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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    1994 – 1, n° 64
    . varia
  • Auteurs : Boulanger (Jean-Claude), Brunet (Étienne)
  • Pages : 193 à 202
  • Réimpression de l’édition de : 1994
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812443169
  • ISBN : 978-2-8124-4316-9
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4316-9.p.0195
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2012
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
195
COMPTES RENDUS




CABRÉ (Maria Teresa), La Terminologia. La teoria,
els mèttrdes, I~s aplicacions,
lBarcelona, Éditorial Empüries, 1992, 527 p.




D'année en année, la terminologie s'enrichit d'ouvrages qui en explorent les fondements historiques et scientifiques, en révèlent les avancées théoriques et pratiques et établissent des passerelles avec la linguistique, cette science mère. Depuis le coup d'envoi d'Alain REY en 1979 avec La Terminologie  :noms et notions, suivi par Rostislav KoCOURER en 1982 avec Ga Langue française de la technique et de la science, plusieurs universitaires ont mis leur pensée sur ce sujet en livre afin d'offrir au public lecteur les résultats de leurs observations et de (cars réflexions. Quelques autres jalons de première main balisent l'histoire de la terminologie, le dernier en date fut la publication de A Practical Course in Termin000gy Processing par Juan Carlos SAGER en 1990. Arrive maintenant sur nos tables de travail La Terminologia. La teoria, els mètodes, les aplicacions, nouvelle ouvre d'envergure réalisée par une linguiste catalane, Maria Teresa CABR$, dont on connaît bien les écrïts sur la lexicologie, Cette fois-ci, elle aborde le champ spécialisé de ce domaine du lexique, elle traite des savoirs thématiques, de leur place dans la linguistique, de leurs principes et de leurs méthodologies. Avant elle, personne ne s'était aventuré si loin dans toutes les ramifications de la terminologie au strict plan de ses dimensions perçues et explorées sous l'angle des sciences du langage et de la société.

