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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    1999 – 1, n° 74
    . varia
  • Auteurs : Kerleroux (Françoise), Mejri (Salah), Pruvost (Jean), Bouquiaux (Luc)
  • Pages : 231 à 246
  • Réimpression de l’édition de : 1999
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812443268
  • ISBN : 978-2-8124-4326-8
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4326-8.p.0233
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2012
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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COMPTES RENDUS



Dany AMIOT, L'antériorité temporelle dans la préfixation en français. Lille, P.U. du Septentrion, 1997.

Dany AMIOT a publié aux Presses universitaires du Septentrion un livre extrêmement instructif. Sous le titre L'antériorité temporelle dans [a préfixation en français, elle présente une analyse systématique et révélatrice des mots construits en français avec les préfixes pré-, avant-, anté- et pro-. En effet, au royaume de la linguistique, la morphologie n'a occupé longtemps qu'une position marginale, ou moindre encore, face à la syntaxe, la phonologie, la sémantique. Et dans le cas o~7 la morphologie est identifiée comme une composante à part entière de la grammaire des langues naturelles, les phénomènes de préfixation font figure de "parent pauvre" face à d'autres, considérés comme plus prototypiques (la suffixation), plus problématiques (la composition), plus exotiques (l'apophonie), ou plus rares (l'infixation). Deux raisons en particulier ont été invoquées pour mettre en doute la spécificité même de ]a préfixation
a) l'apparente identité de formes préfixées avec des formes de prépositions (l'avant-guerre et avant la guerre, un sous-main et sous la main) a conduit à voir là des faits de composition, eux-mêmes éventuellement analysés comme des faits de syntaxe ;
b) l'apparente simplicité du rapport sémantique entre unité lexicale de base et unité lexicale préfixée, déduite du fait (inexact) que les préfixes seraient sans pouvoir catégorisateur  :les phénomènes de préfixation se limiteraient à construire un adjectif à partir d'un adjectif (impur, pur), un nom à partir d'un nom (anti-héros, héros) ou un verbe à partir d'un verbe (refaire, défaire, faire).
La préfixation, une fois rescapée des tentatives traditionnelles d'annihilation, devient moins évidente et plus intéressante, plus difficile aussi à décrire et à expliquer. De fait, toutes les formes préfixales ne sont pas historiquement issues de prépositions ou d'adverbes, et, en ce qui concerne les préfixes qui construisent un sens d'antériorité (ici limitée aux cas d'antériorité temporelle, l'antériorité spatiale n'étant pas traitée), pré-, ansé-, et pro- sont sans contre-partie parmi les mots grammaticaux autonomes. Donc l'enjeu est fondé d'analyser des constructions préfixées dans leur spécificité, en l'occurrence le micro-système des formes comportant les quatre préfixes sus-cités. En effet, l'hypothèse ici est que « les différents préfixes qui servent à construire ce sens

Cah. Lexicol. 74, 1999-1, p. 231-238
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d'antériorité temporelle possèdent à un certain niveau une identité de fonctionnement [...] même si par ailleurs les sens ainsi construits peuvent différer selon le procédé morphologique utilisé (les quatres différents préfixes] et selon la catégorie lexicale construite (adjectifs, noms ou verbes)  » (p. 15).
La méthode adoptée est donc celle d'une mise ert contraste systématique
— de l'ensemble des bases sélectionnées par un même préfixe (pré- se construit avec des unités des trois catégories lexicales majeures, anré- avec des A et des V, peu nombreux, avant- seulement avec des N, pro- avec dcs A et des N).
— de l'ensemble des constructions (prépositionnelle et affixale) pour une forme apparemment unique (cas de avant-).
des différents préfixes qui se construisent avec des bases de même catégorie  : ce qui aboutit à quelques rares doublets  : cf. avar :t-projet et pré-projet, mais le plus souvent oblige à devoir différencier les types sémantiques des bases de même catégorie  : cf. avant-veille et *pré-veille).
des interprétations possibles pour une seule construction  :par exemple le préfixe pré- construit des V sur une base V, mais ces verbes préfixés se différencient entre eux selon un élément aspectuel  : précuire et préemballer peuvent l'un et l'autre être glosés comme "cuire/emballer à l'avance", mais dans un cas il s'agit d'un procès achevé (le produit préemballé est complètement emballé) et dans l'autre d'un procès inachevé (le riz précuit n'est que partiellement cuit). Des contrastes analogues apparaissent avec des N préfixés  :prétuberculose et préhistoire n'entretiennent pas la même relation sémantique avec leurs bases respectives tuberculose et histoire  :prétuberculose s'interprète comme désignant une étape antérieure et annonciatrice de la tuberculose elle-même, avec laquelle elle forme donc une sorte de continuum, alors que préhistoire n'illustre que la valeur "discontinué' qui permet de définir une période comme antérieure au référent du N de base, à savoir l'histoire, définie par l'apparition de l'écriture.
Toute la seconde partie du livre est donc consacrée à l'exploration des données empiriques (voir l'index des lexèmes traités, p. 327-334), au terme de laquelle les opérations catégorielles, formelles et sémantiques qui contraignent l'association de telle base à tel préfixe pour construire telle unité lexicale sont mises au jour. On renvoie le lecteur à ces résultats (cf. par exemple les tableaux, p. 243, 257), aux démonstrations qui les supportent, et au riche appareil notionnel qui vise à rendre compte des contraintes sémantiques ici en jeu (cf. les notions de "scénario conceptuel", "scénario pragmatique", l'opposition de valeur intrinsèque et de valeur extrinsèque, la décomposition de l'opération de construction du sens en trois étapes (mouvement rétraspectif, mouvement prospectif et réordonnancement des repères).
L'ouvrage de D. AtvttoT jette en outre une vive lumière sur trois points, importants conceptuellement, parce que représentatifs de cette morphologie véritablement nouvelle en ce qu'elle a réussi à couper les ponts avec des habitudes a-théoriques (ou pré-théoriques ou anré-théoriques  ?) d'antan, que celles-ci soient apparues dans les contextes structuraliste ou générativiste.
Il s'agit premièrement de la méthode de délimitation du corpus, et, en l'occurrence, du problème des "mots empruntés"  ; secondement, des critères de comparaison permettant d'identifier une expression linguistique comme une construction syntaxique ou une construction morphologique, avec l'étude du cas de avant (-)  ;troisièmement, de la réfutation de l'affirmation, toujours répétée depuis cent ans et plus, selon laquelle la
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préfixation serait dépourvue de caractère catégorisateur, réfutation effectuée ici par l'analyse des adjectifs dénominaux, tel que précolombien.
