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Classiques Garnier

Compte rendu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    2003 – 1, n° 82
    . Le figement lexical
  • Auteur : Ansalone (Maria Rosaria)
  • Pages : 223 à 226
  • Réimpression de l’édition de : 2003
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812443343
  • ISBN : 978-2-8124-4334-3
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4334-3.p.0227
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2012
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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COMPTE RENDU



Jean PRUVOST, Dictionnaires et nouvelles technologies. Paris, P.U.F., 2000, Collection "écritures électroniques", dir. par Béatrice Didier et Nathalie Ferrand, 177 p.
«  En effet les dictionnaires sont toujours à rapprocher de trois notions et de trois domaines d'expérience [...]  :d'abord la Bible, parce que c'est le premier grand livre de consultation, le premier codex à paradigme d'interprétation  ;ensuite, le code et ses lois, parce qu'il s'agit d'un ensemble cohérent de règles descriptives et canalisantes, et les premiers dictionnaires monolingues symbolisent d'une certaine manière le code de la langue d'un État  ; enfin l'érudition, au double sens du savoir approfondi et de son enseignement, ce que représente l'objet savant et didactique qu'est le dictionnaire »
voilà en quelques lignes (p. 116) les paramètres choisis par Jean PRUVOST, pour un voyage qui prend son départ dans le passé, traverse le présent et ouvre vers l'avenir du dictionnaire, un instrument indispensable pour n'importe quel travail à base culturelle et scientifique. Cet itinéraire se nourrit de connaissances solides (histoire de la langue et de la culture, linguistique générale, citations cultivées d'un homme de lettres raffiné...), tout en montrant un intérêt sans réserve pour tout ce que les (nouvelles) technologies peuvent offrir à l'homme du XXI` siècle  : pari gagné, il concilie en effet de telles attitudes apparemment inconciliables, ce qui lui a valu le prix "Logos" 2000, décerné au volume et à son auteur.

Spécialiste de renommée internationale, qui organise depuis 1994 les "Journées des dictionnaires" à l'Université de Cergy-Pontoise, Jean PRUVOST rappelle, donc, comment le passage du volumen au codex rendit aisée la consultation de la Bible, premier domaine —rappelons-le — de toute exégèse ou interprétation textuelle et de toute théorie de la traduction à venir. De là, la naissance de l'objet dictionnaire qui, depuis Robert ESTIENNE et jusqu'à Bernard QUEMADA, en passant bien sûr par RICHELET, FURETIÈRE, Emile LITTRÉ ou Pierre LAROUSSE et Paul ROBERT —pour ne citer que les plus célèbres et célébrés —, aboutit aujourd'hui à l'immatériel de l'électronique et au virtuel de l'informatique, en passant par l'inoubliable matérialité du dictionnaire papier.
L'invention de l'imprimerie constitue, bien évidemment, la deuxième étape fondamentale dans l'histoire de cette évolution et consacre, en même temps, la langue française en tant que langue nationale. D'où les prémisses de cette particularité toute française, qui est celle de disposer d'un nombre impressionnant de produits lexicographiques de très haut niveau, particularité à mettre en relation aussi —nous semble-t-il —avec "la défense et illustration" de la langue, tout aussi unique dans notre
Cah. Lexicol. 82, 2003-1, p. 223-226
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monde occidental. À travers les Commissions (de terminologie ou autres), les Conseils (Supérieur de la Langue Française ou de la francophonie) et une activité législative régulière (lois et décrets), ainsi que grâce à l'institution de l'Académie (depuis le XVII` siècle) ou à la consécration d'ouvrages tels que le "Bon Usage" (au XX`), cette langue, qui fut la langue de la diplomatie, du commerce et du "bon ton" en Europe et dans une grande partie du monde entier, cherche encore aujourd'hui son identité. Ainsi, les rectifications de l'orthographe, la féminisation des noms de professions et des titres, la lutte enfin contre les néologismes attestant de la suprématie de l'anglo-américain, alimentent encore de nos jours — on ne saurait l'oublier — le débat culturel et intellectuel en France et se reflètent dans tout dictionnaire. Dernière étape évoquée et analysée par l'auteur dans son savant Propos liminaire (p. 1-24), la galaxie électronique transforme la planète en un « village global  » —l'allusion correspond bien évidemment au célèbre ouvrage de McLUHAN que Jean PRUVOST citera plusieurs fois — et mue le « lecteur typographique  » en « lecteur typo-sensoriel  » (p. 11), convertissant le lexicographe en «  cyberlexicographe  » (p. 14).
