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Classiques Garnier

Comptes rendus

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Marta Sukiennicka, Éloquences romantiques : Les Années de lArsenal (1824-1834), Wydawnictwo Naukowe UAM, Poznán, 2020, 270 pages, ISBN : 978-83-232-3820-1. Disponible en version électronique : nouvelle édition [en ligne]. Champs sur Marne : LISAA éditeur, 2021, <http://books.openedition.org/lisaa/1567>

Le titre choisi par lauteure de cet ouvrage, qui est sa thèse de doctorat, mérite demblée quelques observations. On notera tout dabord le pluriel de « éloquences romantiques », nuance bienvenue en ce que le romantisme fait très souvent le choix de lindividuel face à luniversel, ce qui revient à dire que cette partie de la rhétorique néchappera pas à la pluralité, à la diversité qui caractérisent cette école. Même si dans sa conclusion, Marta Sukiennicka affirme avoir voulu « circonscrire et [] définir léloquence romantique » (p. 247), la leçon de son ouvrage illustre plutôt le pluriel du titre. On notera également le sous-titre « Les Années de lArsenal (1824-1834) » qui inscrit en filigrane la figure de Charles Nodier par le biais du lieu où il a accueilli – à savoir son salon de lHôtel de Sully – ses jeunes confrères qui, pendant une décennie, ne cesseront de se référer au bibliothécaire de lArsenal, tout à la fois maître et ami bienveillant. Lauteure dit encore dans sa conclusion quelle a souhaité « jeter une nouvelle lumière sur la place de Nodier au sein du mouvement romantique français » (p. 249), et en effet la part faite à Nodier et à son œuvre dans le volume, linscrit résolument dans la critique nodiériste de ce jeune xxie siècle.

Louvrage se compose de trois parties : la première se veut historique. Il sagit danalyser « le statut de la rhétorique au sein des Belles-Lettres ainsi que de son enseignement entre la fin du xviiie et les trois premières décennies du xixe siècle » (p. 15), la deuxième est consacrée aux « jugements des romantiques sur la rhétorique et léloquence » (p. 16) et la troisième se penche sur la mise en pratique dans quelques œuvres romantiques de cette décennie (1824-1834) des trois genres rhétoriques de léloquence que sont lépidictique, le délibératif et le judiciaire. Le plan mis en œuvre est dynamique et parfaitement logique puisquil prend appui sur la rupture 244que le romantisme opère avec léloquence classique pour aboutir à la mise en pratique de ces Éloquences romantiques nées de sa volonté dinnover.

Dans la première partie, Marta Sukiennicka prend en compte le moment historique de la période quelle se propose denvisager : lAncien Régime et les Lumières dune part et le séisme de la Révolution française dautre part constituent le socle indispensable à toute réflexion qui cherche à cerner lévolution dun concept et la pratique qui le met en œuvre. À lorée de cette réflexion, louvrage de Marmontel, Éléments de littérature (1753-1787) est présenté comme l« ouvrage de référence qui a servi dans le cursus scolaire des futurs auteurs romantiques » (p. 19). Cet ouvrage sera dailleurs sollicité tout au long des 270 pages de louvrage. Léloquence codifiée de lAncien régime est tout à la fois mise en crise et réactivée par la tribune révolutionnaire.

Il appartiendra à la période post-révolutionnaire, celle des auteurs qui entourent Nodier, de prendre leurs distances à légard des excès et des perversions de la rhétorique violente de la Révolution et den proposer une nouvelle. Deux essayistes vont marquer les années qui suivent immédiatement 1789, Joseph Droz et Charles Nodier, disciple du premier. Chez Droz sesquisse déjà un point de vue romantique en ce quil met en valeur le génie individuel face à létude systématique. Marta Sukiennicka consacre ensuite quelques pages bienvenues au Cours de littérature ancienne et moderne que le jeune bisontin présenta à Dole ; occasion de souligner lexcellente connaissance que Nodier a des littératures antiques et de ses grands orateurs dont lanalyse et la critique lui permettent de parvenir à des conclusions proches de celles de Droz : « Lart oratoire senseigne, léloquence est un don du ciel. » (p. 49). Cette première partie, plus courte que les suivantes, sert en quelque sorte de prologue conduisant au cœur de louvrage, celui qui sattache à montrer comment lon passe de la rhétorique classique à léloquence romantique.

