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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    2004 – 1, n° 84
    . varia
  • Auteurs : Wionet (Chantal), Mathieu (Marie-Jo), Piguet (Marie-France), Lenoble-Pinson (Michèle)
  • Pages : 199 à 208
  • Réimpression de l’édition de : 2004
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812443367
  • ISBN : 978-2-8124-4336-7
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4336-7.p.0203
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2012
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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COMPTES RENDUS



Jean Pruvost, Les dictionnaires de langue française. Paris, P.U.F., 2002, Que sais-je  ? n° 3622.

L'ouvrage de Jean PIZUVOST s'inscrit dans la célèbre collection des « Que sais- je  ?  », qui, par les contraintes imposées aux auteurs, a permis de mettre en circulation de nouvelles idées, de nouvelles perspectives d'analyse, tout en faisant le point sur les recherches passées et en cours, dans des domaines extrêmement variés. La grande diffusion de ces volumes permet également de faire sortir certains domaines de recherche de leur confidentialité, et tend au public curieux une main fraternelle, efficace et exigeante. Les dictionnaires de la langue française de Jean PRUVOST est un exemple particulièrement réussi d'exigence et de pédagogie. Le volume se divise en cinq chapitres, suivis d'une bibliographie très fournie. Les cinq chapitres forment un ensemble cohérent  : les deux premiers traitent de la question du genre dictionnaire, d'abord sur le plan théorique (I), ensuite sur le plan historique, du XVI` au XIX` siècle (II) ; le XX` siècle constitue un chapitre à part (III), puisqu'il s'agit pour l'auteur de rendre compte du tournant technologique qu'ont opéré les lexicographes contemporains, grâce à l'apparition de l'informatique dans la rédaction même des dictionnaires. La chronologie récapitulative (IV) trace un chemin judicieux et lisible dans le dédale des ouvrages lexicographiques publiés de la Renaissance à nos jours, sans oublier cédéroms et sites Internet. Enfin, le cinquième et dernier chapitre, « les dictionnaires de langue française, lieux d'interprétation » résume les diverses places symboliques que le dictionnaire occupe dans la société française, tant il est vrai, et Jean PRUVOST le rappelle, que l'objet dictionnaire a toujours eu une place à part en France. Les dictionnaires construisent à partir de leur postulat théorique une image particulière de la langue française, et c'est dans le miroitement de chacun des membres de cet ensemble dictionnairique que la langue se comprend le mieux, du moins sur le plan symbolique et institutionnel. Jean PRUVOST le rappelle, les dictionnaires travaillent la langue aussi bien que la langue travaille les dictionnaires. Si les lexicographes sont chargés de dire la langue telle qu'elle vit et se développe, chaque dictionnaire donne son interprétation de la langue française, comme chaque utilisateur construit un rapport singulier avec le dictionnaire. Les dictionnaires de la langue française s'achève sur un synopsis des différentes postures d'utilisateur, ce qui n'est pas anecdotique  : alors que les dictionnaires sont profondément ancrés dans la mémoire collective, une histoire est encore à penser des rôles qu'on leur attribue depuis les origines jusqu'à nos jours, puisqu'il s'agit de situer le dictionnaire à l'intérieur de l'histoire des pratiques de lecture d'une part, et d'autre part à l'intérieur de l'histoire des pratiques d'apprentissage, de la langue pour les dictionnaires de langue, de la langue et la science pour les dictionnaires
Cah. Lexfcol. 84, 2004-1, p. 199-208
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encyclopédiques et les encyclopédies. Jean PRUVOST apporte sa contribution à cette nouvelle perspective de recherche ; il aura permis également, par son style clair et plein d'allégresse, de faire émerger une vraie parole scientifique en direction du grand public, ce qui est aujourd'hui une forme d'engagement qui doit être saluée.
Chantal WIONET Université d'Avignon UMR 8127 METADIF

Edwige KHAZNADAR, Le féminin à la française. Académisme et langue française. Paris, L'Harmattan, Coll. "Questions contemporaines", février 2002, 237 p.
La venue du printemps nous a gratifiés d'un ouvrage de 239 pages, appelé par son auteure elle-même  : «  un petit ouvrage de vulgarisation  », concernant le féminin. Publié aux éditions L'Harmattan dans la collection « Questions contemporaines  », dont le but revendiqué est « d'offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs, militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idées neuves et ouvrir de nouvelles pistes de réflexion collective  » (p. 4), il agrandit la liste déjà longue des publications de cette maison sur cette question de la dénomination de la femme en français. L'auteure, qui a publié sa thèse de 3` cycle et sa thèse de doctorat sur ce sujet (voir sa bibliographie, p. 235), ne cesse d'approfondir sa réflexion sur le fonctionnement de notre système qui repose sur l'alternance masculin/féminin.
