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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    2005 – 2, n° 87
    . varia
  • Auteurs : Gaudin (François), Manuélian (Hélène), Picoche (Jacqueline), Wionet (Chantal)
  • Pages : 207 à 221
  • Réimpression de l’édition de : 2005
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812443398
  • ISBN : 978-2-8124-4339-8
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4339-8.p.0209
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2012
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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COMPTES RENDUS

Jacqueline LALOUETTE, La République anticléricale. XIXP XXe siècles, coll. « L'univers historique  », éd. Le Seuil, Paris, 2002, 472 p.
Il n'est pas fréquent de chroniques des ouvrages historiques pour une revue de lexicologie. Or l'auteur de La République anticléricale est la meilleure spécialiste française de l'anticléricalisme, spécialité nouvelle de l'histoire des idées qu'elle a installée dans le paysage scientifique avec sa La libre pensée en France. 1848-1940, paru en 1997. À l'heure du centenaire des lois sur la séparation de l'Église et de l'État, et après des débats houleux sur la laïcité dans les institutions de la République, ce thème rencontre une actualité sensible et chargée. Il y a cent ans, on dénonçait déjà le voile, mais c'en était un autre. On aura compris l'intérêt général de cet ouvrage pour tout lecteur, ou toute lectrice, cultivé(e).
Pour leur part, les lexicologues y trouveront un point d'entrée particulier, il s'agit de la quatrième partie de ce second ouvrage, partie intitulée « Expressions de l'anticléricalisme  ». L'étude lexicale que Jacqueline LALOUETTE a menée occupe un chapitre de plus de 75 pages (p. 303-380). La matière documentaire provient d'un important corpus constitué d'articles de presse (65 journaux), de romans (une quarantaine), mais aussi de poèmes, de pièces de théâtre, de tracts, de chansons. On le voit, l'oral n'est pas oublié. Et cela importe car certaines formes protestataires vivent essentiellement de bouche en bouche  : «  A bas la calotte  !  » en serait un bon exemple. De nombreux recueils argotiques, essentiellement du XIX` siècle, ont été également consultés. Au total, cette investigation a permis à l'auteur de recenser 366 entrées, qu'elle présente de façon alphabétique, d'abbichon à voraces répugnants. Elle soumet ensuite ce corpus à une analyse formelle, une analyse thématique puis une analyse chronologique.
Avant d'entrer dans le détail des analyses lexicologiques, il nous faut souligner le plaisir de lecture que procure ce recensement lexical où actes des apôtres désigne les crimes sexuels des curés, où l'on invente le christicole et le clérigatisme, et où le Saint-Esprit renaît en galant pigeon. L'invention dans l'image et l'utilisation des ressources morphologiques puisent à d'anciennes sources avec une vigueur et une verdeur réjouissantes.
Les cohortes lexicales colligées ici servent essentiellement àdésigner les acteurs de la vie religieuse  : on atteint 40% avec les seuls curés ; si l'on englobe tous les membres de l'Église, hiérarques et croyants, c'est plus de la moitié des termes qui se trouvent concernés.
La majorité des créations procèdent par suffixation, on trouve ainsi des noms collectifs en —erie, et, sur le versant péjoratif, en aille, aboutissant à des formes qui, parfois, se concurrencent comme prëtrerie et prêtraille. Le système dénoncé par les anticléricaux est stigmatisé par de nombreux noms de doctrine en —isme, ce qui contribue à affilier ce vocabulaire au vocabulaire politique — et d'ailleurs Jean Dubois fait partie des références de l'auteur.

Cah. Lexicol. 87, 2005-2, p. 207-221
210 Mais l'importance des formes évaluatives ancre nettement ce lexique dans l'espace du discours polémique, comme sous-catégorie du politique. Signalons, parmi les autres ressources suffixales utilisées, aillon, -âtrie et ichon (ratichon, terme fréquent et productif). On rencontre aussi des suffixes paronymes  : le suffixe -lâtrie, forme presque improductive en français courant, donne ici, cardiolâtrie, josépholâtrie, mariolâtrie  : il voisine avec la suffixation nominale en -ie d'un adjectif suffixé en -âtre que l'on retrouve à l'examen des formes bondieusâtre et religiosâtre. L'unité de paradigme puisant à deux sources se trouve dans la forme ido/âtre, senti, selon les locuteurs, comme formé sur le premier ou le second suffixe (idole + lâtre ou idol-âtre).
Toutefois les formes rencontrées attestent d'une influence de la formation des néologismes par mots-valises. Où l'on voit que les catégories lexicogéniques traditionnelles du français sont poreuses et insuffisantes à en décrire la productivité. D'ailleurs, l'historienne rencontre des formes qui mettent en échec nos catégories de linguistes, y voyant des agglutinations de suffixes  : cléricanaillerie, par exemple, serait mieux vu comme une suffixation d'un mot-valise  : [clérica(1) + canai)/e] - erie, et donc classée avec ceux-là.
La composition savante est utilisée également par les satiristes et leurs mitrophores et autres hostivores sont encore aujourd'hui transparents pour le lecteur. Les formes verbales, plus rares, recrutent -aill(er), déjà évoqué, et -ouill(er), qui sert à former encapucinouiller -que l'on prononcera après entraînement articulatoire. Il est remarquable d'ailleurs que le seul préfixe relevé soit en-, qui évoque toujours un procès dynamique, abstrait  : endoctrinailler, ou concret  : ensoutaner.
Les ressources de la métaphore frappent plus aisément le lecteur et ici la truculence n'a rien perdu de ses droits. Le ressort humoristique de la dégradation de valeur joue à plein puisque la valeur de départ est haut située  : la saillie du satiriste ramène à terre ce qui s'élève au ciel. Nous avons évoqué les actes des apôtres pour un thème - la pédophilie -qui n'a, hélas  !, rien perdu de son actualité. En revanche, les objets du culte et les lieux de prière se sont raréfiés dans le discours public et la batterie de cuisine et la boïte à savon, pour les objets liturgiques et le confessionnal, font sourire mais sont datés. La relégation de l'Église au rang de commerce -boulangerie divine, boucherie ou simple boutique - dénonce à la fois un anthropophagisme sublimé et l'intéressement matériel de ses officiants.