La Terminologia est écrite en catalan, et cela est déjil remarquabie. C'est à la fois un privilège et une limitation. Un privilège parce que, parmi les langues romanes, le catalan devient, avec le français, la seuls langue pour laquelle on dispose d'un ouvrage de base sur la terminologie. Une limitation, car le catalan n'étant pas une langue de grande diffusion, le livre r_squs de ne pas avoir beaucoup d'impact hors de la Catalogne et des milieux catalanisants. Cela est dommage parce qû avec le français, surtout le fiançais québécois, le catalan est la seule langue romane sur laquelle on a mené un aménagement
Cah. Lexicol. 64, 1994-1, p. 193-198
196 terminologique fondé sur l'amalgame du politique (les législations linguistiques, le statut des langues...) et de la linguistique (les dictionnaires terminologiques, les préoccupations pour les dictionnaires de langue génêrale, le corpus...). Dans les deux principaux États concernés — le Québec et la Catalogne —, on trouve de nombreuses ressemblances, comme des populations quasi identiques en nombre, la dépendance par rapport à une autre langue dominante, l'anglais et l'espagnol respectivement, l'universitarisation de la terminologie sous la forme de programmes d'études menant à des diplômes supérieurs, etc. Mais surtout, dans les deux territoires, un effort d'aménagement terminologique intense repose sur l'existence d'institutions bien établies qui se sont donné les moyens d'agir par l'entremise des législations linguistiques. Dans l'un et l'autre "pays", le progrès des langues est remarquable et les travaux qui sont à la source de la légitimation, de la revalorisation et de la modernisation de ces Langues méritent d'être lazgement diffusés.
Vingt ans après les premières législations linguistiques contemporaines (celles du Québec, en 1974, et celle de la France, en 1975), quinze ans après les premiers efforts sérieux de recentrage du catalan en Espagne, paraît donc cet ouvrage de réflexion qui vient enrichir une bibliothèque déjà sérieusement documentée mais toujours à compléter.
Maria Teresa CAStt>G mène une analyse de la problématique de la terminologie d'abord ciblée en fonction de la langue et du temtoire catalans. Mais ses analyses et ses réflexions transcendent rapidement l'espace catalan puisqu'elle explore les principes universels de la terminologie.
Le livre s'ouvre sur une belle préface de Jean-Claude CoRBEIL, l'un des acteurs importants de l'aménagement linguistique et l'un des maîtres d'oeuvre de la terminologie québécoise. Le préfacier cadre fort bien l'étude que se propose de réaliser MTC en rappelant les deux principaux sens qû on donne aujourd'hui au mat terminologie, à savoir "l'ensemble des termes d'un domaine du savoii' et "l'étude scientifique et la description des vocabulaires de spécialité". Il met aussi en perspective la terminologie et la lexicologie, la terminologie et la communication, ce qui justifie certaines des orientations qû emprunte la discipline terminologique, paz exemple l'interventionnisme à caractère normalisateur et standardisateur, le phénomène de l'implantation en milieu socioprofessionnel. Dès le départ, les liens sont tissés entre les- grandes caractéristiques de la terminologie  : c ést une des sciences du langage, c'est une discipline rattachée à des activités professionnelles, c'est une discipline qui possède son corps de doctrine théorique et pratique qui prend la forme de principes, de préceptes et de méthodologies de travail variées, etc. Comme l'avait déjà préconisé Eugen WûsTER, J.-C. CORBEIL rappelle également les relations de la terminologie avec la documentation, les sciences cognitives et l'informatique.
Au-delà de cette toile de fond, il y a lieu d'examiner le contenu des sept chapitres d'inégale longueur qui bâtissent ce livre.
Dans le premier chapitre, l'auteur présente la situation et les aspects généraux de la terminologie (p. 15-57). Elle s'arrête sur les éléments historiques et sur les fondements à l'origine de la discipline. Ses descriptions prennent en considération les perspectives
197 sociales et politiques, scientifiques et fonctionnelles, ainsi que les aspects organisationnels, tant au plan national qu'au plan international. Cet excellent et indispensable tour d'horizon cadre bien l'histoire de la terminologie, il en justifie l'émergence tout en l'actualisant. Si l'on démarre l'histoire moderne de la terminologie avec Eugen Wt7sTI;R, il aura fallu patienter plus de cinquante ans pour asseoir le corps de doctrine de cette discipline du langage, discipline encore boudée par de nombreux linguistes qui, lorsqû ils s'y intéressent, n'en perçoivent souvent que la facette appliquée, donc négligeable à leurs yeux.

Le caractère interdisciplinaire de la terminologie fait l'objet du deuxième chapitre qui comporte cinq parties (p. 59-112). Les sous-chapitres traitent successivement des rapports de la discipline avec la linguistique, la logique —les sciences cognitives --~, la communication, la documentation et l'informatique. L'auteur fait le point sur la constellation disciplinaire qui donne sa coloration spécifique à la terminologie au sein des sciences du langage tout en précisant bien que la terminologie est fille de la linguistique et nan une quelconque forme tronquée, banalisée et appliquée de la lexicologie, et encore moins une vassale de la traduction.