« Petit ouvrage de vulgarisation  », dit-elle  ?Certes, si l'on se réfère à la définition que le Trésor de la langrre française donne du terme vulgarisation, l'ouvrage d'Edwige KHAZNADAR est un ouvrage "grand public", caractère encore accentué par les illustrations d'ALF (c'est-à-dire d'Alain FAILLAT, dessinateur attitré et jusqu'à sa retraite, toute fraîche, rédacteur en chef de L'Enseignant) qui ponctuent chacun des douze chapitres du livre. Humour et bonne humeur d'un dessin sans fioriture qui épouse parfaitement le style de l'auteure dont le ton alerte et la langue "non académique" sont un écho au titre et sous-titre de l'ouvrage  : Le féminin à la française. Académisme et langue française. De ce fait, même dans le cadre d'un compte rendu destiné à une revue scientifique, il nous a semblé que ce serait trahir l'esprit et la lettre de cet ouvrage que de lui infliger un compte rendu "universitaire" au sens strict du terme.
Certes, dès les premières lignes, Edwige KHAZNADAR adopte un point de vue "non académique", dédiant son livre à son "homme", c'est-à-dire, son "mari", même si pour beaucoup, l'expression "mon homme" est familière, voire populaireZ. Niais chez elle, ce n'est que de la "langue française"  ;elle refuse les catégories en usage, et donne à "homme" son sens plein de `individu de sexe masculin, mari'  ; et là, elle annonce explicitement ce que sera sa démarche  :redonner aux mots, usés (abusés) par des siècles de "bon ton", leur sens plein, leur saveur et leur valeur. Car, ne nous y trompons pas, derrière le militantisme de sa démarche se profile un amour passionné de sa langue, une rigueur toute pédagogique dans l'analyse des faits linguistiques et dans la construction de son raisonnement.
1 « Fait d'adapter des notions, des connaissances scientifiques ou techniques afin de les rendre compréhensibles au non-spécialiste ; reformulation d'un discours spécialisé qui consiste généralement à le débarcasser de ses difficultés spécifiques, de ses caractères techniques afin de le rendre accessible au grand public.  »
2 Que l'on pense à la chanson  : « C'est mon homme, je l'ai tellement dans la peau (...)  ».
205 Après une courte introduction qui donne et le ton de l'ouvrage et sa problématique, « analyser le sens exact et les implications des discours qui sont chez nous tenus sur le genre, pour faire surmonter les blocages puis inspirer le désir de la netteté et de la clarté dans le discours sur l'être humain en français  » (p. 15), douze chapitres, tels les douze apôtres, vont nous guider à travers trois grandes parties qui s'articulent autour du credo fondateur de la démonstration khaznadarienne  : on ne « forme  » pas le féminin en ajoutant un -e au masculin, «  le système linguistique de dénomination de l'être humain en français est un système alternant, c'est-à-dire, étymologiquement, comportant deux possibilités correspondantes utilisables selon le cas  » (p. 22). L'alternance régulière de la forme et du sens a pour corollaire que le féminin est attaché à la dénomination de la femme et le masculin à celle de l'homme.
La démarche d'Edwige KHAZNADAR part d'un « état des lieux  » du lexique (les quatre premiers chapitres)  : un relevé systématique des noms communs de personnes dans Le Petit /Zobert 1977 (assorti d'un contrôle ponctuel dans l'édition de 1990) c'est-à- dire « près de 5000 noms, dédoublés ou dédoublables en genre selon le sexe à plus de 90 % » (p. 21). La présence dans les dictionnaires de masculins pour lesquels un féminin attendu fait défaut (agricu/frite, banquière, pionnière, ...), est l'occasion d'étudier également le système de l'adjectif' dans lequel l'alternance fonctionne à 100 %. Le système d'alternance des adjectifs et des noms communs de personne se résume à quatre groupes  :les bivalents, invariables en genre, se terminant par -e, les bivalents oraux, dont le masculin et le féminin se prononcent de la même façon, les divergents oraux, dont la consonne finale féminine s'amuït au masculin, les vrais divergents dont l'alternance suffixale est -ifl-ive, -eur/-errse, -leur/-[rite. On peut regretter le rejet en annexe des deux tableaux, qui illustrent d'une façon très claire cette démonstration, et l'on aurait préféré les voir placés en regard l'un de l'autre et suivre le même classement. Les cas particuliers (les féminins dérivés —hôtesse, maîtresse, princesse ;tes couples, dont la forme est différente, mais le sens semblable, avec alternance de sème sexuel
homme/femme, fille/garçon et les noms de parenté) donnent à l'auteure l'opportunité d'un examen pertinent de l'emploi de femme, de fille et de homme.