Autre mécanisme classique d'ironie par dégradation, l'humain est relégué à l'animal  : bouc, cafard, cloporte, cochon, corbeau, hibou, insectes  ; le prëtre n'est pas toujours noir, mais toujours avili. Ce mécanisme se trouve parfois recouvert par le recours à un argot aujourd'hui désuet  :qui sait encore que gaspard signifiait « chat  » ou « rat » ou que l'on graissait ses bottes avant de partir en voyage, d'où le sens « administrer l'extrême-onction  »  ?Pour ne rien dire de tailler le bois de ses croix dans la forêt de Bondy... Mais si les mécanismes permettent de classer les phénomènes lexicaux et phraséologiques, leur mise en évidence n'ôte rien à la saveur de créations telles que les cantonniers de la route du ciel ou le sandwich d'absolu.
L'intérêt principal de l'analyse thématique est de faire ressortir la saillance des traits culturels sur lesquels se développe le répertoire de la libre pensée. De façon paradoxale, ce vocabulaire des anticléricaux est faiblement antidéiste, car le vieux est encore un terme véhiculant un reste de respect ; avant tout, il vise l'Église catholique. Cet anticléricalisme est un anticatholicisme. Le protestantisme, s'il fut attaqué, offre moins de prise à la construction de stéréotypes culturels sur lesquels le lexique puisse se greffer ; les abus, l'autoritarisme et les pompes manquent pour l'exercice plein de la satire. Et la tradition de libre pensée s'est forgée en opposition aux excès d'un catholicisme missionnaire et inquisiteur.
211 De ce fait, le clergé se trouve en première ligne parmi les thèmes repérés par l'auteur, et sous la valeur symbolique du noir  : le corbeau est évoqué également par le bouc noir, l'homme noir, le sac à charbon, etc. La tenue, noire, des curés sert de base à de nombreuses désignations  : le prêtre, ce frocaillon, est enjuponné, ensoutané ;mais, au premier rang du vocabulaire anticlérical, ce n'est pas l'habit qui fait florès, c'est l'accessoire  : la calotte, vocable au succès étonnant et dont la profération isolée suffit seule à activer le thème de l'anticléricalisme. Ce mot à l'étonnante fortune mériterait à lui seul une monographie  : de l'habillement à l'anatomie jusqu'aux idées politiques, quel parcours pour un simple petit bonnet rond, un protège-tonsure ou un cache-calvitie...
5i l'habit stigmatise l'homme —les femmes sont quasi épargnées —, une autre thématique est saillante, c'est celle de l'anti jésuitisme qui tend à concentrer les attaques contre l'Église catholique toute entière. Le mot jésuitisme s'est enraciné dans le lexique jusqu'à perdre aujourd'hui son parfum libre penseur pour désigner l'usage d'argument spécieux, l'habileté dans l'hypocrisie, le maniement retors de la mauvaise foi. Le Loyola, l'homme noir est visé comme membre des noirs frelons, de la sacripante rodinaille, bref de la jésuitaille. Côté croyants, les cibles privilégiées sont moins les déistes, ces bondieusards, que les catholiques, chevaliers du tabernacle ou cordicoles, qui subissent les charmes de la pieuvre, ou Banque de la Sainte-Farce, bref l'Église catholique, et dont les croyances —dans le galant pigeon, le viscère sacré ou la rondelle de pain à cacheter— sont tournées en dérision.
Si ce lexique possède une constance —par exemple le thème anti jésuite prospère tout au long du siècle —, l'expression de la libre pensée connaît un âge d'or, de 1880 à 1909 sur 663 exemples colligés par l'historienne, 441 datent de ces deux décennies, les périodes les plus riches en premières attestations étant 1880-1882 et 1904-1906, ce qui correspond aux périodes des décrets sur les congrégations et de la séparation de l'Église et de l'État.
Mais dans ce combat pour la Libre pensée, l'adversaire n'est pas resté muet et c'est tout à l'honneur de Jacqueline LALOUETTE d'avoir choisi de nous donner en complément un court lexique clérical qui prend pour cibles les athées, les noirs hiboux —ici les francs- maçons —, les banqueteurs du vendredi saint, les libres panseurs et les républicoquins.
Cet élément de contraste indique une piste de recherche pour les lexicologues, car des deux côtés de la balustrade, les polémistes puisent différemment aux mêmes ressources lexicales, s'imitant parfois, mais sans se confondre. Une recherche génétique sur ces vocabulaires s'affrontant viendrait enrichir le domaine des études lexicales. À l'auteur revient le mérite d'avoir montré la voie et plus que défriché le terrain.
Lexicologue, linguiste ou curieux, chacun tirera profit et plaisir à parcourir ces pages et l'ensemble d'un livre dont la thématique, centrée sur des hommes exemplaires, tels Louis Blanc, Fernand Buisson ou Pierre Larousse, pour n'en citer que trois, éclaire d'une lumière rasante des débats aussi actuels qu'épineux.
Lire aussi
LALOUETTE Jacqueline, 1997, La libre pensée en France. 1848-1940, préf. de M. Agulhon, Bibliothèque Albin Michel Histoire, 636 p. [ouvrage réédité en 2001 dans la « Bibliothèque de l'Evolution de l'humanité  »].

François GAUDIN
Université de Rouen/CNRS

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Lexique, 16  : La formation des mots  : horizons actuels, sous la direction de D. CORBIN, P. CORBIN et M. TEMPLE. Presses Universitaires du Septentrion,
2004, 271 p.
L'ouvrage dont nous faisons le compte rendu bénéficie du texte suivant en quatrième de couverture  : « Dernière publication collective conçue par Danielle Corbin, ce numéro 16 de Lexique u la formation des mots  : horizons actuels  », présente un état des problématiques et des champs d'investigation de la morphologie constructionnelle, et explore les frontières de celle-ci avec les domaines connexes de la grammaire (phonologie, syntaxe, sémantique), ainsi que ses prolongements applicatifs et/ou technologiques (lexicographie, traitement automatique des langues)  ». Publiée en forme d'hommage à Danielle Corbin, disparue en août 2000, cette revue tient effectivement la promesse de situer la morphologie au sein de la linguistique et de ses applications. Elle s'ouvre sur un chapitre introductif de Pierre Corbin, à la fois hommage à la scientifique, rappel de ses convictions théoriques et histoire de la morphologie en France. Ensuite, on peut lire le programme de recherche que s'était fixé Danielle Corbin pour la période 1997-2003  : ce texte, destiné au départ au jury devant approuver son intégration comme membre senior à l'Institut Universitaire de France, permet de situer aisément le travail de Danielle Corbin dans le cadre théorique qu'elle a créé. Viennent ensuite une série d'articles beaucoup moins généraux, s'inscrivant tous dans le cadre théorique de la morphologie constructionnelle, et se positionnant tous par rapport à d'autres disciplines de la linguistique. Nous allons maintenant détailler plus précisément le contenu de la revue, article par article.
