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Classiques Garnier

Georges Gougenheim

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de lexicologie
    1972 – 2, n° 21
    . varia
  • Auteur : Michéa (R.)
  • Pages : 3 à 7
  • Réimpression de l’édition de : 1972
  • Revue : Cahiers de lexicologie
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782812442742
  • ISBN : 978-2-8124-4274-2
  • ISSN : 2262-0346
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4274-2.p.0005
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2012
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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GEOP.GES GOUGENHEIM



C'est avec une douloureuse surprise ef une profonde émotion que les collègues et les nombreux amis de Monsieur Georges Gougen- heim ont appris son décès subit. Ayant quitté Paris au début de juillet pour les Sables-d'Olonne, où il avait, depuis longtemps, l'habitude de passer ses vacances, il était brutalement terrassé par une crise cardiaque dans la nuit du 29.
Professeur à la Sorbonne, M. Gougenheim s'était retiré en 1968, un peu avant l'âge officiel de la retraite, mais, en dépit de quelque fatigue, bien compréhensible au terme d'une longue carrière partagée entre les obligations professionnelles et les travaux érudits, son état de santé restait satisfaisant. Son activité intellectuelle, qui faisait l'admiration, ne fléchissait pas et rien ne pouvait laisser prévoir un dénouement aussi brusque.
Né à Paris en 1900, M. Gougenheim, après des études secon- daires au collège Rollin ef au lycée Condorcet, entra à l'Ecole normale supérieure en 1920 et en sortit agrégé de grammaire en 1923. Nommé professeur au Lycée d'Amiens, il prépara ses thèses de doctorat qu'il soutint en 1929 : Etude sur les périphases verbales de la langue française et La langue populaire dans le premier quart du xixe siècle d'après le Petit Dictionnaire du peuple de J : C. - L.-P. Desgranges. Dans la suite, M. Gougenheim enseigna aux Facultés de Clermont-Ferrand (1929-1931), de Strasbourg (1931-1955) ef de Lille (1955-195i'), avant d'occuper à la Sorbonne, en 1957', la chaire d'histoire de la langue française. De 1923 jusqu'à son dernier jour, son activité érudite ne connut pas d'interruption, puisque, mobilisé en 1939 et fait prisonnier en 1940, il rédigea pendant sa captivité un article particulièrement remarqué des spécia- listes, les Notes sur le vocabulaire de Robert de Clari et de Ville- hardouin (Romanis, 1944-1945).
Sa nomination dans l'ordre de la Légion d'honneur (Chevalier en 1955, Officier en 1965) fut la juste récompense d'exceptionnels mérites.
6 M. Gougenheim laisse une a ?uure considérable dont il est difficile de rendre compte dans le cadre étroit d'une simple notice nécrologique. Disons seulement qu'à onze ouvrages s'ajoute une centaine d'articles et de contributions à des Mélanges, publiés dans des revues françaises et étrangères. Les plus importants ont été réunis en un volume de 432 pages sur l'initiative de ses collègues et amis pour son soixante- dixième anniversaire (Etudes de grammaire et de vocabulaire français (Paris, Picard, 197"0). A ces travaux, il faut encore ajouter un millier de comptes rendus, toujours consciencieux et objectifs, souvent très fouillés, publiés notamment dans le Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, dont il était, depuis 1923, un membre particulièrement acfi f et dont il fut président de 1955 à 1956.
D'une ampleur peu commune, l'ceuvre scientifique de M. Gougenheim est d'une surprenante variété. De bonne heure, il fut attiré par l'ancien français, comme en témoignent ses études sur Robert de Clari, son édition d'un fabliau du XIIIe siècle (1932), ses Notes sur le vocabulaire de Rabelais (1949), sa Grammaire de la langue française du XVIe siècle (1951), Trois Essais de 17ontaigne (1952) et l'intérët qu'il ne cessa de porter, jusqu'à la fin de sa vie, à la Chanson de Roland. Mais il avait aussi réunt une immense documentation sur le vocabulaire et la syntaxe (emploi des prépositions, syntaxe des pronoms et du verbe) des auteurs français du XVIe siècle à nos jours. Dialectologie, géographie linguistique, étymologie, sémantique, stylistique  :rien ne lui était indifférent; rien n'échappait à sa curiosité toujours en éveil.
