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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers d'études nodiéristes
    2023, n° 12
    . Charles Nodier comparatiste
  • Auteurs : Zaragoza (Georges), Geoffroy (Jacques), Raulet-Marcel (Caroline)
  • Pages : 217 à 235
  • Revue : Cahiers d'études nodiéristes
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406147718
  • ISBN : 978-2-406-14771-8
  • ISSN : 2556-2371
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14771-8.p.0217
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/04/2023
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Charles Nodier, Feuilletons du Temps, tome I – Articles et feuilletons(1830-1843) et tome II – Préfaces, prospectus, discours(1831-1844), Jacques-Remi Dahan (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2010, 989 et 527 pages, ISBN : 978-2-8124-0112-1.

Charles Nodier, Feuilletons du Journal des Débats et autres écrits critiques(1800-1823), volumes I et II, Jacques-Remi Dahan (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2021, 1188 et 2236 pages, ISBN : 978-2-406-11399-7.

Léditeur de ces quatre volumes rappelle, dès la présentation du premier dentre eux, que lœuvre de Nodier est un « véritable océan ». Cela est déjà vrai si lon considère toute la partie proprement littéraire de sa production dont la variété générique étonne et déconcerte parfois. Mais, à cette part déjà colossale, il conviendrait dajouter la part consacrée à son œuvre critique, non moins importante en nombre de pages. Tous ceux qui ont entrepris décrire sur lœuvre de Nodier, comme ses biographes, ont puisé régulièrement dans cette œuvre critique. Il fallait, pour la consulter, remonter aux exemplaires des journaux et revues archivés en bibliothèque, tâche parfois longue et délicate. Nodier a collaboré à plus dune vingtaine dentre eux, à toutes les étapes de sa vie littéraire, depuis La Décade philosophique en 1804 jusquau Bulletin du bibliophile quil fonde en 1834 avec léditeur Techener et auquel il confiera des textes jusquà ses dernières années. Cette œuvre dune richesse incontestable avait inspiré une thèse à Raymond Setbon, Libertés dune écriture critique, Charles Nodier, publiée en 1979 chez Slatkine. Cet ouvrage faisait la synthèse de la pensée esthétique de Nodier en puisant largement dans cette œuvre critique que nous venons de mentionner, et ce faisant balisait très exactement les domaines de pensée propre à cet auteur dans cette période qui vit éclore le romantisme, entre 1804 et 1829. La richesse de cette étude aura eu pour but dattirer lattention des chercheurs sur le rôle que Nodier a joué en ces années dans la vie littéraire française et douvrir la voie à Hélène Lowe-Dupas, Marie-Jeanne Boisacq-Generet ou Roselyne de Villeneuve. Mais cette œuvre critique de Nodier, dont 218limportance dans lhistoire littéraire de la période ne faisait plus de doute, était toujours éparse, même si la consultation du site Gallica avait beaucoup amélioré son approche. Il restait à réunir ces textes et à les publier. Cest donc ce qua fait Jacques-Remi Dahan en 2010 et 2021 en quatre gros volumes.

Les deux ouvrages souvrent par deux copieuses présentations où J.-R. Dahan commente son projet en filant une métaphore. Dans Feuilletons du Temps, il sattachait à lautomne et à lhiver de lécrivain, puis revient à son printemps dans Feuilletons du Journal des débats. Il dit encore que chacun de ces deux ouvrages a été pour lui une sorte de défi : dans Feuilletons du Temps – premier paru mais consacré à la période 1831/1844, date de la mort de Nodier – il sagissait pour lui de montrer que, contrairement à quelques idées reçues, lactivité littéraire en matière de critique de Nodier navait pas faibli dans sa dernière décennie. Dans Feuilletons du Journal des débats – second paru mais centré sur les juvenalia puis les écrits qui précèdent linstallation à lArsenal – il sagissait de rendre accessibles des textes qui létaient fort peu.

Lampleur de cette entreprise donnerait à penser que nous avons ici une intégrale. Ce nest pas le cas : Dahan explique quil a volontairement exclu de ces volumes toutes les pages à caractère historico-auto-biographique que Nodier va réunir en volumes sous les titres de Souvenirs et portraits, et Nouveaux souvenirs et portraits1, ainsi que ses pièces en vers réunies elles aussi en volumes autonomes2 ; il paraît en effet inutile de surcharger des volumes déjà très copieux de textes facilement accessibles par ailleurs et qui de surcroît ne sont pas inspirés par la critique mais bien plus par le souvenir jamais très éloigné des portes de la fiction. De sorte que la cohérence des textes publiés en est renforcée. Les dates butoirs choisies par léditeur pour cadrer ces deux publications sont plus discutables. Faire sarrêter les Feuilletons du Journal des débats en 1823 sexplique parce que cette date est celle dentrée en fonction du Bibliothécaire de lArsenal : ce moment marque une étape importante de la vie de Nodier, un aboutissement, une forme de reconnaissance de 219sa stature dhomme de lettres. Faire commencer les Feuilletons du Temps en 1830, cest choisir une date emblématique de lhistoire culturelle mais aussi politique de la France. Mais 1830, est aussi, dans la vie de Nodier, une date qui marque un certain repli ; non pas quil écrive moins, mais il nest plus ou beaucoup moins une des figures majeures de la nouvelle école littéraire. En somme, cest entre 1823 et 1830 que le Salon de LArsenal devient lépicentre de la vie culturelle française ; cest à lArsenal que se révèlent les jeunes artistes de demain, que se font et se défont les réputations. Le choix de J.-R. Dahan est donc de mettre entre parenthèses la production de Nodier en matière décriture critique, précisément pendant la période où sa voix a le plus de retentissement. Le chercheur nodiériste est en droit de se sentir frustré par ce choix : des pages aussi importantes que celles que Nodier consacre aux Odes et ballades de Hugo (La Quotidienne fév. 1827), de celles quil consacre à Byron et Moore (La Quotidienne 1er nov. 1829), ou encore celles qui font lexamen critique du Marino Faliero de Casimir Delavigne (La Revue de Paris, juin 1829) lui échappent. Certes, léditeur navait pas prétendu à une exhaustivité dans ses choix et dès lors on peut espérer quun volume viendra combler, dans un futur proche, la parenthèse 1824–1830.