1. Introduction  : Lexique n° 16, treize ans après Lexique n° 10 (P. Corbin.)
Le chapitre introductif rédigé par Pierre Corbin constitue à la fois un hommage à celle qui fut — en plus d'une immense scientifique — sa compagne, et un rappel de l'histoire de la morphologie de la fin des années 1980 à aujourd'hui.
Dans une première partie, P. Corbin rappelle le positionnement de Danielle Corbin au sein d'une collectivité ayant subi des évolutions  : pour P. Corbin, la morphologie reste une discipline numériquement minoritaire, mais s'est institutionnalisée, et on peut considérer que le point de départ de son institutionnalisation correspond au numéro 10 de la revue Lexique, dirigé par Danielle Corbin. Ensuite, de nombreux groupes de recherche et des conférences sont venus conforter la reconnaissance de la discipline. Au-delà de son travail institutionnel, de la théorie de Danielle Corbin, le lexique construit (ou morphologie constructionnelle pour remplacer le terme morphologie dérivationnelle) est à l'origine du dynamisme de la discipline et repose sur deux idées fortes  : la forme et le sens d'un mot sont associés, et les niveaux d'analyse doivent être différenciés et articulés. Nous reviendrons plus précisément sur cette théorie dans le compte rendu de l'article signé par Danielle Corbin elle même.
Dans la deuxième partie de l'introduction sont présentées la maturation de la discipline et son positionnement par rapport à la phonologie, la syntaxe et la sémantique. P. Corbin y montre que l'unité du numéro 16 de Lexique ne repose pas sur les sujets de recherche à proprement parler des auteurs, mais bien sur les fondements théoriques utilisés, et sur le lien permanent qui est établi avec les autres disciplines de la linguistique.
L'introduction est suivie par la liste des publications de Danielle Corbin, de 1973 à aujourd'hui, puisque nombre de ses travaux restent à paraître.
2. Programme de recherche, 1997-2003 (D. Corbin)
Le programme de recherche présenté par Danielle Corbin en 1997 constituait une mise en pratique de sa théorie morphologique —celle du lexique construit — à travers la
213 rédaction du Dictionnaire des affixes et du Dictionnaire dérivationnel du français. Nous allons ici résumer la théorie du Lexique construit telle qu'elle est offerte dans son programme, ainsi que les présentations qu'elle fait des deux dictionnaires qu'elle projetait d'écrire.
2.1. Théorie du lexique construit
Danielle Corbin commence par constater la pauvreté du domaine de la morphologie dérivationnelle (par opposition à la morphologie flexionnelle, qui reste beaucoup plus étudiée). Depuis la fin du XIXe siècle, le domaine a été délaissé, et sa théorie naît dans un contexte assez anarchique. L'objectif de la théorie est alors le suivant  : il s'agit de décrire au mieux les principes qui régissent la construction des unités lexicales et d'élaborer une « sémantique des mots construits  ». Les deux principes fondateurs de la théorie du lexique construit sont l'associativité et la stratification.
L'associativité est un principe qui permet de relier la structure (la forme) des mots construits à leur sens. On peut définir un mot construit comme un mot composé de plusieurs morphèmes (bien qu'il semble que cette notion soit discutée actuellement), comme le mot dé-stabil-iser, par opposition aux mots non construits qui n'en contiennent qu'un (stable). La spécificité des unités lexicales construites par rapport aux unités lexicales non construites est alors essentiellement fondée sur le fait que la relation entre leur structure et leur sens est motivée.
La stratification des données observables permet de repérer «  le parcours qui mène des apparences à ce qui est réellement produit par la langue et de hiérarchiser entre eux les divers niveaux de régularité  ».
Les deux principes sont ensuite déclinés en neuf hypothèses de travail qui permettront la construction des deux dictionnaires que Danielle Corbin projetait d'écrire.
2.2. Le dictionnaire des a,Jfixes.
Le dictionnaire des affixes constitue un fragment de la grammaire morphologique du français. Il devra contenir la description lexicographique et implémentable de l'ensemble des propriétés des affixes dérivationnels du français, qui sont définis comme des « unités infra-lexicales à sens instructionnel servant à la construction d'unités lexicales  ». D. Corbin dénombre approximativement 250 affixes à décrire (certains nécessitent encore d'être étudiés avant de décider de les faire figurer dans la liste). Elle donne ensuite les huit classes d'informations nécessaires à la description des affixes
catégorie, variantes allomorphiques, variantes flexionnelles, prononciation, histoire, sens, catégories lexicales des bases auxquelles il s'applique, et les contraintes qui régissent son application à certains types de bases.
2.3. Le dictionnaire dérivationnel du français.
Le dictionnaire dérivationnel du français est un dictionnaire des unités lexicales construites à partir de la grammaire morphologique décrite dans le dictionnaire des affixes. Il s'agit d'un lexique actuel, additionné d'informations historiques lorsqu'elles sont nécessaires à sa compréhension pour un locuteur contemporain. La macrostructure du dictionnaire est organisée en familles, c'est-à-dire en ensembles d'unités lexicales construites à partir d'un même primitif dérivationnel. Cette organisation nécessite alors au préalable d'isoler les primitifs dérivationnels et d'établir une hiérarchie entre les unités d'une même famille. Quatre types d'information seront donnés  :pour les unités construites et pour les primitifs, on trouvera (1) l'histoire de l'unité et (2) sa description
1 D Corbin emprunte l'expression à M. Temple.
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sémantique ; pour les unités construites, on bénéficiera en plus des rubriques intitulées (3) « génération morphologique  » et (4) « analyse structurelle  ».