Le plus long chapitre (III) et le plus étoffé porte sur les fondements linguistiques de la terminologie (p. 113-241). MTC explore en long et en lazge le concept de "langue de spécialité" (LSP), l'unité terminologique et la documentation spécialisée. Elle situe d'abord les LSP dans la chaîne linguistique, de la phonologie (le phonème) au discours (le tette) avant d'en détailler les caractéristiques puis de comparer et de critiquer un certain nombre de définitions déjà proposées par d'autres chercheurs, comme R. KOCOUREK,
L. HOFFMANN, G. RONDEAU, A. REY, B. QUEMADA, K. VARANTULA, H. PICFIT et 7. DRASKAU, 7. C. SAGER, D. DUNGWORTH et P. F. MCDONALD, R. de BEAUGRANDE. Puis,
elle propose sa propre définition du concept de "LSP". Le terme est pris ici dans le sens de "subconjunts del Ilenguatge general cazacterizats pragmàticamen[ per Ires variables  : la temàtica, els usuazis i les situacions de comunicacia" (p. 128-129). L'énoncé de sept critétes circonscrit et explicite très précisément le concept. La question est ensuite posée de savoir s'il faut employer langage de spécialité (Ilenguatge d`especialitat) ou langages de spécialité (llenguatges d'especialitat)  ?L'auteur tranche en faveur du pluriel llenguatges d'especialitat. — Â noter qû elle emploie aussi la variante llenguatges especialitzats  :toutes les attestations de cette dernière forme appazaisseut au pluriel.

Du point de vue fonctionnel, les diverses LSP comportent des caractéristiques communes fondées sur le fait qu'elles ont comme objectif prioritaire la transmission d'informations et que chaque terminologie spécifque sert à dénon~mer des notions d'une sphëre thématique. L'ensemble des LSP est subdivisible en plusieurs champs dont les fonctions demeurent cependant communes, à savoir assurer et assumer ia communication entre les spécialistes d'un savoir. Les LSP s'opposent aussi à la langue générale (LG). L'analyse différenciatrice de Î'auteur repose cette fois sur trois aspects  :les aspects linguistiques, les aspects pragmatiques et les aspects fonctionnels. Deux textes comparés, l'un provenant de la LG et l'autre d'une LSP, sont l'occasion de détailler chacun des trois types d'approches desquels il ressort que la finalité pragmatique façonne le
198 caractère le plus distinctif. II n'en demeure pas moins que, d'une part, les frontières entre LG et LSP et, d'autre part, les frontières entre LSPI, LSP2 et LSP° sont ténues, poreuses, perméables, que les superpositions et les chevauchements sont nombreux, que la continuité et l'empiétement sont choses normales. Comme l'avaient déjà fait remarquer J. C. SAGER, R. KOCOUREK et d'autres, il paraît impossible d'ériger une muraille totalement étanche entre les composantes (sous-langages) de la langue totale. « Intenter establir une froncera nftida entre les llengües d'especialitat i la comuna és une tasca impossible, com ho és també la de voler delimitaz de manera rigide les fmnteres entre les diverses especialitats o pretendre en cols els casos assigner un terme a une cola temàtica~ (p. 153). Le système de la langue fédère un tout et forme un continuum qui ne sont fragmentables que de manière temporaire, c'est-à-dire le temps d'nn examen de l'un ou l'autre de ses constituants, et cela en fonction d'objectifs bien déterminés, l'étude du comportement de certaines unités lexicales, la formation des mots et des termes, la dictionnazisation des vocabulaires, par exemple.

L'unité centrale de la terminologie est bien entendu le terme sur lequel s ârrête ensuite l'auteur pour le scruter sous toutes ses coutures. On consultera avec profit les importants sous-chapitres sur da morphologie, sur la formation des mots, sur la typologie des termes et sur le concept, quatuor qui constitue les nerfs de la guerre en terminologie, aussi bien dans la pratique professionnelle que dans le contexte de la formation universitaire ou autre. Que l'on songe au volume de termes organisés en unités lexicales complexes en terminologie, jusqu'à 85 % du toute la nomenclature de certains domaines, et on saisira toute l'importance de s'attarder quelque peu sur le sujet.

Le quatrième chapitre permet le passage des aspects théoriques et linguistiques à la pratique (p. 243-333). Car la terminologie a aussi ure finalité concrête, à savoir celle de produire des "dictiom~aires de termes". Depuis 1975, cette activité, cet art est désigné paz le vocable terminographie. L'auteur divise ce chapitre en trois parties  :les fondements de la praxis, les supports de travail et les méthodes ou les méthodologies. Elle donne l'heure juste sur ces éléments en rappelant quelques points de repère historiques, tels les rapports à l'ISO (Organisation internationale de normalisation), les fiches de travail comme support d'informations terminologiques et bibliographiques.