Reste que la somme des textes réunis dans ces quatre volumes mérite considération. Bien entendu, comme toujours dans ce type douvrage, on ne peut prétendre que toutes les pages soient dun intérêt également soutenu. Mais il est évident que le regard de Nodier sur son temps est de première importance, cest le témoignage quasi au jour le jour dun homme qui vit des bouleversements politiques, sociaux, culturels comme il sen trouve rarement en si grand nombre dans une même courte période de lHistoire dune nation. Et Nodier nest pas un indifférent, loin sen faut, il nest pas un penseur que les realia ne touchent pas. Il sintéresse à tout et avec la même passion. On trouve ainsi les pages quil consacre à Walter Scott, auteur que lon découvre en France et qui va tant influencer le roman de ces premières décennies du xixe siècle, les pages quil consacre à sa découverte de Shakespeare, dont on sait limportance quil aura pour le drame romantique. On a souvent dit de Nodier quil était un passeur, mais ici, dans ces pages, il est surtout un grand témoin. Sa curiosité intellectuelle semble ne connaître aucune limite. J.-R. Dahan suit éloquemment, dans ses présentations, lhistoire 220de la collaboration de Nodier aux divers journaux et revues auxquels il a donné des textes ; il souligne ce quelles disent des options politiques de la pensée de Nodier, mais de sa grande liberté en la matière. Être un témoin ne signifie pas cependant que la personnalité de Nodier soit muette tout au long de ces pages. Au contraire, on (re)découvre ainsi la série darticles quil écrit pour le Télégraphe Officiel des Provinces illyriennes qui correspond très précisément à une période de sa vie, mais qui dévoile également ce quun homme habité du désir de lAutre comme na cessé dêtre Nodier, peut recevoir, analyser, comprendre du monde quil apprend à connaître. On lit également, dans un tout autre ordre didées, cet article consacré à Monique Saquet (Le Drapeau blanc, 28 déc. 1820) où le partisan de labolition de la peine de mort se fait entendre avec force et conviction. Lensemble de ces textes critiques publiés nous permet de mieux connaître la pensée dun homme qui a épousé son temps au plus près ; on est confondu par la variété des sujets abordés, littéraires, politiques, scientifiques, philologiques, linguistiques. Mais on est également séduit par le charme ou lacidité dune plume qui ne laisse jamais indifférent.

Notons que, pour le confort de la consultation, chaque ouvrage comporte des Appendices permettant de lire des articles attribués à Nodier entre autres, ou des articles non publiés, mais aussi un index des noms de personnes qui facilite considérablement la recherche. Ajoutons à ces éléments, une table des matières très détaillée – elle lest beaucoup plus dans Feuilletons du Journal des Débats que dans Feuilletons du Temps et on peut le regretter – autre outil précieux pour la rapidité et la précision de leur consultation.

Jules Janin écrivait dans La Revue de Paris en 1829 :

Jai toujours pensé que si le juif errant était encore de ce monde, le juif nétait pas autre que Charles Nodier. Nodier a tout vu, il sait tout, il ny a pas un nom quil ne vous dise, pas un fait quil ne vous rappelle, pas une date qui ne lui soit présente, et de ce nom inconnu, il vous dira la forme et la physionomie ; il connaît la famille de cet homme, il trouve le relatif de cette date, et à tout cela il donne une couleur, un mouvement qui ne sont quà lui, que lui seul trouve. Dictionnaire ou poésie, histoire ou roman, Trilbi ou Robespierre, peu lui importe ; il y a des siècles sur cette tête, il y a de lenfance ; il vient de naître, cest lhomme le plus vieux du siècle ; cest le sage dHorace sur les ruines du monde ; Bonaparte ne la pas fait reculer dun pas, un volume de moins dans sa collection lui ferait perdre la tête ; 221cher et bon juif errant, cest lui, cest lui, moins son crime : heureux le livre où il jette ses souvenirs. 

Cest donc un peu ce « juif errant » évoqué par Janin que nous donnent à lire, à entendre peut-être, ces quatre volumes darticles publiés par J.-R. Dahan. Une collection indispensable pour tout chercheur nodiériste et plus largement pour tout chercheur dix-neuvièmiste.

Georges Zaragoza

Université de Bourgogne Franche-Comté

CPTC – Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures (UR 4178)

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Marine Le Bail, LAmour des livres la plume à la main. Écrivains bibliophiles du xixe siècle, collection « Interférences », Presses Universitaires de Rennes, 2021, 378 p.