1. La délimitation du corpus par le morphologue
Le pire ennemi du morphologue est l'usage d'un certain régime d'évidence. Ainsi tous les termes présentant une forme en pré- à l'initiale, et/ou comportant une valeur sémantique d'antériorité temporelle, ne sauraient être, sur ces seules observations fragiles, comptés au nombre des membres du corpus, des formes à expliquer. «  Il s'agit de définir des critères de discrimination qui permettent de déterminer, parmi l'ensemble des mots attestés qui pourraient a priori prendre place dans ce corpus, quels sont ceux qui peuvent y figurer et quels sont ceux qui doivent être éliminés  » (p. 73, et voir tout le chapitre « Principes d'élaboration du corpus  », p. 72-97).
Les critères d'élimination découlent des principes de la morphologie associative qui pose en hypothèse que sont construits simultanément et interdépendamment la forme et le sens des mots construits, selon le modèle de D. CoRStrt ici mis en æuvre. "A priori", comme l'écrit l'auteur, c'est-à-dire "à première vue", un V comme prédominer parait appartenir à la classe des V préfixés en pré-. C'est un terme analysable  :une base dominer) est attestée ;qu'est-ce qui empêcherait alors d'y identifier la présence du préfixe pré- du français  ? L'obstacle, c'est le sens de la forme complexe, justement, puisque prédominer ne comporte aucune valeur d'antériorité temporelle, et ne signifie ni "dominer avant de faire autre chose", ni "dominer un peu avant de dominer compli'tement", selon les deux gloses (présentées ci-dessus) rendant compte de l'instruction sémantique de pré- appliqué àdes bases V en français. Mais prédominer signifie "avoir l'avantage, l'emporter sur". Or 1) le préfixe latin prae- comportait, lui, outre l'instruction d'antériorité temporelle, cette instruction sémantique de supériorité ou d'intensivité, et 2) tous les mots en pré- qui s'interprètent avec ce sens de supériorité ont été directement empruntés au latin, et sont entrés de cette façon dans la langue, très tôt, entre le XIVe et le XVIe siècle. Contrairement aux apparences, prédominer n'est pas construit par la morphologie du français par préfixation de pré- à une base dominer, il a été emprunté et francisé d'un bloc à partir du praedominari latin, qui est, lui, un construit morphologique.
Deux cas complémentaires sont constitués par précéder, d'une part, par préexister, de l'autre. Dans précéder, on a des raisons d'identifier le préfixe pré- puisque précéder comporte bien un sens d'antériorité temporelle  ;par ailleurs, il existe bien un verbe céder. Mais précéder, s'il avait cette structure, devrait présenter le sens compositionnel de "céder ggch. à l'avance", ce qui n'est pas le cas. Les définitions (dans le Grand Robert) proposent "se produire avant, dans le temps", "arriver à un endroit avant (qqn)". On est alors à même de déterminer que, dans précéder, la base céder côrrespond non pas au verbe céder du français, mais au verbe cedo, cedere, du latin (signifiant "avancer"), et précéder se révèle lui aussi, par ces propriétés sémantiques, être un emprunt direct du latin praecedere qui signifie "avancer devant".
Le dernier cas de cette démonstration très convaincante est celui de préexister (avec aussi préopiner, prédécéder, préempter). Ici le scalpel du morphologue se fait encore plus fin. En effet, l'instruction sémantique du préfixe, l'identification de la base, le sens compositionnel de la forme construite, tous les ingrédients de la construction morphologique semblent présents. Pourtant préexister ne signifie ni "exister un peu avant d'exister complètement", ni "exister avant de faire autre chose". Le grain de sable
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tient ici au choix de l'élément par rapport à quoi est repérée l'antériorité temporelle  : en français, pour ce cas de structure, le repère est constitué par le rapport entre le V et son argument thème ; en latin, où le préfixe prae- pouvait se construire aussi avec des V intransitifs, l'antériorité est repérée par rapport à la relation agent procès. Préexister, c'est "exister avant gtiune autre personne n'existe", tandis que précuire ce n'est pas "cuire avant qu'une autre personne ne cuise", mais "cuire un peu (la substance concernée) avant de la cuire complètement".
Ainsi il est question de savoir distinguer les mots complexes en tant qu'ils sont le produit d'une règle morphologique du français d'avec les mots apparemment complexes, dont la complexité ressortit à un autre phénomène, en particulier à l'emprunt à une autre langue, dotée d'une autre morphologie, même, et en un sens, surtout si la langue à qui est fait l'emprunt est par ailleurs la "langue mère" —voilà bien un concept douteux —celle dont toutes les formes ont été systématiquement remodelées par l'érosion des lois phonétiques. On trouve chez tous les historiens de la langue (cf. en particulier J. CHAURAND, 1977, et la préface d'A. REY au Dictionnaire historique de la langue francaise) la caractérisation de ce processus d'emprunt aussi ancien apparemment que "les débuts de la langue françaisé', aussi ancien que la constitution du fonds lexical roman par fragmentation de la Romanis et par le jeu des lois phonétiques.
Il a semblé nécessaire de présenter cette démonstration dans un certain détail tant elle est importante. En effet, si on n'opère pas ces tris raisonnés, on se retrouve, comme maints morphologues de la période récente, en train de déplorer le caractère idiOSynCratlque dU leXlglle (Cf..IACKENDOFF, 1975, SELKIRK, 1982, BORER, 1998) — ce qui est une manière de mettre en doute le bien-fondé de la discipline que l'on pratique — ou de se résoudre à ce que certains formants soient dépourvus de valeur sémantique (cf. ARONOFF, 1976, et ses "morphèmes dépourvus de sens") ou de construire une morphologie dissociative, qui s'occupe séparément des formes et des sens (cf. BEARD, 1984). Combien de grandes conséquences théoriques, combien d'anathZmes n'ont-ils pas été tirés d'un manque à distinguer, dans les données, entre ces sortes de "faux-amis"  :les éléments appartenant au système synchronique de la morphologie du français et les éléments empruntés un par un et francisés, qui témoignent pour le système morphologique constructionnel de la langue de laquelle ils ont été pris.
2. Des structures syntaxiques à l'origine d'unités lexicales  ?
Un autre leitmotiv qui a encombré les études morphologiques a consisté à mettre en doute la réalité même de phénomènes de construction morphologique chaque fois que des unités lexicales manifestement non-simples présentaient une certaine sorte de ressemblance avec des séquences construites syntaxiquement. Sans replacer ici le cas de avant-projet ou avant-trou dans tout l'échafaudage organisé des cas des N préfixés en avant- sur une base elle-même exclusivement nominale, (cf. p. 153-179, « Avant et le repérage temporel  »), on voudrait retracer ici la comparaison expérimentale faite par l'auteur entre l'emploi prépositionnel et l'emploi affixal de avant.
