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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    1999 – 2, n° 75
    . varia
  • Auteurs : Thibault (André), Manno (Guiseppe), Lenoble-Pinson (Michèle), Muller (Charles), Geffroy (Annie), Petit (Gérard)
  • Pages : 193 à 213
  • Réimpression de l’édition de : 1999
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812443275
  • ISBN : 978-2-8124-4327-5
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4327-5.p.0195
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2012
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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COMPTES RENDUS


Trésor de la Langue Française au Québec, Dictionnaire historique du français québécois  : Monograp{ries lexicographiques de québécismes, sous la direction de Claude POIRIER. Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l'Université Laval, 1998. [Abrév. : DHFQ 1998].


Pas moins de treize ans après la parution de son Volume de présentation, le Trésor de la langue française au Québec publie enfin le premier tome de son Dictionnaire historique du français québécois. L'attente n'a toutefois pas été vaine, le produit ctant à la hauteur des espoirs suscités par une aussi longue gestation — si ce n'est en quantité (660 articles), à tout le moins en qualité. Le dictionnaire, déjà rêvé par Mgr GARDETTE dans les années 50, et annoncé par de nombreux articles d'essai dans les années 70 (publiés par Marcel 7tINEAU2, Lionel BOISVERT3 et Micheline MASSICOTTE4 dans la série Travaux de linguistique québécoise) présente une micro-structure épurée par rapport à celle mise en oeuvre dans le DFQPrés  :seules les graphies et les
1 Trésor de la langue française au Québec. Dictionnaire du français québécois, Description et histoire des régionalismes en usage au Québec depuis l'époque de la Nouvelle-France jusqu'à nos jours incluant un aperçu de leur extension dans les provinces canadiennes limitrophes. Volume de présentation sous la direction de Claude POIRIER. Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l'Université Laval, 1985. [Abrév.
DFQPrés.]
2 Marcel JUNEAU, «  Un échantillon du futur Trésor de la langue française au Québec
carreau et ses dérivés  », dans Travatcx de linguistique québécoise 1 (1975), p. 19-34. Québec, Presses de l'Université Laval  ; « Un nouvel article d'essai du TLFQ  :japper et ses dérivés  », Ibid. 2 (1978), p. 1-19; « Mélanges de lexicologie québécoise (articles
d'essai du Trésor)  », dans Problèmes de lexicologie québécoise, Prolégomènes à un trésor de la langue française au Québec, p. 85-242. Québec, Presses de l'Université Laval.
3 Lionel BOISVERT, « Bazou contribution à l'histoire d'un mot (ou histoire d'une contribution)  », dans Travaux de linguistique québécoise 3 (1979), p. 271-277. Québec, Presses de l'Université Laval.
4 Micheline MASSICOTTE, « Les articles bacul face au fichier lexical et à la nomenclature du TLFQ  », dans Travaux de linguistique québécoise 3 (1979), p. 297-321. Québec, Presses de l'Université Laval.
Cah. Lexicol. 75, 1999-2, p. 193-213
196 prononciations les plus fréquentes sont données en entrées, quelques variantes plus rares étant reléguées en fin d'articles  ;les citations ne sont plus regroupées par genre (presse, littérature, enquêtes orales, etc.) mais fondues en un seul bloc, et leur nombre ne dépasse jamais les cinq unités par subdivision de sens ; la rubrique bibliographique aété réduite à l'essentiel, l'Indes lexicologique québécois étant de toute façon disponible sur l'Internetb. La syntagmatique et la paradigmatique sont traitées avec une plus grande économie de moyens. Si la microstructure du DFQPrés avait tout pour séduire le spécialiste de lexicologie française, celle du DHFQ 1998 est sans conteste plus accessible au grand public cultivé, mais toutes les deux offrent une mine de renseignements sur l'histoire du lexique propre au français québécois (et, de manière secondaire mais bien présente, au f ançais nord-américain hors Québec). À vrai dire, toute simplifiée soit-elle, la structure des articles du DHFQ 1998 se mesure quand même avantageusement à celle des articles du Trésor de la langue française de l'INaLF —avec ceci en plus que le DHFQ soigne davar.±age le système de renvois analogiques, plutôt faible dans le Trésor français, et que ia numérotation du commentaire historico-compara- tif final reproduit celle de la partie proprement descriptive de l'article, ce qui facilite la compréhension de l'ensemble.
On l'a déjà dit maintes fois à propos du volume de présentation, et i] convient de le réitérer à l'occasion de la parution du premier volume du DHFQ  :dans le domaine de la lexicographie différentielle de langue française, les publications du TLFQ sont tout simplement transcendantes. I,es bases documentaires, d'abord, sont impressionnantes  : le fichier du TLFQ compte environ 1 300 000 fiches manuscrites, auxquelles viennent s'ajouter les données des atlas linguistiques, des corpus informatisés de langue orale, de la banque informatisée de données textuelles QUÉBÉTEXT, de cédéroms de la presse québécoise, et de diverses enquêtes lexicales (v. DHFQ 1998, p. xxxvi-xxxvii). À ces données de première main (fiches lexicales) s'ajoutent les relevés de l'ILQ (fiches méta- lexicales, v. note 6). Le travail collectif sur lequel repose l'élaboration du DHFQ explique aussi en partie la qualité scientifique des résultats atteints  :l'équipe du TLFQ regroupe de nombreux rédacteurs chevronnés, formés pour la plupart au Dêpartement de linguistique de l'Université Laval, et dont plusieurs ont pu bénéficier de stages à l'étranger, en particulier dans le cadre des programmes de l'Agence Universitaire Francophone. Des échanges suivis avec d'autres spécialistes de lexicologie galloromane ont aussi permis d'améliorer le niveau scientifique des collaborateurs, tant et si bien que c'est aujourd'hui l'équipe du TLFQ qui accueille des doctorants venus de l'étranger pour s'initier aux méthodes de la lexicographie différentielle. Cette expertise se réflète dans le modèle rédactionnel élaboré par l'équipe de Claude POIRIER. Les articles du DHFQ présentent des définitions développées, respectant autant que possible les principes de l'analyse sémique  ;cette façon de procéder s'oppose à celle des nombreux ouvrages qui se contentent de fournir en guise de définition l'équivalent du français de référence. Cela
5 « Bien qu'il mette en évidence les traits caractéristiques les plus saillants de la phonétique québécoise dans les transcriptions qui suivent les mots d'entrée, ce dictionnaire n'a pas pour objectif d'en donner une représentation complète. De façon générale, seule la prononciation la plus usuelle dans l'usage neutre a été retenue.  » (p. lix).
6 L'ILQ est un répertoire de 470 000 relevés correspondant à 160 000 entrées résultant du dépouillement d'environ 1500 sources différentielles (v. DHFQ 1998, p. xxxviii). On peut le consulter à l'adresse suivante  : www.ciral.ulaval.ca/tlfq
7 « C'est dans un contexte d'échanges stimulants à l'intérieur du Québec et à travers la francophonie que s'est élaborée la méthode qui sous-tend ce dictionnaire et qu'ont été rédigés les articles qui le composent.  » (Avant-propos, p. xiv).
197 ne veut pas dire que ce dernier doive être absent de l'article  ;bien au contraire, il repré- sente une information précieuse qu'un ouvrage différentiel doit livrer au lecteur, mais son statut épistémologique est ici autonomisé et dissocié du sous-discours définitionnel. Du point de vue de la technique lexicographique, cela rend possible la tenue d'un discours explicite sur les rapports qu'entretiennent le mot régional et son équivalent dit « standard  ». L'on précise par exemple que le mot plume, qui désigne au Canada le stylo à encre, ne désigne en France que la pointe métallique de celui-ci. L'énumération séquentielle des différents sens d'un mot sans tentative de hiérarchisation, comme la pratiquent encore de nombreux auteurs de petits lexiques de français régional, cède la place dans les pages du DHFQ à une structure richement arborisée, articulée au moyen d'étiquettes alpha-numériques, qui reflète avec clarté la structuration des senss. Un autre point fort de la technique lexicographique élaborée au TLFQ réside dans le riche système de marques d'usage qui viennent préciser la valeur des emplois décrits en fonction de critères stylistiques (par ex. ironique, plaisant, littéraire), diachroniques (par ex. moder- ne, vieilli, vieux, disparu), diastratiques (par ex. soutenu, familier, très familier, populai- re, vulgaire) et diaphasiques (par ex. argotique, rural, technique, ethnographique, didacti- que, etc.). On appréciera que le « Tableau des marques  » (p. lvi-Ivii) fournisse