L Amour des livres la plume à la main est un titre un peu énigmatique (mais nest-ce pas la marque dun bon titre ?) que le sous-titre Écrivains bibliophiles du xixe siècle vient aussitôt clarifier. Mais cette mention des « écrivains bibliophiles », pour être éclairante, nen est pas moins paradoxale. En effet, la bibliophilie (« lamour des livres ») fait-elle si bon ménage avec la littérature, la création littéraire (« la plume à la main ») ? Le bibliophile collectionne, accumule et thésaurise, quand lécrivain, à la recherche dun lecteur, sinscrit dans un système de circulation. Lhomme des livres, le bibliophile, qui privilégie le livre-objet, ne soppose-t-il pas à lhomme de lettres pour qui importent le texte et sa transmission ? Réduire cette contradiction et même en montrer la fécondité, cest tout 222lenjeu de la démonstration de Marine Le Bail qui se situe « au carrefour de la poétique textuelle, de lhistoire culturelle et littéraire, et des sciences du livre et de lédition. » Au cours du xixe siècle, la figure du bibliophile fait partie de ces physiologies dont le siècle fut si friand et la bibliophilie, qui se constitue elle-même peu à peu en thème littéraire, saffirme comme une véritable matrice poétique. Cest à cette époque que naît lécrivain-bibliophile, dont Charles Nodier fut lun des plus éminents représentants.

La première partie « La bibliophilie au xixe siècle. De la pratique personnelle au personnage collectif » contextualise la bibliophilie dans ce siècle de la deuxième Révolution du livre en examinant son évolution, ses pratiques et lémergence dune conscience bibliophilique. Si les années 1830 se singularisent par une recherche des vieilles éditions (du xve au xviie siècles) et en particulier des incunables, des Aldes, des Elzévirs et des Gryphes, lépuisement de ce marché vers 1860 réoriente les choix vers les éditions du xviiie siècle illustrées par Boucher, Fragonard ou Watteau, et les éditions originales romantiques illustrées. La bibliophilie fin-de-siècle, quant à elle, privilégie les éditions originales rares, au tirage limité, exécutées, pour leur typographie et leur illustration, avec le plus grand raffinement, et réalisées avec des matériaux luxueux.

Lélitisme assumé du bibliophile et son intérêt exclusif pour des livres rares et chers, dont le contenu lui importe peu, en font une cible traditionnelle de la part des vrais lecteurs. Les physiologies le représentent volontiers comme un individu vieilli prématurément et ne vivant que pour une unique passion qui le ruine et le dessèche. Grâce à des illustrations bien choisies et un riche cahier iconographique en couleurs, le lecteur partage le point de vue critique des caricatures de Tony Johannot, Benjamin Roubaud ou Gavarni. La prolifération dun lexique péjoratif exprime bien également ce regard de défiance, de moquerie et dhostilité envers ceux que lamour des livres conduit à des pratiques dévoyées et perverties. Charles Asselineau emploie le plaisant néologisme de libiricité. On passe du bibliophile au bibliomane, puis au bibliopathe, au bibliolâtre, pour aboutir au bibliophage, au bibliotaphe et enfin au biblioklepte.

Si la bibliophilie prête le flanc à une critique grossière et parfois simpliste, elle va opérer au début du siècle un retournement en se constituant 223elle-même comme objet détude et en devenant une pratique raisonnée. Cest le Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, fondé par Charles Nodier et Jacques Joseph Techener en 1834, qui ouvre la voie à une approche scientifique qui se dote doutils historiques et méthodologiques. La publication de manuels, de guides et dusuels traitant de lart de former une bibliothèque prolifère et prolonge cette entreprise. Dans leurs divers essais à visée apologétique, les bibliophiles ne se font pas faute de redorer lécu de leur discipline. Enfin, ils se regroupent, sassocient au sein de sociétés et de réseaux : Société des bibliophiles françois, Société des amis du livre ou Société des bibliophiles contemporains. Ils se dotent de moyens efficaces de communication avec des bulletins et des revues propres qui assurent leur cohésion. Dans cet univers à mi-chemin entre la société savante et la société secrète, émergent quelques figures puissantes et originales damoureux des livres qui concilient la pratique de la collection avec lentreprise de la création, ce sont les écrivains-bibliophiles, parmi lesquels on retient surtout les noms de Charles Nodier (lauteur le plus présent dans lindex des noms propres), Paul Lacroix (dit le bibliophile Jacob), Charles Asselineau, Edmond de Goncourt et Octave Uzanne.

Que devient justement la bibliophilie, lorsque la littérature sen saisit ? Cest à cette question centrale que répond la deuxième partie de létude : « Pour une poétique de la bibliophilie ». Lanalyse sattache dabord à étudier les différentes composantes du récit bibliophilique et leur dynamisme. Il existe une topographie bibliophilique qui va des caisses des bouquinistes parisiens sur les quais de Seine jusquaux cabinets particuliers des collectionneurs, en passant par les librairies spécialisées et les salles des ventes. En ce qui concerne les personnages, le récit met souvent en opposition les bibliophiles qui entourent leurs richesses de soins exigeants et méticuleux et les bibliophobes : ignorants qui pèchent par indifférence ou négligence, enragés qui sen prennent aux livres pour des raisons idéologiques. Il nest pas rare que la compagne du bibliophile, trop longtemps délaissée, rejoigne les rangs des bibliophobes et porte le fer et le feu contre lunique objet de son ressentiment. Cest donc tout naturellement que le motif de la bibliothèque détruite devient un nœud narratif privilégié. Au mieux la bibliothèque est vendue, dispersée, recomposée en dautres mains, au pire, elle est anéantie, lentement par les rats et les vers 224ou brutalement par lincendie. La structure narrative dominante est donc, après celle de la quête, celle de la préservation, mais dans tous les cas la monomanie du bibliophile a quelque chose de mortifère et, au bout de sa bibliofolie, le personnage est voué à une mort prématurée. Le récit bibliophilique fonde aussi son unité sur le plan discursif, dans la mesure où la narration sadresse à un public averti et se pare volontiers de termes techniques propres aux métiers de la reliure, de la papeterie, de la typographie. Les références savantes et les considérations érudites sadressent à un lectorat dinitiés. Ce discours sérieux nexclut pas, par ailleurs, une mise à distance critique du personnage du bibliophile et de ses activités. À sa déraison, le narrateur oppose sa dérision.

