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Classiques Garnier

Présentation

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    2002 – 1, n° 80
    . varia
  • Auteur : Cormier (Monique C.)
  • Pages : 5 à 8
  • Réimpression de l’édition de : 2002
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812443329
  • ISBN : 978-2-8124-4332-9
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4332-9.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2012
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
13 Jean-Claude BOULANGER




PETITE HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE
L'ORDRE ALPHABÉTIQUE
DANS LES DICTIONNAIRES MÉDIÉVAUX



This article describes how the use of the alphabetical order for words in dictionaries originated during the early Middle Ages. In Latin dictionaries words were classified according to their first letter, then the second and the third. Taking all the letters of a word into consideration came later, and was not yet used even in the important lexicographical works of the 17`h century. The article shows how this methodological principle only became generalized once it had triumphed over a form of thought determined by a cosmogonical or theological vision of the universe, as well as over ways of organizing things, and the words used to refer to them, in terms of their reciprocal relationships, a method inherited from ancient civilizations and cultures (Mesopotamia, Egypt, ancient Greece, and Rome).

1. Le miroir alphabétique

Penser le dictionnaire des langues vernaculaires européennes romanes ou germaniques sans se référer automatiquement au classement des mots suivant l'ordre alphabétique semble aujourd'hui inimaginable. L'idée que le dictionnaire fonctionne strictement à partir du repérage alphabétique est presque devenue une lapalissade tant elle est ancrée dans l'imaginaire relié à ce genre de livre de référence sur les unités lexicales qui se présente à l'esprit de bien des gens comme un objet aux configurations immuables et déjà toutes prédéterminées dès l'origine. Aux yeux des lecteurs d'aujourd'hui, ce système d'indexation des mots parait naturel et sans histoire. Pourtant, le mode de rangement des mots le plus commun maintenant n'a pas toujours été. Au Moyen Âge, son introduction et son perfectionnement dans les dictionnaires n'allèrent pas sans surprendre les érudits et provoquer des bouleversements et des résistances, alimentant ainsi une vision nouvelle et révolutionnaire d'un objet
1 Cet article est une version modifiée et raccourcie d'un chapitre d'un ouvrage à paraître (voir BOULANGER, 2002).
Cah. Lexicol. 80, 2002-1, p. 9-24
14 qui devenait de plus en plus visible dans la société médiévale, le dictionnaire. Ce principe méthodologique consistant à confier la langue à l'ordre alphabétique a eu lui aussi un commencement et un développement ; il s'est imposé après un long mûrissement et de nombreux tâtonnements (voir MIETHANER-VENT, 1986). Il n'a pas toujours été associé naturellement au dictionnaire, et des répertoires de mots ont existé bien avant que s'installe une nouvelle logique de classement des matériaux. Les glossaires éclatés du haut Moyen Âge sont parfaitement identifiables à la figure du dictionnaire même s'ils ne s'autorisaient pas de l'ordre alphabétique. Et pour l'époque contemporaine, cela signifie qu'il peut exister des dictionnaires qui n'usent pas du contour alphabétique.
L'ordre alphabétique aujourd'hui si courant, si usuel et si commode émerge des brumes de l'histoire. Ses origines sont obscures et humbles. L'alphabétisation des mots d'une langue, à savoir leur mise en ordre alphabétique, est obligatoirement arrimée à l'existence préalable d'une séquence de lettres disposées suivant un déroulement constant. Le français a hérité son chapelet de lettres des Romains, qui le tenaient des Étrusques, qui l'avaient importé des Grecs, qui l'avaient emprunté aux Phéniciens, qui le devaient aux Ugarites, ces derniers ayant effectué vers le milieu du IIe millénaire avant J.-C. un travail colossal de simplification des centaines de signes cunéiformes mésopotamiens. Les trente signes ugaritiques sélectionnés forment un alignement qu'on trouvera reproduit dans l'article de John F. HEALEY (1994
273-274).
Cet alphabet se déroule selon un ordre "lettrique" qui, moyennant les ajustements nécessaires pour chaque langue, s'est pérennisé jusqu'aux abécédaires de nombreuses langues d'aujourd'hui. « Ainsi, Ugarit peut prétendre au droit d'avoir établi le premier alphabet connu jusqu'à présent dans l'histoire, bien que, nous l'avons vu, ce ne soit pas la première écriture alphabétique » (HEALEY, 1994  : 277). A l'heure actuelle, le ruban de l'alphabet français est fait d'un ensemble de 26 signes graphiques non arbitraires, « puisque tout le monde le cornait, le reconnaît et s'entend sur lui  » (BARTHES, 1975 :150). Ces lettres sont classées dans un ordre immotivé, c'est-à-dire qui est hors de toute imitation aujourd'hui, étant « elles-mêmes des objets insensés — privés de sens  » (BARTHES, 1975 :150).
2. Le faisceau des gloses dans les manuscrits
Dans l'Europe médiévale, les manuscrits et les codices étaient des objets rares, précieux et chers. Il fallait les manipuler avec prudence et précaution afin d'éviter d'altérer le parchemin et de le gaspiller. Mais cela n'a pas empêché les utilisateurs de ces livres de commencer à inscrire toutes sortes de notes sur les parchemins sans penser qu'ils détérioraient ou gâchaient peut-être le texte bien tracé des précieux livres. Au contraire, les interventions étaient considérées comme des commentaires critiques utiles à l'amélioration de la saisie globale des textes, aussi bien vis-à-vis du message transmis que vis-à-vis des formes ou des sens des mots. L'un des types d'annotations les plus fréquents consistait à ajouter une brève remarque explicative ou interprétative à propos d'un mot
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LA CONQUÊTE DE L'ORDRE ALPHABÉTIQUE DANS LES DICTIONNAIRES Iv1ÉDIÉVAUX 11