Dans la deuxième partie de son ouvrage, Marta Sukiennicka va sappliquer à montrer comment à partir dune critique serrée de la pratique classique de lart oratoire – elle note avec humour : « Décidément, entre les classiques et les romantiques cest un combat à mort. » (p. 67) – les écrivains de la décennie qui lintéresse (1824-1834) vont savoir, comme en bien dautres domaines, non pas rompre avec leurs illustres devanciers, mais modifier profondément leurs choix esthétiques pour en faire naître une nouvelle pratique. Le précepte de Chénier « Sur 245des sujets nouveaux, faisons des vers antiques » qui figure en tête de Smarra pourrait bien être le cri de ralliement en la matière qui nous intéresse. Lauteure analyse avec précision et finesse comment Nodier va, à travers ses différentes publications, principalement des essais « Du style et particulièrement celui des chroniques », « De la prose française et de Diderot », « Du style topographique », marquer lévolution de léloquence à la française, particulièrement chez Diderot qui lui apparaît comme le premier à se débarrasser du carcan de la froide rhétorique : « Quel style que celui-là ! un style spontané comme limagination, indépendant et infini comme lâme, un style qui vit de lui-même, et où la pensée sest incarnée dans le verbe1 ». Puis Nodier sattache à la parole révolutionnaire ; comme très souvent chez lui, lanalyse esthétique naît de lanalyse historique. La Révolution sattaque aux inégalités générées par la monarchie et du même élan balaie « le pédantisme classique de lancien régime ». La parole de lorateur révolutionnaire est une parole libre, vivante, comme celle de Robespierre ou plus encore celle de Vergniaud le Girondin, car si Nodier admire le verbe des orateurs de lAssemblée constituante, il redoute leurs excès politiques. À ce sujet les pages titrées « Éloquence révolutionnaire » qui suivent Le Dernier banquet des Girondins, sont parfaitement éloquentes : « La révolution est donc le commencement dune double ère littéraire et sociale quil faut absolument reconnaître, en dépit de toutes les préventions de parti. [] Le pathétique, le grand, le sublime sy rencontrent souvent à côté de lhorrible2 ». Une vérité se dégage des analyses de Nodier, la rhétorique classique est impropre à analyser les passions dont la peinture occupe principalement le romantisme naissant.

À lorée du xixe siècle, lécrivain change de statut, tout en gagnant en indépendance, il se charge dune responsabilité morale et sociale quil hérite des Lumières ; « lhomme de lettres devient citoyen, il a une fonction politique dans la république des lettres » (p. 85). Mais à côté de la voix du poète en habit de prophète cher à Vigny ou Hugo, se fait entendre une autre éloquence, celle du poète mourant, celle du chant du cygne plus fréquente chez Lamartine et chez dautres poètes mineurs auxquels Nodier accordera attention et soutien, tandis que sélève aussi 246la voix parodique de cette nouvelle éloquence sur le mode ironique qui mène au désenchantement. Là ce sont la poétique de Musset et le discours du fou que cultive Nodier (dans La Fée aux Miettes entre autres) qui prennent en charge cette éloquence quils servent de façon ambiguë puisquils en dénoncent les topoï tout en la mettant au service de leur propos. Ainsi ce justifie pleinement le pluriel que nous avons souligné dans le titre de louvrage de Marta Sukiennicka.

Le développement inédit de la presse va faire des colonnes des journaux le lieu idéal de lexpression de cette nouvelle éloquence : « La presse est [] un des lieux qui au xixe siècle deviennent propices à la propagation massive de léloquence » (p. 104), tandis que la littérature se fait lieu dun combat dont la bataille dHernani nest quun exemple que la postérité a retenu de façon emblématique. En parallèle, le poétique se réclame de lintime pour instaurer une autre forme de communication ; dès lannée qui a suivi la fameuse bataille que nous venons dévoquer, Hugo publie Les Feuilles dautomne (« Parce que la tribune aux harangues regorge de Démosthènes, [] ce nest pas une raison pour que nous nayons pas, dans quelque coin obscur, un poète3 »).