Dans la mesure où sa passion le fait vivre au rebours des normes sociales, le bibliophile se trouve en but à la critique et à la moquerie, il est systématiquement mis à mal dans des récits ironiques qui ouvrent la voie à une dimension réflexive du récit, où lon voit que la bibliophilie est une véritable descente aux enfers et quelle sachève presque toujours tragiquement. Dans le personnage du bibliophile, lauteur expérimente ses propres errements, ses craintes et ses fautes pour mieux les conjurer et les exorciser. Le bibliomane Théodore ne sert-il pas de repoussoir au bibliophile Nodier ?

Quand lécriture bibliophilique ne cède pas aux mirages de la fiction (fût-elle réflexive, morale ou exemplaire), elle se donne le plaisir de recréer les livres en les décrivant ou en les récrivant. En détournant les codes du catalogue bibliographique (appendice indispensable de toute bonne bibliothèque), certains auteurs explorent leurs trésors livresques sous la forme de descriptions et de commentaires très libres, à linstar de Nodier dans ses Mélanges tirés dune petite bibliothèque. Le bibliophile Jabob quant à lui, en commentant le catalogue de la bibliothèque Saint-Victor (dans Pantagruel) ne réalise pas un catalogue moins imaginaire que celui de Rabelais. Sous la plume dEdmond de Goncourt, dans La Maison dun artiste, le livre est restitué et célébré dans toute sa noblesse matérielle par une approche très sensuelle, à la fois visuelle, olfactive et tactile. Le récit bibliophilique joue enfin de lintertextualité, puisque sur un récit premier se greffe un récit second, un livre engendre un autre livre. Franciscus Columna de Nodier est une expansion du Songe de Poliphile, ouvrage rare et mystérieux 225imprimé à Venise en 1499, comme Les Faux Saulniers de Nerval sont un récit extrapolé dun livre longtemps introuvable, lHistoire de labbé de Bucquoy. Par tous ces aspects, la bibliophilie saffirme comme un véritable objet littéraire.

La troisième partie « La bibliophilie à la croisée des temps » examine le double tropisme qui oriente dune part la bibliophilie vers les livres anciens, leur conservation et leur étude, et lautre vers ce qui se joue dans le domaine contemporain de la création du livre dartiste ou du livre dexception. Dans cette chasse aux éditions anciennes caractéristique du début du xixe siècle, Charles Nodier occupe une place éminente, par son érudition, et originale, par ses pratiques personnelles. Cest lui le premier qui, au grand dam des fétichistes du livre, a linitiative de substituer aux couvertures abîmées et aux reliures défaillantes des imitations modernes quil confie aux bons soins des meilleurs relieurs comme Thouvenin ou Bauzonnet. Par ailleurs, si Nodier cède comme un autre aux voluptés de se saisir dun Elzévir, sa quête bibliographique le pousse vers des réalisations beaucoup moins prestigieuses : petites plaquettes, poésies burlesques et facétieuses, almanachs ruraux, traités ésotériques, livrets en patois, qui sont à ses yeux autant de traces du génie originel de la langue quil recherche inlassablement. Parallèlement au marché du livre rare, le xixe siècle vit lémergence dun marché concurrent et complémentaire, celui du document autographe : manuscrit littéraire, mais aussi correspondance, billets, journaux intimes, pièces judiciaires, notes… tous ces documents oubliés par lhistoire officielle, mais qui pour le bibliophile sont les témoins directs et authentiques dun passé ressuscité. Dans ce domaine, les frères Goncourt, grands admirateurs du xviiie siècle et collectionneurs de documents privés et anecdotiques, explorent la voie dune nouvelle histoire, celle des mentalités et des mœurs.

À contre-courant dune bibliophilie rétrospective, certains auteurs comme Nodier ou Octave Uzanne ont cherché à créer des livres qui soient modernes dans leur conception, mais en rupture complète avec la marchandisation et la banalisation outrancières de lécrit. Charles Nodier publie en 1830 Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, un ouvrage qui va faire date. Avec la complicité de son éditeur Delangle, du dessinateur Tony Johannot et du graveur Porret, il conçoit un objet unique et inimitable où dialoguent et se réinventent les domaines 226linguistique, typographique et iconographique. LHistoire du roi de Bohême nest pas un livre de plus, mais un objet nouveau et Marine Le Bail y voit « un véritable manifeste en acte contre léconomie générale de fonctionnalité et de rentabilité qui prévaut dans le secteur de la librairie. » À la fin du siècle, Uzanne, dans une posture de dandy et desthète, donne une nouvelle impulsion au livre de luxe. Les nouveaux bibliophiles entendent désormais contrôler eux-mêmes toute la chaîne du livre : écriture, choix exigeant des textes, mise en forme soignée de la typographie, des illustrations et de la reliure. Les papiers rares sont privilégiés : vélins de Hollande, Chine, Japon. Uzanne se montre ouvert aux nouvelles techniques de lhéliogravure et fait éclater les couleurs sur les couvertures et dans les illustrations. Avec lui, le livre entre dans le domaine des arts décoratifs. Le tirage limité est réservé à un club fermé de sociétaires.