Porté par sa formation et par golzt personnel vers la philologie ef la linguistique historique, M. Gougenheim n'en restait pas moins très ouvert aux fendantes actuelles qui font une part de plus en plus large au structuralisme et à la linguistique quantitative. Ses Eléments de phonologie française (1935) et son Système grammatical de la langue française (1938) nous révèlent déjà un esprit aussi à l'aise dans la description synchronique que dans les études dia- chroniques. Les articles 1Torphologie et fonctions grammaticales (1959), Grammaire des fonctions et grammaire structurale (1966) et Changements lexicaux. Réactions en chaîne et rémanence (1966) sont, à cet égard, particulièrement significatifs. plais pour lui, les structures de vocabulaire «  ne peuvent être que partielles, fragiles, contingentes, en perpétuel remaniement  ».
Quant à la linguistique quantitative, M. Gougenheim en suivait les développements avec une attention scrupuleuse et mettait infini- ment de bonne volonté et de gentillesse à s'orienter en un domaine si étranger à ses préoccupations ordinaires, en mëme temps qu'il faisait bénéficier les mathématiciens de la connaissance profonde des processus linguistiques qu'il avait acquise au cours de sa carrière.
7 Sans doute, il était loin de tout approuver dans la direction nouvelle que prenait la science du langage. Il craignait notamment que l'usage commode, mais abusif, de formules mathématiques ne détournât les linguistes de l'effort nécessaire pour s'exprimer de façon claire en langage commun. Epris de netteté et de précision, il déplorait surtout un certain jargon à la mode, un certain snobisme mathé- matique qui cachaient parfois l'indigencé ef l'incertitude de la pensée, et sur ce point, se rencontrait avec plus d'un mathématicien.
Séduit par les perspectives que semblait, un moment, ouvrir la traduction automatique, il fut un membre particulièrement actif de l'A.T.A.L.A., fit partie du comité de lecture et publia avec quelques coilaborafeurs Problèmes de la traduction automatique (1968). On lira toujours avec profit sa préface et ses fort intéressantes contri- butions. La traduction automatique, dans la mesure où elle suscite encore quelque intérêt, s'oriente aujourd'hui vers d'autres méthodes. Mats on peut rester sceptique sur leur efficacité et il est possible que si, un jour, elle prend un nouveau départ, on revienne aux conceptions prudentes et aux analyses à la fois fines et rigoureuses de M. Gougenheim. D'une façon générale, il estimait qu' « enseigner à la machine l'art de traduire, c'est poser un problème de pédagogie qui suppose avant tout la con fronfation des qualités et des aptitudes de l'homme avec celles de la machine  ».
En 1951, M. Gougenheim fut chargé par une commission constituée au ministère de l'Éducation nationale de l'établissement d'un vocabulaire limité et de directives grammaticales destinés à fournir aux étrangers une première étape, solide, dans l'acquisition de noire langue. II lui fallut beaucoup de dévouement et de persévé- rance pour mener à bien cette entreprise en dépit des di~cultés que présente fouie sélection rationnelle et méthodique du vocabulaire, ef en dépit aussi de certaines incompréhensions dues à l'ignorance des problèmes qu'elle pose. Ceci, sans parler des tempêtes idéologiques qu'a toujours soulevées la seule idée d'une limitation du vocabulaire. En 1954, parut le petit livre Le français élémentaire et en 1956, l'ouvrage scientifique, L'élaboration du français élémentaire, ré- édité et complété en 1964 (G. Gougenheim, R. Michéa, P. Rivenc, A. Sauvageot, L'élaboration du français fondamental, ler degré, Paris, Didier).
Assez rapidement, cette méthode de sélection du vocabulaire, basée à la fois sur l'étude statistique de la langue parlée et des enquêtes analogues aux sondages d'opinion, s'imposa à l'attention des linguistes et des pédagogues. Le terme de « disponibilité  », qui correspondait à une notion nouvelle, prit place dans le vocabulaire de la linguistique. Le Français fondamental fut utilisé, en France, dans plusieurs ouvrages pédagogiques, publié avec traduction des
8 mots au Danemark, servit de modèle, en Allemagne, au Grund- deutsch et, au Canada, à des travaux poursuivis dans deux universités.