Pour le reste, l'argumentation s'organise en deux parties, qui comptent respectivement 4 et 5 chapitres, dérogeant courageusement non seulement au plan français traditionnel en trois parties, mais aussi à la numérotation en paragraphes et sous- paragraphes àl'américaine, àlaquelle personne (y compris nous) ne sait plus se soustraire, quitte à perdre de vue parfois l'ampleur du sujet et son développement.
De type résolument diachronique, l'approche de la Première Partie (Des dictionnaires papier aux dictionnaires électroniques, p. 27-86) retrace la première Renaissance, que l'on doit à la famille ESTIENNE au XVI` siècle et en particulier à Robert ESTIENNE, « fondateur de notre lexicographie française imprimée » (p. 27). Ensuite, sur les pas du Dictionnaire de 1 Académie et de ses nombreuses éditions, à travers l'irremplaçable Littré, Jean PRUVOST nous emmène jusqu'au TLF qui consacre « l'alliance conquérante de la philologie, de l'informatique et de l'État » (p.28). Les particularités françaises sont encore nombreuses dans ce domaine  : le «  nanorésau  », première expérience de mise en réseau informatique des écoles, n'a pas eu d'équivalent à l'étranger, ainsi que le service du Minitel qui a, en quelque sorte, préparé les Français aux services en ligne (lexicographiques aussi, bien sûr), bien avant les autres pays européens !
Sans oublier Pierre LAROUSSE et les dix-sept volumes de son Grand Dictionnaire (objet, ces derniers mois, chez Champion, d'un volume, sous la direction de Jean PRUVOST et de Micheline GUILPAIN-GIRAUD), ni non plus le Petit Robert et le Nouveau Petit Robert, très appréciés en tant que dictionnaires de langue et aussi pour le FLE, de fait, le noyau de toute (légitime) fierté reste bien le « grand chêne  », le Trésor de la langue française dont sont retracées les origines. D'abord, les colloques organisés par Paul IMBS (Strasbourg, 1957, pour le projet du TLF) et par Bernard QUEMADA (Besançon, 1961, pour lancer la mécanisation des recherches lexicographiques), ensuite l'élargissement du nombre des spécialistes concernés (naissance du travail en équipe et disparition de l'érudit isolé), enfin la participation de plus en plus manifeste de l'État (CNRS, Collège de France, Facultés), de même que l'exemple de personnalités étrangères, en particulier le père BUSA, directeur du "Centro per l'automazione dell'analisi letteraria" de Gallarate, tous les temps forts sont passés en revue, qui consacrèrent le « mariage réussi entre deux champs de la recherche scientifique  : la linguistique et l'informatique » (p. 43) et la « décentralisation intellectuelle  », par laquelle Nancy s'ajouta bientôt à Besançon, en tant que siège des travaux pour le TLF. La constitution de la base de données Frantext (80 % de textes littéraires et 20 % de traités et essais du domaine scientifique et technique), au coeur de l'INaLF, ne représente que le premier pas d'une informatisation qui a produit, ces derniers temps, le TLFI
229 consultable en ligne  : « l'aventure du corpus du TLF (...] depuis 1960, en ne cessant de se métamorphoser, se situe toujours dans une perspective d'avenir » (p. 60).
La première partie se conclut, enfin, avec une double ouverture, d'un côté sur les USA (les contacts entre l'INaLF et l'Université de Chicago) et de l'autre sur l'Angleterre (un intéressant paragraphe consacré à L'exemple de l'Oxford English Dictionary), en passant par la mise au point en France des logiciels STELLA et STELLA 2, dus à Jacques DENDIEN « infatigable thaumaturge de l'informatique appliquée à la lexicographie  » (p. 69), ainsi que de Batelier, dû à l'enthousiasme de Bernard CERQUIGLINI et destiné aux élèves de lycée.
