![Cahiers d'études nodiéristes. 2024, n° 13. Charles Nodier et les pays slaves - Avant-propos](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/EnoMS13b.png)
Avant-propos Charles Nodier et les pays slaves
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers d'études nodiéristes
2024, n° 13. Charles Nodier et les pays slaves - Auteur : Tellier (Virginie)
- Résumé : Aucune enquête d’ampleur n’a encore été menée sur la réception de Nodier dans les pays slaves. Ce numéro s’intéresse à la fortune de Nodier en Russie, Pologne et Pays tchèques. Il pose également la question de la relation de Nodier à la Russie et revient sur son projet de séjour en Ukraine, à Odessa.
- Pages : 11 à 15
- Revue : Cahiers d'études nodiéristes
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406170983
- ISBN : 978-2-406-17098-3
- ISSN : 2556-2371
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-17098-3.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/07/2024
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : fortune, influence, traduction, Russie, Pologne, Pays tchèques, littérature romantique
Avant-propos
Charles Nodier et les pays slaves
En 2021, le no 10 des Cahiers d’études nodiéristes était consacré à la Fortune de Nodier en Espagne. Le présent volume s’inscrit dans la continuité de celui-là, et porte sur la réception de Nodier dans les pays slaves, ou, plus précisément, en Russie, Pologne et dans les Pays tchèques. Nous espérons que de futurs numéros, après celui-ci, viendront explorer d’autres espaces, afin de dessiner progressivement une géographie nodiérienne aux contours du monde.
Les études sur la « fortune » d’un auteur sont une pratique ancienne, familière aux comparatistes. Comme le rappelaient Pierre Brunel, Claude Pichois et André-Michel Rousseau dans leur célèbre manuel1, la fortune se divise traditionnellement en « succès » et en « infuence ». Le succès se mesure quantitativement aux nombres de traductions, d’éditions, de lecteurs supposés d’une œuvre. L’influence, quant à elle, est davantage qualitative : elle renvoie à la manière dont une œuvre a pu être perçue par les écrivains et nourrir leur propre rapport à leur art. Consacré à la fortune de Nodier dans les pays slaves, le présent volume explore ces deux dimensions conjointement.
Pour la première fois, des études d’ampleur s’attaquent à l’épineux problème de la mesure du succès de Nodier dans les pays slaves. Les difficultés étaient pourtant nombreuses : le travail n’avait été que très peu défriché par la critique antérieure, tant en France que dans les pays concernés. Les quatre synthèses ici réunies relèvent toutes d’une forme d’expérimentation, et nous remercions chaleureusement les contributeurs à ce numéro d’avoir relevé ce défi. À l’exception d’un article de Motovilova2 publié en 1930, dont il importe de souligner 12ici la qualité, aucune enquête d’ampleur, jusqu’à présent, n’avait été tentée pour offrir au lecteur français un panorama de la réception de Nodier dans ces pays. Outre l’absence de travaux antérieurs sur lesquels s’appuyer, l’importante diffusion de la langue française dans les milieux cultivés de l’Est européen rend extrêmement difficile l’établissement de mesures et la collecte de données chiffrées. Les traductions de Nodier en russe, en tchèque ou en polonais, minutieusement relevées par Véra Milchina pour la Russie, Katia Hayek pour les Pays tchèques et Tomasz Jędrzejewski et Marta Sukiennicka pour la Pologne, ne donnent accès qu’à une infime partie de ce qui, de Nodier, a pu être effectivement lu. Si les traductions sont rares jusqu’à une période récente, elles n’en sont pas moins d’une grande richesse. Ce volume est donc également l’occasion de rendre hommage à l’œuvre de cetains traducteurs et traductrices, comme Natalija Manaseina, à laquelle nous consacrons un article, Jiří Našinec, dont Katia Hayek décrit le travail contemporain, et naturemment Véra Milchina elle-même, qui nous apporte ici son témoignage de traductrice infatigable, récompensée de nombreuses fois pour ses traductions du français vers le russe. Qu’elle soit ici remerciée d’avoir accepté de coordonner ce numéro.
Ces chercheurs ont rassemblé, au côté des traductions, d’autres données, en analysant les catalogues de libraires montrant les ouvrages disponibles en français, ou encore en explorant de larges corpus de presse, pour y trouver comptes rendus, hommages, allusions diverses à Nodier et à ses œuvres. On ne peut que souligner ici le renouvellement qu’autorise la numérisation de vastes ensembles de documents, littéraires ou non, qui permettent d’accéder à des formes de réception quotidienne ou privée3. Le traitement minutieux de ces corpus a permis de révéler, et ce n’est pas un mince résultat, que la connaissance de Nodier était beaucoup plus importante qu’on pouvait le croire jusque-là, et qu’elle méritait bien que nous nous lancions dans le projet un peu déraisonnable d’en chercher les traces.