De léloquence à loralité, il ny a quun pas que le romantisme va franchir ; Marta Sukiennicka y voit une inflexion nostalgique de cette éloquence présentée tout dabord comme arme de combat. Cest ici bien entendu que le rôle joué par lArsenal est de premier plan : là, sous limpulsion de son bibliothécaire, le conte devient roi et loralité vraie ou feinte règne sans partage. Cest loccasion de rappeler les diatribes de Nodier contre limprimerie et le livre – lui qui est un bibliophile passionné par ailleurs – et dévoquer tous les récits ou contes qui, souvrant sur le mode de loralité, permettent « de revenir à la source même de la poésie primitive : la parole sans medium de lécriture, la parole immédiatisée. » (p. 125). Marta Sukiennicka aborde là un des aspects fondamentaux de la poétique nodiériste qui mériterait à lui seul un volume entier. Elle y ajoute une analyse des « voix de lode » chez Hugo et de la poésie phatique de Musset. Puis à propos des « voies du théâtre », elle juxtapose les exemples de Vigny et Hugo en tant que dramaturges.

La troisième et dernière partie de louvrage est titrée « Les genres déloquence dans le romantisme » (p. 155). Elle souvre sur une réflexion 247sur le genre littéraire, dont lauteure nous dit, en sappuyant sur des textes dAlain Vaillant, quelle nest pas aussi balisée pour les romantiques quelle lest dans notre littérature et notre critique contemporaines. Néanmoins, elle se propose détudier linscription des genres délibératif, judiciaire et épidictique « dans leurs contexte politique, poétique et amoureux » (p. 158). Dès lors, le champ dinvestigation est vaste et Marta Sukiennicka en a bien conscience puisquelle précise les partis pris qui sont les siens pour le réduire. Cest sans surprise que nous lisons quelle a souhaité « privilégier les œuvres de Nodier parce quelles nont toujours pas toute la place quelles méritent dans lhistoire du romantisme » (p. 159) et que dautre part, Victor Hugo, en tant que théoricien du mélange des genres, lui a paru devoir lêtre également.

Pour ce qui est du genre épidictique, lauteure louvre avec finesse sur « léloge de la parodie, la parodie de léloge » pour aborder et analyser lun des risques de lesprit de cénacle qui consiste à encenser trop systématiquement ceux avec qui on partage les mêmes convictions esthétiques ; cest en effet le propre des « camaraderies littéraires » naissantes, des débuts de novateurs militants que de vanter leur semblables pour mieux asseoir leur singularité : les romantiques nont pas échappé à ce travers. Plus sérieusement, Marta Sukiennicka sattaque à lœuvre probablement la plus complexe de Nodier, lHistoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux. Cette œuvre inclassable fascine beaucoup la critique contemporaine (D. Sangsue, D. Barrière, H. Lowe-Dupas, M.-J. Boisacq-Generet), mais lauteure propose une approche originale et personnelle de fort bon aloi en quelques pages qui resituent le texte nodiériste dans cette analyse de la parodie de léloge, particulièrement à propos de lAcadémie française, parodie dont elle souligne la force comique. Parallèlement, Hugo fait de Mirabeau, orateur révolutionnaire sil en est, lemblème de sa propre poétique, énergique, violente, passionnée, tandis que Nodier ressuscite des figures de généraux du passé comme Oudet ou Malet, opposants majeurs au régime en place : « Nodier, tout comme Hugo, réutilisent les catégories rhétoriques classiques pour louer des conspirateurs et des réfractaires » (p. 181). Ce même Nodier parodie également le discours amoureux dans ses récits de jeunesse.