au lecteur leur signification, avec exemples à l'appui. Les marques d'usage se faisant douloureusement rares dans les ouvrages de lexicographie différentielle, on mesure là encore le saut qualitatif considérable accompli par les artisans du DHFQ. Ce nouveau dictionnaire impressionne aussi par des commentaires encyclopédiques et surtout historiques pouvant occuper plusieurs colonnes ; on admirera par exemple celui de l'article coureur de(s) bois, de Robert VÉZINA, piastre, de Miriam DERASPE, ou joual, de Claude VERREAULT, qui traite avec objectivité un sujet explosif entre tous. Le projet du TLFQ embrasse quatre siècles d'histoire du lexique français en terre d'Amérique9 en privilégiant l'approche socioculturelle, ce qui l'oblige à aller bien au-delà de la description du signe linguistique. Une telle richesse de données encyclopédiques et historiques, conjuguée à wne analyse lexicologique —synchronique et diachronique — aus- si approfondie, ne connaît guère d'équivalents en lexicographie française, et il faut regar- der du côté de l'Atlas linguistique de la Wallonie ou du Glossaire des patois de la Suisse romande pour trouver quelque chose de comparable, bien que l'objet soit ici sensi- blement différent  : le DHFQ n'est pas consacré aux patois (qui, comme chacun le sait, n'existent pas au Québec), mais bien à une variété nationale de français, support d'une administration autonome, d'une littérature originale, d'une culture spécifique. Il convient de féliciter les rédacteurs pour le choix des citations, qui constituent véritablement la substantifique moel]e de l'ouvrage. À leur lecture, les mots traités prennent vie, et des pans entiers de la petite et de la grande Histoire revivent sous nos yeux. Les considérations culturelles justifient aussi la prise en compte de certaines créations d'auteurs, hapax sans lendemain mais qui font partie de la culture de l'honnête homme dans le contexte québécois, tel le tryptique joualon, joualonais et joualonie (s.v. joual II 2, dér.) créé par la romancière Marie-Claire BLAIS.
En plus des articles proprement dits, le DHFQ comporte de nombreux textes auxiliaires que l'on prendra soin de lire avec attention. L'avant-propos (xi-xiv), signé
8 Cf. par exemple l'article pain du DHFQ, qui s'articule comme suit  : I A 1 et 2  ; I B I, 2, 3, 4, 5 et 6 ; II 1, 2, 3, 4 et 5 (numérotation à laquelle s'ajoutent encore le symbole du losange clair [0] pour les sens secondaires, et un triangle isocèle pointant vers la droite pour les dérivés).
9 La plus ancienne attestation que nous ayons rencontrée dans les citations du DHFQ (s.v. côte1) remonte à 1538 et est due à la plume de Jacques Cartier, fondateur de la Nouvelle- France  !
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collectivement par l'équipe, retrace brièvement l'histoire de la lexicographie différen- tielle au Canada français, relate la genèse et l'essor du projet d'un trésor de la langue française au Québec et exprime sa dette envers les gens et les institutions qui l'ont rendu possible. L'introduction de Claude POIRIER (xv-xliii) s'ouvre sur un constat  : si les Qué- bécois sont bien conscients de parler une variété de français empreinte de particularismes, ils ignorent le plus souvent les origines de ceux-ci. Or, les jugements évaluatifs reposent en général sur des considérations diachraniques (mal documentées). Le TLFQ a donc pour ambition de projeter un éclairage nouveau, objectif, scientifque et fiable, sur l'histoire des vocables spécifiquement québécois, afin de permettre à la communauté linguistique de porter un jugement plus éclairé sur ses particularismes lexicaux. La suite de l'introduction représente à elle seule une excellente petite monographie sur ]a problématique de la lexicographie contrastive. L'auteur y détaille d'abord le profil du dictionnaire («  Une nomenclature différentielle >r [xvüi-xxi], « Orientation étymologique et historique  » [xxi-xxv], « L'illustration des emplois  » [xxv- xxvii], «  La méthodologie lexicologique  » [xxviii-xxix], «  La variation géographique  » [xxix-xxü], « Les rapports entre langue et culture  » [xxüi-xxxv]), puis enchaîne avec une description de la documentation sur laquelle il repose («  Le corpus linguistique  » [xxxvi- xxxvü], «  Le corpus métalinguistique  » [xxxvü-xxxvüi], «  La base QUÉBÉTEXT  » [xxxviii], « La bibliothèque » [xxxviii-xxxix ; l5 000 ouvrages spécialisés  !]). Il conclut enfin sur l'épineux problème de la norme («  Dictionnaire historique et norme linguistique » [xxxix-xlüi]. Fait exceptionnel dans ce genre de publication, l'introduction est accompagnée d'une abondante bibliographie, qui donne la liste des principaux articles et ouvrages sur lesquels elle s'appuie  ; il ne fait nul doute qu'elle rendra de bons services aux chercheurs. Un « Mode d'emploi du dictionnaire  » [xlvi-1] s'ouvre sur une présentation analytique d'une colonne d'articles où chaque élément de la micro-structure fait l'objet d'un petit commentaire encadré. À la suite, un texte présente la structure des articles (l'entrée, la présentation des sens, les citations, les emplois secondaires, les dérivés, composés, variantes ou mots de la même famille, la rubrique «  Encycl.  » et la rubrique «  Hist.  »). Les signes conventionnels, la typographie, les abréviations, les mar- ques d'usage (v. ci-dessus) et ]a transcription phonétique sont explicités avec un luxe de détails [li-lx] ; on appréciera en particulier les sections « Principes de ]a transcription phonétique  » et « Sons caractéristiques et tendances traditionnelles  »qui représentent un précieux complément au « Tableau des signes phonétiques  » et qui pourront servir de petite introduction à ceux qui désireraient s'initier à la phonétique du franco-québécois traditionnel. La vertu de ces nombreux textes liminaires est de faire du DHFQ un dic- tionnaire qui explique ce qu'il fait, comment il le fait, et pourquoi.
Une série de cartes géographiques (les provinces canadien_*tes, les divisions de recensement québécoises, les grandes régions du Québec, les régions et départements de la France continentale et les anciennes provinces de France) ainsi que géolinguistiques (les parlers français de l'est du Canada et les parlers traditionnels de France) complète l'ensemble [lxi-lxviii). On aurait pu souhaiter que la Suisse et la Belgique francophones, voire la Vallée d'Aoste, soient prises en compte dans la carte des parlers galloromans, qui ne coïncident pas avec les frontières politiques de la France.
En fin d'ouvrage, la bibliographie des sources citées se répartit en deux ensem- bles  :d'une part, les sources métalexicales siglées (dictionnaires, glossaires, atlas lin- guistiques, fonds d'archives, monographies, chroniques de langue), p. 528-567  ;d'autre part, les sources de première main (sources littéraires et journalistiques, récits de voyages, textes juridiques, administratifs et didactiqués, etc.), p. 568-621. La richesse de cette bibliographie, en particulier de son volet métalexical, en fait un précieux instrument de travail pour tous ceux qui s'intéressent à la lexicologie du franco-québécois. Enfin, un index procure une liste de plus de 2 900 mots de base, dérivés, composés, lexies
199 complexes ou graphies particulières traités dans la structure des articles mais auxquels le lecteur n'a pas toujours un accès immédiat en consultant l'ouvrage à partir de l'ordre alphabétique.
Il serait presque mesquin de relever des points négatifs dans ce qui apparaît d'ores et déjà comme un chef-d'eeuvre de la lexicographie différentielle francophone. Qu'il nous soit tout de mëme permis de regretter que quelques centaines d'articles seulement soient parus dans ce premier volume, alors que plusieurs centaines d'autres étaient déjà presque prêts pour publication10. Le perfectionnisme est louable, mais il peut aussi être inhibiteur. Le travail qui reste à accomplir est d'ailleurs gigantesque  ; les particularismes lexicaux du français québécois se chiffrent par milliers, peut-être mëme par dizaines de milliers  :des analyses fines font ressortir que presque tous les mots de la langue courante présentent en fait des différences d'emploi, aussi infimes soient-elles parfois, avec leur correspondant français. Cette observation amène d'ailleurs à relativiser la dichotomie « lexicographie différentielle  » vs. « lexicographie non-différentielle  » dans le contexte québécois  : à tous ceux qui préféreraient que les efforts portent sur la rédaction d'un dictionnaire non contrastif de français québécois total, on peut répondre que la publication du DHFQ pose de toutes manières les fondations d'un tel édifice. Et quelles fondations  ! On ne peut qu'attendre la suite avec beaucoup d'impatience.
André THIBAULT
Strasbourg