3. Préfaces ou prépositions  ? Le cas de sur (-), sans (-), contre (-) et les autres (D. Amiot)
Dany Amiot étudie des unités qui peuvent à la fois être employées comme des prépositions ou des éléments de formation des mots. L'auteur montre que si certaines ont clairement le comportement de préfixes (sur - ), d'autres sont des prépositions (sans - ), et beaucoup ont un statut tout à fait intermédiaire. L'auteur parvient à une classification de ces unités en se fondant sur plusieurs critères que nous ne développerons pas ici. Signalons simplement qu'il semble que le statut de préfixe soit accordé à des unités plus anciennes dans la langue, et que la classification de D. Amiot montre que plus elles sont anciennes, plus les prépositions utilisées comme éléments de formation des mots ont un comportement proche de celui des préfixes.
Cette contribution s'inscrit directement dans la lignée de l'un des objectifs de la morphologie constructionnelle, et du dictionnaire des affixes, dont la rédaction impose de statuer sur la nature dérivationnelle de certaines unités.
4. Sur quels objets portent les opérations morphologiques de construction  ? (F. Kerleroux)
F. Kerleroux remet en question l'idée selon laquelle l'unité qui sert de base aux opérations morphologiques est le lexème. Après avoir rappelé l'histoire et les enjeux de la notion de lexème, appréhendée comme une unité lexicale abstraite distincte de la notion de mot en syntaxe et de la notion de morphème, l'auteur met à l'épreuve la notion de lexème à travers la règle d'apocope. Elle montre que dans le cas des noms déverbaux, le fait que l'apocope soit possible dépend non seulement —fait déjà connu — de la structure argumentale du nom, mais aussi de l'acception dans laquelle il est employé. Elle montre ensuite que les grammaires lexicalisées (I IPSG en particulier) ne rendent pas mieux compte de cette idée. La dernière partie de l'article teste l'hypothèse contestée au départ sur la construction de noms déverbaux en -eur. F. Kerleroux anive alors à une conclusion similaire à celle qui suit l'étude de l'apocope  :les objets sur lesquels ont lieu les opérations morphologiques sont plus spécifiés que ce qui était affirmé, au moins du point de vue du sens et de la structure du sens en termes de schéma argumenta) associé au lexème.
L'enjeu est alors de prédire les possibilités de construction morphologique à partir d'une représentation sémantique, ce qui s'inscrit totalement dans les projets et les idées de D. Corbin, puisqu'un tel travail permettrait de compléter le dictionnaire des affixes du français, qui doit décrire les contraintes d'application des affixes à certaines bases.
5. Aspects morphologiques de la substitution par déformation avec apocope (D. Delaplace)
L'article de Denis Delaplace présente une étude du phénomène de substitution par déformation avec apocope (désormais SDA) du point de vue morphologique, alors qu'il a longtemps été conçu comme un phénomène purement phonologique. Partant des constats suivants  : (1) très souvent, la dérivation ne se réduit pas à la suppression de syllabes mais à l'ajout d'éléments nouveaux (apéro) et (2) le résultat de la SDA présentant des caractéristiques phonologiques différentes peuvent être regroupés selon des caractéristiques morphologiques communes, D. Delaplace montre l'intérêt d'une analyse morphologique du problème.
La SDA présente trois aspects morphologiques principaux
- elle permet la déconstruction de mots savants sans tenir compte de leur structure morpho-sémantique (ciné) ;
215 -elle permet la déconstruction de mots savants en tenant compte de leur structure morpho-sémantique (dermato) ;
- elle permet de reconstruire des unités selon cinq procédés  : homonymie ou paronymie évidente ou recherchée, conservation d'une terminaison correspondant à un suffixe marquant la subjectivité, ajout d'une syllabe finale suffixale expressive, ajout d'un appendice caudal expressif ou en ajoutant une terminaison en -o.
L'étude détaillée d'unités résultant de SDA et mises en relation avec des noms terminés par -ion et dont la forme coïncide avec le radical des verbes associés aux unités de départ plaide en faveur d'une analyse morphologique du phénomène, à relier avec une réflexion sémantique et énonciative sur l'expression de la subjectivité, de l'affectivité et de la familiarité. Une fois encore dans cet ouvrage, on trouve un élément qui peut représenter une contribution au travail de D. Corbin, dans la mesure où celle-ci pourrait venir s'inscrire dans la description des mots construits présentés dans le dictionnaire dérivationnel du français; en complétant la partie intitulée « génération morphologique  ».
5. Entre morphologie et phonologie  : la suffixation décalée (M. Plénat, M. Roché)
Marc Plénat et M. Roché se proposent d'étudier un phénomène courant dans les langues romanes  : très souvent, les suffixes ne sont pas concaténés directement au lexème de base, mais à un élément qui n'est pas porteur de sens et qui est inséré entre les deux morphèmes (tait—et—ette) (ce que les auteurs appellent suffixation décalée). Les auteurs fondent leur étude sur une analyse des noms en -fier/-fiera en occitan, qui présente à 84% des cas de dérivation directe et à 14% des cas de dérivation décalée, le reste étant construit sur une base tronquée. Au cours d'une étude détaillé des 1 269 noms composant leur corpus, les auteurs montrent que la phonologie conditionne largement l'apparition de cet élément non porteur de sens très souvent appelé interfixe. Dans la mesure où l'apparition de l'interfixe est conditionnée par la phonologie, les auteurs lui préfèrent le terme de décalage, ne lui conférant ainsi plus le statut de morphème.
Dans la perspective plus générale ouverte au début de l'ouvrage, on retrouve ici encore un travail venant s'insérer dans le cadre théorique de D. Corbin. En effet, les dictionnaires qu'elle propose ont pour but de pouvoir calculer le sens des mots en fonction des morphèmes qui les composent et des règles de concaténation des morphèmes. En contestant le statut de morphème aux interfixes, M. Plénat et M. Roché apportent une pierre à l'édifice, permettant une analyse morphologique de la suffixation décalée plus précise.
6. Morphologie constructionnelle et Traitement Automatique des Langues Le projet MorTAL (G. Dal, N. Hathout, F. Namer)
L'article présenté par G. Dal, N. Hathout et F. Namer témoigne des liens entre la morphologie constructionnelle et le traitement automatique des langues. Après une présentation synthétique et très claire de ces deux sous-domaines de la linguistique, les auteurs décrivent le projet a~pelé MorTAL (Morphologie et Traitement Automatique des Langues), objet d'une ACI .L'outil résultant de ce projet avait pour but d'élaborer un programme capable d'analyser (de « comprendre  »), de générer (de « construire  ») les unités lexicales construites du français. II devait aussi les présupposer et prouver leur validité. Même si les auteurs admettent que le résultat n'est pas comparable à ce que pourrait être le dictionnaire dérivationnel du français, il semble que la philosophie de
2 Action de recherche concertée. Celle-ci a été financée par le Ministère français de la Recherche.
216
MorTAL en soit assez proche  : la contrainte d'implémentation en a nécessité la simplification, mais il s'appuie totalement sur la théorie du lexique construit.