La démarche de recherche systématique est exposée dans le détail, exemples et modèles de fiches à l'appui. Toutes les phases de ce type de recherche sont bien condensées. Le contenu d'une fiche ainsi que les diverses rubriques sont inventoriés. Étape paz étape, le lecteur peut suivre toute la chaîne de production d'un dictionnaire terminologique. Le chapitre s'achève par quelques considérations sur la recherche terminologique ponctuelle, celle qui ne porte que sur un seul terme ou sur quelques termes isolés et non sur un vaste ensemble structuré.

Le chapitre cinq traite de la terminotique, autrement dit des applications de l'informatique à la terminologie (p. 335-403). Quatre dimensions sont ici envisagées  : le concept même de "terminotique", les apports de l'informatique à la terminologie, les industries de la tangue, les banques de données et les banques de termes. II est indéniable que l'introduction de l'informatique dans le domaine des LSP a considérablement influencé
199 et métamorphosé les méthodes de recherche traditionnelles. Pour sa part, l'intelligence aztificielle fournit des moyens nouveaux —les systèmes experts —qui permettent de réaliser certaines opérations à l'aide de la machine, ce qui modifie sensiblement le rôle tenu jusque-là par les terminologues humains. MTC pose également quelques balises au sujet des industries de la langue et elle dresse un panorama des structures des banques de données avant de s'arrêter plus spécifiquement sur les banques de termes, mais sans en privilégier une en particu]ier. Son étude demeure globale.

L'important chapitre 6 aborde le domaine central de la normalisation (p. 405- 442). L'introduction du chapitre décrit le processus de la normalisation sous son faciès le plus général. Les aspects fondamentaux et les organismes qui se préoccupent de standardisation sont présentés. Il est question de l'ISO qui constitue historiquement l'organisme phare en ce domaine. Puis, l'accent est mis sur la normalisation terrninologique. Deux volets caractérisent cette activité  : la normalisation des termes et celle des principes et méthodes. C'est dans ce chapitre que l'auteur a inséré la question de la néologie dont elle examine les aspects linguistiques (la typologie, notamment), pragmatiques et sociolinguistiques (tes conditions de création, de fonctionnement, de diffusion et de norrrralisatior,). Dans l'état actuel de la recherche sur la terminologie, il faut se demander si la néologie ne serait pas mieux à sa place dans le chapitre qui traite des aspects linguistiques. Placer la néologie sous la dépendance de la normalisation réduit quelque peu la position véritable qu'elle occupe dans le grand jeu des LSP.

Le dernier chapitre envisage le volet professionnel de la terminologie. Le rôle du terminologue dans un service linguistique y est décortiqué (p. 443-464). Les tiens entre la terminologie comme discipline de la linguistique et le milieu de travail sont tracés. L'auteur plaide enfin la nécessité d'une solide formation en linguistique et en terminologie de sotie que le terminologue puisse mener une réfiexion sur sa pratique et acquérir une autonomie de fonetionnernent.

En fin de parcours sur le contenu du livre, sz importe également de dire qû un très bon appareil de notes éclaùe et prolonge les dêmorstrations et les explications, mais sans jamais les noyer dans un flot d'autres références ou de détails encyclopédiques. Une importante bibiiographie multilingue complète la recherche.

L'ouvrage est remarquablement écrit, sans obscurité ni ambiguïté terminologiques qui rebuteraient les étudiants et les néophytes qui s'aventurent dans l'étude des LSP. La facture même du livre, son format, la typographie, la mise en page aérée, l'abondance des intertitres, tout cela donne à La Terminologia une incommensurable valeur didactique. L'ouvrage comporte de nombreuses citations en d'autres langues, notamment le français et l'anglais, qui, malheureusement, sont souvent entachées d'erreurs typographiques ayant échappé aux correcteurs.