Le constat établi, une seconde partie (ch. 5-8) montre les étapes successives qui ont occulté cette règle fondamentale de l'alternance. L'analyse du discours des grammairiens français sur le genre au cours des siècles est « fondamentalement idéologique  » (p. 95). On passe d'un masculin géniteur du féminin, plus noble, donc prépondérant (XVI`-XVIt` siècles), à un masculin symbole de force et de vigueur (XIX`- XX` siècles), discours androcentrique' qui oppose au masculin « fort » un féminin «  faible  », auquel le structuralisme va substituer la notion de « marque  »  :sera appelé « marqué  » «  le terme qui présente l'ensemble des caractéristiques de la forme non marquée plus une  » (p. 108). Cette théorie a été longuement reprise par toutes les grammaires scolaires et les discours académiques actuels et Edwige KHAZNADAR a raison d'ironiser sur le discours structuraliste qui veut que, dans le couple vendeur/vendeuse « après le radical vend- le suffixe -eur  » est « compté zéro, et le suffixe -euse positif » (p. 110). Le cadre institutionnel (les dictionnaires, les grammaires, les textes juridiques, le discours administratif et bureaucratique, les médias), est-ce une surprise, renforcent un discours dans lequel le masculin est premier, « le féminin, au
3 La plus grande partie des noms de personnes es[ également de nature adjective ; de plus, les adjectifs ne sont pas u soumis aux effets sociologiques ou psychologiques comme les noms » (P. 25).
4 Androcentrisme  :terme créé par la linguiste américaine Ann IIODINE et qu'Edwige KIIAZNADAR range à l'intérieur de l'égocentrisme (p. 100), dont elle donne la définition, ainsi que celle d'anthropomorphisme.
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mieux, second » (p. 138) et l'auteure a beau jeu de dénoncer « la destructuration identitaire  » qui fait que « les garçons ne sont pas confrontés à ce qu'est l'autre, l'inconnue. Les filles sont accoutumées à ne pas être nommées, ne pas se nommer, ou à n'être nommées toujours qu'en second, et dans l'embarras  » (p. 132).
La dernière partie de la démonstration se veut un retour à une utilisation de la langue française débarrassée de ses pesanteurs et de ses a priori. Après avoir dénoncé le rôle de l'Académie française, en particulier lors des deux "crises" de 1984 et 1997 au cours desquelles le débat passionnel a entraîné d'illustres académiciens à une argumentation partiale où se côtoyaient sarcasme, invective, grivoiserie et d'où la linguistique était la grande absente, Edwige KHAZNADAR dénonce l'introduction dans le débat de la notion de «  noms de fonctions  » qui seraient « neutres  » et récuse la désignation d'une femme par un titre masculin/neutre qui entraîne imprécisions et incohérences. Elle s'interroge également sur la signification du mot honune  :dans une démonstration pertinente, parfois même im-pertinente, en jouant sur les commutations d'exemples, elfe démontre toute l'ambiguïté de l'emploi dit "générique" du mot et le paradoxe auquel 1"`académisme" aboutit  : le sémantisme de homme, comme celui de femme est devenu flou  !
Edwige KIiAZNADAR démontre ici avec vigueur et rigueur que des siècles de conditionnement idéologique ont dénaturé une « règle linguistique pour la dénomination humaine, qui fonctionne depuis le latin jusqu'à nos jours » c'est-à-dire « pour l'homme bien homme le masculin, la femme bien femme le féminin  » (p. 226), créant ainsi des ambiguïtés linguistiques et identitaires. Certes, on pourra lui reprocher un style souvent familier, des envolées bien éloignées de la "démonstration scientifique". Parfois même, emportée par sa volonté de convaincre, elle se laisse aller à des rapprochements étymologiques hasardeux (p. 59, a.fr. rrroillier n'a rien de commun avec moitiéb  ;
5 «  Le conflit entre, d'une part, la norme sociale masculine intériorisée, d'autre part, le fonctionnement linguistique régulier accordant sens, genre et syntaxe, transforme le discours sur la femme en un exercice périlleux semé d'embûches, que les journalistes ont cherché à contourner acrobatiquement sans y parvenir toujours  » (p. 183).