Dictionnaire suisse romand. Particularités lexicales du français contemporain. Une contribution au Trésor des vocabulaires francophones (1997). Conçu et rédigé par André THIBAULT, sous la direction de Pierre KNECHT, avec la collaboration de Gisèle BOERI et Simone QUENET. Genève, Éditions Zoé, 854 p.

Les publications sérieuses sur les particularités lexicales du français (désormais fr.) en Suisse romande (désormais SR) sont une rareté. On ne peut donc que saluer la parution du Dictionnaire suisse romand (en abrégé, DSR) qui constitue un saut qualitatif par rapport aux ouvrages pseudo-scientifiques qui ont "sévi" sur le marché suisse ces dernières décennies. Le DSR s'inscrit dans les activités de recherche de la station suisse du Trésor des vocabulaires francophones, hébergée par le Centre de dialectologie et d'étude du fr. régional de l'Université de Neuchâtel (désormais CD). Ce travail très sérieux est surtout le fait de deux auteurs reconnus  :Pierre KNECHT, l'initiateur du DSR, est un grand spécialiste de la question. En effet, il a été longtemps rédacteur au GPSR~ ~ et il est l'auteur d'excellentes publications sur ie sujet. André THIBAiJI,T (désormais A.T.), romaniste québécois qui aura su porter un regard de francophone "étranger" à la réalité langagière romande, a mis à profit sa solide formation lexicologique et lexicographique acquise grâce à son travail de rédacteur au FEW et à sa collaboration au Dictionnaire historique du français québécois. Le DSR est un dictionnaire différentiel.
10 « L'équipe du TLFQ a constitué plus de six cents autres dossiers de mots qui n'ont pu ëtre pris en compte dans cette première édition du dictionnaire.  » (Cl. POIRIER, introduction, p. xvii).
11 GPSR =Glossaire des Patois de la Suisse Romande. Neuchâtel et Paris, Ed. Attinger [en cours de publication depuis 1924].
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Certains aspects de la démarche différentielle avaient déjà été illustrés, d'une part, en 1926 par W. PIERREIiUMBERT dans son excellent et méconnu Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand (Neuchâtel, Attinger), «  le premier dictionnaire différentie] scientifique de la francophonie » (P. KNECHT, Préface, p. 12), dont le DSR prend la relève et, d'autre part, par le Volume de présentation du Dic- tionnaire du français québécois, de l'équipe du TLFQ de l'Université Laval (Québec, 1985). Afin de délimiter faits régionaux et faits de langue générale, le travail de la lexicographie différentielle est tributaire des grands dictionnaires de la langue française ainsi que des sources de fr. argotique et populaire. D'un côté, la présence à la nomen- clature d'unités lexicales sans mention particulière est un fort indice de leur appartenance à l'usage général. De l'autre, ces grands dictionnaires n'excluant pas pour autant tous les régionalismes, trois types de renvois permettent de les identifier. L'apparition de marques telles que "vieilli", "vieux", "archaïque", etc., voire la disparition du mot à la nomenclature des dictionnaires de langue générale, permet d'identifier certains emplois régionaux comme des archai'smes (p. ex., bordier "riverain", chambre "pièce quelconque d'une maison").
Les régionalismes sémantiques se distinguent des mots du fr. commun uniquement par leur sens (p. ex., action "promotion, offre spéciale"). Les régionalismes de statut, heureuse innovation pour l'étude du fr. régional, sont les unités lexicales qui ne se distinguent d'une région à l'autre que par la différence de niveau de langue ou de sphère d'emploi à laquelle elles appartiennent. Dans le DSR, on rencontre un certain nombre de mots que le fr. commun présente comme des technicismes alors qu'ils sont d'un emploi courant et non spécialisé en SR (p. ex., combe ("géol." TLF), cynorrhodon ("bot." GR), foehn ("géogr. ou rég." GR)). À part ces trois critères strictement différentiels, le choix de la nomenclature a été déterminé par le critère de la fréquence. En effet, F. VOILLAT (1971  : 226)~Z a mis en évidence le rang de fréquence très différent qui peut revenir au même mot en France et en SR (p. ex., yoghourt est plus fréquent en SR qu'en France probablement à cause de l'inflaence de l'adstrat germanique  ; la fréquence de l'adjectif brun en SR semble ëtre plus élevée que dans l'usage français, puisque brun prend aussi en charge les valeurs de marron). Cela dit, si nous sommes d'accord sur le principe, nous avons des doutes sur l'application concrète de ce critère aussi longtemps que l'on ne dispose pas de données empiriques fiables sur la fréquence de ces mots.

1. Le corpus
Les auteurs du DSR disposaient du fichier du CD qui réunit 120 000 fiches constituant deux sous-ensembles distincts  : un corpus linguistique et un corpus métalinguistique. Les sources linguistiques sont très variées. Elles sont le fruit du dépouillement de la presse romande (surtout de la deuxième moitié des années 1970), de la littérature ainsi que de sources non-littéraires (textes de loi, ouvrages didactiques, Livres de recettes, etc.). Les ouvrages littéraires dépouillés s'échelonnent sur plusieurs décennies, surtout du XX` s. Les sources métalinguistiques se répartissent en plusieurs
12 François VOILLAT, « Aspects du français régional actuel  », in Z. MARZYS et F. VOILLAT (éds), Actes du colloque de dialectologie francoprovençale (Neuchâtel, 1969). Neuchâtel, Faculté des Lettres. Genève, D[OZ, 1971, p. 216-246. Cf. aussi André THIBAULT, « Québécismes et helvétismes  : éclairages réciproques  », in Français du Canada —français de France, Actes du quatrième colloque international de Chicoutimi, Québec, du 21 au 24 septembre 1994. Tübingen, Niemeyer, 1996, p. 333-376 (Canadiana Romanica, 12).
201 catégories  : compilations de puristes (cacologies et chroniques de langue du XX` s.), ouvrages d'amateurs éclairés, un bon nombre de publications scientifiques dont le GPSR est le représentant le plus important, et des monographies scientifiques consacrées entièrement au fr. régional. Les résultats d'enquêtes par correspondance portant sur la vitalité, la localisation et l'emploi d'une série d'helvétismes, effectuées par le CD de 1974 à 1981 ont aussi fourni un important contingent de matériaux. Ont également été mises à contribution des fiches contenant la transcription de phrases entendues à la radio, à la télévision ou dans la rue. Enfin, SUISTEXT, la banque de données textuelles informatisées sur la littérature romande contemporaine, élaborée au CD dans le cadre du projet international Trésor des Vocabulaires Francophones, est venue s'ajouter au fichier.
2. La macrostructure du DSR
Nous allons examiner les différentes composantes de l'ouvrage, en commençant par des remarques sur la macrostructure. Le dictionnaire commence par les Remerciements (p. 7-8) et par la Préface (p. 9-15) dans laquelle P. KNECHT présente ce qu'il convient d'entendre par "fr. régional de SR". Bien que dans la préface on apprenne qu'il n'existe pas de fr. régional romand uniforme, on aurait aimé que P. KNECIIT précise, comme il a l'habitude de le faire dans ses articles, que les régionalismes contenus dans le DSR ne sont pas tous l'apanage exclusif de la SR. En effet, la plupart des régionalismes sont des usages s'inscrivant dans une aire d'extension limitée, mais communs à plusieurs régions francophones périphériques. Le lecteur se réjouit d'une présentation (p. 17-32) rédigée avec clarté et avec un souci didactique remarquable, dans laquelle A.T. nous introduit à la structure de l'ouvrage, passant en revue le corpus et le dictionnaire. Suivent les listes des Abréviations usuelles et des Symboles (p. 33-36), la Typographie (p. 36), la Transcription phonétique (p. 37-38), le Corpus des citations (p. 39-41 et p. 43-51). Le dictionnaire (p. 53-744) compte 850 articles, ce qui correspond à environ un millier d'unités lexicales traitées en entrée ou en sous-entrée. La petite statistique à laquelle nous nous sommes livré portant sur l'index conceptuel du DSR qui ne compte que 750 entrées, puisque tous les mots dont la sphère d'emploi est très large (p. ex., servir) ne s'y retrouvent pas nécessairement, nous apprend que les statalismes (terminologie fédérale officielle relative aux institutions politiques, à l'administration, aux postes, à l'année) représentent plus de 20% des régionalismes contenus dans ce dictionnaire. Ce pourcentage très élevé de statalismes tient, d'une part, au corpus du DSR qui est constitué de quelques genres spécifiques. D'autre part, l'auteur nous a confié que le DSR se veut un ouvrage de référence pour l'administration et les traducteurs. Le lexique régional représenté par le DSR est en outre particulièrement riche dans le domaine du folklore et des coutumes (13%), des termes culinaires et des spécialités régionales (10.9%), des "techniques" domestiques et des activités de la vie privée (nettoyage, cuisine, ustensiles) (10.3%), des activités agricoles ou autres techniques locales (9.6%), des défauts/qualités, des termes péjoratifs ou mélioratifs (6%), de l'école et de l'université (5.5%), de la flore et de la faune (3.9%), des sports et jeux de société (3.7%), de la météorologie, géographie, topographie (3.3%), etc. Le dictionnaire se termine par plusieurs index d'une richesse et d'une utilité inestimables, dont la fonction est de faciliter l'accès aux nombreuses informations insérées çà et là dans le corps des articles  : 1. Mots glosés entre crochets carrés dans les citations ne faisant pas l'objet d'un article, mais présentant tout de mëme un intérët (bouèbe, cacarde, cradzet, etc.) (p. 747-753) ; 2. Gentilés (ou "ethniques") (Zougois, Tessinois, Uranais, etc.) (p. 754- 755) ; 3. Mots du fr, général (ainsi que de Belgique et du Canada) cités dans les remarques et les commentaires (p. 756-62) ; 4. Mots et emplois suisses romands attestés
202 ailleurs dans la francophonie : dans l'usage régional en France (p. 763-771), dans la Vallée d'Aoste (p. 772), en Belgique ou au Luxembourg (p. 773-774), en Amérique du Nord (775-776), en Afrique et dans les créoles (p. 776) ; 5. Mots attestés dans les autres régions linguistiques de la Suisse  : en Suisse alémanique (p. 777-783), en Suisse italienne (p. 784-785), mots romanches (p. 786-787) ; 6. Liste des étymons du FEW cités dans les commentaires (p. 789-800) ; 7. Phénomènes morphologiques et syntaxiques (p. 801-803)  : p. ex., la périphrase verbale inchoative être pour "sur le point de" («  Ta grange est pour venir erg bas  !  »), l'emploi du passé surcomposé («  J'ai eu travaillé à la compagnie, il y a trente ans en amère  »), l'absence d'article devant Carnaval («  Chaque année après Carnaval  ») ; l'emploi adverbial de l'adjectif (bon, droit)  ; l'imparfait de l'indicatif au lieu du subjonctif passé («  Nos deux lascars ont eu de la chance que le Polak se trouvait [= se soit trouvé] dans le quartier r>),1'emploi de l'article défini avec les noms («  La Sylvie a pris le caquelon  »), etc.
Nous sommes conscient de la difficulté qu'il y a à rédiger des articles au contenu prioritairement grammatical. Cette liste soulève pourtant quelques problèmes qui découlent essentiellement de sa brièveté. En premier lieu, la concision oblige à des présentations trop succintes pouvant donner lieu à des malentendus  : s'il est vrai que l'emploi du passé surcomposé est régional, p. ex., dans la proposition principale mais avec un contexte exprimant l'antériorité par rapport à un autre procès («  Il est eu parti pendant huit jours, avant ton arrivée  »), en emploi absolu («  il a eu coupé ce couteau  »), etc., il est d'emploi assez général dans les contextes où il remplace un passé antérieur en proposition temporelle («  Quand il a eu fini ses études, il a commencé à travailler  »)13 Puisque l'emploi de l'article défini avec les noms est plutôt un phénomène diastratique (GrevisseGoosse13, §571 b  : "langue populaire, surtout campagnarde"), on aurait dû ajouter que la marque "surtout jurassien" signifie que cet emploi y est stylistiquement neutre et que l'absence d'article est même marquée. En deuxième lieu, il aurait fallu spécifier que cette liste ne contient pas uniquement des phénomènes du fr. régional de SR  : p. ex., nous ne sommes pas sûr si le datif éthique («  Ecoutez ça, j'ai batoillé avec un berger, un rude gaillard, grand, sec, fort, avec des moustaches qui te lui couvraient la moitié du menton jusqu'aux oreilles  ») est vraiment un emploi régional. En effet, on trouve chez D. MAINGUENEAU (1994 :23) des exemples littéraires semblables («  Il te lui a donné un de ces coups  »)14. En revanche, on regrette l'absence de cette liste de la construction archaïque il faut /ui aider (FEW 24, 161x)15 ou de la syntaxe de certaines particules de négation (je n'ai personne tiu, je lui ai ça répondu). On ne comprend pas très bien pourquoi l'abondance des dérivés en -ée n'a pas été signalée dans la liste des phénomènes morphologiques, ce qui re ressort que de la liste alphabétique inverse des lemmes du dictionnaire. On se demande finalement si cela ne fait pas double emploi de reproduire, dans l'index des phénomènes morphologiques, la plupart des entrées intéressant la féminisation des titres et des professions (chancelière, écrivaine, professeure, etc.).
13 Cf. Rémi 70LIVET, « L'acceptabilité des formes verbales surcomposées  », in Le Français Moderne 3/4, 52, octobre 1984. Paris, Conseil international de la Langue Française,
1984, p. 159-175.
14 Dominique MAINGUENEAU, L'énonciation en linguistique française. Paris, Hachette,
1994.
15 FEW =Walther von WARTBURG, Franz~sisches Etymologisches W~rterbuch. Eine
Darstellung des gallo-romanischen Sprachschatzes. Bonn/LeipzigBasel [en cours de publication depuis 1922].
203 8. Index par champs conceptuels (p. 805-812) qui permet de donner à l'utilisateur une meilleure idée d'un champ sémantique donné et compenser ainsi les inconvénients que comporte l'index alphabétique. Cela dit, le procédé oblige à écarteler les entrées polysémiques, entraînant une certaine redondance. En effet, certains mots dont les sphères d'emploi sont larges (p. ex., bredzon "costume traditionnel fribourgeois") se retrouvent sous les rubriques "folklore" et "vêtement"  ; 9. Liste alphabétique inverse des formes traitées dans le dictionnaire (p. 813-821) dont l'étude de la formation des mots fait un grand usage. Cette liste permet d'établir, p. ex., la liste des dérivés en -ée  ; 10. Carte de  !a SR (p. 823) ; 11. Bibliographie des ouvrages cités dans les remarques, les commentaires et les rubriques bibliographiques (classés par sigles) (p. 826-852).
3. La microstructure
Pour ce qui est de la conception de la structure des articles, A.T. s'est largement inspiré des procédés du Volume de présentation du Dictionnaire du français québécois, le meilleur modèle d'organisation micro-structurelle auquel on soit parvenu dans le monde francophone » (p.26). La microstructure est très riche. L'entrée, en petites capitales grasses, est accompagnée d'une indication de la catégorie grammaticale (A.T. n'a pas hésité à recourir de temps à autre à la terminologie issue de la linguistique moderne). La transcription phonétique n'est donnée que lorsque la prononciation du mot s'écarte de la prononciation du fr. standard. Quant à la forme graphique, si plusieurs variantes coexistent, la plus fréquente est donnée en premier lieu. Certains articles se décomposent en plusieurs parties, éventuellement coiffées d'une sous-entrée transcrite en petites capitales. C'est surtout le cas de nombreux verbes ayant un emploi transitif et intransitif (p, ex., alper) ainsi qu'un emploi pronominal ou participial (p. ex., alpé, alpant). Certaines entrées constituent des renvois à d'autres entrées pour guider le lecteur (p. ex., acheminement ~ numéro postal d'acheminement). Ces entrée-renvois sont des renvois pour signaler que le mot est traité en sous-lemme dans un commentaire. Le plus
souvent ce sont des dérivés peu fréquents d'un mot de base beaucoup plus répandu

