurrences concrètes  » de l'article 2).
Les articles 4, 5 et 7 traitent de la polysémie des nominalisations pouvant avoir un sens actionnel sans se cantonner à la traditionnelle alternance `action'/'objet' ou `résultat'. B. Fradin (article 4) s'intéresse à la méconnue interprétation de `moyen' que peuvent avoir certaines nominalisations actionnelles. E Kerleroux (article 5) prend en compte toutes les polysémies `action' / `objet', incluant dans les objets les lieux, les collectifs d'humain, les objets proprement dits, les moyens, etc. Enfin, I. Roy et E. Soare (article 7) travaillent sur les nominalisations en -eur, -ant et -u/i/é qui réfèrent à des participants de l'événement, montrant qu'il convient de distin- guer pour ces noms une lecture événementielle (nous reviendrons sur cet emploi de « événementiel » infra) et une lecture d'objet référentiel. Les auteures affinent la description de la polysémie en distinguant deux lectures événementielles  :l'une épisodique et l'autre dispositionnelle ou habituelle, selon les cas.
Enfin, attirons l'attention sur trois articles (articles 3, 6 et 7) qui sont remar- quables par leur sujet et/ou par le traitement qui en est proposé.
Revenons immédiatement sur l'article 7, les auteures y font un usage particulier de événementiel en affirmant que constructeur peut avoir une lecture événementielle. Cette affirmation a de quoi perturber puisqu'il est immédiatement évident que constructeur ne dénote pas un événement  : *Le constructeur a eu lieu hier. C'est parce qu'il faut entendre événementiel comme « qui est en lien avec un événement sous jacent  ». L'introduction de la notion d'événement sous jacent est très pertinente pour les analyses, permettant de mettre à jour la polysémie des noms de participants et d'en expliquer l'origine. Cette notion d'événement sous- jacent permet également aux auteures de prendre position en faveur de l'héritage des propriétés aspectuelles lors de la nominalisation (p. 208).
K. Ferret et F. Villoing (article 3) proposent une analyse morphologique des paires de nominalisations en -age et -ée issues d'une même base verbale. Se plaçant dans le cadre de la morphologie lexématique, les auteures montrent, à l' aide d'arguments morphologiques, syntaxiques et aspectuels, que la règle de construc- tion des nominalisations en -age est porteuse de l'aspect grammatical imperfectif, alors que la règle de construction des nominalisations en -ée est porteuse de l'aspect grammatical perfectif. Elles introduisent, chose tenue pour impossible ou presque, des marques de l'aspect grammatical dans le domaine nominal en française.'
Enfin, F. Namer propose une étude (article 6) sur les verbes de formation néoclassique du type [YX] où Y est une base savante nominale et X un verbe (e. g.
2 L'existence d'un marquage de l'aspect grammatical sur les nominalisations aété montrée pour le roumain, cf. G. Iordachioala et E. Soare, « Two Kinds of Event Plurals  : Evidence from Romanian Nominalizations  », in O. Bonami et P. Cabredo Hofherr (eds), 2008.
216 thermocoller) et des noms apparemment dérivés comme thermocollage. Analyser ce type de verbes est novateur puisque la composition n'est pas reconnue comme un moyen morphologique de construction de verbes en français. De plus, les verbes et les noms de composition néoclassique sont en nombre très restreint dans un dictionnaire pourtant volumineux comme le TLFi alors que F. Namer parvient à extraire de la toile 4140 noms et 637 verbes de ce type, utilisant pour cela le robot WaliMélaboré par l'auteure antérieurement. Analysant le rapport entre X et Y selon quatre critères (i) rôle de Y dans la prédication de X, (ii) aspect lexical de X, (iii) structure argurnentale de X et (iv) propriétés syntactiques de X, l'auteure parvient à justifier la présence de nombreuses nominalisations contenant YX n'ayant pas de corrélat verbal, ainsi que la fréquence d'emploi toujours en faveur du nom par rapport au verbe pour les cas où on a une paire verbe /nom. L'article se termine par une discussion morphologique permettant de conclure que les verbes [YX] sont formés par rétroformation sur les noms, eux-mêmes formés par composition associant une base savante et un nom déverbal.
Pour conclure, signalons la parution récente d'un autre numéro de revue consacré aux nominalisations. Les articles présentés dans Lexique 20 ont pour la plupart fait l'objet d'une présentation orale lors de la journée d'étude « JeNomII » organisée à l'université de Lille 3 en juin 2009. En juin 2010, à l'université de Paris 8, eurent lieu les journées d'étude « JeNomIII  », dont une partie des commu- nications aété publiée (cf. Nominalizations, Recherches Linguistiques de Vincennes 40, 2011). Ce numéro de RLV n'est pas réservé à l'étude du français (les langues étudiées sont  : le grec, le serbo-croate, l'allemand et le français), mais il contient trois articles (sur un total de six) sur les nominalisations en français. Notons que l'aspect joue, une fois encore, un rôle central dans ce volume sur les nominalisations.
Le numéro 20 de Lexique, qui rassemble une série d'articles abordant la question des nominalisations en français du point de vue sémantique et/ou morpho- logique, contribue ainsi à combler un manque existant. L'aspect nominal, domaine où il reste beaucoup à étudier en français, y tient une place centrale. Ce volume ouvre des perspectives de recherche qui, nous l'espérons, seront approfondies dans les années à venir.