On saura gré à l'auteur d'avoir traité la terminologie comme une discipline indépendante, comme une composante à part entière des sciences du langage et d'avoir su se garder de l'assujettir à i'activité traductionnelle, comme on le fait trop souvent dans certains milieux incapables de se détacher des recettes au coup paz coup. La terminologie
200 est beaucoup plus qu'un simple satellite de la traduction. L'auteur démontre amplement que si l'on ne peut pas faire de traduction sans faire de terminologie, en revanche, on peut parfaitement effectuer des travaux d'ordre terminologique sans recourir à la traduction.
Le lecteur a ainsi entre les mains un livre invitant, qui se veut aussi un manuel qu'on aime consulter, lire et relire en raison de l'abondance des informations qu'il renferme, de leur valeur scientifique, de leur actualité et de leur caractère complet. Parallèlement aux réflexions d'ordre théorique, l'auteur procure aux amateurs une excellente synthèse des connaissances sur la eerminologie. Ce qualificatif de synthèse n'est pas utilisé dans le sens de facilité ou pour minimiser ou pour diminuer l'ampleur de la tâche réalisée par 1VITC. Au contraïre, la terminologie avait besoin de faire le point sur elle-même et il fallait. quelqû un de l'envergure de IV1TC pour rassembler, trier, évaluer et traiter toutes ces données réparties dans de multiples écrits. Son expérience incomparable, sa patience et les recherches minutieuses qu'elle a menées pendant. quatre ans lui ont permis de relever superbement le défi. 11 en est résulté un livre d'une exceptionnelle qualité. Un livre qui révèle pour la première fois les véritables liens entre la langue et la société, étant entendu que l'on parle ici des rapports avec les langues de spécialité. La Terminologia doit être considéré désormais comme un modèle et comme te livre de référence sur les rapports entre la pratique linguistique, la pratique cognitive et la pratique sociale, car il est indéniabie que la socioterminalogie t'est partout présente en filigrane. La mise à la disposition de cet ouvrage pour d'autres Lecteurs d'autres langues devrait être plus qu'un voeu, une priorité.« 


Jean-Claude BOULANGER
Québec

* La version espagnole est parue  : La Temminologia. Teorla, metodologla, aplicacioner,
Éditorial Antârtida/Emp~ries, 1993, 529 p. La version française est en préparation.

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N. BEAUCHEMIN, P. MARTEL, M. THÉORET, Dictionnaire de fréquence des mots du français parlé au Québec  :fréquence, dispersion, usage, écart réduit,
Peter sang, New York, American University Studies, Sertes X111 Ginguistics, vol, 26, 1992, 767 p.



Le titre est long et précis. Il dit bien l'objectif visé et ie résultat obtenu par l'équipe québécoise de Sherbrookel. Le chemin qui a conduit l'ouvrage à son terme est aussi fort long et minutieusement balisé. L'aventure a commencé en 1980 par une enquête sur le vocabulaire du québécois parlé en Estrie. Ce n'était pas la première enquête de ce genre  : à Montréal déjà, quelques années auparavant, un corpus de même type avait été constitué
par David et Gillian SANKOFF et en France Claire BI.ANCIIE-BENVENISIE s intéressait depuis
longtemps à la langue parlée, comme aussi, depuis plus longtemps encore, GoUGENIIEIM et les coauteurs du Français fondamental, paru dès 19E+2. Le chemïn s'est allongé parce que les auteurs du présent ouvrage ont voulu rassembler les travaux antérieurs et les Fondre dans une étude d'ensemble pour donner un reflet plus riche et plus exact de la langue qu'on parle au Québec de nos jours. Ont ainsi été intégrés non seulement les données recueillies à Montréal, mais des échantillons d'autres contrées  : Saguenay-Lac-St-Jean et la ville de Québec. En réalité il a fallu ajuster non seulement les dimensions des corpus extérieurs (le moule pour chacun est de 100 000 occurrences), mais surtout les normes de transcription et de dépouillement, d'autant que les buts initialement poursuivis avaient parfois une orientation sociologique, terminologique ou dialectologique. Non contents d'étudier la variable géographique, les auteurs ont pensé utile d'aborder les vaziations gdapporte la situation du discours, quand il ne s'agit plus de simples conversations. En ajoutant au corpus un choit de contes, de monologues, de téléromans, d'extraits de théâtre et de textes radiophoniques, ils proposent en fin de compte deux sous-ensembles, de 500 000 mots chacun, dont l'ezpleitation est parfois commune, parfois sépazée.