Enfin, la bibliophilie a son mot à dire en matière dhistoire littéraire, même si ce nest certes pas son but premier. Le bibliophile, comme le mémorialiste, le critique, lessayiste, avec des méthodes et des critères qui lui sont propres, interfère dans la redécouverte ou la réhabilitation de courants esthétiques ou dauteurs peu connus. Il existe donc une véritable histoire littéraire bibliophilique, qui nest pas toujours en phase avec lhistoire institutionnelle. Ainsi, la collection de Charles Asselineau, qui rassemble des éditions originales du début du romantisme, fait la part belle à ceux que lon appelle les « petits romantiques » : Pétrus Borel, Charles Lassailly, Philotée ONeddy… Charles Monselet, quant à lui, dans ses Oubliés et dédaignés (1857) rend justice aux écrivains mineurs des années 1770 à 1800, perdus entre la fin des Lumières et les débuts du Romantisme : le chevalier de Mouhy, Desforges ou Dorvigny. À linitiative de quelques écrivains bibliophiles épaulés par des éditeurs, on voit apparaître des collections éditoriales très soignées : les « Petits classiques françois » de Nodier et Delangle, le « Cabinet de Vénerie » de Paul Lacroix et Jouaust et les « Petits conteurs du xviiie siècle » dUzanne et Quantin. Les exigences de rareté, de singularité et doriginalité conduisent certains bibliophiles à sintéresser à cette catégorie particulière des écrivains dits « excentriques », fous littéraires et doctrinaires exaltés. La Bibliographie des fous de Nodier et Les Illuminés de Nerval évoquent ainsi les cas les plus extrêmes de létrangeté littéraire.

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À lheure du numérique et de la troisième Révolution du livre, louvrage de Marine Le Bail ne manquera pas de susciter chez tous les citoyens-lecteurs de Bibliopolis autant de réflexions que démotions.

Jacques Geoffroy

Université de Bourgogne Franche-Comté

CPTC – Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures (UR 4178)

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Paul Kompanietz, Les Romans de la Terreur. Linvention dun imaginaire (1793-1874), Paris, Classiques Garnier, 2021, 560 p.

Les amateurs de Charles Nodier connaissent le rôle tristement matriciel qua joué la Terreur dans la construction de sa sensibilité et de son imaginaire, lui que son père, alors Président du Tribunal Criminel de Besançon, a fait assister à des exécutions en 1793, lui dont le professeur de grec, Euloge Schneider, a été accusateur public à Strasbourg, avant dêtre à son tour guillotiné le 1er avril 1794. Les images cruelles et sanglantes de la Terreur hantent de façon obsédante plusieurs œuvres de Nodier, en même temps quelles ont donné naissance chez lui à une hostilité viscérale à la peine capitale.

Dun point de vue historique, la « Terreur » se caractérise à la fois par la mise en place en 1793 dune radicale politique de « salut public » destinée à lutter contre la guerre et les opposants au nouveau régime, et par une série de mesures démocratiques inédites. Cette période troublée, qui sachève par larrestation et la mise à mort de Robespierre le 28 juillet 1794 (10 thermidor an II), est au cœur de la très belle étude 228menée par Paul Kompanietz sur le rôle joué par le genre romanesque dans l« invention dun imaginaire » propre à mettre en discours, à représenter cet événement politique sanglant et inouï qui a profondément marqué son époque. Dévoiement conjoncturel des principes de 1789 ou bien inéluctable aboutissement de la mécanique révolutionnaire ? Expression dun pouvoir arbitraire ou bien expérience démocratique originale ? La Terreur fait, aujourdhui encore, lobjet dune série de controverses politique, historique, historiographique… Apparu en 1797 et fixé par Michelet, lemploi du terme est demblée porteur dune charge polémique. En tout cas, quel que soit le sens qui lui est donné, cette période est perçue par ses contemporains et par les générations suivantes comme lorigine – traumatique ou salutaire – dune série de bouleversements politiques et sociaux dont linfluence se fait sentir pendant tout le xixe siècle, notamment lors des révolutions qui en font ressurgir de façon très vive le souvenir en 1830, 1848 et 1871.

Comment le genre romanesque peut-il se pratiquer « au milieu des têtes qui roulent3 » ; comment, dès la fin du xviiie siècle, contribue-t-il à penser ce « temps incommensurable4 » pour reprendre les expressions respectives de Benjamin Constant et de Germaine de Staël ? Quel rôle joue-t-il dans la construction dun système de représentations appelé à durer ? Au seuil de son ouvrage, Paul Kompanietz souligne le défi esthétique et intellectuel au cœur de toute tentative discursive pour tenter, au moment où elle advient, dappréhender la Terreur, moment de violence mais aussi de sidération collectives. Nest-on pas dans le paradigme de lirreprésentable ? Dans la suite de létude, il sagit de mesurer la part prise par lécriture romanesque dans la transmission dun imaginaire et dune mémoire où les interprétations de la Terreur fluctuent selon les événements qui agitent le xixe siècle, selon les bords politiques des uns et des autres.

La structuration chronologique de louvrage met demblée en valeur les scansions essentielles – esthétiques, politiques et générationnelles – de la construction dun système de représentations de la Terreur. De 1793 à 1813, cest le « temps de lactualité » où la Terreur, dès son avènement ou 229dans laprès-coup immédiat de la période thermidorienne, donne naissance à un imaginaire polémique sous la plume de ceux qui en ont été victimes. La Terreur occupe notamment une place de choix dans les récits de lémigration. De 1814 à 1848, se déploie le « temps des mémoires » où lapparition de controverses historiographiques et politiques sur le sens à donner à la Terreur va de pair avec le souci de transmission qui anime des témoins vieillissants. Sous la Restauration, la volonté de la Monarchie légitimiste de faire expier le régicide saccompagne dune représentation toujours très noire de la Terreur. Dans le même temps, la publication de premières sommes historiques sur la Révolution donne lieu à une lecture moins manichéenne de lévénement : les historiens libéraux condamnent la Terreur tout en réhabilitant les avancées de 1789. La révolution de 1830 libère ensuite la parole de ceux qui louent les acquis de lan II, tout en faisant resurgir la hantise dune division de lunité nationale. Cest lépoque du « passé-plus-que-présent » (p. 361) pour reprendre une heureuse formule de Paul Kompanietz. De 1848 à 1874, on entre enfin dans le « temps des histoires » où la Terreur est à la fois objet du passé et miroir de la révolution de 1848, puis de la Commune. Paul Kompanietz clôt son étude de façon significative sur la date de publication de Quatrevingt-treize par Victor Hugo, « testament littéraire, historique et politique » (p. 479) dun écrivain dont la destinée se confond avec celle de son siècle.