Pauline HAAS
Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité LDI (UMR 7187) phaas@ldi.univ-paris 13.fr


Liste des articles de Lexique 20

—article 1 L. Barque, A. Fâbregas et R. Marin, « Les noms d'état psychologique et leurs "objets"  :étude d'une alternance sémantique  », p. 21-41.
217
— article 2 D. Beauseroy et M.-L. Knittel, « Distribution et interprétation des

noms de qualité et d'activité  :une comparaison  », p. 43-71. —article 3 K. Ferret et F. Villoing, «  L' aspect grammatical dans les nominalisa-
tions en français  :les déverbaux en -age et -ée  », p. 73-127. —article 4 B. Fradin, « Les nominalisations et la lecture de "moyen"  »,
p. 129-156.
—article 5 E Kerleroux, «  Il y a nominalisation et nominalisation  », p. 157-172. — article 6 F. Namer, « Nominalisation et composition en français  : d'où viennent les verbes composés ?  », p. 173-205.
— article 7 I. Roy et E. Soare,« L'enquêteur, le surveillant et le détenu  :les noms déverbaux de participants aux événements, lectures événementielles et structure argurnentale  », p. 207-231.


TABOURET KELLER Andrée, Le bilinguisme en procès, cent ans d'errance (1840-1940), Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2011, 190 pages — ISBN 978-2-
915806-30-4.
Écrit dans un style qui allie précision, élégance et mordant, l'essai d'Andrée Tabouret-Keller nous invite à réfléchir sur « l'idée de bilinguisme  ». Qu'il fasse l'objet de connaissances scientifiques ou de simples opinions, le bilinguisme joue un rôle clé dans notre rapport au langage et aux langues. L'auteure nous rappelle que pratiquer simultanément deux langues est pensé comme un handicap entre 1840 et 1940 dans le domaine des sciences de l'éducation  :c'est en effet durant cette période que les dispositifs scolaires organisent, à grande échelle, et pas seule- ment en Europe, un type nouveau d'instruction élémentaire unilingue pour tous.
Le Pays de Galles, où l'anglais scolaire s'apprend dans un contexte de répression du Gallois, constitue le point de départ de l'enquête que mène l'auteure (première partie, « Avant le discours sur la nocivité du bilinguisme. Une enquête dans les écoles du Pays de Galles (1846-1847)  », p. 19-34). La méthode retenue étant l'historiographie, Andrée Tabouret-Keller nous donne à lire une suite de documents méticuleusement sélectionnés et analysés que complète en fin d'ouvrage un ensemble de dossiers équivalent en densité à un chapitre. Ce report permet de satisfaire aux exigences de précision en évitant d'alourdir la démarche argurnentative. Soulignons que la richesse de la documentation et sa pertinence, auxquelles s'ajoutent des références bibliographiques développées sur treize pages (p. 173-186), confèrent à l'ouvrage une dimension scientifique qui le met bien au-dessus d'un écrit polémique de circonstance.
Considéré comme un fléau social et psychologique pour les anglophones, les francophones, les germanophones, notamment sous l'influence de Simon S. Laurie en Grande-Bretagne, le bilinguisme est d'autant plus combattu qu'il dessert les expansions coloniales (deuxième partie, «  La nocivité du bilinguisme, entre attestation et dénégation, de la fin du xrxe siècle au début du xxe  », p. 37-99).
218 Le plus important dans l'histoire et la réception du bilinguisme consiste en l'apparition, notamment aux États-Unis dans les années 1920, d'un nouvel outil d'analyse et de prospective  : le test mental (troisième partie, « Entre scien- tisme et nationalisme  », p. 65-133). Cette innovation dans les méthodologies, qui ambitionnent désormais de posséder des instruments de mesure pour quantifier l'intelligence des apprenants, aura pour résultat d'apporter aux nationalismes ambiants un redoutable habillage scientifique. L'intérêt de l'essai d'Andrée Tabouret-Keller culmine dans cette troisième partie. Rapprocher cette période de la nôtre apporte une profondeur de champ essentielle pour mieux comprendre les enjeux contemporains autour des outils statistiques, puisqu'il devient clair que nous poursuivons une entreprise dont le présent essai nous fait saisir toute l'ampleur des préparations et des ambitions, entre les deux guerres mondiales, chez les savants et les différents acteurs sociaux, en particulier les pédagogues.
