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Classiques Garnier

Hommage à Josette REY-DEBOVE (1929-2005)

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HOMMAGE À
JOSETTE REY-DEBOVE (1929-2005)


« Pans est sous la neige et nous venons d'apprendre le décès de Josette Rey-Debove ce matin. Nous perdons une des fondatrices du Robert et cette nouvelle nous laisse tous désemparés.  » Ce message électronique du 23 février, adressé aux amis lexicographes de Josette, est tombé comme un couperet. Quelque chose d'inimaginable s'était produit  : la mort brutale de celle qui était si vivante, si passionnée, enthousiaste et infatigable, qui avait créé tant d'ouvrages, uniques en leur genre et, ce faisant, avait inventé non seulement les standards de la lexicographie moderne, mais avait établi paz la même occasion la métalexicographie, critique raisonnée et éclairée des dictionnaires. Quand Josette REY-DEBOVE s'est éteinte, le 22 février 2005 sous le soleil du Sénégal, elle avait la tête pleine de projets. Après ses vacances, elle voulait s'atteler à la prépazation d'une nouvelle édition du Petit RobeK
et former elle-même, comme à son habitude, des lexicographes capables de la soutenir efficacement dans ce projet («  La lexicographie est une affaire trop sérieuse pour qu'on l'abandonne à des scientifiques  »).

Josette DEBOVE («  Prononcez [dBbov] ; ce sont les Parisiens qui disent [dBbCv]  ») était née le 16 novembre 1929 dans le Nord de la France, à Calais. C'est dans le Nord de la France, à l'Université de Lille, que j'ai rencontré Josette REY-DEBOVE pour la première fois. En mai 1988, elle venait au séminaire de lexicographie de Pierre CORBIN pour parler, magistralement, de la conception des définitions et des exemples dans son nouveau dictionnaire, le Petit Robert des Enfants. Cet après-midi mémorable suffisait pour donner envie de faire un stage aux Dictionnaires Le Robert. Après quelque réticence («  Vous savez, nous avons assez de lexicographes français. Et vous ne serez pas payée...  »), Josette REY- DEBOVE m'a demandé de lui envoyer une lettre de motivation. Le 3 octobre 1988 était mon premier jour de stage à « Pergolèse  », où se trouvait à l'époque la rédaction des monolingues. Ce jour-là, Josette REY-DEBOVE a fait sacrifier une journée de travail entière à Sophie CHANTREAU, une de ses meilleures lexicographes, pour que la stagiaire étrangère lui parle de son projet de thèse concernant le traitement des locutions figurées dans les dictionnaires