C’est sans doute l’importance de cette diffusion du nom et de l’œuvre de Nodier qui explique l’influence qu’il a également pu avoir sur des 13auteurs slaves de premier plan. Tomasz Jędrzejewski et Marta Sukiennicka montrent l’importance de Nodier dans le développement de l’œuvre des trois grands « bardes » polonais de l’Âge romantique, Adam Mickiewicz, Juliusz Słowacki et Zygmunt Krasiński. Véra Milchina revient sur la place que Nodier occupe dans la création de Pouchkine, ou encore dans celle de Dostoïevski. Nicolas Aude commente la place de Jean Sbogar dans la genèse de Crime et châtiment. Cette question est sans doute celle qui a été la plus largement documentée par la recherche russe, notamment par Krinitsyn4, dont Nicolas Aude et Véra Milchina commentent les hypothèses5, tout en proposant de nouvelles pistes de comparaisons : Nicolas Aude réévalue la relation entre Sbogar et Raskolnikov en s’intéressant à Mme Alberti et à Dounia, sœurs d’Antonia et de Raskolnikov, afin de réinterroger la matière romanesque à partir de ses zones d’ombre et de ses arrière-plans. Au-delà des frontières du xixe siècle, Véra Milchina propose également des hypothèses sur les lectures possibles de Nodier chez des auteurs comme Nikolaj Gumilev et Vladislav Hodasevič. Mikhaïl Odesski avait déjà souligné, dans un article dont nous avions publié une traduction dans le premier volume des Cahiers d’études nodiéristes6, l’influence de Nodier sur le symbolisme russe, et notamment le poète Kouzmine. Douze ans plus tard, cet article trouve ainsi à s’inscrire dans un panorama plus large qui lui donne sens. L’influence de Nodier ne touche pas seulement les plus grands écrivains : Katia Hayek, Tomasz Jędrzejewski et Marta Sukiennicka montrent la reconnaissance de Nodier par les éducateurs, et le rôle que son œuvre a pu jouer dans la formation littéraire et linguistique des enfants aux xixe et xxe siècles. À mi-chemin entre étude du succès et étude de l’influence de Nodier, notre propre article se penche sur la traduction de Trésor des Fèves et Fleur des Pois dans la revue pour enfants Tropinka, dont le projet éditorial s’inscrit, comme l’œuvre de Kouzmine, dans le courant symboliste qui 14marque l’Âge d’argent de la littérature russe, au tournant des xixe et xxe siècles. L’adaptation du texte à ce nouveau contexte de réception permet une nouvelle lecture du conte de Nodier et en infléchit le sens.
Les travaux de Jauss sur la réception des textes nous ont accoutumés à ces jeux de perspective : tout texte est en quelque sorte recréé par le contexte nouveau dans lequel il est lu. Dans notre cas, au déplacement historique se superpose un déplacement géographique, qui réoriente la lecture. Suivre l’œuvre de Nodier dans les pays slaves nous invite aussi à reconsidérer l’histoire même de ces pays, sans laquelle il n’est pas possible de comprendre comment Nodier a pu être lu. Tomasz Jędrzejewski et Marta Sukiennicka montrent que la réception de Nodier est tributaire du mouvement national polonais, et que les années 1830-1831, qui voient l’écrasement de l’insurrection polonaise et, par conséquent, une forte immigration vers la France, constituent une césure dans l’histoire de la Pologne, comme dans la réception de Nodier. Leur analyse suit donc ce mouvement national :
Si, avant 1830, on prise surtout ses œuvres gothiques et frénétiques, subversives politiquement (tel Jean Sbogar), après 1831, c’est l’image d’un Nodier-académicien, folkloriste et aimable conteur qui s’impose sur le sol national. En revanche, chez les romantiques émigrés, qui ont un accès direct à la vie littéraire parisienne, Nodier fait figure de philosophe romantique abordant les grandes questions du destin palingénésique des nations et de l’humanité, sujets par lesquels Mickiewicz, Słowacki et Krasiński sont particulièrement préoccupés après l’échec de l’insurrection de Novembre 1830.