Les auteurs de l'article décrivent ensuite l'outil MorTAL et les outils associés (DériF, GéDériF, et FLEMM principalement), puis montrent l'utilité de leur utilisation en traitement automatique des langues, et plus particulièrement dans les domaines de la fouille de textes et de la recherche d'information (ces deux domaines étant très clairement précisés pour les non-initiés). À travers cette expérience concrète, une fois encore est rendu ici hommage à la théorie du lexique construit de Danielle Corbin.
7. Discussion  : À propos de Nouvelles Approches en morphologie de Bernard Fradin A quelles dimensions des catégories les règles de construction des lexèmes sont- elles sensibles  ? (G. Dal)
Le dernier article correspond à un compte rendu de lecture de l'ouvrage de Bernard Fradin, Nouvelles Approches en Morphologie, rédigé par G. Dal. Il est suivi d'une discussion sur les règles de construction des lexèmes. B. Fradin s'appuie sur une perception du lexique conçue comme une hiérarchie de types. [I considère que tous les éléments des trois catégories lexicales majeures (nom, verbe, adjectif) possèdent une fonction pragmatique (référence, modification, prédication) et une classe sémantique (objet, propriété, action). Il reste cependant dans l'idée que les règles de construction du lexique se fondent sur la catégorie lexicale de la base. G. Dal va alors mettre en relief qu'il est important de s'appuyer sur (ou de «  désintriquer  ») les classes sémantiques et la fonction pragmatique des unités, et que les règles de construction sont en fait guidées par le sens.
Cette discussion conduisant au même type de conclusion que l'article de F. Kerleroux, en début d'ouvrage, on retrouve encore dans cet article une contribution au projet de D. Corbin consistant à décrire précisément et systématiquement les règles de construction du lexique français.
Nous conclurons en constatant que si cet ouvrage semble a priori destiné à des spécialistes de morphologie, il aide indéniablement à comprendre la théorie du lexique construit élaborée par Danielle Corbin. L'unité théorique de l'ouvrage permet de disposer d'une vision d'ensemble de tous les domaines de la morphologie dans lesquels cette théorie est éclairante et dans lesquels elle peut être validée.
Hélène MANUÉLIAN
Métadif—Université de Cergy Pontoise


Suzanne LAFAGE. Le lexique français de Côte d'Ivoire, Appropriations et

créativité. 863 p. en deux volumes. Institut de Linguistique française-CNRS UMR 6039- LE FRANÇAIS EN AFRIQUE n°16, Nice 2002 et n° 17, Nice 2003. Disponible sur le site internet www.unice.fr/1LF-CNRS/ofcaf
Suzanne Lafage avoue vingt ans de travail pour l'édification de ce monument. Vingt ans, cela correspond à son retour en France en 1984, début de sa direction, à Paris II1, de nombreux travaux d'étudiants venus de tous les horizons de la francophonie, avec une nette dominante africaine. Mais bien sûr, ces vingt ans n'incluent pas les longues années passées en Afrique et plus particulièrement en Côte d'Ivoire pendant lesquelles la collecte des matériaux avait déjà commencé notamment depuis 1975, lorsque Laurent Duponchel, quittant son poste de Directeur adjoint de l'institut de Linguistique Appliquée d'Abidjan après avoir (déjà !) publié un Dictionnaire du français de Côte
217 d'Ivoire, lui a confié la poursuite de son livre. Surtout la collecte des matériaux résulte d'une longue et intime familiarité avec la société qui en fait ses moyens d'expression.
CE DICTIONNAIRE EST UN OUVRAGE SAVANT. Il se conclut sur une impressionnante bibliographie des ouvrages dépouillés qui ne couvre pas moins de trente pages. Une introduction de 88 pages présente avec une extrême précision la Côte d'Ivoire sous ses aspects géographique, historique, socio-linguistique et linguistique. Elle situe de façon nuancée les diverses variétés d'un français véhiculaire devenu langue d'usage très répandue, utilisée dans différents milieux et situations, avec les variations qu'elle a pu noter pendant une période récente, troublée sur le plan politique et riche en évolutions linguistiques. Elle retrace l'historique du projet et ses objectifs  : il s'agit d'un dictionnaire différentiel, qui recense les écarts ivoiriens par rapport à l'usage de la France métropolitaine, sélectionnés par une intuition fondée sur une connaissance approfondie des deux types de "français" et vérifiés par un "jury" constitué d'un échantillon aussi représentatif que possible de la population francophone locale. L'auteur sait bien que ces écarts ne représentent qu'une petite partie du lexique réellement utilisé, sans qu'il soit possible de préciser un pourcentage. La visée n'est pas normative. Il n'est pas question de considérer comme "fautes" une partie de ces écarts. L'enquête s'étend à tous les Ivoiriens francophones, et pas seulement aux Ivoiriens scolarisés, et porte sur tous les domaines, tous les registres et toutes les formes de communication. II n'est évidemment pas exclu que certaines des formes retenues appartiennent non seulement à la Côte d'Ivoire mais à des langues transfrontalières, pratiquées par des immigrés, burkinabés ou autres. En conséquence de ces prises de position, les articles du dictionnaire sont structurés avec un soin extrême. L'entrée en caractères minuscules gras est suivie des variantes graphiques recensées, de sa (ou de ses) transcriptions) phonétique(s), de la catégorie grammaticale et du genre (souvent instable) et de différentes marques d'usage socio-culturel, du code écrit ou surtout, ou uniquement, oral, de l'étymologie lorsqu'il s'agit d'un mot d'emprunt, d'une définition brève, mais précise, et de contextes illustratifs toujours référencés.