6 Voir à ce sujet, Georges STRAKA, « Remarques sur le décès d'un mot  : afr. et mfr. moillier  », Festschrift Kur ! Baldinger, Tübingen, 1979, t. 2, p. 535-551, en particulier, les pages 549-551, où il étudie la question de la gêne homophonique entre le substantif moillier désignant la femme et l'épouse, et le participe passé mouillée) du verbe moillier "mouiller" après l'amuïssement du r du substantif. Remarquons au passage les significations, toutes désagréables pour la femme, du verbe, ce qui explique pourquoi le descendant de mulier a été progressivement remplacé, à partir des XIV°-XV° s. par celui de femina. Georges STRAKA précisera encore, dans un article plus concis, les coru~otations grivoises qu'engendre cette collision homon}~mique. («  Notes sur deux mots malsonnants. 1° Le verbe mouiller et la disparition du substantif moillier » , Zeitschrift für romnnische Philologie, t. 101, 1985, p. 407-
409).
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de même p. 78, elle se méprend sur la traduction du vers de Roland, 1980, «  Li Bancs tuz clers par mi le cors li raiet  »'), mais on ne peut rester insensible à cette sorte de fougue jubilatoire qui veut nous entraîner, « Avec un Zeste de fantaiZie  », à utiliser une langue française débarrassée du carcan des idéologies et à assumer pleinement la manière bien française de dire le féminin... et le masculin.
Marie-Jo MATHIEU CNRS-ATILF, Nancy

Alice KRIEGPLANQUE, a Purification ethnique » Une formule et sort 12istoire, Paris, CNRS Éditions, colt. CNRS Communication, 2003, 503 p.

D'un certain point de vue, il est possible de soutenir que cet ouvrage interroge l'émergence, les emplois, la diffusion du syntagme néologique « purification ethnique  » dans le discours contemporain des médias. L'expression, inédite en français, est apparue dans les récits de la guerre yougoslave publiés au printemps puis durant l'été 1992. De fait, A. K.-P. ne cherche pas seulement à étudier la formation du néologisme qui s'est imposé avec brutalité dans l'espace public en 1992.
Pour conduire son enquête au plus près des raisons linguistiques mais aussi des raisons événementielles et médiatiques de l'apparition de ce terme contemporain, elle avance, comme l'indique le titre de son ouvrage, la notion de « formule  ». Cette dernière, héritée des travaux pionniers de Jean-Pierre Fayee d'une part, de ceux de Marianne Ebel et Pierre Fiala9 d'autre part, a été retravaillée avec beaucoup d'à propos, d'une manière que l'on pourrait dire très singulière, à la fois du côté d'une linguistique affirmée (maintien par exemple du concept saussurien de langue) et d'une ouverture aux savoirs pluridisciplinaires mobilisés par les besoins de l'investigation. La formule est « un objet descriptible dans les catégories de la langue, (...) dont les pratiques langagières et l'état des rapports d'opinion et de pouvoir à un moment donné au sein de l'espace public déterminent le destin (...) à l'intérieur des discours  » (p. 14). Elle est ici constituée par 136 variantes différentes dont 3 variantes prototypiques  : « purification ethnique  », « nettoyage ethnique  », « épuration ethnique  ». Même si les syntagmes « nettoyage ethnique  » ou «  ethniquement pur  » (voir infra) peuvent être considérés comme des traductions d'expressions effectivement attestées en serbo-croate, A. K.-P. ne les envisage pas comme de simples calques, mais propose d'en analyser pleinement le fonctionnement au sein des discours de langue française dans le cadre de la notion de formule. Celle-ci permet de décrire de manière souple mais rigoureuse la genèse de ce « terme affreux  », selon les commentaires de nombre de ses utilisateurs, en prenant en
7 Raffet ne représente pas ici le verbe rayer, mais l'ancien verbe rayer, "ruisseler, couler, jaillir (en parlant du sang)", dérivé de l'a.fr. rai, `jet de sang", d'où également le dér. a.flandrien rahiere, "conduit qui amène l'eau sur la roue du moulin"  ; en français moderne rayère attesté depuis l'Académie Complément de 1842, reillère depuis BOISTE 1803, cf. FETV, t. 10, 22b- 23a, s.v. radius, "rayon (de lumière)". Rayer, lui, est issu de l'étymon gaulois *rica, "sillon, raie".