figurant dans le texte original et que l'on trouvait difficile à comprendre ou inhabituel. La notation était faite pour des besoins personnels ou, éventuellement, pour rendre service à d'autres consulteurs du livre. Souvent, l'observation était copiée directement au-dessus du mot cible, dans l'interligne donc ;parfois, c'est dans les marges qu'était inscrit le commentaire. Lorsque la remarque est notée dans l'interligne, on la dénomme interlinéaire  ; lorsqu'elle est portée dans la marge, on la dénomme marginale. À l'origine, l'unité incomprise était expliquée par un ou des synonymes en latin ou par une ou des gloses aussi en latin, mais plus faciles à comprendre que le mot pointé. Puis, peu à peu, la note sera traduite en langue vernaculaire, le roman, l'ancien français...
Plutôt rares et dispersées au début, c'est-à-dire vers le IXe-X` siècle, les annotations dans les manuscrits augmentent peu à peu en nombre et elles commencent à se superposer parce que des lecteurs différents interviennent successivement dans le même texte, de sorte qu'il deviendra impérieux de les regrouper et de les synthétiser. Ainsi naîtront les collections de gloses (glossae collectae) qui se répandront jusqu'à former des listes semi-formelles qu'il fallait commencer d'ordonner pour que les enseignants et les élèves qui les consultaient pour résoudre une difficulté langagière puissent s'y retrouver. Les listes étaient d'abord un recopiage pur et simple des notations interlinéaires ou marginales que l'on reportait à la fin des manuscrits. Elles restaient liées au même texte. Ce report se déroulait sans autre mise en ordre que celle de leur prélèvement dans la succession des feuillets des manuscrits. Autrement dit, on les recopiait en suivant le déroulement du texte du premier folio au dernier. Au résultat, on compilait un dictionnaire cataloguant les mots en se fondant sur un ordre non pas linguistique, mais textuel. On obtenait ainsi une disposition des matériaux dépendant du déroulement linéaire du récit. Lorsque le mot était glosé à plusieurs reprises, la glose était recopiée autant de fois que nécessaire à la fin du manuscrit. On savait que les premiers mots de la liste figuraient dans la partie initiale des manuscrits, que les mots réunis un peu plus bas étaient à rechercher un peu plus loin dans le texte, ainsi de suite. Le dictionnaire était bel et bien redevable d'une séquence ordonnée consistant à ranger les mots suivant un pro- gramme mécanique à portée mémorielle. Ce savoir s'acquérait par la formation et par l'expérience pratique.

3. L'ordre/désordre alphabétique
Puis, les tâches de compilation se complexifiaient et augmentaient quantitativement tandis que les listes de gloses croissaient elles aussi en nombre, chaque manuscrit d'un même texte pouvant posséder sa propre série d'annotations. Il a fallu inventer de nouveaux systèmes de regroupement et de fusion afin d'éviter les réduplications qui finissaient par coûter cher en espace dans les manuscrits et en temps de travail ou de recherche. La logique a conduit les compilateurs à considérer les alignements en fin de manuscrit et à en faire un nouveau point de départ. Les mots commencent ainsi à être comparés les uns avec les autres dans un manuscrit, puis dans plusieurs manuscrits en vue de simplifier les listes et de les réordonner selon de nouveaux schémas de
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classement commodes pour la mémoire et permettant d'éviter les pertes d'informations et les répétitions. Ce sera le début du processus de l'alphabétisation.
Les plus anciens glossaires qui recouraient à la mise en ordre alphabétique des données le faisaient d'une manière rudimentaire, se limitant souvent à aligner les mots en se basant sur leur première lettre seulement. Le Glossaire de Leyde (fin VIII` siècle) contient des traces d'une première mise en ceuvre de cette sorte. C'était déjà un immense progrès par rapport à l'absence d'un principe d'indexation fondé sur le mot lui-même, sur son autonymie. Jusque-là, la référence première pour le classement était le texte et non les éléments linguistiques qu'il contenait. Les mots n'étaient pas encore perçus comme des signes décontextualisables.
À partir du VIII` siècle, au plus tard au X` siècle, on progresse davantage dans les niveaux d'organisation en prenant en considération une deuxième, puis une troisième lettre des mots. L'extension vers la droite du mot provient de l'augmentation du volume des unités à répertorier, mais elle surgit surtout d'une conscience de plus en plus affirmée d'une mécanique de classement axée sur les signes linguistiques eux-mêmes, une fois ceux-ci isolés des énoncés contextualisés. Par ailleurs, la deuxième ou la troisième lettre servant à la comparaison des mots ne sera pas toujours le deuxième ou le troisième caractère. Dans les unités commençant par deux consonnes, la deuxième lettre qui vient appuyer le classement est la première voyelle et non la deuxième lettre si c'est une consonne. Deux séries d'exemples partiellement repris de Karin MIETHANER-VENT (1986 : 91) éclaireront le phénomène. Ainsi, dans les Glossae affatim (IX` siècle), on trouve une sériation alphabétique construite sur deux des lettres initiales, à savoir une consonne et une voyelle (voir le tableau 1 ; la mise en évidence à l'aide des majuscules et du caractère gras est de nous).

Tableau 1  : Exemple de sériation alphabétique fondée sur deux lettres

GAstrimargia GAllicinium GrAtuitum
GrAmma
GrAmmaticus GAmalihel
G1Aciale
GAmus
GAneo
GrAndevus GAllerium
GAzae
L'ordonnancement se réalise sur la base de la lettre initiale (g) puis de la première voyelle (a). Ce qui importe ici, c'est la succession G + A (consonne + voyelle). Les consonnes interposées entre ces deux lettres (1 et r) n'entrent pas