(p. ex., arborisation se rattache à arboriser). Les définitions sont en général très explicites et détaillées. Le mot romand n'a pas été défini par le recours exclusif à l'équivalent standard, ce qui nous semble très positif, puisque l'équivalent standard ne saurait tenir lieu de définition. On relève une description sémantique fine et originale des unités lexicales traitées. Certaines définitions relatives aux statalismes ainsi qu'aux spécialités culinaires (p. ex., raclette) paraissent peut-être un peu trop encyclopédiques. Les articles nous fournissent également des données relatives à la syntagmatique (les collocations, la phraséologie, la valence verbale), à la paradigmatique (renvois synonymiques et antonymiques) et à la formation des mots (p. ex., renvois à des mots de la même famille). Afin de corriger les défauts inhérents à l'approche différentielle, on indique si le sens du fr. commun est aussi connu en SR. De plus, lorsqu'une forme donnée est aussi connue en fr. commun, son sens a été spécifié. Le traitement réservé à ces mots polysémiques dont une acception est régionale (régionalismes sémantiques) est exemplaire, si l'on considère que la frontière entre emploi général et emploi régional peut s'avérer ténue (p. ex., action "promotion, offre spéciale, vente-réclame" est un germanisme, alors que le sens de "campagne" appartient au fr. commun  ; l'emploi de l'adverbe déjà avec des verbes au futur pour exprimer une certitude Je le ferai déjà " je le ferai bien" est régional, tandis que son emploi dans des phrases du type comment s'ap- pelle-t-il déjà  ? ne l'est pas). Les renvois (~) sont censés permettre de mettre en évidence le système de relations qui structurent le lexique d'une langue, ce qui ne ressort pas de l'ordre alphabétique. On découvre deux types de renvois  : les renvois sémasiologiques qui portent leur attention sur l'existence de mots apparentés
204 morphologiquement (p. ex., abbaye et abbé président) ; les renvois onomasiologiques guident l'utilisateur vers des lexèmes appartenant au même champ conceptuel (p. ex. abbaye, bénichon, Saint-Martin et vogue). Les citations, reproduites entre guillemets, en plus petits caractères et en retrait, sont classées par ordre chronologique. Le choix des citations a été fait en fonction d'un certain nombre d'objectifs (illustration de la syntagmatique et des différentes acceptions du mot, mise en relief des connotations, etc.). L'extension géographique du mot renseigne sur l'aire couverte par le mot actuellement en SR. L'absence de cette rubrique signifie que le mot est attesté à peu près dans l'ensemble de la SR. Sous la rubrique "Remarques", on fournit les informations sur la vitalité et l'extension d'emploi (mot-souvenir, familier, restreint à l'usage oral, emploi critiqué, etc.) ainsi que sur les rapports entrenus avec les équivalents français, etc. On trouvera sous cette rubrique également des remarques précieuses qui sont censées contribuer à la correction et à l'amélioration de la présentation des matériaux suisses dans les grands dictionnaires de la langue française. On relève notamment dans le TLF, GR, DG, Larousse, Littré, NFR, etc. des premières datations erronées, de mauvaises interprétations sémantiques, de mauvaises étymologisations, l'absence ou l'insuffisance dans la localisation des types lexicaux, des marques d'usage absentes ou inconséquentes relatives à des mots ré~ionaux ressentis comme vieillis ou populaires, et finalement des graphies inappropriées 6. Le commentaire historico-comparatif, un autre point fort du DSR, explique l'origine du mot (archaïsme, germanisme, etc.) et en donne la première attestation connue. Quand le commentaire ne cite explicitement aucune première attestation, c'est la première citation qui en tient lieu. Dans la mesure du possible, A.T. a tenté de rendre compte de l'extension générale du mot dans l'ensemble de la francophonie, dans les provinces françaises limitrophes, en Belgique et en Amérique du Nord, ce qui est d'une importance capitale en ce qui concerne l'identification des archaïsmes ainsi que des faux germanismes (p. ex., case postale, chambre de bain, plus catholique que le pupe). À cet égard, on louera la prudence et la pondération dans l'interprétation de l'ensemble des sources et le remarquable esprit de synthèse qui a guidé la rédaction de ces commentaires. Le commentaire historico-comparatif est suivi de la rubrique bibliographique qui clôt chaque article. On y trouve la liste de toutes les sources citées par ordre chronologique classées par sigles. La prise en compte de travaux empiriques et d'emplois relevés dans les médias représente l'aspect novateur et éminemment positif de cette démarche, qui s'avère essentielle pour rendre compte de la vitalité effective des mots, ce que ne font justement pas les dictionnaires de référence.
4. Choix discutables
Maigré ses mérites qu'on ne saurait suffisamment souligner, le DSR suscite néanmoins quelques réserves. Nos critiques parteront plutôt sur des questions de détail, qui feront mieux ressortir la qualité de l'auvrage. Nous espérons que notre critique pourra d'une façon ou d'une autre contribuer à améliorer la qualité des éditions ultérieures. Le problème majeur inhérent à l'établissement de la nomenclature d'un ouvrage différentiel, qui se donne comme objectif de relever uniquement les régionalismes, est celui de l'inclusion. L'une des erreurs potentielles concerne justement la présence à la nomenclature d'unités lexicales appartenant en fait à l'usage général.
Globalement, deux types d'entrées nous paraissent problématiques. En premier lieu, on