Cah. Lexicol. 88, 2006-1, p. 211-214
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monolingues français. Le soir même, le marché était conclu  : Josette REY-DEBOVE m'annonçait que le lendemain j'assisterais à une réunion de travail où seront lancés les travaux d'une refonte complète du Petit Robert et qu'elle me demanderait de lire l'«  ancien » Petit Robert de A à Z et de faire des fiches concernant les locutions dont le traitement était susceptible d'être modifié et/ou amélioré. (Et elle avait même trouvé une solution ingénieuse pour rémunérer ce travail, dans une devise plus universelle que l'euro — en dictionnaires français...)
Cette ouverture d'esprit, cette confiance dans les capacités d'une lexicographe débutante, étrangère non francophone par surcroît («  Vous nous apporterez un regard nouveau  ») n'était qu'un des traits de caractère de Josette REY-DEBOVE. Un autre en était sa modestie, son humilité, son recommencement éternel («  Même après tant d'années de métier, je continue à apprendre de tous mes étudiants  »). Cela était vrai en 1988 ;cela était vrai encore quinze ans plus tard, en 2004, quand elle discutait volontiers de la nature des ligalexes avec les participants de son séminaire « Morphologie lexicale —Théorie et recherche  » à l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) ou, quelques mois plus tard, aux « Premières Journées allemandes des dictionnaires  », lorsqu'elle tenait à connaître l'opinion de tel jeune intervenant, diamétralement opposée à la sienne, sur l'utilité des illustrations dans les dictionnaires.
Cette humilité toujours renouvelée devant la tâche lexicographique allait de pair avec beaucoup de ténacité. Josette REY-DEBOVE a parlé à plusieurs reprises de sa détresse en face de la masse de documents accumulée par Paul ROBERT en vue de la rédaction de l'article faire  : «  ... quatre mètres du Littré, cinquânte feuilles de citations, vingt feuilles de collage de difficultés grammaticales... J'ai pleuré toute une journée. Mais je l'ai fait  !J'étais tenace. » De même, ceux qui étaient à « Pergolèse  » fin 1988 se souviennent encore de trois semaines particulières pendant lesquelles Josette livrait combat à aller.
Pour Josette REY-DEBOVE, cette ténacité, indispensable pour être bon lexicographe, était une qualité typiquement féminine. Ce qui fait qu'elle n'a recruté et formé que des femmes, que ses dictionnaires sont donc des dictionnaires de femmes
«  Je pense que les femmes sont particulièrement adaptées à ce métier de lexicographe parce qu'elles sont fiables, méticuleuses, modestes et tenaces. Je dirai que si l'on n'est pas tenace, on ne peut pas faire de dictionnaires. Parce que le A à Z est vraiment très décourageant  : on s'amuse jusqu'à C ou D, et ensuite, on a l'impression que c'est toujours pareil. Pourtant, ce A à Z ne leur fait pas peur. Justement, je crois que cela fait partie de la psychologie féminine que d'engager un combat de ténacité. [...] Cette ténacité est indispensable parce qu'on ne peut évidemment pas se permettre, quand on fait un dictionnaire, d'avoir des moments de génie et des moments de faiblesse.  » (JRD, « Les femmes et les dictionnaires  », [Université Laval, octobre 2003, exposé scripturalisé], Revue d'aménagement linguistique 107 (2004).
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Josette REY-DEBOVE était tenace et elle était combative. Sa lutte pour la féminisation des noms de métier et ses prises de bec avec les Académiciens n'étaient que la partie visible de son aspiration générale à rendre l'iceberg "dictionnaire au masculin" plus objectif
« Beaucoup d'hommes lexicographes ne sont pas misogynes, ce n'est pas le problème, mais ils prennent l'homme, le mâle, comme modèle de l'humain, alors qu'ils ne pensent jamais aux femmes. C'est pour eux tout à fait secondaire. Pourtant, le mâle comme modèle de l'humanité c'est un peu embêtant, compte tenu de la spécificité des femmes [...]. Le dictionnaire était enfermé dans un univers masculin, qui n'était pas un univers de mépris, mais simplement, pour les hommes, l'humanité c'était le mâle et le reste n'avait pas grande importance. C'est comme ça que je me suis dit, quand je suis arrivée au Robert, qu'il fallait tout de même parler des femmes, qui forment une grande partie de l'humanité.  » (loc. cit.)
Josette REY-DEBOVE n'était pas dépourvue d'humour —humour qui pouvait être teinté de sarcasme, notamment quand elle s'adressait aux membres de l'Académie française. Dans l'émission radio « In memoriam Josette Rey-Debove  », après avoir écouté une joute verbale (entre Maurice DRUON et Josette REY- DEBOVE, que celle-ci, n'ayant pas peur des mots, avait gagné haut la main) ainsi que l'extrait d'une analyse sémiotique du double langage dans les Femmes savantes —anodin d'une part, à connotation sexuelle d'autre part —Alain REY dit ceci
«  Il y a en effet dans tout grand texte des mots sous les mots, des mots qui sont exprimables ou qui ne le sont guère, des mots que la pudeur empêche de prononcer, comme le disait le représentant de l'Académie avec un léger tremblement dans la voix tout à l'heure, et c'est ce qui faisait énormément rire Josette. En plus, dévoiler à la fois la complexité et l'épaisseur de la parole masculine et sa naïveté révélatrice des pulsions était un de ses plus grands plaisirs.  » (Alain Rey, Tire ta langue, France Culture, 17 mai 2005)
À la fin du mois de juin 2004, Josette REY-DEBOVE est venue en Allemagne, dans la petite ville de Klingenberg am Main, où s'est tenu un colloque international de lexicographie sur l'exemple lexicographique. Josette avait accepté de faire la conférence d'ouverture, intitulée « Statut et fonction de l'exemple dans l'économie du dictionnaire  »l. Elle a ensuite assisté à tous les autres exposés, toujours présente, attentive, prête à lancer et à relancer la discussion, à donner du grain à moudre, mais surtout pour « écouter les jeunes  ». Nous avons passé une journée «  après-colloque  » ensemble. C'était le 28 juin 2004, un lundi radieux, ensoleillé, le quarantième anniversaire du Grand Robert. Mais ce jour-là, Josette n'a pas parlé dictionnaires  ;elle avait envie de voir ta région. Elle a montré comment se ressourcer à s'émerveiller de la nature, à regarder les péniches passer, à écouter les moutons bêler et les ruisseaux ruisseler, à parler aux chiens et à caresser les chats. À se mettre à quatre pattes
1 Cette conférence est publiée dans L éxemple lexicographique dans les dictionnaires français contemporains. Actes des "Premières Journéees allemandes des dictionnaires". Ed. par Michaela HEINZ. (Lexicographica Series Maior) Niemeyer : Tübingen (2005). Ces actes sont dédiés à la mémoire de Josette REY-DEBOVE, comme le sera le prochain colloque de lexicographie à Klingenberg am Main, qui aura lieu du 7 au 9 juillet 2006.
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pour étudier les champignons. Le bonheur était dans le pré. Quand elle regardait le large du Sénégal, Josette était sûrement heureuse.

Michaela HEINZ
Université d'Erlangen
Institut de linguistique appliquée