La taille du corpus est Banc d'un million d'occurrences, ce quï représente une assise solide. Maic quand un corpus vise à la représentativité, sa taille n'offre pas de garantie en
1 Les auteurs Normand BEpUCI~P,~r, Pierre MARTEL et Michel TrlÉottE'r, enseignent dans la même Université de Sherbrooke (l'un d°entre eux y ayant exercé la fonction de Uoyen). Ils sont liés, par leur formation, à l'Université de Strasbourg et â la méthodologie de Charles MULI.ER. Ils participent activement aux travaux qui visent à la description de la langue québécoise et à la réalisation d'un grand dictionnaire de l'usage du français au Québec, comme le souligne le préfacier Jean-Denis GrrmxoN, qui a longtemps assumé les plus hautes charges linguistiques du pays. Précisons que Pierre MARTEL aloi-même été président du Conseil de la langue française.
Cah. Lexicol. 64, 1994-1, p. 199-202
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elle-même. C'est le soin apporté à l'échantillonnage et au traitement qui doit seul entrer en ligne de compte. Or le mérite principal de l'ouvrage est la rigueur exemplaire des auteurs dans la sélection et l'exploitation de leurs données. Le mot "données" convient mal lorsqû il s'agit de discours oral. Car ici rien n ést à proprement parler "donné". Tout doit être acquis, à la force du poignet. La seule transformation en mots de la chaîne acoustique pose des problèmes ardus de transcription. Normand BEAUCHEMtN, qui est le phonéticien de l'équipe (et aussi l'informaticien), leur a trouvé une solution élégante, sans recourir à l'alphabet phonétique, et la prononciation qui a cours dans les rues et tes campagnes du Québec trouve ici sa première expression orthographique. La richesse et la précision de la transcription pouvaient conduire à l'éparpillement et su désordre, si les auteurs avaient renoncé à la lemmatisation. II aurait fallu alors rechercher dans la dispersion de l'ordre alphabétique les 12 formes qui désignent le cheval (dont le fameux jouaQ et les 130 qui se rattachent au verbe être. Mais BEAUCHEMIN et ses collègues ont héroïquement rattaché chaque forme à la vedette traditionnelle de regroupement qui est celle des dictionnaires. Et comme il y a flottement sur ce point d'un dictionnaire it l'autre, ils ont choisi le modèle du Petit Robert2. Bien sûr des algorithmes originaux ont permis une certaine automatisation du traitement et BEAUCHEMIN s'est expliqué là-dessus dans ses publications antérieures. La présentation de 50 pages en tête d'ouvrage ne nous introduit pas dans la cuisine du traitement quoiqu'elle rende compte explicitement des principes mis en wuvre, en faisant référence it l'exemple et à l'enseignement de Ch. Mc~trt :R. On ne peut yu'approuver le choix d'un tel guide. Comme les meilleurs travaux de ce type suivent 1a même norme, il y a des possibilités de comparaison inter-corpus. Ainsi, avec quelques précautions, on peut rapprocher les chiffres contenus dans I'ouvrage de ceux qu'on trouve dans le Vocabulaire du roman frans-ais, de tunnel ENGwAIL. Dans les deux études, l'article défini (le, l', la, les) a été distingué du pronom (respectivement 63 979 et 8 450 dans la présente enquête, 327 087 et 5 589 dans celle de G. ENGWALL). On imagine la patience nécessaire pour le tri semblable des que, des si, des en, des ce, d'autant que les variantes se multiplient dans la langue pazlée, doit certaines fort difficiles à reconnaître (par exemple, dans aller à (la) messe, la disparition de l'article avec allongement compensatoire de la syllabe précédente). Rares, hélas, sont les travaux lexicologiques qui atteignent cette perfection dans la désambiguïsation et le codage grammatical. Beaucoup puisent leurs données dans le scanner et sans apprêt particulier les transmettent directement aux hypertextes ou logiciels documentaires, sans intervention humaine. II n'y a pas lieu de se faire gloire de cette objectivité paresseuse, car l'entropie visqueuse des homographes colle alors aux résultats comme la plume au goudron.