16 André THIBAULT, «  Le dialogue entre lexicographie générale et lexicographie différentielle illustré par l'exemple du DSR  », Actes du XXle Congrès de Linguistique et Philologie Romanes (Palerme, septembre 1995), a cura di G. Ruffino, vol. 3, p. 893-905,
1998.
205 doit se demander si on a le droit de continuer à parler de régionalismes au sujet de mots d'origine romande désignant des réalités suisses attestés dans les dictionnaires de référence, et de surcroît, que ces dictionnaires ne marquent plus comme régionaux (chalet, alpage, raclette, etc.). A.T. avoue que cette catégorie pose un problème délicat et qu'il n'y a pas de solution d'ensemble. Si l'on partage la décision de rendre dans le DSR systématiquement compte de la représentation des mots dûment marqués comme "helvétismes" dans la lexicographie générale, le choix de ces termes parait discutable dans la mesure où ces mots sont passés depuis longtemps dans le lexique commun et sont connus dans toute la francophonie. Ils ne constituent donc plus en tant que tel des régionalismes, du moins dans une perspective synchronique. La présence dans le DSR des "mots à nous" ainsi que des "mots de chez nous" donne lieu à un mélange de synchronie et de diachronie. Or, A.T., qui est conscient du problème, justifie ainsi la présence dans le DSR du mot alpage
« D'abord, parce qu'il est au centre d'une nombreuse famille de mots (alpe, alper,
alpé, alpée, alpant, alpéateur, alpateur, désalpe, inalpe, etc.) avec lesquels il entretient des rapports structurels évidents ;d'autre part, parce que sa fréquence est beaucoup plus élevée que dans le reste de la francophonie [...] et qu'il a donné lieu à toute une syntagmatique propre au français de Suisse romande, qui aurait, autrement, été sacrifiée [...]. Enfin, la valeur de ce terme en Suisse romande est plus concrète et moins encyclopédique ou vaguement littéraire qu'elle peut l'être pour les autres francophones.  » (p. 21).
On pounait alors se demander pourquoi ne pas avoir inclus des mots tels que fondue, avalanche, etc. que les dialectes franco-provençaux ont également fournis à la langue commune. À notre avis, il aurait été peut-être préférable d'ajouter dans l'annexe une liste des mots que le fr. commun a empruntés à la SR. En deuxième lieu, on relève un groupe de noms dont la présence nous parait encore plus discutable. Tout en étant conscient du fait que certains mots longtemps considérés comme régionaux ne sont peut- être pas, à proprement parler, des régionalismes, A.T. a choisi de garder ces mots à la no- menclature du DSR. Il justifie son parti pris, d'une part, par le fait que leur représentation en fr. commun est très lacunaire, voire inexistante. Cette démarche est donc censée forcer à l'avenir la lexicographie générale à traiter ces mots. D'autre part, elle a pour but de démontrer au public que tel mot dénoncé par les puristes comme un régionalisme ou comme un barbarisme, appartient à l'usage général. Si cela est tout à fait légitime dans le cas de costume de bain, un archaïsme devenu relativement rare en France, i] n'en va pas de même pour des formes (ou des sens) dont la restriction d'emploi semble relever
davantage des niveaux de langue que de la géographie, p.ex., pour cadre "tableau,

illustration" qui est attesté dans le parler populaire parisien (CARADEC, 1977 : 57~~) ainsi que dans de nombreux parlers et dialectes galloromans (FEW). Dés lors, ces choix s'inscrivent en faux contre les critères inhérents à l'optique différentielle qui se fonde sur l'exclusion des mots relevant du fr. commun. Cette pratique risque de donner lieu à une surévaluation du fr. régional de SR. Ce risque est d'autant plus sérieux que l'ouvrage s'adresse à un large public de non-spécialistes. De façon générale, bien que A.T. ait consulté avec soin aussi les sources de fr. argotique et populaire, le rapport entre fr. régional et fr. non conventionnel (archaïque) s'avère le plus problématiques. Bien que
17 François CARADEC, Dictionnaire du français argotique et populaire. Paris, Larousse,
1977.
18 Cf. aussi Giuseppe MANNO, « Français argotique et français régional en Suisse romande  », in Actes du XX` Congrès de Linguistique et Philologie Romanes. Tübingen- Bâle, A. Francke Verlag, 1993, t. III, Section V, p. 545-556.
206
l'emploi adverbial de l'adjectif direct soit souvent attribué à l'influence de l'adstrat germanique (GPSR), la tendance à utiliser un adjectif au lieu d'un adverbe en -ment est bien connue du fr. populaire et de l'argot (GrevisseCoosse13  : § 926 d)19. Le phénomène n'est donc pas diatopique, mais bien diastratique ou diaphasique. Ces cas sont semblables à celui du mot marier v. tr. "épouser" qui a été exclu, à raison, du DSR, puisqu'il appartient à la langue populaire en SR, tout comme dans l't3exagone.
Finalement, on remarque de petites imprécisions dans les renvois ou des omissions  : éclaffer  : ce n'est pas MANNO (1992), mais bien MANNO (1994 : 345)  ; santé  ! "formule de politesse énoncée après un éternuement"  : il aurait peut-être fallu renvoyer à l'it. salute  !, ce qui porte plutôt à penser qu'il s'agit d'un archaïsme et non d'un germanisme (p. 652)  ;costume de bain  : il manque un renvoi à l'it. costume da bagno (p. 267)20. Contrairement à ce qui est affirmé au sujet de se réjouir (~. 630-1), les exemples cités dans le dictionnaire de valence de BUSSE/DUBOST (1983 : 287) semblent bien prouver que ce verbe peut porter sur un événement futur méme en fr. commun  : « Je me réjouis à l'idée que tu viens/tu viennes  ; de ce qu'il vienne bientôt, de vous revoir  »21. Notre petit sondage non plus n'a pas confirmé que l'acception "action future" est tombée en désuétude en France (avocate parisienne, juin 1999 : «  Je me réjouis de voir tes enfants  »).

5. Conclusion
Le DSR est un excellent ouvrage dont on devra désormais tenir compte non seulement pour la description des particularités du fr. en SR, mais également pour l'ex- ploitation des richesses de la lexicographie générale dans un dictionnaire différentiel. Cette admirable illustration de l'approche différentielle devra servir de modèle aux chercheurs qui se consacreront à l'avenir à la rédaction de dictionnaires de fr. régional. De surcroît, on peut espérer que le DSR vient de fournir à la lexicographie générale les instruments qui lui permettront de mieux rendre compte des phénomènes de variation ré- gionale du moment que A.T. a pris la peine d'atticer l'attention sur les lacunes et les inexactitudes rencontrées dans leurs ouvrages. De plus, le DSR, qu'on peut considérer sans hésiter comme un ouvrage de référence pour l'étude du fr. régional de SR, en attendant la parution complète du GPSR, vient combler une lacune, ô combien profonde. Cet instrument de travail très pratique vient à point nommé pour dissiper les "aberrations" véhiculées par les ouvrages commerciaux qui l'ont précédé. Finalement, la prise en compte de l'axe chronologique et de l'ensemble de l'espace francophone nous renseigne de manière certaine sur l'histoire des formes et sur leur extension géographique tant en SR que dans les provinces françaises limitrophes et dans les autres pays francophones, ce qui souligne bien, malgré la spécificité du fr. régional de SR, son appartenance à la grande famille francophone.
Giuseppe MANNO Université de Zurich
19 M. GREVISSE (refondu par A. GOOSSE) (éd. revue), Le Bon Usage. Grammaire jrançaise avec des remarques sur la langue française d'aujourd'hui. Paris/Louvain-la-Neuve, Duculot, 131993.
20 Giuseppe MANNO, « L'influence de l'adstrat germanique sur le français régional de Suisse romande  », Actes du Colloque franco-suisse de Belfort "Langues régionales et français régional en Franche-Comté Nord et Jura suisse" (31 mai - 1 juin 1996), in Bulletin de la Société Belfortaine d'Emulation 88, 1997, p. 63-73.
21 BUSSE, Winfried, Jean-Pierre DUBOST, Franzdsisches Yerblexikon. Die Konstruktion der Yerben im Franz~sischen. Stuttgart, Klett-Cotta, 21983.
207
Christian DELCOURT, Dictionnaire du français de Belgique. Bruxelles, Le Cri, 1998 (A-F) et 1999 (G-~, 2 vol., 241-347 p.