Il y a deux raisonnements possibles  :parce que le préfixe historiquement vient de la préposition, on peut les assimiler. Ou bien  :parce que le préfixe construit des unités lexicales et que la préposition construit des syntagmes, on peut se servir de leur présence contrastée pour parvenir i3 distinguer l'opérativité lexicale de l'opérativité syntaxique.
237 Empruntant la seconde voie, D. AMIOT mène ici jusqu'au bout une efficace démonstration par l'absurde.
Admettons, à titre expérimental, que les groupes prépositionnels "correspondants" soient la source des N préfixés en avant-. Les arguments favorables à cette hypothèse sont donc l'identité formelle de la préposition et de l'élément préfixé, et la proximité de sens des deux expressions, qui peuvent soit désigner un intervalle temporel (p. 159) (l'avant-dîner, avant le dîner), soit servir à distinguer deux entités de méme nature en fonction d'une relation d'ordre (p. 160) (un avant-projet, une avant- première). Mais, dans ce dernier cas, pour avoir une expression syntaxique correspondante, il faut disposer non pas d'un groupe prépositionnel (avant le projet, avant la première, qui ne désignerait de nouveau que l'intervalle temporel), mais d'une séquence plus complexe du type "un projet avant le projet", "la première avant la première", c'est-à-dire non pas un GP, mais un GN complexe du type <un N1 avant le N2>, pour N constant.
Lorsqû il s'agit de rendre compte de l'origine syntaxique de la forme lexicale dérivée ( !'(avant-dîner]N), la seule difficulté formelle, d'ailleurs insurmontable, tient à ce qu'il faille rendre compte de la disparition de l'article, si la source supposée est le GP [avant le dîner]. Mais dans le cas où la source serait ce GN complexe, seul sémantiquement équivalent à l'unité lexicale préfixée, quelles opérations va-t-on devoir poser pour aboutir au Navant-projet  ?Les opérations formelles imaginables sont celles qui ont été données comme caractéristiques des processus syntaxiques, c'est-à-dire effacement, substitution, permutation. Il y a alors une drôlerie irrésistible à devoir se demander si dans la séquence syntaxique source <un N1 avant le N2>, c'est le NI (et le syntagme dont il est la tête) qui est effacé, ce qui permettrait de récupérer un matériel presque superposable au mot construit, de nouveau à l'azticle près. Mais cette option est sémantiquement absurde, puisque l'unité lexicale avant-projet correspond justement au NI de la glose ou de la source syntaxique. Et si donc on se résout à effacer le N2, ou plutôt le SN dont N2 est le nom recteur, on aboutit à un lambeau "un projet avant", et sur ces restes affreux, il faudrait encore procéder à une opération de mouvement, quelque chose comme une "montée" de la préposition.
Les absurdités auxquelles on aboutit quand on fait plus qu'invoquer la ressemblance entre (un projet) avant le projet et un avant-projet démontrent, et de façon cruelle, le caractère superficiel de ce rapprochement initial, en tant justement qu'il est fondé sur la ressemblance. Alors que toute la démarche de la linguistique a consisté a établir des identités en dépit de l'absence de ressemblance (par ex. l'allomorphie constitue un de ces cas, l'archiphonème des structuralistes aussi) et des altérités en dépit de la présence de ressemblance (par ex., une relative et une complétive dans j ai la preuve que vous cherchiez, etc.).
3. Le pouvoir catégorisateur des préfixes
D. AMIOT rappelle (p. 108-118) que « les grammairiens considèrent généralement qu'un mot préfixé appartient toujours à la même catégorie lexicale que la base dont il est issu  » (p. 108). Si DARMESTETER, DUBOIS, POTTIER, WILLIAMS, entre autres, ont raison, alors il faut que précolombien soit construit sur colombien, préromantique sur romantique, et prétuberculeux sur tuberculeux. Or les adjectifs dérivés d'adjectifs présentent en français la construction d'un sens de valuation, quel que soit le procédé
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utilisé (cf. pâlot, grisâtre, propret, surfin ou semi-aride). Donc les adjectifs de structure [pré-A]A, devraient, le préfixe pré- construisant un sens d'antériorité, pouvoir référer à "quelque chose qui n'a pas encore atteint la plénitude de la notion désignée par la base" et une statuette précolombienne devrait pouvoir être "une statutette presque ou pas complètement colombienne", et un état prétuberculeux "un état presque ou pas complètement tuberculeux". Or une statuette précolombienne appartient à la période antérieure à l'arrivée de Colomb en Amérique et un état prétuberculeux est celui qui précède et annonce une tuberculose. Ainsi les adjectifs semblent disqualifiés pour servir de base dans cette opération, d'autant que la construction d'un sens d'antériorité temporelle nécessite la mise en jeu d'un élément (a priori le terme de base) qui puisse servir de repère sur l'axe temporel, ce que ne peut faire un adjectif, en raison des propriétés intrinsèques de la catégorie (p. 110). Donc on en vient à l'hypothèse d'une préfixation sur base nominale, ce qui permet en tout cas de construire pour ces adjectifs des paraphrases très naturelles  : "antérieur à (l'arrivée de) Colomb", "antérieur à la tuberculose", "antérieur au romantisme". Mais deux types de N peuvent a priori être candidats pour servir de base
des N déjà préfixés par pré- ou des N non préfixés par pré-. Dans le premier cas, on postule donc une structure [[pré-X]~ suff]A I , laquelle suppose d'une part qu'un tel N est identifiable, c'est vrai pour prétuberculose, faux pour *précolomb, d'autre part que l'adjectif ainsi construit par suffixation sur un N (par adjonction d'un suffixe -ien, -eux, etc.) soit porteur du sens relationnel correspondant à ce procédé de suffixation dénominale. Si précodombien ne signifie pas "qui est en relation avec le *précolomb", en revanche prétuberculeux pourrait à la rigueur signifier "qui est en rapport avec la prétuberculose", et un adjectif tel que préhistorique parait correctement paraphrasé comme "qui est en relation avec la préhistoire", du moins dans certains contextes d'emploi tels que sites, grottes, outils préhistoriques. Or dans ce cas justement, les adjectifs relationnels construits sur des N préfixés en pré- n'appartiennent pas au corpus des formes à expliquer puisqu'ils ne sont pas eux-mêmes préfixés en pré-  :seule leur base l'est.