Quant au Centre d'étude du français élémentaire, établi 'à l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud et dirigé par M. Gou- genheim, il devint plus tard le Centre de recherche et d'étude pour la' diffusion du français (C.R.E.D.I.F.), dont il est superflu 'de souligner l'importance et le rayonnement. Mentionnons seulement le Français fondamental, 2e degré, que dirigea encore M. Gou- genheim, et le Dictionnaire fondamental de la langue française (1958, rééd., 1961), qui fut son ouvre personnelle, connut, lui aussi, un vi f succès et servit de base, au Canada, à des travaux complé- mentaires. Dans le même ordre de recherches, M. Gougenheim pré- façait, l'année dernière, le Vocabulaire général d'orientation scien- tifique, réalisé soezs la direction d'André Phal.
Depuis 1951, NI. Gougenheim ne cessa jamais de s'intéresser à la diffusion de noire langue. Chaque mois, régulièrement, il donnait à L'Enseignement du français aux étrangers, bulletin pédagogique de l'Alliance française, un article destiné, en principe, aux maffres enseignant hors de nos frontières, mais dont la portée était, en réalisé, singulièrement plus grande. Les articles publiés de 1952 à 1966, petits chefs-d'ceuvre de précision et de concision, ont été réunis en deux volumes I.es mots français dans l'histoire et dans la vie (Paris, Picard, I, 1962; rééd. 1966; II, 1966), dont la lecture est particulièrement attachante. Ce sont des ouvrages de vulgarisation au meilleur sens du ferme, écrits en une langue claire, accesstble à fous. Mais il est aussi permis de les regarder comme les éléments d'une Histoire de la langue française que M. Gougenheim projetait d'écrire. Ils nous renseignent fout au moins sur la direction que prenaient peu à peu ses réflexions, direction que paraissent préciser les dernières lignes du dernier article publié du vivant de l'auteur
Différenciation de sens et naissance de concepts (Hommage à I. Meyerson dans la revue Psychologie comparative et art)
«  Apparition de sens nouveaux qui provoquent la formation de concepts nouveaux, appel à des mots nouveaux pour exprimer des concepts nouveaux, tels sont les deux aspects de la naissance des concepts.
«  Nous assistons à l'enriehtssement concomitant de l'esprit et du vocabulaire. A cet égard, la langue française du Moyen Age et même celle du XVle siècle sont pauvres. L'effort de différenciation du vocabulaire, qui se développe au XViie siècle, a été l'ceuvre des gens du monde et des grammairiens plus que des philosophes. C'est ee qui donne aux concepts du français un caractère moins systéma- tique, mais plus riche en nuances.
9 Enrichissement concomitant de l'esprit et du vocabulaire  : une grande idée qui, sans un destin impitoyable, aurait donné naissance à une grande oeuvre. De toute façon, ces vues d'ensemble, jointes au souci du détail, placent 1V1. Gougenheim dans la lignée des savants qui ont voué leur existence à l'étude de notre langue, à la suite de F. Brunot et de J. Giiliéron, dont il fut le disciple et pour lesquels il professait une fervente admiration.
1~1. Gougenheim alliait, en ef fet, à l'amour de la science et à une conscience professionnelle exemplaire la délicatesse des sentiments et la générosité, et ce n'est pas là son moindre mérite. D'une grande simplicité dans la vie quotidienne comme dans ses écrits, d'une parfaite modestie et d'une inépuisable bonté, il était fidèle et affectueux dans ses amitiés. Sa servitude morale, sa probité intellectuelle, la modé- ration de ses jugements inspiraient respect et sympathie à tous ceux qui l'approchaient ou avaient le bonheur de correspondre avec lui. D'une extrême obligeance, il ne ménageait pas ses encouragements, son aide ou son concours, et ce n'est jamais en vain qu'on faisait appel à son expérience et aux trésors d'érudition qu'il avait accumulés.
Ses études de vocabulaire et son souci de se tenir au courant des théories et des recherches nouvelles l'avaient naturellement amené à suivre avec intérêt le développement des Cahiers de Lexicologie.
Les responsables et les collaborateurs de la Revue tiennent à exprimer ici leur affection et leur gratitude à la mémoire de celui qui fut toujours un de leurs guides les plus bienveillants.
~i. 171CHEA.