Les résultats statistiques, gazantis par le sérieux de la préparation et la finition des données, sont d'une grande fiabilité. Là encore les guides sont sûrs et les formules éprouvées. Un indice de dispersion très classique est calculé, quand le mot a une fréquence suffisante, et une correction proposée qui aboutit à un indice d'usage (c'est-à-dire une fréquence pondérée, à l'exemple de JtrtLLatvD3). Ces informations sont incorporées dans la
2
Les auteurs suivent le Petit Robert dans le traitement des expressions lexicalisées comme chemin de fer, qui a droit à une entrée pazticulière sans devoir passer ni paz le chemin ni par le fer.
Jt7n..L4Nn A. et al., Frequency Dictionary of French Words, Mouton, La Haye, 1970.
3
203 liste alphabétique, mais elles sont soumises aussi à des tris qui mettent en valeur les éléments intéressants (dans les listes de la fin de l'ouvrage). Quand un mot a au moins 35 occurrences, il bénéficie d'un traitement supplémentaire qui fait appel à l'écart réduit4. On pourrait penser que ce luxe n'est pas indispensable, puisque les écarts sont visibles à l'oeil nu, étant donné que les dix sous-ensembles sont de longueur égale et que la moyenne attendue est donnée par le déplacement de la vùgule dans la fréquence totale du mot. Mais l'oeil nu qui ne considère que les écarts absolus peut être trompé par la perspective et l'écart réduit lui vient en aide en permettant d'échapper auz déviations aléatoùes pour ne considéaer que les écarts significatifs. Un raffinement est proposé ici qui distingue deux normes secondaùes, correspondant auz deux sous-ensembles.

II y a là tout ce qu'il faut pour entreprendre une exploitation fouillée du Dictionnaire des fréquences et, paz là, cùwnscrùe la langue parlée au Québec. L'introduction de l'ouvrage en donne quelques aperçus prometteurs, en ouvrant deux perspectives,  !'une centrée sur les formes, l'autre sur les genres. La première permet paz exemple de mesurer l'ampleur des emprunts à l'anglais (ses auteurs observent qti elle n ést pas si grande qu'on le prétend  : à peine deux mots sur mille). Elle autorise aussi une comparaison avec le français de France qui mettrait en relief les québécismes. La seconde perspective rend compte des spécificités des sous-ensembles. Le premier semble le plus homogène et la variabilité géographique paraît s'effacer dans un usage commandé et unifié paz les nécessités de la communication. Le second se rapproche de l'écrit et correspond à des situations de discours si particulières qu'elles constituent en réalité des genres littéraires. La spécificité y est beaucoup plus forte, notamment celle, thématique, des contes. Ajoutons que la contrainte temporelle est plus relâchée dans ce groupe et que les textes recueillis remontent souvent à plus de vingt ans, sans parler des traditions plus anciennes qu'ils prolongent.