Mais dans les contextes de âge préhistorique, ou de temps préhistorique, l'adjectif ne saurait être ainsi paraphrasé, et son sens est "antérieur à l'histoire", ce qui aiguille vers la structure correspondante, àsavoir [pré [histoire]N ique]A, représentation dans laquelle le segment -ique se révèle être dépourvu de toute instruction sérantique. Cette structure (un adjectif construit par préfixation en pré- d'un N), qui est en correspondance avec le sens, D. AtvttoT en rend compte grâce à la mise en jeu de la notion de forme suffixoïde
-ique a la forme du suffixe, mais n'est pas ici le suffixe, puisqu'il est dépourvu d'effet sémantique. Cette marque est analysée comme un "intégrateur paradigmatique", selon les termes et le concept de D. Coastrt (1991 :14), qui serait obtenue par copie à partir des adjectifs suffixés sur ces mêmes bases (cf. p. 115-116). La nécessité de distinguer entre deux interprétations de préhistorique conduit à la nécessité de distinguer deux structures morphologiques. Dans l'une, pré- est un préfixe qui construit un A sur une base nominale — c'est-à-dire précisément un affixe qui construit une unité lexicale dotée d'une autre catégorie que celle de sa base (tout comme en- dans enrich(ir), ou a- dans aplat(ir), construisent un V sur une base A (riche, plat)).
1 Cette notation consiste à insérer les éléments constitutifs entre crochets, et à donner leur appartenance catégorielle par une majuscule (A pour adjectifs, N pour Nom, etc.) disposée en indice.
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Les trois argumentations que j'ai résumées permettent d'avoir un aperçu de cette morphologie associative, qui, pas plus que les autres composantes de la grammaire, ne fonctionne au régime de l'évidence (et donc pour qui la ressemblance ne constitue pas un critère), qui réclame autant de preuves sémantiques que d'indices formels, et enfin, qui, par définition, se constitue par interdélimitation avec les autres composantes de la grammaire constructrices d'expressions, et donc en particulier avec la syntaxe. Par opposition à des travaux générativistes récents (SELKIRK, 1982 ;HALE &KEYSER, 1993), l'hypothèse ici explorée est que la grammaire des mots construits constitue un mode d'organisation linguistique spécifique. Le travail de Dany AMIOT est donc d'autant plus instructif que, au cours même d'observations et d'analyses concrètes de données qui aboutissent à mettre au jour des propriétés qui ne l'avaient encore jamais été, il teste la question de l'architecture générale de la théorie grammaticale, et fait apparaître la nécessité de composantes hétérogènes. Comme le reconnaît R. LIEBER (in BORER, 1988 :157), «  no one has yet succeeded in deriving the properties of words and the properties of sentences from the saure basic principles of grammar  », mais Dany AMIOT s'inscrit clairement en faux contre ce que ce chercheur considérait comme « the desiderability of this result  ».
Françoise KERLEROUX
Université Paris X


BIBLIOGRAPHIE

ARONOFF, M. (1976)  :Word Formation in generative Grammar. Cambridge MA, The MIT Press.
BEARD, R. (1984)  : «  Generative Lexicon  », Quaderni di Semanrica V/I, p. 50-57. Bologne, Il Mulino.
BORER, H. (1998)  : «  Morphology and Syntax  », in A. SPENCER & A. ZWICKY (eds), The Handbook of Morph000gy, p. 152-190. Blackwell.
CHAURAND, J. (1977)  : Introduction à l'histoire du vocabulaire français. Paris, Bordas. CORBIN, D. (1987)  :Morphologie dérivationnelle et structuration du lexique. 2 vol., Tübingen, Niemeyer et Presses universitaires du Septentrion.
— (1991)  : « Introduction La formation des mots  :structures et interprétations  », Lexique, 10, p. 7-30.
DARMESTETER, A. (1877)  : De la création actuelle des mots nouveaux et des lois qui la régissent. Paris, Vieweg.
DI Sc1ULLO, A.-M. & E. WILLIAMS (1987)  : On the Definition of Word. Cambridge, MA, The MIT Press.
DUBOiS, J. (1968)  : «  La dérivation en linguistique descriptive et en linguistique transformationnelle  », Travaux de Linguistique et de Littérature, VU1, p. 27-53. Strasbourg.
HALE, K., & S.J. KEYSER (1993)  : «  On argument structure and the lexical expression of syntactic relations  », in K. HALE & S.J. KEYSER (eds), The view from building 20  : essays in linguistics in honor of Sylvain Bromberger. Cambridge MA, The MIT Press.
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IACKENDOFF, R. (1975)  : « Régularités morphologiques et sémantiques dans le lexique  », in M. RONAT ed. Langue, théorie générative étendue, p. 65-108. Paris, Hermann.
POTTIER, B. (1962)  :Systématique des éléments de relation. Étude de morphosyntaxe structurale romane. Paris, Klincksieck.
REY, A. (1992)  : Dictionnaire historique de la langue française. Paris, Le Robert. SELKIRK, E. (1982)  :The syntax of words. Cambridge MA, The MIT Press.




Claude BOISSON et Philippe TH O I 1R O N (dir.), Autour de la dénomination. Travaux du C. R.T.T., Presses universitaires de Lyon, 1997, 334 p.


C'est un ouvrage qui ne laisse pas indifférent. Il se distingue par le grand nombre de langues concernées, par la diversité des domaines touchés, par la richesse des problématiques posées et par l'originalité des analyses avancées. Si les langues évoquées dans cet ouvrage sont relativement nombreuses, c'est parce que la dénomination est une des fonctions primaires et essentielles des langues naturelles. Cette universalité de l'acte de dénommer a permis aux auteurs des 14 articles que renferme Autour de la dénomination d'interroger des langues aussi diverses que le français, l'arabe, l'hébreu, l'amharique, l'araméen, le syriaque, l'allemand, l'anglais, l'ibo, le lingala, le munukutuba, le copte, le chinois, le japonais, etc. Cette diversité des langues est enrichie par celle des domaines interpellés  :sociologie, bio-informatique, titres officiels et optique côtoient les centres commerciaux, les entreprises de toutes sortes (cf. les pages jaunes), la vie de tous les jours.
L'apport fondamental de l'ouvrage demeure la problématique générale si bien concentrée dans le titre  :autour de la dénomination. Le concept de dénomination est discuté, reformulé, décrit, reconstruit, analysé, précisé, reconsidéré, abondamment illustré, si bien que le lecteur ne peut pas quitter cet ouvrage sans se construire, grâce aux divers outils fournis, une conception à la fois claire et complexe de l'acte de dénommer.
En effet, toutes les facettes de la dénomination sont vues avec un luxe de détails les moyens linguistiques mis en oeuvre par les langues pour dénommer, le rapport entre les besoins en dénominations nouvelles et les limites des systèmes, la structuration des concepts, les mécanismes sémantiques impliqués, les spécificités terminologiques dans les divers domaines sémantiques dans le cadre de la même langue ou lors du passage d'une langue à une autre, le rôle de l'idiomaticité, celui des tropes, les interférences entre les différentes disciplines, la dimension pragmatique et même « les ratés de la dénomination individuelle  ».