CE DICTIONNAIRE EST UN OUVRAGE VIVANT. Ses articles sont comme des coups de projecteur sur la société ivoirienne. La faune et la flore y sont l'objet de notices d'une précision toute scientifique, notamment en ce qui concerne les arbres de la forêt qui intéressent autant les botanistes que les exploitants et commerçants en bois précieux. Certains articles (Travail forcé, cercle, garde-cercle) ont un intérêt historique. On ne sera pas surpris que des réalités spécifiquement locales soient désignées par un vocabulaire spécifique, que les Ivoiriens se nourrissent d'attiéké (couscous de manioc) et de foufou et ne distinguent pas moins de treize espèces différentes de bananes. On sera plus surpris d'apprendre l'existence des "mangeurs et mangeuses d'âmes", sorciers ou sorcières, qui passent pour détruire le principe vital de leurs victimes, dont l'intervention est généralement supposée en cas de mort soudaine ou intervenant au terme d'une maladie brève, auquel cas le village fait "danser le cercueil" (locution verbale assez fréquente, oral, écrit méliorat~ ainsi définie  : "Procéder à l'interrogatoire du mort afin d'apprendre qui est à l'origine de cette disparition et par quel procédé elle a été obtenue. Devant tout le village rassemblé, le mort, porté sur les épaules de ses amis et parents dirige ses porteurs vers le responsable conscient ou inconscient qui, par sa sorcellerie, a mangé l'âme du défunt". L"`interrogatoire du mort" (disponible, oral, écrit) est une "Pratique traditionnelle qui consiste, en cas de décès subit, suspect en soi à la population locale, à promener le cadavre du défunt, porté par plusieurs hommes devant la population du village réunie. Le défunt est alors supposé marquer une pause ou agiter ses porteurs devant le responsable de son décès qui avoue généralement et est alors châtié en conséquence". Suivent divers exemples tirés de la presse locale. Pour s'en tenir à des choses plus quotidiennes, on fait connaissance avec le balafré qui porte sur son visage
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des scarifications ethniques, le bava-bava, petit commerçant ambulant, le bagasse, portefaix dans les marchés ou les gares, avec le bahuteur, jeune homme qui choisit ses petites amies parmi les lycéennes, tandis que le bailleur de fond "entretient une jeune femme à grands frais" et maints autres personnages et usages.
CE DICTIONNAIRE EST UN OUVRAGE LINGUISTIQUE. Deux mots du titre doivent retenir notre attention  : Appropriations et créativité. Les Ivoiriens se sont appropriés le français et créent de nouveaux mots, de nouvelles métaphores, de nouvelles acceptions de polysèmes. Mais ce n'est pas un créole ni un pidgin qui en résulte. Ils font évoluer le français selon la phonétique française et avec des procédés qui existent dans la construction du lexique français de France. On trouvera à la page LXVIII de l'introduction un grand tableau synoptique des différents types d'évolutions qu'il serait bien inutile de recopier. Mais enfin, les divers emplois du verbe gâter appliqué à tout processus de dégradation ou de destruction n'est qu'un élargissement du sens de ce verbe tout à fait cohérent avec ses autres emplois. De même les différentes utilisations de l'adjectif faux. Le nom façon peut être employé comme adverbe  ! En français, l'adjectif sauf est bien devenu préposition. Le poulailler qui n'est pas le local où l'on élève les poules mais une "cage en vannerie servant à transporter les volailles sur les marchés" n'est qu'une restriction et une spécialisation du sens. Que l'ivoirier ou ivoiriste soit l'artisan qui travaille l'ivoire et que le nom du pays ait donné naissance aux dérivés ivoiriser, ivoirisation, ivoirité, quoi de plus naturel  ? Le verbe enjailler "Prendre du plaisir, s'éclater", qui a donné naissance aux dérivés enjaillement, enjaillementer, enjailleur, sonne bien "français" n`est-ce pas 7 Qui se douterait que c'est une adaptation de l'anglais enjoy 7 Et n'est-il pas naturel qu'une personne qui abandonne la craie soit un enseignant qui passe à une autre activité et qu'en cas d'échec ou de regret, il reprenne la craie et retourne à ses élèves et à son tableau noir 7
En conclusion de l'entretien qu'il accorda à Michèle Zalessky en 1988 dans le numéro 7 de la revue Diagonales, Ahmadou Kourouma déclarait
« Les Africains, ayant adopté le français, doivent maintenant l'adapter et le changer pour s'y trouver à l'aise, ils y introduiront des mots, des expressions, une syntaxe, un rythme nouveaux. Quand on a des habits, on s'essaie toujours à les coudre pour qu'ils moulent bien, c'est ce que vont faire et font déjà les Africains du français. Si on parle de moi, c'est parce que je suis l'un des initiateurs de ce mouvement.  »
C'est de l'état 2004 de ce mouvement en pleine expansion que Suzanne Lafage nous donne la photographie.
Rappelons, chose importante, que l'ouvrage est à la disposition de tous sur le site intetnet www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf.
Jacqueline PICOCHE Professeur émérite à l'Université de Picardie

Franck NEVEU, 2004, Dictionnaire des sciences du langage, Paris, Armand Colin.

Franck Neveu, professeur en sciences du langage à l'Université de Caen, a publié il y a quelques mois un imposant Dictionnaire des sciences du langage (désormais DSL), 317 pages, contenant 982 vedettes, organisées selon l'ordre alphabétique strict. Une liste des entrées suit le texte du dictionnaire, indiquant le cas échéant les renvois à telle ou telle notice (par exemple SUFFIXE est analysé sous AFFIXE). Dans un bref avant-propos, l'auteur expose sa démarche  : il ne s'agit pas de figer les sciences du langage dans un ouvrage
219 terminologique stricto sensu, mais de « refléter un état de la discipline des sciences du langage observable à partir de son vocabulaire  » ;dans ce cadre les «  termes y sont traités comme des mots, dont l'usage varie avec le temps  ». À la fois pratique (un peu plus grand qu'un format de poche) et complet, le DSL ne prétend pas lisser les discussions que les sciences du langage connaissent aujourd'hui. On saura gré par ailleurs à l'auteur d'ouvrir son dictionnaire à la fois aux langues et aux linguistes étrangers, l'imposante bibliographie disséminée dans les articles le montre aisément. Chaque entrée contient des renvois à d'autres entrées, à la suite des articles on trouve le plus souvent une bibliographie (des fondateurs aux ouvrages les plus récents) qui donne un aperçu de l'état de la science au moment de la publication. Les entrées sont rattachées à des catégories (le lecteur peut regretter cependant que celles-ci ne figurent pas sous forme de liste).