8 Faye Jean-Pierre, Langages totalitaires. Critique de la raison narrative, Paris, Hermann,
1972.
9 Ebel Itlarianne et Fiala Pierre, Langages xénophobes et consensus national en Suisse (1960- 1980)  :discours institutionnels et langage quotidien ; la médiatisation des conflits, Université de Neuchâtel, Faculté de lettres, 1983.
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charge à la fois la pluralité lexicale de sa réalisation, les contextes discursifs de sa maturation progressive, les événements du monde qui lui ont donné naissance et dont elle a été en retour «  le descripteur principal  » (p. 25), et les discussions et polémiques liées à son emploi.
L'ouvrage qui se réclame d'une « recherche d'analyse du discours  » (p. 15) est riche d'études et de réflexions linguistiques en situation (concernant la modalisation autonymique en particulier, mais aussi la question de la référence, celle de la polysémie ...) mobilisées pour expliciter au plus près de la matérialité des énoncés tout ce dont ils sont porteurs, le plus souvent de façon implicite. Il offre par ailleurs au lecteur des commentaires solidement argumentés sur la fabrication de l'information par les médias. Nous privilégions dans ce compte-rendu les points intéressant plus directement les études lexicales en discours.
Deux grandes parties organisent l'ouvrage qui s'appuie sur un large corpus d'énoncés relevés dans la presse (près de cinquante titres différents) et plus largement dans des revues d'idées, revues scientifiques, brochures, chansons, rapports institutionnels, dictionnaires.... publiés entre 1980 et 1994. Les analyses quantitatives utilisent un corpus clos formé par l'ensemble des numéros du Nouvel Observateur, de L'Express et du Afonde durant la même période.
La première partie restitue les contextes dans lesquels la formule a pris corps  : la guerre yougoslave et son traitement par les médias. Elle porte essentiellement sur les événements et les différents discours qui se déploient alors en France pour en rendre compte. La formule apparaît de manière récurrente dans la presse française avec la découverte des camps de détention massive en Bosnie au début du mois d'Août 1992. Les informations concernant l'existence de camps où les détenus ne seraient pas de simples prisonniers de guerre mobilisent alors la référence au nazisme  : les camps, perçus comme instruments d'un projet de « génocide  », sont désignés le plus souvent par les syntagmes « camps de concentration  » ou « camps de la mort  » entraînant parfois quelques attestations de la formule sous la forme « camps de purification ethnique  » et dans une moindre mesure « camps de nettoyage ethnique  », « camps d'épuration ethnique  » (p. 45). La formule prend place dans le récit médiatique tenu sur la guerre, lequel se nourrit à la fois des « textes-clés  »publiés en Yougoslavie avant les conflits, et des discours qui s'élaborent progressivement autour de certaines informations  :celui d'un projet organisé de destruction d'une partie de la population avec les viols, celui de la honte à propos de Srebrenica, celui du réveil des consciences suite à l'obus du marché de Sarajevo, celui du doute sur l'information...
La seconde partie consacrée aux formes, trajet, et usages de la formule, examine d'abord les modalités de son apparition et commente ensuite les problèmes soulevés par l'emploi jamais serein d'une telle expression.
L'analyse de l'émergence de la formule dans la presse illustre de manière très convaincante comme nous verrons, les possibilités ouvertes par une démarche qui associe plusieurs approches linguistiques et s'attache en particulier aux transformations des catégories grammaticales au terrne desquelles le néologisme s'installe durablement dans les discours.