À légard du genre délibératif, qui pose la question de la capacité incitative du langage, les romantiques sont naturellement méfiants ; ils soulignent combien cette pratique conduit paradoxalement à linaction 248en glaçant « les cœurs en les enfermant dans limpasse du langage » (p. 192). Mais ils sauront en tirer parti en particulier dans le discours méta-poétique, comme dans Stello de Vigny, ou le discours amoureux, dans On ne badine pas avec lamour de Musset. Mais cest dans la critique du genre délibératif que les romantiques se montrent particulièrement pertinents. Lauteure consacre plusieurs pages à Bug-Jargal de Hugo et à Lorenzaccio de Musset. Dans le premier, il sagit de montrer comment laffrontement politique passe par le combat de deux pratiques du discours délibératif, à valeur raciale ; dans le second cest le discours politique de Philippe Strozzi qui est dénoncé pour son inefficacité, sa stérilité, alors que seule laction solitaire et détachée de tout parti de Lorenzo atteint son but, certes sans lendemain. Il y a chez Musset une véritable réflexion désenchantée sur la valeur de léloquence délibérative.

Enfin, pour ce qui est du genre judicaire, les romantiques seront moins critiques, renouant avec léloquence judiciaire classique, mais en évitant le piège de la grandiloquence et de loutrance qui formalisent le discours en le privant dhumanité. De façon assez étonnante, Hugo sempare de la figure de Corneille, que lon peut percevoir comme le chantre dune éloquence classique, pour en faire un réfractaire, un novateur. Hugo exploite habilement la querelle du Cid pour montrer en quoi Corneille, comme lui un peu plus tard, est la cible des Académiciens, des tenants de la tradition. Corneille est selon Hugo ce « lion muselé » (préface de Cromwell) qui bouscule lordre établi et les conventions désuètes ainsi que sappliquent à le faire les romantiques de cette décennie. Le registre du judiciaire sexerce aussi particulièrement sur un sujet qui mobilise fortement Nodier (Hugo également) : la peine de mort. À partir de lHistoire dHélène Gillet et de La Fée aux Miettes, Nodier sen prend, avec éloquence et pathétique, à ce quil considère comme la marque de la plus insigne barbarie.

Louvrage de Marta Sukiennicka rejoint les ouvrages qui lont précédé et qui tentaient de définir le romantisme en littérature ; elle le fait à partir dune notion qui lui confère sa singularité, à savoir la prise de parole, lart oratoire, considéré a priori comme un fleuron de la rhétorique classique. Les romantiques de la décennie considérée – 1824-1834 – sen emparent pour en dénoncer les travers, les excès, les froideurs, et, loin dy renoncer, la refaçonnent au gré de leurs nouveaux idéaux esthétique et politique. Ainsi naît une éloquence romantique, ou plutôt naissent des éloquences romantiques aussi à laise dans le registre de la passion que dans celui de 249la parodie sans concession. Mais louvrage de Marta Sukiennicka est aussi à placer parmi ceux qui cherchent à donner accès à lœuvre de Charles Nodier : les analyses de ses pages quelle conduit avec finesse et discernement ont le principal mérite de ne pas les isoler, mais au contraire, de les replacer dans un contexte dont elles sont le parfait emblème.

Georges Zaragoza

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Valentina Bisconti et Marie-Françoise Melmoux-Montaubin (dir.), Charles Nodier, création et métacréation, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », no 431, 2021, 385 p. 

Cet ouvrage collectif est issu dun colloque qui sest tenu à lUniversité de Picardie Jules Verne au printemps 2014. Il eût été dommage que ce colloque ne donnât pas lieu à une publication, car louvrage définitif, quon se félicite davoir désormais à notre disposition, est de très bonne facture et permet dapporter un éclairage nouveau sur plusieurs textes de Nodier. Le grand mérite du livre, son défi également, est de tenir ensemble, dans un dialogue interdisciplinaire revendiqué, deux versants souvent séparés de lœuvre nodiériste : dune part, le visage proprement « littéraire » de Nodier, qui sest illustré dans la poésie, le conte, le roman, la critique, le récit historique ou encore le voyage ; dautre part, le visage moins souvent étudié, sans doute parce que sa pratique de la discipline est demeurée à lécart de la science moderne, du linguiste, lexicographe et philologue que fut aussi lacadémicien Nodier. Ce double versant recoupe la spécialisation disciplinaire des coordinatrices de louvrage – Valentina Bisconti est professeure de linguistique, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin professeure de littérature française – et témoigne 250de la fécondité, a fortiori pour une œuvre aussi plurielle que celle de Charles Nodier, du dialogue entre les disciplines.