1. Le DSL présente une centaine de catégories (ou de «  temtoires  »), domaines, sous-domaines, qui font les sciences du langage aujourd'hui (la liste est donnée plus bas). Contrairement au Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage [1995] qui, dans sa délimitation des domaines, ne rendait pas toujours compte du dynamisme scientifique, le DSL fait sens de l'hétérogénéité d'un domaine de la science qui a pris une ampleur considérable depuis les années 1960, tant du point de vue de la curiosité scientifique, que de sa place dans l'institution. Par exemple, le compagnonnage fructueux des sciences réputées « dures » avec l'ancien artisanat linguistique prend une large place, les articles sont nombreux qui touchent aux neurosciences, mais aussi et surtout au traitement informatique du langage. Il est montré comment les chercheurs ont pu raffermir, préciser les études linguistiques sous l'influence des exigences des sciences rencontrées à l'occasion d'une mise en commun des problématiques. Outre les domaines et disciplines bien connus, le DSL propose un parcours de découverte pour d'autres. Si la syntaxe, la morphologie, la sémantique tiennent une place importante, ce n'est pas au détriment d'autres recherches peut-être moins connues du grand public (ou des étudiants), qu'il s'agisse de disciplines nouvelles, liées aux nouvelles technologies, ou renouvelées (philologie numérique par exemple), ou de termes que d'aucuns consigneraient aux marges des sciences du langage. Les disciplines historiques qui sont parfois soupçonnées de ne pas suffisamment s'interroger sur elles-mêmes, ont également leur place, et elles sont l'occasion de nourrir une réflexion sur leur situation dans les sciences du langage aujourd'hui. Toutes les disciplines n'ont pas la même importance numérique dans le DSL, de même que certains éléments n'apparaissent jamais seuls, comme « stylistique  », couplé avec « sociolinguistique  ». Cette perte d'autonomie de la stylistique (qui faisait l'objet d'un chapitre dans le Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage par exemple) révèle à la fois le chemin parcouru depuis les années 90, et l'ancrage du style du côté de la sociolinguistique, l'entrée STYLE étant quant à elle renvoyée à IDIOLECTE. La stylistique est donc forcément comprise dans ce cas comme outillage de la sociolinguiste, non comme une science du langage. Dans le même ordre d'idées, « métrique  »peut être associé à « prosodie  », mais non à « style  ». Il apparaît donc que le DSL prend le parti de la reconfiguration des disciplines, dans la perspective d'une plus grande scientificité. Un des intérêts du DSL est, au-delà du simple adressage, de situer les mots dans leurs domaines d'application, ce qui a de multiples implications, tant du point de vue pédagogique que du point de vue scientifique. On le sait, un dictionnaire n'est jamais neutre, et la voix organisatrice de l'auteur se fait entendre  : un dictionnaire, et c'est le cas ici, est constamment en tension entre le souci d'objectivité (la description d'un champ de recherches, sans doute davantage qu'un champ de connaissances) et le positionnement intellectuel de l'auteur. L'article LINGUISTIQUE, assez court, commence par une définition  : «  la linguistique est la science des langues et du langage  » et se poursuit par une citation de Jean-Claude Milner, dont les premiers mots sont  : «  La linguistique désire être une science  ». Le lecteur est invité à
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lire parallèlement l'article GRAMMAIRE, qui expose la différence fondamentale entre grammaire et linguistique  : «  [...) La manière de construire ces données (scientifique ou non) est probablement ce qui a le mieux permis de distinguer la linguistique de la grammaire  ». S'il est évident que la science du langage poursuit l'objectif souligné par Jean-Claude Milner, il n'échappe pas à l'auteur du DSL que la frontière peut parfois être flottante. Autrement dit, l'accent est mis dans l'ensemble de l'ouvrage sur le construit, les processus de constn~ctions du sens et d'application des mots, des concepts et des notions, de façon à éviter l'écueil de la simple accumulation des informations, ce qui permet à la fois de stabiliser un certain nombre de notions, tout en les inscrivant dans un processus d'analyse qui ne les fige pas.
2. La nomenclature extrêmement riche (735 entrées) présente les avantages et les inconvénients de l'organisation alphabétique. Du point de vue pédagogique, l'ordre alphabétique présente l'avantage d'un repérage rapide des mots qui demandent élucidation. Du point de vue du champ scientifique, cette organisation peut susciter certaines interrogations. Par exemple, l'entrée ANALYSE DU DISCOURS est renvoyée à DISCOURS, ce qui implique l'absence de l'analyse du discours en tant que discipline, alors que « pragmatique » est marquée « discipline ». Cette absence, liée au système des renvois, pose problème, puisque, même si l'analyse du discours est bien présente dans le DSL, par les mots qu'elle emploie, et même si elle apparaît dans les catégories, elle n'a matériellement pas le statut de discipline, alors que la pragmatique, qui peut être considérée comme une branche de l'AD, a ce statut. Ce détail (les informations sont récupérables par ailleurs, à DISCOURS notamment) est peut-être à interroger dans la structuration de l'ouvrage, parce que l'auteur asemble-t-il privilégié la discussion à partir de mots des domaines, au détriment d'une sorte de mise en alerte des disciplines. Si l'ouvrage de C. Detrie, P. Siblot, B. Vérine, 2001, Termes et concepts pour l'analyse dir discours est cité en bibliographie à DISCOURS pour « analyse du discours  », il faut se reporter à eRAxEME pour mesurer les divergences de vues entre deux façons de faire de l'analyse du discours en France, je dirai caricaturalement et pour aller vite, l'école représentée par Dominique Maingueneau d'une part, et celle que représente l'équipe de Montpellier d'autre part ;. Ce choix de faire cohabiter des parcours scientifiques plutôt que de les lier dans certaines notices disciplinaires pourrait laisser penser que le DSL ne se préoccupe pas des processus dynamiques dans les sciences du langage, ce qui n'est pas le cas. Les informations portées à la connaissance sont innombrables, et les débats, épistémologiques, scientifiques, linguistiques, sont nombreux, ce qui présente l'avantage cette fois encore pédagogique, intellectuel et institutionnel de proposer un état de la science sans corsetage, sans fermeture. Il n'en est pas moins vrai que Franck Neveu opère des choix.