L'étude débute par l'établissement de la liste des variantes qui supportent la formule. Cette liste montre la présence des principales catégories grammaticales élémentaires  :syntagmes nominaux («  nettoyage  », « épuration ethnique  »...), syntagmes adjectivaux («  ethniquement pure  », « nettoyé ethniquement  »...), syntagmes verbaux («  auraient purifié ethniquement  » ,... ). Elle montre également que les syntagmes nominaux sont les plus usités, et que parmi eux celui de « purification ethnique  » demeure le plus fréquent dans chacun des trois journaux surveillés. Du point de vue de la temporalité des événements, cette liste permet aussi de distinguer deux périodes dans
209 l'émergence de la formule  :celle de sa genèse entre 1980 et mai 1992 caractérisée par une fréquence faible et l'emploi presque exclusif du syntagme « ethniquement pur  » , et celle de sa mise en circulation de mai 1992 à 1994 avec des fréquences élevées et une diversité dans les variantes dominée par l'expression « purification ethnique  ». L'examen précis, systématique et quantifié des différentes variantes, met en effet en lumière que les plus employées ne sont pas les plus précocement usitées. Si « purification ethnique  », « nettoyage ethnique  », et dans une moindre mesure « épuration ethnique  » (p. 225) se détachent par leur fréquence, elles ne sont cependant que tardivement attestées. C'est donc le syntagme « ethniquement pur  » sous toutes ses différentes formes déclinées qui se présente le plus tôt, dès le numéro du Alonde daté dul" août 1981, celui de « purification ethnique  »n'apparaissant que le 28 mai 1992 dans Le  :1~londe (p. 247-249).
L'examen des premiers énoncés qui attestent ce syntagme initial établit qu'il détermine le Kosovo. Plus exactement, il renvoie aux discours des nationalistes serbes des années 80 qui en usent pour qualifier le Kosovo, «  un Kosovo ethniquement pur  », c'est-à-dire un Kosovo tel que les Kosovars albanais chercheraient à le rendre en prenant des mesures contre les Serbes. Dans un des « textes clés  »par exemple, Le Mémorandum publié à Belgrade en 1986, l'expression est présente à deux reprises. Dès ses premières occurrences, [a formule « fonctionne comme un instrument d'accusation  » (p. 268) et manifeste deux régularités d'usage qu'elle conservera dans la suite de son existence  :elle désigne un projet attribué à autrui et elle est « représentée comme un mot des autres, désignant le projet que ces autres, àeux-mêmes, se donneraient » (p. 261).
La période de mise en circulation de la formule correspond à l'émergence des syntagmes nominaux  : « purification ethnique  » , « nettoyage ethnique  » , « épuration ethnique  », c'est-à-dire à la nominalisation de ses expressions premières. Si le syntagme adjectival dépend toujours étroitement du substantif déterminé et marque ici un ancrage référentiel et énonciatif précis, il n'en va pas de même avec les syntagmes nominaux. La nominalisation qui a valu à la formule le succès que nous lui connaissons en même temps qu'un emploi le plus souvent problématisé sous des formes diverses dans les énoncés, le guillemettage en particulier, passe sous silence, efface l'identification des acteurs et des lieux de l'action. La formule s'émancipe si l'on peut dire de la dépendance référentielle presque territoriale propre à la «  prolo-formule  » (la réalisation de la formule durant sa genèse) et bascule de l'ordre de la description d'un événement identifiable à celui d'une abstraction généralisante. Elle devient ainsi apte à fonctionner comme catégorie dénominative et capable de désigner des référents extérieurs au conflit yougoslave (p. 418).
L'inventaire des référents auxquels elle renvoie alors fait apparaître une forte diversité des événements concernés dont le dénominateur commun semble assez rudimentaire  : «  on pourrait dire que relève manifestement de la catégorie `purification ethnique' toute pratique (pression au départ, expulsion organisée, tracasserie administrative ..., atteinte à l'intégrité physique, meurtre, assassinat...) exercée à l'égard d'une ou de plusieurs personnes en fonction de son ou de leur appartenance à un groupe quelconque (race, ethnie, confession religieuse, opinion politique, parti politique, nationalité, et tout groupe identitaire construit)  » (p. 428).
Peut-on penser trouver dans ce contexte d'une rare complexité, où se mêlent plusieurs langues et plusieurs conflits, le « grand créateur » de ce syntagme néologique descriptible comme une nominalisation  ? Allant jusqu'au bout de sa recherche, poursuivant cet éventuel `néologite' jusque sur les terres de sa « récolte  » A. K.-P. avance qu'il pourrait s'agir de journalistes et d'intellectuels français qui ont ainsi traduit une expression puisée dans le discours des assiégés à Sarajevo  : « les voyageurs rapportent que les assiégés disent que les Serbes rêvent de —ou ne jurent que par-la
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`purification ethnique'  », c'est-à-dire que la formule est « arrivée par colportage » (p. 301-302), et là encore elle appartient aux discours de ceux qui accusent.