1. Lexicographie et informatique
Depuis que l'informatique se met au service de la lexicographie naissent des dictionnaires de conception nouvelle. Le chef de file de cette génération est le Trésor de la langue française, publié sous la direction de Paul IMBS, du volume 1 (A-Ajmer) au volume 7 (1971-1979), sous la direction de Bemard QUEMADA, du volume 8 au volume 16 (Teint-Zzz...) (1980-1994).
2. BELTEXT-Université de Liège (Belgique)
Le Dictionnaire du français de Belgique de Christian DELCOURT appartient à cette nouvelle génération de dictionnaires. Il se fonde sur la base de données textuelles BELTEXT. À l'Université de Liège, depuis le début des années 90, Christian Delcourt consacre le meilleur de lui-même à cette base de données de la littérature belge de langue française. Avec quelques collaborateurs, il l'a installée, alimentée, gérée. Il ne cesse de l'enrichir.
La "bibliothèque électronique" BELTEXT prend place dans un ensemble francophone de quatre bases de données textuelles  : FRANTEXT, en France, créée par Bernard QUEMADA en 1987, a été développée à l'Institut national de la langue française
(INaLF) sous la direction de Robert MARTIN, puis de Bernard CERQUIGLINI (à partir de 1997) ; SUISTEXT, à Neuchâtel en Suisse ; et QUÉBÉTEXT ou Trésor de. la langue
française au Québec, à Québec.
La "bibliothèque électronique" BELTEXT contient des textes qui témoignent de registres de langue différents. Les textes dont la langue tend au français standard, signés
Georges RODENBACII, Gaston COMPÈRE ou Charles BERTIN, entre autres, ont fourni de

façon prioritaire les attestations qui illustrent les notices du Dictionnaire du français de Belgique.
Alimentent aussi BELTEXT des oeuvres dans lesquelles la langue du narrateur ou des personnages est proche d'un français dialectal. C'est le cas notamment de l'oeuvre de
Marcel REMY. Des articles parus dans les quotidiens Le Soir ou La Meuse ont servi notamment à illustrer, dans le Dictionnaire, les belgicismes dits administratifs tels que maïeur ou mayeur "maire". Dans BELTEXT sont pris également en compte les romans
policiers de Georges SIMENON, les chansons de Jacques BREL, les textes de spectacles de Julos BEAUCARNE, les vingt-trois albums Tintin de HERGÉ et des scénarios de films (par exemple  : Toto-le-héros). À la fin de chacun des deux volumes du Dictionnaire, un index répertorie les noms des principaux auteurs et journalistes belges qui ont fourni des attestations aux notices.
3. « Dictionnaire du français de Belgique » Cet ouvrage comporte trois spécificités. 3.1. Le corpus
Le présent Dictionnaire se fonde entièrement sur la base de données textuelles BELTEXT de l'Université de Liège, évoquée ci-dessus, et sur les autres ressources
208 électroniques que décrit la section Documentation. De ce volumineux corpus, Christian DELCOURT a extrait une liste alphabétique de belgicismes essentiellement lexicaux utilisés par tel ou tel auteur.
Le belgicisme lexical est défini comme une « lexie qui, par son emploi ou les modalités de son emploi (signification, registre ou fréquence), oppose à une époque donnée le français que pratique une collectivité (géographique, par exemple, ou professionnelle) de Belges francophones et le français que les "greffiers de l'usage" tiennent pour standard  » (op. cit., p. 16). Aux belgicismes lexicaux sont ajoutés quelques belgicismes syntaxiques. Par exemple, la postposition de assez  : Tu n'es pas fort assez  !
Des absences étonnent le lecteur. Par exemple, à la lettre m  : maatje "jeune hareng préparé au sel"  ;machiniste "mécanicien (conducteur de locomotive)"  ;faire la macrale, en parlant d'un enfant, "jouer la comédie pour se faire dorloter ou pardonner". Ces absences peuvent correspondre à des oublis ou à des lacunes du corpus toujours possibles.
En revanche sont répertoriés des belgicismes rares, peu connus, voire "inédits", tels que bout de chique ou, avec humour, boutchic "bout de chou (petit enfant)", et pierre de France "pierre à bâtir blanche  :tuffeau, etc.".
Les belgicismes ne sont pas définis mais suivis des équivalents employcs en France. Il peut en résulter une certaine hésitation quant au sens exact.
La "bibliothèque électronique" a fourni les belgicismes et simultanément, pour chacun d'eux, le contexte belge original, c'est-à-dire des attestations probantes. Celles-ci constituent les notices du Dictionnaire du français de Belgique. Par exemple, le nom logopède "orthophoniste" est illustré par une attestation empruntée à un quotidien  : «  Un logopède, ça sert à mettre deux mots derrière l'autre » (Le Soir, 29.05.1997, p. 20). Ces attestations donnent au Dictionnaire sa spécificité principale.
Pour chaque belgicisme, les attestations, dont le nombre varie, éclairent le cas acceptions, construction grammaticale, fréquence. Ces extraits de l'usage sont généralement plus pertinents que les exemples forgés par les lexicographes que proposent d'autres ouvrages.
3Z. Mise en perspective du français de Belgique dans l'espace francophone
De la définition de la lexie citée ci-dessus s'ensuit que des lexies ont valeur de belgicismes sans appartenir pour autant au vocabulaire des seuls Belges francophones. Les frontières politiques ne résistent pas au français de Belgique. Nombre de particularités lexicales belges sont vivantes en France et chez d'autres francophones, suisses, québécois ou congolais.
Par exemple, l'adjectif amitieux "affectueux" s'entend aussi dans les Ardennes françaises, le Beaujolais, ]e Berry-Bourbonnais, le Lyonnais et en Normandie. Les verbes berdeller "ronchonner" et dracher "pleuvoir à verse" s'emploient dans les Ardennes françaises. Bonbon "biscuit" est connu dans le Beaujolais ainsi qu'au Sénégal. Boule de Berlin "beignet viennois" se dit également en Suisse.
La mise en perspective du français de Belgique dans l'espace francophone constitue la deuxième spécificité du Dictionnaire de Christian DELCOURT et de ses collaborateurs.
3.3. Mise en perspective du français de Belgique dans l'espace belge
D'une part, en Belgique, des lexies ont valeur de belgicismes sans appartenir pour autant au vocabulaire de tous les Belges francophones. Tel est le cas de trémie qui désigne un "tunnel routier" à Liège seulement.
209 D'autre part, une frontière linguistique sépare le pays en deux entités, au nord, la partie néerlandophone, et au sud, la partie francophone, mais cette frontière est perméable. La Belgique reste une terre où les "rencontres" linguistiques sont fréquentes. Des lexies qui ont valeur de belgicismes en français ont un correspondant en néerlandais qui coexiste avec le mot néerlandais propre. Leur nombre est élevé. Il semble que plus de vingt pour cent des belgicismes lexicaux contenus dans le Dictionnaire du français de Belgique aient un correspondant en néerlandais. Par exemple, anticipatief (au lieu d'anticiperend), correspondant au belgicisme anticipatif "anticipé", constitue un belgicisme en néerlandais ; de même, baxter (au lieu de infuus ou infuusfles) "perfusion" en néerlandais et en français de Belgique constitue un belgicisme en français et en néerlandais bissen (au lieu de zittenbl~ven), correspondant à bisser "redoubler", constitue aussi un belgicisme en néerlandais.
La mise en perspective du français de Belgique dans l'espace belge, néerlandais en particulier, constitue la troisième spécificité du Dictionnaire.
4. Langue vivante
Clignoteur pour clignotant, clenche pour poignée de porte, molière pour richelieu (chaussure), tapis plain pour moquette, travailler en noir pour au noir, acheter une maison clé sur porte au lieu de clés en mains... La présence de belgicismes lexicaux dans l'usage courant engendre chez nombre de locuteurs francophones un sentiment d'insécurité linguistique. Souvent ces personnes n'identifient pas les particularités belges du français mais se doutent qu'elles n'utilisent pas toujours le français standard, ce qui les inquiète. En témoigne le succès que connaît la publication de tout recueil de belgicismes. Le Dictionnaire du français de Belgique ne devrait pas faire exception.
Même si les belgicismes répertoriés dans le présent Dictionnaire peuvent rendre certaines phrases du français parlé et écrit en Belgique différentes de celles qui seraient dites et écrites en français standard, leur nombre est très limité. 11 n'existe quasiment pas de belgicismes dans le vocabulaire des arts, de la médecine, de la plupart des sports, de l'économie et du commerce, des sciences et des techniques. Il ne serait pas possible de communiquer en usant uniquement de particularités lexicales et syntaxiques belges.
Néanmoins, le français, qu'il soit standard ou marqué de particularités, ne cesse d'évoluer. Quelques belgicismes nouveaux apparaissent. Taxatoire "fiscal (emploi péjoratif)" est un mot-valise composé de lettres appartenant à taxe et à vexatoire. Cokoter "partager le même kot, c'est-à-dire partager le même studio" en parlant d'un étudiant, et son dérivé cokoteur, cokoteuse se sont répandus à l'Université de Louvain-la-Neuve.
Cependant, le français vit d'échanges. Ballotin et chicon s'installent dans la langue standard. Aubette se répand en France pendant qu'abribus progresse en Belgique. Les Français substituent mise en examen à inculpation.
Quelle est, en bref, la richesse variée du Dictionnaire du français de Belgique  ? Ses notices apprennent au lecteur que les particularités lexicales belges sont attestées dans des textes d'écrivains et de journalistes, que certaines vivent ailleurs, en France et dans la francophonie, et qu'un cinquième environ ont des correspondants néerlandais qui sont utilisés dans la partie septentrionale du pays. Quelle que soit sa quête lexicale, le lecteur attentif félicitera vivement Christian DELCOURT, maître d'ocuvre du Dictionnaire du français de Belgique.

Michèle LENOBLE-PINSON
Bruxelles —Conseil international de la langue française

210
Les préfaces du Dictionnaire de l'Académie française, 1694-1992. Publiées sous la direction de Bernard QUEMADA. Ed. Champion, 1997, 564 p. ISBN  : 2-
85203-818-8.