On connaît l'intérêt de plus en plus vif aujourd'hui pour la question des bilinguismes, plurilinguismes, multilinguismes, avec leurs nuances que constituent les langues en contact (quatrième partie, « Approches linguistiques  », p. 103-133). C'est sur cette notion de « contact  » qu'Andrée Tabouret-Keller conclut son analyse. Précédé en 1883 par Hugo Schuchardt affirmant que «  le mélange de langues n'est pas tant l'exception que la règle  » (p. 13), Uriel Weinreich joue un rôle pionnier quand il attribue dès 1953 dans Languages in Contact, Findings and Problems (New York, Linguistic Circle of New York) à la notion de contact des langues le rôle d'« objet prioritaire de recherche dans les situations multi- lingues et auprès des personnes plurilingues » (p. 141). Comme en témoigne la revue dirigée par Robert Nicolaï, Journal of Language Contact, son ouvrage fait maintenant référence, après avoir été largement sous-estimé à sa parution. C'est, on l'aura compris, parce qu'il allait àcontre-courant des idées dominantes sur les méfaits du bilinguisme, soutenus à des degrés divers par les meilleurs théoriciens, parmi lesquels Leonard Bloomfield dans l'espace anglophone, Édouard Pichon en France, catégoriques malgré leurs pratiques plurilingues de savants contredisant leurs prises de position.
L'auteure sait mieux que personne qu'elle est un cas exemplaire de bilin- guisme. Elle souligne à l'intention du lecteur avoir été confrontée, dès ses débuts de chercheuse à l'université de Strasbourg, aux controverses des spécialistes sur les situations bilingues français-allemand qu'elle connaît de l'intérieur à travers son itinéraire personnel. À sa pratique initiale de deux langues, le français et l'alle- mand, elle a rapidement ajouté l'anglais pour explorer sur le terrain (à Belize) les langues en contact et théoriser les créoles. Je renvoie sur ce point à Acts of Identity. Creole Based Approaches to Language and Ethnicity'.
De fait, A. Tabouret-Keller aura joué un rôle de premier plan dans la réhabi- litation du bilinguisme durant la seconde moitié du xxe siècle, tout particulièrement
1 Robert B. Le Page et Andrée Tabouret-Keller (eds), [1985] 2006, Cambridge et Londres, Cambridge University Press, 2° éd. augm., Fernelmont (Belgique), Éditions Modulaires Européennes.
219 en didactique des langues, dont l'approche est désormais inséparable des études anthropologiques. D'où un intérêt supplémentaire du Bilinguisme en procès, qui nous donne à voir, «  en actes  », les compétences trilingues de l'auteure en allemand, anglais et français, dès lors que celle-ci juxtapose délibérément documents origi- naux et traductions afin d'en montrer les interprétations au plus près des formula- tionspropres àchaque langue, avec les arrière-plans scientifiques et culturels que chacune mobilise derrière les terminologies employées.
Les représentations hostiles aux mélanges des langues sont en recul visible et leurs partisans, sur la défensive. Tout l'enjeu de ce livre est donc de mesurer l'ampleur exacte de ce retournement de perspective qui nous conduit au seuil du xxre siècle à condamner assez unanimement ce que l'auteur résume d'une formule  : la nocivité du bilinguisme. Cerner les raisons, scientifiques et idéolo- giques, qui ont permis à une telle idée de perdurer, c'est se donner les moyens d'évaluer les fragilités d'une victoire trop récente pour être pleinement assurée. Dans la meilleure tradition des essais, Le bilinguisme en procès sera précieux pour guider les premiers travaux des jeunes chercheurs en sciences de l'éducation, étant entendu qu'ils devront s'initier tôt ou tard à la nécessité d'allier à leurs pratiques de futurs spécialistes le regard averti des épistémologues et des historiens des idées linguistiques.
En convergence d'intentionnalité avec les enquêtes de Jean-Claude Chevalier et Pierre Encrevé réunies dans Combats pour la linguistique [de Martinet à Kristeva] et sous-titrées Essai de dramaturgie épistémologique (Lyon, ENS Éditions, 2006), dont on connaît le succès, l'étude d'Andrée Tabouret-Keller accorde une importance majeure à l'histoire et à la philosophie des sciences. Sous cet angle, les luttes d'idées sont considérées comme inévitables pour guider notre regard critique de linguistes. La psychologie et l'anthropologie appliquées au langage y sont analysées dans des cadrages socio-historiques enrichis d'indications sur les cursus individuels des auteurs. Dans ce type de problématiques, au-delà d'un héritage dont on donne fréquemment pour chefs de file Michel Foucault et Pierre Bourdieu, rappelons l'importance initiale, dans la génération de l'auteure, née en 1929, de philosophes comme Maurice de Gandillac, Georges Canguilhem, Gaston Bachelard.
L'examen des rapports entre monolinguismes et bi-, pluri-, multilinguismes d'une part, le lien affirmé, d'autre part, entre «  théories du langage et politique des linguistes  »(pour reprendre Jean-Louis Chiss éditant en juin 2011 Langages 182), mettent Le bilinguisme en procès doublement dans l'air du temps.

Antoinette BALIBAR-MRABTI
MoDyCo (UMR 7114)
abalibarmrabti@yahoo. fr