Ce remarquable travail d'investigation langagière dans le monde de la guerre et des médias se clôt en décembre 1994, laissant à « son destin  »une formule engendrée par les conflits yougoslaves et leurs récits, devenue expression majeure du discours politico- rnédiatique du 20`m` siècle finissant. L'analyse exemplaire de son histoire et des questions que pose l'existence même d'un tel signe linguistique invite à suivre, comme le propose l'auteure, un semblable fil d'Arianne à propos d'autres figures.

Marie-France PIGUET CNRS-ENS/LSH Lyon

Extension du féminin. Les incertitudes de  !a langue, sous la direction de

Marie-Jo MATHIEU. Paris, Champion, coll. « Linguistique française  », n° 1, 2002, 142 p. ISBN  : 2-7453-0564-6.
Dire et se dire au féminin ne semblent pas — ou ne semblent plus — naturels à nos contemporains et contemporaines. Or jusqu'au XVI` siècle, « Du haut en bas de l'échelle sociale, les femmes étaient présentes et leurs activités énoncées par des termes qui rendaient compte de leur sexe » (Femme, j'écris ton nonr... Guide d'aide à la féminisation des noms de métiers, tigres, grades et fonctions, p. 11)10.
Pourtant, depuis la publication de la circulaire du 6 mars 1998, les formes féminines se multiplient en France. Six linguistes ont fait une sorte d'état des lieux de la « maison féminisation  ». Anne-Marie IIOUDEBINGGRAVAUD, Edwige KIiAZNADAR et Marina YAGUELLO ainsi que trois spécialistes, Nicole CHOLEWKA, Martine COUTIER et Marie-Jo MATHIEU, qui ont participé en 1999 à la rédaction du Guide d'aide à la féminisation, ont été invitées à une table ronde le 16 mars 2000. L'initiative en revient au directeur de l'Institut national de la langue française (INaLF), Bernard CERQUIGLINI. La responsable scientifique de la journée, Marie-Jo MATHIEU, publie les six communications en un recueil, riche, varié, voire passionnant. L'éditeur Honoré Champion a soigné la présentation.
Comment fabrique-t-on de la féminisation  ?Quels sont les risques encourus  ? L'extension du féminin en français touche au traitement morphologique, à la variation et aux pratiques discursives.
1. Traitement morphologique
En français, la féminisation rencontre des résistances. Pourtant, dans l'ensemble, sur le plan morphologique, la langue française permet de féminiser aisément les noms de métiers.

1.1. « Formation  » du féminin
Depuis la Renaissance, dans la grammaire de PALSGRAVE, le masculin sert de base au féminin. À l'école, on enseigne la "formation" du féminin  : on prend le masculin et on `fait", on `forme" "son" féminin. Le féminin n'est donc qu'une forme "dérivée",
10 Paris, La Documentation française, 1999.
211 "altérée", "fléchie". Edwige KHAZNADAR, linguiste qui s'occupe de la féminisation depuis 1986, d'abord dans la Commission présidée par Benoîte GROULT, puis au Québec à partir de 1996, souligne que le phénomène linguistique de la "formation" du féminin dénonce un conflit entre la langue et la culture. Ce conflit tend à rendre le féminin inférieur au masculin alors que, dans l'ensemble, le féminin est stable morphologiquement et que la syntaxe se rebelle (dans les anaphores notamment) quand la femme est nommée au masculin.
Selon la tradition grammaticale, il est vrai, on part du masculin pour donner le féminin. André GOOSSE rappelle néanmoins que des linguistes ont essayé de suivre la démarche inverse, même pour une description phonétique, et que, du point de vue historique, il arrive que le masculin soit tiré du féminin (laborantin, de laborantine) et surtout que le féminin soit formé indépendamment du masculin (confrère/consæur ; père/mère ;valet de chambre/femme de chambre)'.
1.2. Formations récentes
Nicole CHOLEWKA, qui a participé à la publication de Femme, j'écris ton nom..., s'attache aux formations récentes. L'usage cherche à établir des féminins. Du fait que l'épicène apparaît comme incertain, l'usage tend à le surmarquer ou à le superféminiser par un suffixe. Les deux suffixes les plus utilisés sont -esse et -elfe, souvent sans connotation particulière  : une punkette. Il arrive cependant que le suffixe -esse apparaisse comme péjoratif alors que -ette serait plus affectif ou hypocoristique  : la n :airesse (la ministresse, forme relevée dans la presse belge), mais une petite ou une jeame fliquette.