Cah. Lexicol. 74, 1999-1, p. 238-240
241 À l'occasion de la description de ces différents aspects, plusieurs questions linguistiques se trouvent reconsidérées sous l'angle de la dénomination  : si dénommer, c'est attribuer un nom à une entité conceptuelle en ayant recours aux possibilités linguistiques offertes par chaque système, en quoi cette opération est-elle problématique  ?
Les études présentées dans cet ouvrage apportent des éléments de réponse qui, une fois insérés dans une vision globale, permettent de construire une approche théorique complexe de la dénomination dont les éléments suivants représentent les dimensions les plus saillantes
— la dénomination n'est pas un fait marginal. Elle se trouve au coeur même du fonctionnement du système linguistique en ce sens qu'elle exploite toutes les possibilités de la langue et exerce en même temps sur le système linguistique une forte pression déterminant en grande partie son évolution (cf. P. 1CIRTCHUK) ;
— la dénomination est loin d'être une simple attribution d'un terme-étiquette à un référent  :elle implique tout le système linguistique et repose sur une structuration conceptuelle complexe. Toutes les langues ne disposent pas des mêmes moyens linguistiques et n'offrent pas les mêmes possibilités (cf. par exemple A. ROMAN, P. K[RTCHUK). Quant au rapport concept /dénomination, il est à l'origine d'une réflexion très originale sur les catégories conceptuelles dans les dénominations donnant lieu à la distinction  : termes à génériques, termes à faux génériques et termes sans génériques (H. $ÉIOINT et Ph. THOIRON).
— le recours à la métaphore est, contrairement à ce que l'on peut penser, l'un des moyens favorisés de la dénomination scientifique puisque " la métaphorisation permet à la langue de disposer d'un outil langagier très économique [...enrichissant] considérablement le programme des lexies disponibles dans les dictionnaires existants " (.T.-L. VIDALENC, p. 151).
— la dénomination idiomatique est un autre aspect de l'activité terminologique où l'étude des mécanismes sémantiques tels que l'aréférenciation, la figuration et la conceptualisation montre l'importance du rôle joué par de telles dénominations dans la construction du concept. Parmi les conclusions auxquelles aboutit le travail de C. HEGEDÜS-LAMBERT, c'est la structuration de certains domaines par d'autres (celui de la colère, par exemple, par celui de la chaleur, de l'explosion, de la folie, de la rapidité).
— M. $OUVERET et F. GAUDIN attire l'attention sur l'importance du discours dans l'analyse terminologique. «  En effet une polarisation sur les seuls vocables ne peut que reconduire les travers que rencontrent, depuis toujours, les réflexions sur les noms- signes. On ne peut comprendre le fonctionnement des signes qu'à la condition de les replacer au sein des énoncés...  » (p. 263).
Nous n'avons là que quelques éléments d'une réflexion à la fois plurielle et originale  :plurielle parce que chaque auteur privilégie un aspect de la question traitée ; originale parce que chaque contribution cherche à quitter les sentiers battus et à explorer des domaines « quelque peu négligés)  » comme celui de « l'efficacité de la dénomination  », ou celui des stratégies argumentatives de la dénomination. À ce propos, M.L. HONESTE précise que « les dénominations présentent un aspect pragmatique indéniable, parfois même primordial : elles sous-tendent et dévoilent des stratégies sémantiques, visant à donner une image valorisée de l'activité ainsi dénommée  »
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(p. 282), et illustre cette idée au moyen de dénominations portant sur des espaces et des centres.
Bref, il s'agit d'un ouvrage de référence non seulement pour les terminologues mais aussi pour les lexicologues (phraséologismes, mots complexes, idiomaticité, etc.), sémanticiens (métaphore), sociolinguistes, psycholinguistes, comparatistes, etc.
Nous devons là à Claude BOISSON et Philippe THOtttort un livre qui comble un vide dans les études portant sur la dénomination en précisant avec un luxe de détails les multiples aspects qu'implique cette activité fondamentale des langues naturelles.
Ajoutons que cet ouvrage est d'une lecture très agréable, qu'on suive l'ordre dans lequel se présentent les 14 travaux, ou en opérant des choix en fonction des préférences personnelles. L'abondance des exemples en fait aussi un ouvrage à dimension didactique les étudiants y trouveraient à la fois l'information théorique et des illustrations pertinentes.
Peut-être faudrait-il préciser, avant de terminer cette brève présentation, que Autour de la dénomination, tout comme les ouvrages de recherche, ouvre des perspectives prometteuses en sortant la question de la dénomination des spéculations philosophiques ou des pratiques terminologiques et en lui donnant toute sa dimension linguistique avec toutes ses composantes  :emplois discursifs, interaction communicative, domaines de spécia]ités et même les déficits de réalisation.
En résumé, c'est un ouvrage très bien construit qui réussit, comme son titre l'indique, à faire le tour d'une question aussi complexe que la dénomination tout en offrant au lecteur des champs d'investigation sûrs.

Salah MEJRI
Université de Tunis




Michel MARTINS-BALTAR, Geneviève CALBRIS, Le corps dans la langue. Esquisse d'un dictionnaire onomasiologique. Notions et expressions dans le champ de "dent" et de "manger". Tübingen, Niemeyer, Lexicographica, Série Maior 80, 1997, 204 p.


Les recherches portant sur l'onomasiologie sont très peu nombreuses, notamment lorsqu'il s'agit d'applications sur la langue française où, de fait, la lexicographie et la dictionnairique onomasiologiques restent pour le moins extrêmement peu représentées. Aussi, toutes les tentatives effectuées dans ce domaine sont-elles d'emblée bienvenues, d'autant plus que l'INaLF (Institut national de la langue française) a ouvert une série de travaux fort utiles portant sur l'approche onomasiologique du TLF.
Cah. Lexicol. 74, 1999-1, p. 240-244
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Issu d'une recherche effectuée au CRÉDIF, cet essai représente l'aboutissement et le développement considérablement élargi et particulièrement heureux d'une étude qui avait été publiée dans le n° 58 des Cahiers de lexicologie (1991 « Une tentative onomasiologique  :les expressions du champ notionnel de l'acte manger dans le Dictionnaire du Corps dans la Langue (DCL)  ». Par bien des points, c'est une nouvelle réflexion onomasiologique qui est proposée, à la fois stimulante pour la lexicographie, qui, dans ce domaine, a vraiment besoin de s'enrichir en explorations diverses, et abondante en formules neuves pour la dictionnairique.