L'idée de réunir les préfaces des éditions successives du Dictionnaire n'est pas neuve  :l'Académie elle-même lui avait donné forme dans l'édition de 1878  ;mais l'on trouvera ici bien davantage que les textes des Préfaces (et parfois Avertissements), des origines à ]a publication en cours  : à chaque étape, une introduction substantielle fournit tout ce qu'on peut savoir sur l'élaboration de l'édition en question, et sur sa présentation au public de l'époque  ; quant au texte lui-même, i] est abondamment annoté  ; et le commentaire, souvent, dépasse la préface et éclaire l'oeuvre qu'il précède.
Plutôt que de reproduire, comme le fait le volume, la liste alphabétique des onze auteurs, il semble indiqué de situer la participation de chacun (et chacune)  : la première édition, donc, a été traitée par Simone BEAIFIAMOU, Eugénia ROUCHER et Jean BUFFIN ; la seconde par Eugénia ROUCHF.R ; la troisième par Susan BADDELEY et Liselotte BIEDERMANN-PASQUES, la quatrième par Michel DESSAIIv"I', la cinquième par Liliane TASKER, la sixième par Henri de VAULCHIER ; la septième par Jean PRUVOST, la huitième par Monique CORMIER, la neuvième par Gabrielle QUEMADA. Bernard QUEMADA a signé en tant que maître d'ceuvre  ; en était-il de plus qualifié  ? On ]ui doit certainement, outre la substantielle introduction, l'unité de cette ouvre collective, et le solide et copieux appareil bibliographique et documentaire (tables des thèmes, index des mots cités, index des noms, Commission du dictionnaire, etc.) ;une mine  !
Si la lecture est savoureuse, la consultation est aisée et féconde ; un exemple suffira  :l'index thématique permet de réunir tout ce que les préfaces ont dit sur des termes essentiels comme usage, définitions, orthographe, etc. : et les notions de base de la lexicographie (norme, évolution, niveaux de langue, purisme, etc.), conçues, définies et dénommées par une linguistique récente, sont traquées dans leur expression tâtonnante des grammairiens de jadis ;quand une préface de jadis parle de "décisions", cela signifie pour nous que cette Académie ne se contentait pas d'enregistrer un "usage", mais qu'elle estimait proposer une "norme".
On apprendra beaucoup sur les éditions anciennes, dont certaines sont peu accessibles et rarement citées ;leur histoire s'enrichit de celle de leurs réimpressions et contrefaçons. Sur ce passé, la bibliothèque et les archives de l'Institut et celles de l'Académie ont fourni une documentation en grande partie inédite ou ignorée.
Mais c'est sur les avatars (au sens académique de ce terme) de la neuvième édition que l'on recueillera le plus d'information fraîche  ; ce fut une gestation agitée, à travers une époque agitée ; une élaboration d'une lenteur exceptionnelle, souvent traversée par des évènements extérieurs, comme la création des commissions ministérielles de terminologie, ou l'irruption de l'outil informatique. Vers la fin, les débats sur l'orthographe, en 1967-75, et surtout en 1988-91, et la publication par fascicules, en plein tumulte, ont créé quelques flottements dans la mise au point du texte qui va faire autorité pendant les décennies à venir. Sur ces épisodes récents, le secrétaire
211 perpétuel, Maurice DRUON, apporte un témoignage précieux, et des vues déjà apaisées. Quant à la politique adoptée pour les rectifications à l'orthographe, obstinément passées sous silence dans la presse, systématiquement ignorée par l'Éducation nationale, elle est enfin clairement résumée dans les notes (p. 506 sq.).
Cet ouvrage de référence mérite mieux que cette brève information ; j'espère qu'elle ne découragera pas, qu'au contraire elle stimulera des études plus développées.
Charles MULLER
Strasbourg

Des mots en liberté. Mélanges Maurice Tournier, textes réunis par P. FIALA et P. LAFON. ENS Editions, collection "Hommages", 1998, 558 p.
Maurice TOURNIER, depuis plus de 30 ans, anime les recherches sur les vocabulaires et les discours sociopolitiques. Ses collègues, élèves et amis lui ont composé un recueil de mélanges, soigneusement dés-ordonné par l'arbitraire alphabétique, non pas du nom des auteurs mais du mot-clé de leur contribution. S'il est agrémenté d'illustrations, le volume est, hélas, dépourvu d'index.... Essayons de pallier ce manque en démontant le kaléidoscope de ses 53 courts chapitres.
On lira d'abord ceux qui ont pour objet M. TOURNIER en personne  : une bibliographie de ses publications (P.-T. CONG IIUYEN NU), et une interview (par N. ARNOLD et F. DOUGNAC) au cours de laquelle il évoque son trajet scientifique et ses principaux centres d'intérét. Au départ, nous dit-il, Victor Hugo, le mouvement ouvrier, les archives populaires. Pour les explorer, un pari précoce (1965) sur l'instrument informatique, la construction des outils de la lexicométrie ; la création, sous l'égide de R.-L. WAGNER, du laboratoire de Saint-Cloud, puis de la revue Mots (1980). Dans ces lieux de recherche et d'animation, l'attention à l'usage conflictuel des mots en politique, à leurs sens toujours élaborés dans la "schismogenèse", la volonté de construire, au-delà de l'étymologie tout court, une "étymologie sociale". Réflexion sur la langue et, en contrepoint, pratique de l'écriture littéraire. Voilà pour M.T. vu par lui-même. Vu par d'autres (J. RICHARD-ZAPELLA en fait l'objet d'un sondage para-proustien), il est un initiateur, un "passeur" (M. BOUTROLLE), un romancier dont les oeuvres (Le péché d'omission, 1991  ;Tala, 1997) sont analysées comme évocation de la guerre d'Algérie (M. FRANCIS-SAAD) et/ou comme jeux de miroir entre auteur et personnages (L. CHÉTOUANI).
Les textes qui n'ont pas M. TOURNIER comme objet direct s'inscrivent dans les perspectives les plus variées. Certains contributeurs évoquent l'histoire et les concepts de la linguistique en général  : S. AUROUX distingue les trois plans (principes, catégories ou faits) sur lesquels peut se produire une découverte en linguistique ; M.-F. MORTUREUX s'interroge sur le rapport entre le recensemendcomptage d'énoncés observés en lexicologie et la dimension lexicale de la grammaire générative ; M : T. CABRÉ définit les deux fonctions de la terminologie (représentation et transfert de connaissances) et défend sa pleine appartenance à la linguistique. C. DANNEQUIN se demande si la parole ne reste pas cantonnée "aux marges" de la discipline  ; F. d'ALMEIDA analyse l'éloquence politique, de l'ancienne rhétorique des "tribuns" aux postures modernes des "débatteurs". E. PUCCINELLI souligne que sujet énonciateur et "monde extérieur" sont soumis, et même assujettis, à un schéma idéologique interdiscursif préexistant. R. KOREN dénonce
212 les illusions que véhicule la métaphore de la "transparence" (politique, ontologique ou énonciative).
Si une contribution porte sur le portugais (textes des 4 principaux partis sur la ]oi des finances locales en 1997, par D.E. BANCHEZ CARVALHO et al.) et une autre sur le malgache (analyse du face à face entre les deux "re-présidentiables" de Madagascar en 1996, par I. RABENORO), toutes les autres s'inscrivent dans le domaine français. Quelques textes évoquent l'univers du changement de langue  : traduction de noms
propres bibliques (G.-Th. GUILBAUD), traduction et censure des auteurs français en Russie et en URSS (D. BONNAiJD-LAMOTTE), emprunts du français à l'arabe (P. SIBLOT). B. KADIMA-TSCHIMANGA présente une variété géopolitique de la francophonie (vocabulaire politique au Zaïre). D'autres interrogent les rapports entre
différents registres de discours et donc l'activité de glose  : H. BÉHAR se demande comment rendre compte des "mots difficiles" concentrés dans la zone des hapax  ; D. CANDEL repère les marqueurs de langue "ordinairé' qui entourent le vocabulaire
scientifique ; G. PÉRIÈS traque les reformulations de MAO-TSE-TOUNG par le colonel LACHEROY dans les années 1960 ; G. VARRO étudie les rapports entre définitions et exemples dans le Petit Robert.
Le discours romanesque n'est pas oublié  : A. DELAMARE part de l'index hiérarchique pour construire la topologie de La princesse de Clèves, A. DELAVEAU et G. PETIOT pointent l'antonymie révolution/ réaction qui anime les personnages de La chartreuse de Parme. Mais, avec la représentation de la Commune dans Le Cri du peuple
de Vallès (I. PORFIDO), on aborde le journalisme. Et les médias les plus récents se taillent la part du lion, dans leur mise en scène des joutes électorales (lettre et clip du
candidat Mitterrand en 1988, M. COULOMB-GULLY, D. MAINGUENEAU), des débats

intellectuels (1"'affaire Sokal", E. NEVEU), ou les catastrophes nar.~relles (analyse de l'ethnotype "Japon" lors du séisme de Kobé en 1996, J.-P. HONORÉ).
La question de l'orthographe est présente avec une proposition de réforme des années 1860, la "phonographie" de RAOUX soutenue par l'Internationale (P. FIALA), et avec l'observation d'ateliers de "négociations graphiques" à l'école primaire (D. LORROT). Quelques contributions concernent la syntaxe, non pas celle de la phrase mais celle d'unités plus petites, les expressions plus ou moins "figées"  : créativité ludique à l'ceuvre dans les titres de presse (C. PINEIRA), programmes automatisés de
mesure des co-occurrences (S.IIEIDEN et P. LAFON), de construction d'arbres syntaxiques (B. HABERT et H. FOLCII).
Pour le tiers restant des chapitres, le point de départ est lexicologique ;leur survol sera donc "naturellement" alphabétique  :lexique et imaginaire du passage à l'an 2000
(P. MULLER), thème de la bienfaisance au XVIIIe siècle (M. SAJOUS), usage de
l'expression camp de concentration à propos de la Bosnie (S. BONNAFOUS), invention de domien (1997) pour dire le rapport entre l'Hexagone et les Iles (A : L. TESSONNEAU), différences entre éducation et instruction chez Jules Ferry (A. PROST), couleur matérielle et politique de l'églantine internationaliste des années 1900 (A. GEFFROY), évolution de l'entrée enthousiasme dans les dictionnaires de Trévoux (S. BRANCA), visions de l'Europe de Kant à nos jours (J.-M. PERNOT), usages de France chez De Gaulle et Mitterrand (D. LABBÉ), introduction du néologisme ingénierie en 1963 (M. CHANSOU), champ sémantique d'Israel chez Rousseau (M. LAUNAY), enjeu idéologique de la formule "libres et égaux en droits" en 1789 (R. MONNIER), grandeur et décadence du militant (R. MOURIAUX), passage du producteur de l'économie au politique (M.-F.
PIGUET), néologie autour de social dans les manuscrits de Sieyès (J. GUILHAUMOU),
profil du mot volonté dans les congrès syndicaux des années 1970-90 (A : M. HETZEL,