À ces séries morphologiques s'ajoute un type d'appellations féminines formées à partir d'un nom propre. Les femmes qui "accompagnent" un homme connu portent le prénom ou le nom dudit homme suffixés en -ette  :Claude François et les Claudettes ou claudettes ;Alain Juppé et les Jupettes ou jt~peues ; Nagui et les Naguettes ou naguettes.
1.3. Féminisation et identité
Les résistances à la féminisation ne sont pas majoritairement linguistiques, mais sont surtout idéologiques. Anne-Marie HOUDEBINE-GRAVAUD, qui enseigne la linguistique et la sémiologie à l'Université René-Descartes-Paris V, les a repérées et analysées. Les appellations féminines sont senties comme discriminantes parce qu'elles soulignent la différenciation et la discrimination sexuelle dans le discours. Même la langue courante comporte des séries lexicales discriminantes telles que les appellatifs monsieur, madame, mademoiselle, parmi lesquels le mariage n'est discriminant que pour les femmes.
2. Variation et insécurité linguistique
L'extension du féminin crée chez les Français un profond sentiment d'insécurité linguistique, sociale et sexuelle.
Celle-ci est visible dans la diversité des formes morphosyntaxiques possibles pour un seul nom, explique Martine COUTIER. Quel est le féminin de rapportea~r  ?Une rapporteur  ?une rapporte :~re  ?une rapportez~se  ?une rapportrice  ?Ces hésitations sont regrettables parce qu'elles poussent à préférer l'épicène.
11 M. GREVISSE, Le Bon usage. 13e éd., Duculot, 1993, § 478, a et Histoire ; § 490.
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Les causes des hésitations ne sont pas morphologiques, puisque, sur ce plan, rien ne s'oppose à la formation des noms de métiers, titres, grades et fonctions qui désignent des femmes, mais les causes sont principalement socioculturelles.
En outre, l'emploi du féminin, même grammaticalement correct, peut exprimer un jeu linguistique qui devient un outil idéologique. « Dire au féminin peut devenir mal dire le féminin et aller jusqu'à médire du féminin  ».
Ainsi les formes féminines se trouvent-elles volontairement placées à distance lorsqu'on les met entre guillemets ou entre parenthèses ou lorsqu'on écrit l'article en capitales. Ces notations particulières, que relève Marie-Jo MATHIEU, ne mettent pas le féminin en évidence ; au contraire, elles soulignent la faute que commet la personne qui veut que son titre soit au féminin. Quelles intentions de condescendance ou d'ironie comportent des notations du type madame "la" ministre, "la ministre" ou "l'écrivaine"  ? Quelle invitation à se délecter contiennent les créations verbales telles que  : la "baroudeuse", "maîtresse d'eeuvre" ou une association de "malfaiteuses"  ?

3. Pratiques discursives
La forte présence de nombreuses formes épicènes (rapporteur, sculpteur) dans la langue standard comme dans la langue familière montre qu'en réalité, le masculin reste dominant en français.
D'une part, au point de vue morphologique, la forme épicène au pluriel occulte le féminin  :  !es ministres, les médecins. I1 faut recourir à des formes composées pour lever l'ambiguïté  :les médecins hommes et les médecins femmes.
D'autre part, au point de vue sémantique, l'épicène au singulier met en évidence le problème du générique qui est utilisé comme "le neutre"  :Premier Ministre. «  On vise alors un concept, une notion, sans réalisation particulière ou spécifique  » (Femme, j'écris ton nom..., p.37). L'épicène générique neutralise l'opposition des genres et sert d'argument à ceux qui sont contre la féminisation. Le générique serait une façon de ne pas dire le féminin.
Toutefois, Marina YAGUELLO estime qu'en français, si le générique reste le passage obligé, c'est-à-dire le mot nécessaire et justifié pour dire la fonction, il est cohérent de parler de la fonction au masculin clairement identifié comme emploi générique et de désigner la titulaire de la fonction au féminin  : (la fonction de) ministre, rapporteur, mais la ministre, la rapporteuse.
En France, malgré les protestations de l'Académie française, c'est ce que propose la circulaire du premier ministre datée du 6 mars 1998. Dans l'administration, les femmes peuvent officiellement être appelées directrices ou inspectrices.
Les analyses de l'extension du féminin et les regards critiques se rejoignent donc avec des nuances en une constatation  : la langue est un outil linguistique, sexuel, social et culturel qui permet de dire — et de ne pas dire — le féminin.
Michèle LENOBLE-PINSON
Bruxelles —Conseil international de la langue française