Au fil de ces différentes périodes, Paul Kompanietz montre la porosité féconde entre lécriture romanesque et les autres types de discours sur la Terreur : le phénomène est foisonnant au « temps de lactualité ». Lorsque « sinvente » lécriture de la Terreur dans lurgence dun indicible à partager, le roman emprunte au libelle, au pamphlet ; il sinspire des comptes rendus de procès de la période thermidorienne ; il salimente aussi aux mémoires, aux correspondances… Ensuite, tout au long du xixe siècle, le roman poursuit son dialogue avec lécriture mémorielle tout en nouant également des liens avec le discours historiographique. Les histoires de la révolution de Thiers, Mignet, Lamartine, Michelet ou encore Louis Blanc, nourrissent, parfois explicitement, les romans de la fin de la période, qui en tirent une partie de leur légitimité historique. De leur côté, les historiens usent de moyens proprement narratifs pour donner du relief à lhistoire. De façon générale – et cest lun des enjeux essentiels de cette étude que de le montrer –, la mise en fiction 230romanesque de la Terreur exerce, de 1793 à 1874, une influence sur les discours non fictionnels. Lévénement instaure notamment une proximité inédite entre vérité historique et fiction, qui oblige à une série de reconfigurations discursives.

Au sein du genre romanesque lui-même, on assiste à une série de renouvellements et de déplacements, tous significatifs de la façon dont la Terreur est perçue et donnée à voir dans sa singularité inédite. Paul Kompanietz montre la logique demprunts et dactualisation au cœur des romans de la Terreur, lorsquil sagit décrire au plus près des événements sanglants de 1793-1794. Ce massif textuel qui représente 45 % du corpus étudié est loin de constituer un territoire homogène. Les romanciers de la fin du xviiie sièclepuisent dans diverses traditions, quils contribuent à infléchir dans un sens nouveau. Si les formes du roman-mémoires et du roman épistolaire se prêtent tout particulièrement au récit des événements politiques récents, lidéalisation caractéristique du récit pastoral ou précieux nest en revanche plus de mise. Le roman sentimental, lui, reste toutefois incontournable, pourvoyeur de clés pour analyser les affres dâmes sensibles prises dans la tourmente révolutionnaire. Le naufrage au cœur des robinsonnades constitue un motif privilégié pour dépeindre un désastre, à la fois intime et collectif. On retrouve également le héros traditionnel du roman libertin, cette fois sous les traits dun Jacobin pervers menaçant la vertu de ses victimes. Le récit carcéral en vogue au début de la Révolution pour dénoncer les abus de lAncien Régime acquiert lui aussi une nouvelle acuité dans un contexte darrestations massives. Lesthétique du tableau est, pour sa part, réinvestie afin de donner à voir la façon dont la Terreur a tristement métamorphosé Paris, mais aussi dautres villes de France. De façon plus oblique, le roman noir et les affects quil véhicule peuvent également être envisagés comme lune des formes dexpression littéraire de la Terreur. De cette fabrique première de lécriture de la Terreur émerge un ensemble de stéréotypes appelés à durer, quil sagisse de schémas narratifs centrés, par exemple, sur la conspiration ou lexil, ou bien de personnages types. Constamment diabolisé, Robespierre se transforme ainsi quasiment en personnage. Représentés comme des êtres brutaux, avides et illettrés, accusés de dénaturer la morale et la langue, les sans-culottes donnent naissance eux aussi à une figure emblématique des fictions romanesques de la 231Terreur. Des récits parodiques paraissent à leur tour, montrant combien le caractère figé de ces éléments est très vite perçu comme tel par les contemporains. À côté de ce processus de simplification idéologique et narrative, les romans de la Terreur ouvrent également un espace réflexif où certains écrivains tentent danalyser de façon nuancée la crise à la fois politique et poétique en train de se jouer. Paul Kompanietz montre de quelle manière Isabelle de Charrière et Germaine de Staël ont envisagé conjointement les bouleversements politiques et culturels de la société. Cest à loccasion des événements révolutionnaires que Mme de Staël montre que la littérature est inséparable de létat de la société où elle sélabore – idée que ne reniera pas Charles Nodier. Convaincue que lanalyse des passions permet de mieux comprendre la véhémence et le fanatisme révolutionnaires, elle considère le roman comme un instrument privilégié pour dépeindre et appréhender les « mouvements intérieurs de lâme5 ». La fiction se voit ainsi assigner une fonction politique et morale.