Une approche onomasiologique spécifique
En partant d'un corpus d'environ 1 300 expressions sélectionnées en fonction de leur rapport sémantique avec le corps, Geneviève CALBRIS et Michel MARTINS-BALTAR offrent un échantillon d'un dictionnaire onomasiclogique portant sur "le corps dans la langue", limité ici à un double champ, celui défini par les concepts isolés et associés de "dent" et de "manger". Que le corps humain dans tous ses états soit un objet privilégié de désignations dans la langue, telle est l'hypothèse qui sous-tend et l'étude théorique et la mise en forme de ce premier sous-ensemble du dictionnaire projeté, un dictionnaire que l'on imagine en préparation, même si ce n'est pas nettement dit. L'hypothèse choisie n'est pas risquée  : il suffit en effet de consulter un dictionnaire de locutions pour constater à quel point le corps constitue le point d'ancrage premier des tropes et combien il irrigue les différentes sphères lexicales, du vocabulaire de base aux vocabulaires de spécialité.
D'emblée, le choix du titre présuppose en effet une orientation particulière de l'onomasiologie qui bénéficie explicitement d'une extension de sens. Ainsi, par exemple, le champ onomasiologique de "manger" est abordé par les auteurs comme pouvant regrouper aussi bien des expressions se rattachant clairement à une notion corporelle (manger à pleine bouche) que des expressions figurées (manger des yeux). Pour chaque notion, sont en réalité regroupées toutes les expressions qui, de près ou de loin, sont rattachées au champ concerné, en distinguant forcément les deux types d'expression. D'où l'insistance des auteurs à expliquer dans une longue introduction de cinquante pages, entre autres concepts méthodologiques, qu'il s'agit bien d'une onomasiologie du corps dans la langue, un "corps" qui inclut celui-ci tout en le dépassant.
L'autre ligne de force de cet essai est définie par le choix consistant à présenter les données dans un cadre actanciel. La grille choisie n ést pas la simple reprise d'une grille existante, elle est au contraire conçue spécifiquement pour rendre compte des rôles actanciels des parties du corps. Les auteurs ont donc choisi d'inventorier tous les types de rôles actanciels ou fonctions sémantiques auxquels les parties du corps peuvent participer, pour disposer d'une grille générale capable de rendre compte de toutes les expressions susceptibles d'y étre insérées. L'ensemble des relations actants/procès corporels n'est pas considérée comme intangible mais comme provisoire dans la mesure où elle n'est testée que sur un sous-ensemble du champ corporel  ; il nous a semblé cependant que s'y trouvaient déjà bien programmées les notions utiles pour la classification des expressions se rattachant aux autres parties du corps. Que l'échantillon choisi permette de mettre en place une grille le dépassant reste évidemment l'objectif des auteurs. Il nous semble atteint, en sachant évidemment qu'une grille est toujours à moduler jusqu'au dernier élément intégré dans le corpus augmenté.
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Un corpus large de références
Le corpus est fourni par les expressions relevées dans les dictionnaires, qu'ils soient sémasiologiques ou onomasiologiques, c'est-i3-dire notamment analogique, méthodique ou idéologique. Cette terminologie quémadienne pouvait être ici opportunément utilisée pour bien distinguer un dictionnaire comme le dictionnaire analogique de De[.a,s et DELAS-DsMON et le Thésaurus de D. P~cHOtrr. En effet, si l'analyse d'un dictionnaire analogique étranger semble inutile pour le type d'étude choisi, suggérons qu'il n'est pas impossible que les dictionnaire idéologiques d'une autre langue (le Roget's par exemple dont s'est inspiré D. PécxotN) puissent présenter çuelques pistes de réflexion. Comme il se doit, tous les registres sont pris en compte, et bien que l'exhaustivité ne soit pas l'objet de l'étude proposée, dans le champ choisi, aucun reproche ne peut être fait aux auteurs.
Un appareil explicatif et théorique très dense (113 p.)
Ces 113 pages s'imposent pour présenter théoriquement et méthodologiquement les analyses et les démarches mises en oeuvre. M. MARTINS-BALTAR et G. GALBAIS
procèdent en effet par gros plans successifs pour expliciter les choix correspondant à

l'architecture, aux macrostructures et microstructures des différentes parties du dictionnaire dont il est donné un échantillon. Pour ce faire, c'est avec beaucoup de pertinence que sont analysées les différentes démarches des tenants de l'onomasiologie et que sont rappelés les différents travaux portant sur les dictionnaires analogiques et sur les typologies des rôles actanciels. La grille actancielle forgée prend ainsi sa place dans une filiation précise. Cette derni~re comporte en l'occurrence six divisions de premier niveau  : 1- La caractérisation de la partie du corps (PDC) ou par la PDC. 2- La PDC active. 3- La PDC perceptrice. 4- La PDC objet d'événements internes. 5- La PDC objet ou lieu d'un acte. 6- La PDC objet d'affections d'origine non précisée. Chacune de ces divisions, auxquelles s'attachent des sous-ensembles, fait l'objet d'analyses extrêmement fines qui font intervenir de nouveaux concepts opératoires. La consultation de la liste des abréviations (plus de deux pages) est à cet égard significative du nombre de paramètres mis en interaction.
II importe de souligner qu'cn introduction au traitement du rapport sens propre/sens figuré effectué dans l'esquisse du dictionnaire, est proposée, sous le titre de Tropes corporels (62 p.), une étude systématique de la plupart des expressions figurées du corpus, organisées pour l'essentiel autour des figures de la synecdoque, de la métonymie et de la métaphore, avec un intérêt particulier pour les métalepses. L'étude de ces tropes corporels, dont les germes sont à retrouver dans un article de Semiotica (1993, 3/4, p. 207-239) « Sémiologie de l'acte manger, objet et source de figures  », est tout à fait convaincante. Elle s'appuie notamment sur la distinction entre la cotopie et l'allotopie proposée par Marc BONHOMME en 1987, tout en montrant qü elle n'est pas suffisante pour mettre en relief la complexité des situations, notamment en ce qui concerne les synecdoques et les métalepses.
Il est impossible de consulter l'ouvrage de manière désordonnée, la lecture linéaire s'impose pour comprendre l'ensemble des démarches, ce qui se conçoit bien, compte tenu de l'enchâssement de chaque notion. Cependant, une petite critique peut ici être formulée. Il nous a semblé dommage en effet que la grande richesse du contenu théorique, métalexicographique, ne soit pas servie par une architecture plus facile à repérer au fil des
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pages. Le classement décimal aurait été ici utilement relayé par une typographie bien différenciée des intertitres et d'utiles retraits dans la hiérarchies des titres et sous-titres, voire des pages de titre peur les grandes parties. Il faut en effet rendre plus transparent le plan complexe présenté en sommaire, la seule énonciation de ce plan correspondant à pas moins de douze pages serrées. La grande finesse des analyses est un peu desservie par une présentation typographiquement non hiérarchisée.
L'esquisse de dictionnaire (73 p.)