Nous nous arrêtons plus brièvement sur La reconceptualisation des dictionnaires (p. 85-177), non seulement faute de place, mais aussi et surtout parce que —c'est notre opinion —tout ouvrage scientifique se doit, de nos jours, de captiver le lecteur, tout comme «  un roman policier  », et le livre que nous présentons ici accomplit cette tâche tout au long de ses pages, mais surtout dans cette Seconde Partie. Dans le premier chapitre Nouveaux concepts, nouvelles terminologies (p. 87-112) le lecteur retiendra en particulier la très utile définition proposée dans Une cohérence dénominative  : la lexicographie et la dictionnairique (p. 92-94), ainsi que la distinction entre dictionnaires informatisés, dictionnaires électroniques et dictionnaires en ligne ; le spécialiste d'histoire de la langue et de la lexicographie parcourra le passionnant paragraphe qui retrace Le passé lexicographique et sa résurrection informatique (p. 113-129), avec la mise en relief du rôle des maisons d'édition Redon et Champion et des expériences parallèles en Angleterre dans le domaine de l'informatisation des dictionnaires anciens  ; tous ceux qui se sont déjà familiarisés avec les nouvelles technologies, ou vont bientôt le faire, partiront, enfm, A la conquête de l'espace synesthésique (p. 131-149  : illustration virtuelle, sonorisation, multimédia de proximité, vertiges synesthésiques...), accompagné par Les nouveaux mentors, dictionnaires ~~ toujours prêts » (p. 151-157 : dictionnaires assistants de bureau, tels que l'excellent Petit Robert sur cédérom ou Le Grand Larousse universel multimédia et d'importantes encyclopédies, dictionnaires de synonymes, correcteurs orthographiques...) ou par L'encyclopédie rassemblée et l'encyclopédie protéiforme (p. 159-167  : en particulier Universalis, Encarta)... Si ce n'est le rêve de la Bibliothèque d'Alexandrie qui renaît, c'est au moins celui de la Biblioteca Universalis imaginée par BORGES  !Pourvu que l'on arrive à se soustraire à l'«  encyclopédisme aléatoire » de la navigation dans le nombre presque infini d'informations repérables dans le web, aléas qui ne cessent de nous inquiéter, non seulement en tant qu'utilisateurs, mais aussi dans nos fonctions didactiques (direction de mémoires de maîtrise ou de recherche à tous les niveaux) et que le recours à des "moteurs de recherche" et à des "portails" n'allège que dans une bien faible proportion  !Que dire aussi de la fatigue mentale que la "navigation" entraîne, chez les moins jeunes tout aussi bien que chez les jeunes, et que Jean PRUVOST passe sous silence de façon plus ou moins consciente  ? Ou de la nécessité de se pourvoir d'ordinateurs de jour en jour plus puissants, pour soutenir logiciels et documents d'Internet de plus en plus sophistiqués et donc plus lourds, avec des coûts, en personnels ou en structures, qui obèrent très vite l'économie faite par rapport à l'achat d'une encyclopédie sur papier  ?
La conclusion, De Procuste à Prométhée (p. 169-177), rappelle comment, à la manière du lit de Procuste, les dictionnaires de toute taille ont été si longtemps obligés de se couler à l'intérieur d'un contenant prédéfini, pour aujourd'hui pouvoir, grâce aux supports électroniques, ne plus connaître de limites comparables — si ce n'est les limites de la dispersion à éviter et d'une éthique à construire. C'est là justement une nouvelle donne capable de transformer lexicographes et dictionnairistes en nouveaux Prométhée. Il en découle un rapport à la mémoire tout à fait inédit  :les remises à jour incessantes et "en temps réel" des matériaux électroniques suscitent en effet «  la sourde inquiétude de
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ne pas y retrouver la mémoire tranquille du dictionnaire papier » (p. 172) et la mémoire humaine elle-même ne reste pas exempte d'un certaine «  démémorisation  » (p. 173). Bien que, à l'inverse, la mémoire des métalexicographes donne lieu à une série d'initiatives de réflexion, parmi lesquelles l'ouverture du site intitulé « Musée virtuel des dictionnaires  », par J. PRUVOST, à l'Université de Cergy-Pontoise (<http://www.u- cergy.fr>, puis cliquer sur Musée des dictionnaires dans la page d'accueil) qui semble assurer « une mémoire informatisée des mémoires  » (p. 176).
Nous pouvons regretter l'absence d'index (des notions, des auteurs, des ouvrages cités...), ainsi que d'une bibliographie finale, dans un ouvrage auquel l'on ne saurait trouver d'autres "manques" et qui témoigne de l'excellent état de santé d'un secteur du savoir, majeur dans la production culturelle française, qui acquiert une importance croissante dans bien d'autres pays.
Maria Rosaria ANSALONE
Université de Naples Federico II