La deuxième période étudiée par Paul Kompanietz est celle de la vogue du roman historique. Si des œuvres comme Cinq-Mars de Vigny (1826) ou la Chronique du règne de Charles IX de Mérimée (1829) établissent des passerelles entre lhistoire de lAncien Régime et celle, plus récente, de la Révolution, il est toutefois intéressant de noter que les romans de la Terreur à proprement parler ne relèvent pas prioritairement de ce genre romanesque. Ils empruntent bien davantage leurs procédés à limpressionnante vogue éditoriale des mémoires : la mise en scène de la transmission de souvenirs, parfois encore très vifs, est un trait récurrent des fictions de la période. Dans la distance permise par le récit rétrospectif, cest une « mélancolie générationnelle » (p. 285) qui se dessine. Par ailleurs, de nouvelles figures acquièrent de la visibilité dans le champ du récit, accédant parfois au rang de mythe : on pense à la figure ambivalente du bourreau mise à lhonneur par la veine frénétique, aux Girondins érigés en martyrs, à André Chénier désigné poète maudit par Vigny dans Stello (1832)… Si lhommage rendu aux Girondins modifie en partie lappréhension de la Terreur en introduisant une ligne de partage chez les Républicains, la mode des récits consacrés aux « guerres de lOuest » (p. 362) vient, elle, alimenter la littérature contre-révolutionnaire. Le paysage politique et littéraire est toujours clivé.

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Sous le Second Empire et au début de la Troisième République, lécriture de la Terreur sinscrit dans le développement plus général de la presse et de la littérature populaire, notamment sous forme de roman-feuilleton. À côté dœuvres typiques de la martyrologie royaliste, toujours vivace, sont publiés des romans républicains, où se dessine, à travers le point de vue du peuple, une réhabilitation progressive de la période de la Terreur, en tout cas de ses principaux acteurs, obligés malgré eux duser de la force afin de sauver la France des forces réactionnaires qui la menaçaient. La Terreur se mue parfois en simple toile de fond, réservoir de péripéties propres à tenir en haleine un lectorat désireux de se divertir mais cest aussi lépoque dœuvres qui marquent durablement les imaginaires, comme celles dEugène Sue ou dAlexandre Dumas. Faisant surgir à nouveau le spectre de la Terreur, la révolution de 1848 et la Commune fascinent et effraient tout à la fois. Le souvenir de 93 reste une référence incontournable pour comprendre litinéraire politique de George Sand et Victor Hugo tout au long du xixe siècle, la première devenant progressivement de plus en plus critique vis-à-vis du legs jacobin en dépit de son admiration pour Robespierre, le deuxième prenant parti pour lamnistie des Communards.

Lampleur du corpus abordé dans cette vaste fresque force le respect tant dun point de vue diachronique que synchronique. Nous avons voulu mettre en valeur les lignes de force essentielles du parcours chronologique emprunté par Paul Kompanietz, mais sa démonstration prend appui sur des analyses historiques et textuelles fouillées, sans hiérarchisation a priori. Tout en nous livrant de passionnants éclairages sur des œuvres passés à la postérité, lauteur nous offre également le plaisir de découvrir le détail de textes moins connus – voire tombés dans loubli –, que ces textes participent au « lissage » idéologique et narratif de la Terreur ou quils en favorisent une approche plus complexe. De ce fait, louvrage de Paul Kompanietz nous plonge à la fois dans la fabrique des imaginaires et dans un contexte littéraire et éditorial plus riche que ce quen a gardé lhistoire littéraire. Impossible de tout mentionner, mais nous ne résistons pas à lenvie de présenter quelques exemples marquants rencontrés au fil des pages. Dans la première partie de louvrage, à côté de très intéressantes pages sur la vision cyclique de lhistoire chez Chateaubriand (Les Natchez 1826 et Les Martyrs 1809) ou sur le brouillage 233idéologique à lœuvre chez Sade (Histoire de Juliette 1797), on découvre une étude des Lettres trouvées dans des portefeuilles démigrés dIsabelle de Charrière (1793) et de LÉmigré de Gabriel Sénac de Meilhan (1797). Le premier récit ouvre, entre ses personnages, un espace dialogique propre à dépasser les manichéismes pour rêver à une possible réconciliation ; le second use de façon sensible des ressorts du pathétique tout en offrant une vision politiquement nuancée du monde aristocratique. Dans une belle sous-partie sur « lécriture de la réticence » (p. 69), on renoue avec les excentricités – étudiées par Daniel Sangsue – du Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (1794). Paul Kompanietz montre, en-deçà de la légèreté badine du narrateur, que le repli sur lespace intérieur manifeste le désir déchapper aux menaces de lhistoire en marche.

Dans la deuxième partie, une étude des Mémoires dun sans-culotte bas-breton dÉmile Souvestre (1840), une présentation de Gingènes ou Lyon en 1793 dEdmond Badon (1847), centré sur la résistance lyonnaise face aux troupes conventionnelles, nous permettent darpenter des territoires fictionnels, là aussi, peu balisés. Cette section nous donne également loccasion dapprécier le rôle fondamental joué par la Terreur dans la conception balzacienne de la société. Dans Un épisode sous la Terreur (1830), Sanson,bourreau de Louis XVI et Marie-Antoinette, sapparente à une « figure romanesque de lexpiation » et incarne une révolution ambivalente, à la fois « déstructuration » de la société dAncien Régime et « libération des énergies individuelles » (p. 314). Dans « Les Deux rêves » (1830), lirruption de Catherine de Médicis dans le songe de Robespierre pour le prévenir dun destin sanglant a des accents fantastiques. La présence de ce registre de lirrationnel nest pas un cas isolé, comme si la Révolution revenait hanter toute une génération. Cest ce que révèlent aussi les œuvres étudiées dans la troisième partie de louvrage. Dans LEnsorcelée de Barbey dAurevilly, les souvenirs de la chouannerie surgissent avec une violence extrême, donnant à l« imaginaire spectral » (p. 467) de la Terreur une dimension satanique. Dans Quatrevingt-Treize, le récit historique se voit, lui, dépassé par une réflexion philosophique sur léternelle opposition entre la loi et le droit. Là où Cimourdain représente lintransigeance des règles édictées par le comité de Salut public, Gauvain incarne lespoir dune conscience morale supérieure. Il est significatif que Hugo fasse également de ce dernier un double du poète, incarnation dune utopie réconciliatrice.