L'échantillon porte sur les quatre parties programmées pour le dictionnaire onomasiologique  : I- Onomasiologie du corporel (La partie du corps <dents>  ; Un acte complexe de la partie du corps <bouche>  : <mangen  ;Notions corporelles désignées par des expressions figurées littéralement corporelles) ; 2- Onomasiologie de l'extra-corporel figuré par le corps 3- Onomasiologie des familles étymologiques des étymons corporels ; 4- Index.
La première partie (29 p.) ne retient que les expressions exprimant des notions corporelles avec trois listes distinctes, selon qu'il s'agit de la partie du corps <dents>, <bouche>, ou des expressions figurées littéralement corporelles.
La seconde partie (11 p.) regroupe les notions extra-corporelles ayant une dénomination figurée littéralement corporelle (bouffer du curé). L'objectif est ici pragmatique, il s'agit surtout de permettre au lecteur de trouver les expressions concernant littéralement le corps et qui sont employées au sens figuré. D'où la présentation faite sous la forme d'un dictionnaire alphabétique de 120 notions.
Dans la troisième partie (12 p.) sont présentées quelques familles étymologiques regroupant 506 expressions autour des étymons de six notions corporelles <dents>, <croquer>, <grignoter>, <mordre, <ronger>, <manger>. C'est ici que l'entrée du classement onomasiologique s'établit sur la distance sémantique entre le sens propre du composant corporel du mot construit et le sens du mot constniit lui-même, en usant des distinctions opératoires que sont l'isotopie, la cotopie, et l'allotopie.
Enfin, la quatrième partie (18 p.) est consacrée à l'index alphabétique des expressions qui ont été retenues, avec l'indication du numéro d'ordre correspondant à chacune des listes concernées. Avec 1 466 entrées dont 1 264 entrées principales et 202 entrées-renvois, l'index se révèle un outil efficace. L'index ne représente pas le vif de la recherche, mais il va sans dire que, dans le produit dictionnairique àconstruire, il joue un rôle déterminant, il n'est qti à compter le nombre de pages de trois colonnes (au lieu des deux colonnes réservées aux trois premières parties) qti il représente pour comprendre son importance. Dans le cadre de l'ouvrage complet, il y aura sans doute des stratégies particulières à mettre en place, le sort de tout dictionnaire à entrées notionnelles étant souvent lié à l'appareil de consultation.
L'index des notions de la seconde partie n'a pas semblé devoir, pour les auteurs, être repris dans l'index général dans la mesure où les 120 notions et leurs subdivisions étaient déjà données dans l'introduction, ces dernières seront cependant, nous semble-t-il, à ajouter ou à intégrer dans l'appareil de consultation du futur dictionnaire.
Une telle répartition de l'approche onomasiologique est très opportune  ; elle renforce à la fois l'approche lexicographique des dictionnaires onomasiologiques et l'approche dictionnairique. En définitive, chaque fois qu'une étape décisive a été franchie dans la dictionnairique analogique, elle le fut par le biais d'une articulation plus fine entre
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les niveaux d'analyse, qu'il s'agisse de la double macrostructure du dictionnaire de P. BoisstèRE ou de l'adaptation du Begriffssystem de HALLIC et WARTBURG installée en grille préliminaire au dictionnaire analogique de DELAS eC DELAS-DÉMON. MlChel MARTINS-BALTAR et Geneviève CALBRIS, en instaurant des distinctions infiniment plus élaborées dans le cadre d'une grille actancielle et d'une approche qui ne néglige pas les phénomènes diachroniques, font très nettement avancer la recherche dans un domaine encore trop peu fréquenté.
C'est donc un ouvrage dont le sujet est beaucoup plus riche et complexe que ne pourrait le laisser croire le titre. Il s'inscrit dans la lignée de tous les travaux qui essaient de donner depuis, entre autres HALLIG et WARTBURG, Kurt BALDINGER, K1aUS HEGER, sa pleine dimension à l'onomasiologie. Voilà un ouvrage particulièrement stimulant et réconfortant pour tous ceux qui rencontrent l'onomasiologie dans leurs recherches. Peut- on d'ailleurs ne pas y être confronté  ?
Jean PRUVOST
Université de Cergy-Pontoise
GEHLF* - INaLF




Christina THORNELL, Tlte Sango Language and Its Lexicon (Sêndâ- yângâ tî süngâ). Travaux de l'Institut de Linguistique de Lund, 32, Lund University Press, 1997, 195 p.


Divisé en trois parties, l'ouvrage, qui est une thèse de doctorat soutenue à l'Université de Lund, présente, après une introduction qui situe son cadre théorique, une étude sur l'arrière-plan sociolinguistique, une analyse des structures générales du Sango et ure application lexico-sémantique aux verbes de base et de mouvement.
Les hasards de la colonisation ont fait que tous les locuteurs du Sango vivent aujourd'hui dans ce qu'il est convenu d'appeler des pays francophones (RCA majoritairement, Congo populaire et Congo démocratique (ex-Zaïre), en ordre décroissant). La plupart des études qui s'y réfèrent sont donc en français. L'auteur en rend fidèlement compte et il faut saluer au passage cette objectivité, de plus en plus rare chez les linguistes anglophones —même si en l'occurrence l'auteur est suédoise —qui n'ont que trop tendance à ignorer (ou à faire semblant d'ignorer) ce qui se fait en français, on ne sait au nom de quel ostracisme. Concernant le Sango, sa bibliographie est relativement complète. Signalons-lui quand même l'oubli de deux articles importants de A. JACQuor parus en 1961 : « Notes sur la situation du Sango à Bangui N, résultat d'un sondage, in
* Gcoupe d'étude en histoire de la langue française.
Cah. Lexicol. 74, 1999-1, p. 244-246
247 Africa, vol. 31, 2, p. 158-166 et « Esquisse phonologique du sango urbain (Bangui)  », in Journal de la Société des Africanistes, 30, p. 173-191, ainsi qu'un article de M. DtKt- KIDIRi, « Aspects, modes et temps en sango  », in N. TERSIS & A. KIHM (éds), Temps et aspects, Actes du Colloque CNRS, Paris, 24-25 octobre 1985, Paris, SELAF, NS 19,
p. 117-124.
L'ouvrage est intéressant car il offre la possibilité de mesurer le chemin parcouru depuis le petit vocabulaire de CALLOC'H paru en 1911, premier travail recensé, et permet de suivre les progrès de la notation, l'évolution et la diffusion de la langue qui est, rappelons-le, langue nationale de la RCA depuis 1963. Un aperçu particulièrement éclairant concerne les conditions d'emploi du sango et les sentiments des locuteurs concernant leur langue maternelle, le sango et le français.