Le présent dictionnaire ne doit pas être canfondu avec une étude lexicologique ou lexicométrique. Les perspectives d'exploration ne sont qu ébauchées, jamais poussées à leur terme. Et certains outils puissants, comme ceux de l'analyse factorielle ou da la connexion lexicale, n'ont pas été introduits sur le chantier. On livre un lotissement où la viabilité est assurée sans mauvaise surprise. Â l'utilisateur d'y construire sa maison. On imagine ce que pourrais être l'exploitation systématique d'un tel matériau, si riche, si précis et si sûr, où le codage grammatical est disponible, où l'ambiguïté est dissoutes, où
4 Ou ne saurait prendre en défaut la méthodologie très sûre des auteurs, et le calcul de l'écart réduit vérifié par nos soins est irréprochable. Mais la transcription de la formule ne l'est pas, à la page XXVII, la probabilité P apparaissant de façon superfétatoùe et fautive au dénominateur (en réalité cette probabilité est présente dans la variable fl qui rend compte de la fréquence théorique). Regrettons aussi que le calcul très classique de l'écart-type ne soit nulle pari indiqué, si bien que les coefficients de variation et de dispersion (celui-ci reproduit p. XXX) ne sont pas suffisamment explicites pour qui ignorerait les fondements de la discipline.
5 Il ne s'agit pas seulement des homographes appaztenant à des catégories distinctes, ce qui est l'option minimale de la lemmatisation, mais aussi de ceux qui se rattachent au même code grammatical (comme voler 1 et voler 2) et même de ceux qui appartiennent
204 les variantes de prononciation ou d'emploi syntaxique sont à la fois distinguées et
regroupées. Encore faudrait-il disposer du dictionnaire sous une forme accessible à l'ordinateur, ce que les auteurs ne semblent pas devoir refuser6. On rêve même de disposer d'un disque optique numérique (nous nbsons utiliser le sigle anglais CD-R011~, otl non seulement les données quantitatives du présent dictionnaire seraient accessibles mais aussi les textes mêmes d'oh elles émanent, avec la liaison entre les unes et les autres, selon les méthodes de l'hypertexte. La présentation même du présent dictionnaire, disposé à l'italienne, serait d'ailleurs mieux adaptée à l'écran qu élle ne l'est au papier.

Il faut se méfier des ouvrages terminaux, qui finissent une perspective et achèvent prématurément un cycle. Celui-ci, dont la germination ou la gestation a été lente, n'est pas du type à finir dans un vase avec les fleurs coupées. On a labouré profond, on a correctement et patiemment prépazé le terrain. Pas d'ivraie. Le blé est levé. On voit déjà
les vaziétés se distinguer dans le camaïeu des verts. La récolte reste à faire. Elle promet.

Gloire aux laboureurs.
Étienne BRUNET
Nice
au même lemme et qui s'opposent pourtant par le mode, le temps ou la personne. On a razement poussé à ce degré de finesse le traitement des homographes.
6 Il semble que le dictionnaire imprimé corresponde à un fichier d'environ 5 miIIions de caractères. En utilisant une procédure de compactage (particulièrement efficace ici puisque les espaces blancs sont nombreux), une simple disquette pourrait contenir le Dictionnaire entier.
~ Un soin particulier a été apporté à la mise en page dont la présentation synoptique est très claire et très lisible. Le mérite en revient certainement aux auteurs, l'imprimeur n ayant d'autre rôle à jouer pour de tels ouvrages que celui de la reproduction. Pour aérer la mise en page et espacer les colonnes, on a cru devoir recourir au format horizontal, qui n'était peut-être pas indispensable. Il y a de l'espace perdu et des colonnes inutiles, si bien qu'un resserrement éisit possible, sans même recourir à l'étroitisation des caractères, et cela aurait pu permettre le format vertical, plus traditionnel et plus confortable.