De même, Katia Hayek met en valeur l’importance du mouvement national tchèque et de la promotion de la langue tchèque pour comprendre l’histoire des traductions d’un auteur considéré comme « indissociable du romantisme fantastique ou de l’école frénétique ». Véra Milchina montre comment le contexte russe a pu favoriser la mise en valeur de telle ou telle facette du personnage, perçu à la fois comme un écrivain romantique parfois outrancier et un patriarche dont on ne saurait mépriser les avis. C’est alors la multiplicité des visages de Nodier qui semble favoriser ces réappropriations successives, mais aussi occulter la continuité de sa réception : il offre, au fil des générations, des images diverses, voire contradictoires. L’enquête menée par Véra Milchina au long de ses deux articles, du xixe siècle à nos jours, rend compte de la très grande plasticité de la figure de Nodier.
15On le voit, nous aurions pu à bon droit intituler ce dossier « Fortune de Nodier dans les pays slaves ». Si nous avons opté pour la formule « Nodier et les pays slaves », c’est pour marquer la réciprocité du lien qui les unit : les pays slaves occupent aussi une place importante dans la vie et l’œuvre de Nodier. Dans le précédent numéro des Cahiers d’études nodiéristes, un article de Florence Gacoin-Marks était consacré au regard porté par Nodier sur la réalité socio-culturelle qu’il découvre en 1812 dans les Provinces illyriennes, lors de son bref séjour à Ljubljana7. Dans le présent numéro, Katia Hayek rappelle la présence essentielle, quoique discrète, de l’arrière-plan hussite dans l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux où est mentionnée la ville de Könnigrätz, ville « emblématique des croisades contre les Hussites », partisans du réformateur tchèque condamné au bûcher en 1415. L’article de Georges Zaragoza, qui ouvre ce dossier, revient, quant à lui, sur le rapport de Nodier à la Russie. Il montre ainsi l’image que pouvait offrir l’Empire russe aux Français du début du xixe siècle. La Russie apparaît chez Nodier comme une puissance barbare, auréolée d’un imaginaire nordique. Cette image est en grande partie régie par le rôle joué par la Russie d’Alexandre Ier dans la coalition européenne contre Napoléon. Le voyage manqué de Nodier à Odessa en 1818, dans une Ukraine alors soumise à l’Empire, révèle également la perception très nette de la Russie comme puissance coloniale, à une époque où la France est également lancée dans de vastes conquêtes. L’Ukraine, renvoyée au « Désert » de la « steppe », est un espace vide peuplé de « nomades » : elle ressemble alors, sous la plume de Nodier, aux représentations qui seront données de l’Algérie, quelque douze ans plus tard.
C’est donc à un échange presque spéculaire entre Nodier et ses lecteurs de l’Europe médiane ou orientale, que ce volume vous invite.
Virginie Tellier
CY Cergy Paris Université
Laboratoire EMA – École, Mutations, Apprentissages (EA 4507)
1 P. Brunel, C. Pichois, A.-M. Rousseau, Qu’est-ce que la littérature comparée ?, Paris, Armand Colin, 2009 [1996], p. 51-59.
2 M. Motovilova, « Nodʹe v russkoj žurnalistike puškinskoj èpohi » [« Nodier dans les périodiques russes de l’époque de Pouchkine »], Jazyk i literatura [Langue et littérature], 1930, t. 5, p. 185-212.
3 Signalons que d’autres recherches se déploient actuellement dans la même perspective. Voir notamment C. Fournier Kiss, Germaine de Staël et George Sand en dialogue avec leurs consœurs polonaises, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, coll. « Révolutions et Romantismes », 2020.
4 A. Krinitsyn, « Zhan Sbogar » Sh. Nod’e i russkaya literatura XIX veka (Pushkin, Lermontov, Dostoevskii). URL : http://www.portal-slovo.ru/philology/39018.php?ELEMENT_ID=39018 (consulté le 07/03/2024)
5 Parmi les études disponibles, on peut citer Nedzveckij V. A., « Rodion Raskolʹnikov i Žan Sbogar », Dostoevskij : dopolnenija k kommentariju, Moscou, Nauka, 2005, p. 351-356 ou encore R. H. Jakubova, « Romantičeskaja povestʹ “Žan Sbogar” Š. Nodʹe v tvorčeskoj recepcii F. M. Dostoevskogo », Liberal Arts in Russia, vol. 3. no 5, 2014, p. 378-387.
6 M. Odesski, « Le toponyme “Greenock” dans le cycle de M. A. Kouzmine, “La Truite casse la glace” ». Cahiers d’études nodiéristes no 1 : Espace réel, espace imaginaire dans l’œuvre de Charles Nodier, 2012, p. 185-198.
7 F. Gacoin-Marks, « Découverte de l’Illyrie et démarche comparatiste dans les articles de presse de Charles Nodier », Cahiers d’études nodiéristes no 12 : Charles Nodier comparatiste, 2023, p. 47-60.