Pour ce qui est de la notation, l'auteur utilise celle qui est recommandée dans le décret officiel de 1984, qui n'emporte pas vraiment l'assentiment de tous, bien qu'elle soit fondée sur des études phonologiques sérieuses. C'est qu'elle était dès le départ bridée par des impératifs pratiques qui n'auraient plus lieu d'être aujourd'hui avec le développement de l'informatique. La gageure était d'établir une orthographe en se limitant aux 26 lettres de l'alphabet français et aux signes diacritiques disponibles sur une machine à écrire ordinaire de clavier AZERTY, pour noter une langue qui compte plus de phonèmes que le français et otl on a voulu en outre, dans un effort tout à fait louable, noter également les tons. En clair, cela voulait dire qu'on pouvait utiliser l'accent circonflexe et le tréma (sur touche morte), le é [e] et le è [s], mais non leurs correspondants postérieurs [o] et [o]. On ne disposait que d'une seule touche morte pour noter les tons, si bien que le circonflexe a été utilisé conjointement avec le tréma pour noter respectivement les tons hauts et moyens, l'absence d'indication sur voyelle signifiant ton bas. Aucune possibilité de noter les voyelles nasales par un tilde, ni de jouer avec un accent grave ou aigu comme on le fait dans la graphie de l'espagnol ou de l'italien. Le compromis qui en résulte est donc boiteux. On a en fait privilégié la notation des tons au détriment de l'aperture des voyelles ; en effet, on ne distingue pas les apertures de 2e et de 3e degré, pourtant distinctives, c'est-à-dire l'opposition [e/e ] et [o/o] puisqu'on ne peut indiquer cette dernière éventuellement par o/ô qui ferait pendant à é/i'„ le circonflexe se limitant à la notation du ton haut. De plus, les tons modulés sont indiqués par le redoublement de la voyelle  :ainsi laâ [lâ] "c'est", bâa [bâ] "voir", edëe [èdéè] "aider", ce qui n'est guère heu- reux. Les cinq voyelles nasales sont notées in, un, en, on, an pour [i, ü, é, à, à] ce qui ne prête pas à équivoque en fin de mot, mais ne permet pas de trancher entre réalisation de voyelle nasalisée et voyelle + n en cas de redoublement; ainsi page 85, on a einein (avec en plus une erreur de graphie pour enen), ce qui doit être réalisé phonétiquement (E e] et non [ène] ~ ~
Pour des raisons qui m'échappent, Christina THORNELL se demande si le sango est une langue oubanguienne ou un créole. Elle aborde le problème dès l'introduction, p. 13  : «  Some scholars, such as Diki-ICidiri (1982) consider it to be an extension of Ngbandi and chus class it as an Ubangi language whereas others, such as Samarin (e.g. 1967, 1982) and Pasch (1993) class it as a pidgin/creole language. The present study shows chat, both sociolinguistically and typologically, it is justified to class it as an Ubangi language  ». Elle revient sur le sujet dans ses conclusions p. 183 et 184. Il s'agit pour moi d'un faux problème caz les deux points de we ne sont pas exclusifs. Le sango est typiquement un créole à base lexicale africaine et une langue oubanguienne. En regard du
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fond yakoma-ngbandi dont il est issu, il présente un ensemble de phénomènes tels que l'abandon des oppositions tonales dans la congugaison, où elles sont remplacées par des conjonctions, la multiplication de formes périphrastiques pour l'expression des temps et des aspects avec notamment l'utilisation de verbaux comme marqueurs, des emprunts massifs de vocabulaire, tous traits caractéristiques d'un créole. Si on se réfère en revanche aux racines de base (liste de Swadesh), le sango est une langue oubanguienne typique. Notons qu'un raisonnement du même genre est valable pour l'anglais moderne  : 52 °Io de son vocabulaire est d'origine latine ou française  ; il a pratiquement abandonné le système flexionnel ancien et sa conjugaison périphrastique n'a plus rien à voir avec la complexité morphologique du verbe indo-européen. Cela ne l'empêche pas, si l'on se réfère à son vocabulaire de base, de rester une langue typiquement germanique. Dans le même ordre d'idées, il faut n'avoir jamais regardé de près une langue oubanguienne pour prétendre (p. 104) que son vocabulaire est du même ordre de grandeur que celui des autres langues de cette famille, sans parler des subtilités du système verbal, drattiquement simplifié en sango. Il est vrai que, sous cet angle, l'étude de Ch. THORNELL ne tient pas compte des publications accessibles. En dépit de l'importance qu'elle accorde au gbaya, elle ne cite pas l'étude de P. Rout,ort, Le verbe en gbaya —Étude synta.zique et sémantique du syntagme verbal, Paris, SELAF, 1975, qui lui aurait fourni un parallèle intéressant pour son dernier chapitre. Prétendre qu'on ne dispose pas de données disponibles pour la syntaxe du banda (p. 144 : «  lt would be of interest to study the construction in Banda, but unfortunately, there are no data available  »), c'est ignorer les travaux majeurs de F. CLOAREC-HEISS Sui le Sujet, et notamment Dynamique et équilibre d'une syntaxe  : le banda-linda de Centrafrique, Paris, SELAF, 1986.
La partie la plus originale de son étude concerne l'analyse lexico-sémantique de vingt verbes de base dont elle examine la fréquence des occurrences et la polysémie. Elle regarde également de près les verbes de mouvement dont la charge spatio-temporelle est soigneusement examinée dans le cadre théorique de VIBERG avec l'examen de l'utilisation de modèles ("patterns") analogues dans des langues Niger-Congo  : on aurait pour celles-ci des quasi-universaux.
Relevons pour terminer quelques vétilles. Une relecture attentive lui aurait permis de corriger les fautes d'orthographe qui émaillent plus de la moitié de ses citations françaises, notamment dans la bibliographie. Elle glose, p. 76, koko par "a certain plant". Il s'agit du Gnetum africanum, légume traditionnel très courant et qui porte d'ailleurs le même nom d'un bout à l'autre de la RCA. Peulh (p. 81) est une graphie francisante fantaisiste pour Peul et se dit Fulani en anglais. a est traduit par "nous" p. 74 et 121, alors que "nous" est ë. Enfin, p. 70 et 168, les subtilités de la relative ne sont pas prises en compte  : môlengê sô a.bâa nyama se traduit par "cet enfant vit l'animal" alors que "l'enfant qui vit l'animal" nécessite une pause après qu'il est convenu de noter par une virgule, soit  :môlengê sô, a.bâa nyama. De même Â.zo sô a.yü pendere bongô signifie « Ces gens portent de beaux vêtement  » la relative « Les gens qui portent de beaux vêtements  » serait  : Â.zo sô, a.yü pendere bongd.
Luc BOUQUTAUX LACITO —CNRS