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Et Charles Nodier ? Cest dans la deuxième partie de louvrage que lon trouve lanalyse de deux de ses œuvres, Thérèse Aubert (1819) nourri en partie par les souvenirs du jeune Charles pendant la Terreur, et Le Dernier Banquet des Girondins (1833), œuvre inclassable, qui a contribué de façon décisive à construire la « légende girondine » (p. 337). À chaque fois, Paul Kompanietz rend justice à la plume de Nodier. Si la première édition de Thérèse Aubert souvre sur le topos du manuscrit trouvé dans une prison, celle de 1832 est précédée dune préface où Nodier insiste sur la « personnalité des souvenirs6 » de son récit. Comme le jeune Charles, Adolphe de S*** pris dans la tourmente de lémigration, voit Schneider, son professeur de grec, mourir exécuté. Quant à Aubert, père de Thérèse et protecteur dAdolphe, il est président dun tribunal comme Antoine-Melchior Nodier. Dans un monde aux fondements ébranlés, où les identités politiques, sociales et sexuelles deviennent confuses, incertaines, ce personnage paternel est une figure bienveillante et modérée qui contraste avec les excès cruels de la Terreur. Le récit est à son image, qui offre des portraits nuancés des différents protagonistes rencontrés par Adolphe. Celui-ci tire une leçon de tolérance du comportement du Président Aubert : « Je concevais pour la première fois, quil ny a point de nuance dopinion si absolue quon puisse la supposer, qui exclue entièrement lhumanité et la justice7. »

On retrouve cette absence de sectarisme dans la deuxième œuvre étudiée. En 1833, Nodier met en scène le dernier repas des Girondins à la Conciergerie avant leur exécution. Paul Kompanietz souligne la complexité générique de ce texte qui « tient à la fois du drame, du roman, du centon, de lessai historique, du recueil danecdotes et du “propos de table” » (p. 338). Limminence de la guillotine rappelle le roman noir ; le resserrement spatial et temporel évoque la tragédie ; le portrait de détestables sans-culottes aux « bonnets couleur de sang8 » rappelle les stéréotypes anti-jacobins. Le texte exemplifie par ailleurs ce que Paul Kompanietz dit de la porosité entre genres fictionnel et non fictionnel : après avoir cité Thiers en épigraphe, Nodier amplifie le bref passage que lhistorien consacre à cet ultime repas. Loriginalité idéologique du récit 235provient du fait que la critique portée contre la Terreur émane ici, non pas de royalistes, mais de républicains modérés, mis à mort par de plus radicaux queux. Plein desprit, le dialogue entre les prisonniers se mue en joute oratoire, façon de mettre à lhonneur léloquence républicaine. Des désaccords naissent entre les convives, aboutissant à une célébration implicite de la « polyphonie démocratique » (p. 343). Lhumour, souvent noir, désamorce le pathos tout en le renforçant. Cela concourt à donner une vision positive des condamnés qui défient bravement limminence de la mort. On sait combien la guillotine fait horreur à Nodier. Dans Les Blancs et les Bleus publiés sous le Second Empire (1867-1868), Paul Kompanietz mentionne un intéressant passage où Alexandre Dumas dépeint le jeune Charles terrorisé par sa rencontre fortuite avec le macabre instrument, preuve que lécrivain bisontin a su transmettre ses propres souvenirs de la révolution à la génération suivante.

De Thérèse Aubert au Dernier Banquet des Girondins, Nodier passe de la région du Mans à Paris, du roman sentimental à la tradition du banquet platonicien, du pathétique à la truculence provocatrice des orateurs. Cette diversité dapproches et de tons est significative de ce qui se joue de façon plus large dans le passage « de la Terreur de lhistoire à la terreur du roman » (p. 512), dans linvention dun riche imaginaire dont cet ouvrage offre un panorama convaincant et passionnant.

Caroline Raulet-Marcel

Université de Bourgogne Franche-Comté

CPTC – Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures (UR 4178)

1 Ch. Nodier, Souvenirs et portraits dans Œuvres complètes de Charles Nodier, VIII, Paris, Renduel, 1833 et Nouveaux souvenirs et portraits, Paris, Magen et Comon, 1841.

2 Poésies diverses de Charles Nodier, Paris, Delangle Frères, 1827 et Ch. Nodier, Contes en prose et en vers, Paris, Renduel, 1837.

3 Lettre du 11 novembre 1793 de Benjamin Constant à Isabelle de Charrière, in I. de Charrière, Œuvres complètes, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1979, t. IV, p. 256.

4 G. de Staël, De linfluence des passions, [1796], Œuvres complètes, série I, t. 1, Fl. Lotterie (éd.), Paris, Champion, 2008, p. 134.

5 G. de Staël, Essai sur les fictions, [1795], Œuvres complètes, série I, t. 2, éd. de S. Genand, Paris, Champion, 2013, p. 57.

6 Ch. Nodier, Thérèse Aubert, [1819], Œuvres complètes, Genève, Slatkine Reprints, 1998, p. 276.

7 Ch. Nodier, Thérèse Aubert, op. cit., p. 300.

8 Ch. Nodier, Le Dernier Banquet des Girondins, [1833], Portraits de la Révolution et de lEmpire, éd. de J.-L. Steinmetz, Paris, Tallandier, 1988,p. 60.