(i) Du point de vue des disciplines d'abord. Les auteurs du Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage annonçaient abruptement qu'ils ne traiteraient pas de pragmatique, reléguée du même coup aux marges  : le DSL ne rejette aucun débat, aucune discussion, mais peut rendre compte de la perte d'autonomie d'un certain nombre de disciplines, à l'intérieur de la très mouvante science du langage. Les exemples, les problématisations ysont nombreux, et les articles permettent souvent de faire le point sur tel ou tel aspect des questions ; on trouvera des mises au point extrêmement stimulantes, qui rendent compte de la puissance d'interrogation d'un champ d'analyse.
(ii) Du point de vue des notions ensuite. Le DSL ne se substitue pas à un ouvrage de grammaire  :par exemple, CIRCONSTANT est renvoyé à ACTANT, où «  circonstant  »est ramené à la triade « verbe, actants, circonstants » de Lucien Tesnière. Le traitement ici est strictement syntaxique, dans une perspective structurale, alors que les historiens de la
3 Pour plus de détails à ce sujet, je renvoie à l'article de J. Guilhaumou, 2005, paru dans A~arges linguistiques.
221 grammaire y voient une histoire à rebondissements, liée à l'histoire de la grammaire scolaire notamment. De même, « adjectif » ou « adverbe  »sont simplement évoqués sous PARTIE DU DISCOURS.
Par ailleurs, le DSL rend compte de notions qui sont souvent laissées de côté dans les nomenclatures, comme GRAMMATISATION ou RASOIR D'OCKHAM pour ne citer que ceux-là. II apparaït à l'occasion de ces articles la volonté d'ouvrir les sciences du langage à des réflexions épistémologiques d'envergure.
(iii) Du point de vue des informations fournies. Le DSL propose pour la majorité des articles une définition, une ou plusieurs citations, parfois assez longues, qui permettent de donner la parole aux autorités du domaine et de compléter la définition initiale. Cette dimension de recueil est fondamentale puisqu'elle permet de faire dialoguer différentes voix.
Certes le DSL peut être utilisé comme un dictionnaire, et en ce sens c'est un outil de première qualité, mais il propose et suscite une réflexion plus globale, plus actuelle, sur l'hétérogénéité et l'homogénéité d'une part, et sur le caractère forcément militant de la recherche et des individus qui la produisent. Ce remarquable travail est à saluer aussi par le témoignage public qu'il donne de la situation des sciences du langage aujourd'hui en France.
Chantal WIONET
Métadif —Université d'Avignon

Les catégories, domaines et sous-domaines, des sciences du langage, dans le DSL
[1] analyse du discours
[2] anatomie, phonétique
[3] biologie, neuropsychologie
[4] communication
[5] cybernétique, informatique
[6] description linguistique
[7] dialectologie
[8] didactique de l'écrit, linguistique du texte
[9] discipline [épistémologie, linguistique, sciences du langage]
[ 10] domaine [grammaire, lexicographie, lexicologie, morphologie, morphophonologie, morphosyntaxe, neurolinguistique, philosophie du langage, phonétique, phonologie, pragmatique, prosodie, psycholinguistique, sémantique, sociolinguistique, syntaxe, terminologie]
[ 11 ] écriture
[ 12] écriture, histoire, anthropologie
[13] étude historique des textes
[14] épistémologie
[15] épistémologie, philosophie
[16] informatique
[17] informatique documentaire
[18] informatique, intelligence artificielle
[ 19] géographie linguistique, dialectologie
[20] géolinguistique
[21 ] graphématique
[22] graphématique, sémantique conceptuelle
[23] grammaire
[24] grammaire formelle
[25] grammaire historique, grammaire comparée
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[26] histoire, grammaire comparée
[27] histoire de la linguistique
[28] intelligence artificielle
[29] lexicologie
[30] linguistique de corpus
[31 ] linguistique descriptive
[32] linguistique énonciative
[33] linguistique générale
[34J linguistique historique
[35] linguistique informatique
[36] linguistique informatique, industries de la langue
[37] linguistique informatique, intelligence artificielle
[38] linguistique théorique
[39] linguistique textuelle
[40] logique, épistémologie [41 ] logique, informatique documentaire
[42J méthodologie linguistique
[43] métalexicographie
[44] métrique
[45] métrique, versification, prosodie
[46] morphologie lexicale
[47] morphosyntaxe
[48J morphosyntaxe, rhétorique, narratologie
[49] morphosyntaxe, sémantique discursive
[50] morphosyntaxe, sémantique énonciative
[51] narratologie, macrosyntaxe
[52] neurolinguistique
[53] paléographie
[54] pathologie du langage
[55] pathologie du langage, développement du langage
[56] philologie, linguistique de corpus
[57] philologie numérique
[58] philosophie du langage
[59] philosophie du langage, philosophie de la linguistique [60J philosophie du langage, psychologie
[61 ] philosophie du langage, sciences cognitives
[62] philosophie, neuropsychologie, pathologie du langage
[63] phonétique
[64] phonétique acoustique
[65] phonétique normative
[66] phonologie
[67] poétique
[68] poétique, pragmatique cognitive
[69] politique linguistique
[70] pragmatique
[71] prosodie
[72] psychanalyse
[73] psycholinguistique
[74] psycholinguistique, intelligence artificielle
[75] psychologie
[76] psychologie cognitive, linguistique générale
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[77] psychomécanique
[78] rhétorique, macrosyntaxe
[79] rhétorique, sémantique
[80] rhétorique, sémantique discursive
[81] rhétorique, sémantique, pragmatique
[82] rhétorique, syntaxe
[83] sémantique
[84] sémantique aspectuelle
[85] sémantique cognitive, pragmatique
[86] sémantique discursive
[87] sémantique formelle, intelligence artificielle
[88] sémantique grammaticale, psychomécanique
[89] sémantique lexicale
[90] sémantique logique [91 ] sémantique référentielle
[92] sémantique textuelle
[93] sémantique des textes
[94] sémantique, pragmatique, sciences cognitives, herméneutique
[95] sémiotique
[96] sociolinguistique
[97] sociolinguistique, stylistique
[98] statistique linguistique
[99] syntaxe
[100] syntaxe, analyse du discours, lexicométrie
[101] syntaxe, sémantique, narratologie
[ 102] TAL
[103] terminologie, épistémologie
[ 104] théorie littéraire
[ 105] traduction, TAL
[ 106] traductologie, linguistique contrastive, didactique des langues
[107] typologie linguistique