J. LEFÈVRE).
213
Les textes vont de la philologie la plus pointue aux perspectives les plus générales sur la linguistique. Mais on voit se dégager, dans l'après-coup, quelques lignes de force. Quand on parle d'un corpus, il est le plus souvent informatisé  : la machine digérante et recrachante ne semble plus guère susciter de perplexité que dans les dessins de F. MARMANDE (p. 64, 84, 312, 514). Quel chemin (technologique, au moins) parcouru  !L'archivage, mémoire inhumaine, dépasse tout ce que l'on pouvait souhaiter (ou craindre) il y a trente ans. Mais les instruments permettant de maîtriser ce déferlement de données, me semble-t-il, ont peu changé. La moitié des textes évoqués dans le recueil sont postérieurs à Mai 68  : candidats au pouvoir, autorités syndicales et commentateurs de l'actualité nous submergent de discours. Les études réunies ici sont autant d'efforts pow, comme le souhaite M. TOURNIER (p. 521) "acquérir de la distance". Mais la "bonne" distance existe-t-elle  ?
Annie GEFFROY ENS —Saint-Cloud

Fabienne CUSIN-HERCHE, Le management par les mots. Paris, L'Harmattan, 215 p.
L'ouvrage de Fabienne CUSIN-HERCHE a pour sous-titre Étude sociolinguistique de la néologie. Par le fait il intéresse au moins trois champs constitutifs des Sciences du langage  : la sociolinguistique, l'analyse du discours et la lexicologie. On pourrait même en ajouter un quatrième, issu de cette dernière  : la lexicographie. C'est dire que la réflexion menée par l'auteur n'est pas refermée sur une spécialité, mais associe des domaines que les organigrammes scientifiques ou pédagogiques ont trop souvent tendance à dissocier et à artificiellement autonomiser.
L'étude en elle-même consiste en une description des propriétés sémantiques en langue et en discours du binôme manage(u)r et management. L'analyse discursive s'appuie sur des textes entrepreneuriaux produits par Électricité de France (EDF) entre 1988 —date à laquelle l'entreprise a élaboré et adopté une nouvelle stratégie organisationnelle appelée management stratégique intégré — et 1991. Manage(u)r et management sont abordés conjointement aux termes qui leur sont associés au sein de ces prédications (directeur, dirigeant, direction, cadre, encadrement, acteur, hiérarchie) et circonscrivent un champ sémantique coextensif. Sont également convoqués deux lexiques spécialisés, le Dictionnaire de management et de contrôle de gestion, ainsi que le Vocabulaire du management. L'étude proprement lexicale s'appuie sur les définitions des dictionnaires de langue et encyclopédiques (Petit Robert, Petit Larousse, GLLF, TLF, Robert méthodique, Dictionnaire historique de la langue française pour ne citer que les principaux), mais aussi sur un corpus d'énoncés-tests forgés.
Le premier chapitre, intitulé Le vocabulaire du management, est une définition du cadre théorique dans lequel s'inscrit l'étude  :distinction entre relation de dénomination et relation de désignation ; définition de la néologie (notamment par opposition à la néonymie) ; distinction entre néologisme, néonyme et archéonyme. Puis exposé des critères qui ont présidé à la constitution du corpus de recherche, et de la perspective d'analyse. Ce chapitre, s'il fournit les clés d'accès à la lecture de l'ouvrage, ne constitue pas moins une introduction méthodologique rigoureuse, l'auteur ayant opté pour l'explicitation la plus exhaustive de ses données. On ne peut que saluer son souci constant de scientificité, seule garantie de la validité des conclusions.
214 Le second et le troisième chapitre sont consacrés à l'analyse discursive respectivement de manage(u)r et management, ainsi que du champ notionnel dans lequel ils s'inscrivent. Plutôt que d'opter pour une perspective référentielle, qui en soi aurait trouvé sa légitimité, F. CUSIN-BERCHE privilégie la confrontation des énoncés, afin de dégager le signifié discursif de ces termes. Chemin faisant elle ne manque pas de pointer les contradictions et incertitudes qui jalonnent la prédication entrepreneuriale éclatée d'EDF (ses lieux de production sont multiples ainsi que ses réseaux de diffusion). Lc binôme entretient des relations variables avec ses voisins, relevant tantôt de la synonymie, tantôt de la relation hiérarchique, quand ce n'est pas de la relation partic- tout.
L'approche ne tnet pas le discours en coupe réglée. Elle ne sélectionne pas ]es énoncés — et seulement eux —qui valideraient l'orientation de la recherche dans le sens d'une univocité des résultats. F. CUSIN-BERCHE rend compte du caractère hétéroclite d'un discours entrepreneurial qui doit affronter une mutation à laquelle de toute évidence il n'est pas préparé. C'est ce constat de foisonnement sémantique et d'instabilité qui rapproche l'ouvrage d'une sociolinguistique de l'interaction spécialisée (à l'inverse de l'analyse de discours, qui apeut-être trop souvent modelé ses corpus en fonction de grilles de lecture préconstruites). Les N manage(u)r et management, bien que saisis dans des discours spécialisés, disposent d'un signifié discursif extrêmement labile au contact de leurs voisins notionnels. Deux faits sont à l'origine de cette situation  : 1. l'introduction, avec manage(u)r, non pas d'une désignation de grade, référant à une catégorie hiérarchiquement localisée dans un organigramme, mais d'une référenciation tendanciellement qualifiante, qui correspond à une fonction transversale ; 2. la conceptualisation de cette fonction comme une position institutionnelle, c'est-à-dire comme une sorte de titre, de manière analogue à directeur. Un fonctionnement sémantique homologue s'observe pour management relativement à direction, administration.
Par delà la pertinence de l'analyse, il convient de souligner la finesse et la logique de la démonstration. À bien des égards ces deux chapitres pouvaient servir de modèles méthodologiques aux étudiants (mais aussi aux chercheurs, pour qui l'adoption d'une démarche strictement linguistique est une exigence). Bien qu'un tel objectif ne soit pas revendiqué par l'auteur, Le management par les mots, s'il est une étude de linguistique appliquée, constitue également un manuel, dont la lecture est hautement recommandable.
Le chapitre 4, À la recherche des valeurs en langue, se distingue des deux précédents dans son objet  :établir le signifié linguistique de manage(u)r et management. Le corpus est ici fourni par les articles de dictionnaire relatifs aux N qui constituent les deux micro-champs notionnels  : I. manage(u)r, dirigeant, management [+humain], ci :ef, administrateu ; gestionnaire, organisateur. 2. management [-humain], direction, organisation, gestion, administration. Ici encore la démarche ne se départit pas de sa finesse ni de sa rigueur. Les définitions lexicographiques sont analysées (au sens propre du terme) et comparées. Les divergences sémantiques entre ouvrages sont mises en relief, mais aussi entre les dictionnaires d'une part et les discours d'EDF de l'autre. La néologie sémantique dont relève management [+humain] peut être datée  : ce n'est qu'après 1991 que cette acception est relevée dans les principaux dictionnaires généraux. Par ailleurs, si les dictionnaires enregistrent manage(u)r dans son acception économique, ils ne lui accordent pas, contrairement au discours d'EDF, la valeur d'une étiquette statutaire, dénomination de titre ou de grade.
Une étude d'énoncés dans lesquels ces différents mots sont susceptibles d'apparaître en langue permet de compléter le panorama en dégageant les valeurs (processuelle/statique ; temporelle/non-temporelle ; qualifiant/classifiant ; collectif/ singulatif ;vertical/transversal) dont ils sont investis en langue et qui se répartissent en
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eux sur un mode différentiel. L'intérêt de l'étude "en langue" réside certes dans la comparaison des définitions lexicographiques (en tant qu'actualisateurs de stéréotypes culturels), laquelle menée selon la méthode proposée par Robert MARTIN (Pour une logique du sens, 1983) permet de dégager des matrices sémantiques précises, mais encore dans l'habile couplage qui est effectué avec une analyse morphologique (comparaison des valeurs aspectuelles inhérentes aux noms en -ment, -eur, -ant) et avec le réseau d'énoncés précité. L'approche linguistique marque son indispensable ancrage discursif et ne se résout pas dans une étude lexicographique.

Le dernier chapitre, De la néonymie à la néologie, récapitule de manière transversale les observations qui ont pu être faites sur la dimension néologique de manage(u)r et management et de leurs relations avec leurs archéonymes présumés ou avérés. Ainsi peut être mesuré leur degré de néologie mais également spécifié en quoi leur introduction dans le discours entrepreneurial et le lexique a pu modifier la valeur sémantique des termes qui leur sont associés.
L'étude de Fabienne CUSIN-BERCHE est, dans une de ses facettes, un traité riche et dense. Sa polyvalence en fait aussi un ouvrage rare. Il est nourri de références indiscutables qui témoignent de la culture assurée, étendue, mais aussi pluridisciplinaire de l'auteur.

Gérard PETIT
SYLED+ —Université Paris 10

"Systèmes linguistiques, énonciation et discursivité", EA 2290, Paris 3.