Dans lintroduction de louvrage, V. Bisconti part de ce constat dhétérogénéité scripturale – lidée de polygraphie, reprise dès le paragraphe liminaire du livre (p. 7), étant un lieu commun de la critique depuis Sainte-Beuve, qui ny voit pas, cependant, un titre de gloire pour celui quil considère comme un « littérateur » – pour montrer que, par-delà les divergences, « une même pratique simpose chez le linguiste-lexicographe et chez lhomme de lettres, frénétique, lunatique, fantasque : celle de la réflexion sur le matériau qui est le sien, quil sagisse de la création littéraire, du livre, de la langue ou encore du dictionnaire. » (p. 8) De même que le linguiste est à la fois « lexicographe et métalexicographe » (p. 8), de même lécrivain Nodier ne cesse, dans ses œuvres littéraires, dattirer lattention du lecteur sur les mécanismes de son écriture. Cette propension à la réflexivité qui fait lunité de lécrivain Nodier, cette « dominante métalinguistique et métalittéraire » (p. 8) de lœuvre nodiériste, cest ce que V. Bisconti se propose dappeler métacréation, non sans rappeler que notre auteur a lui-même forgé le syntagme de « monomanie réflective » en 1833. Dans les deux sections suivantes de lintroduction sont analysés deux aspects de lécriture de Nodier où convergent lécrivain et le lexicographe : il sagit, dune part, de lesthétique de la liste et, dautre part, de la mystification envisagée comme « stratégie métacréative » (p. 14). Lintroduction sachève par une présentation détaillée des articles recueillis dans le volume.

La première section thématique est intitulée « Partis pris scripturaux, inventions conceptuelles, imaginaires narratifs ». Elle regroupe quatre articles qui ont pour trait commun de réfléchir à des inventions conceptuelles de Nodier (lanecdote, le « fou littéraire », la « monomanie réflective ») « aussitôt réinvesties dans son imaginaire narratif et dans son esthétique littéraire » (p. 16). Ce faisant, ces articles confirment le constat de Jacques-Remi Dahan : « La lexicographie est pour [Nodier] dimportance vitale, puisquelle conditionne la forme même de son écriture et sa vision du monde4. » Roselyne de Villeneuve montre ainsi que le métadiscours original de Nodier sur lanecdote double le discours anecdotique tel que le pratique lauteur dans des écrits qui relèvent de genres littéraires 251variés. Dans les écrits historiques, par exemple, lanecdote a le double sens dhistoire secrète et de micro-récit saillant ; elle lui permet de développer une écriture de lHistoire qui prend le contrepied dune « histoire événementielle décharnée » pour privilégier la perception subjective, la mosaïque dune « histoire en miettes » (p. 38). Sintéressant à lanecdote narrative, elle en souligne la plasticité et son lien avec la problématique de la réécriture, mais aussi les implications en termes dénonciation et dauctorialité : « Cette circulation anecdotique est le corollaire dune scénographie énonciative où lauteur se présente comme un simple passeur, en marge du sacre de lécrivain » (p. 43). Lauteure montre aussi que, par attraction paronymique, lanecdote devient « une unité constitutive de lana » (p. 52) et que, dune œuvre à lautre, Nodier joue du potentiel pragmatique de lanecdote et de son caractère pittoresque. Les deux articles suivants examinent la notion de « fou littéraire ». En retraçant la genèse de cette catégorie dans lœuvre de Nodier, Jacques-Remi Dahan démontre que le « fou littéraire » ne date pas du célèbre article de 1835 (« Bibliographie des fous. De quelques livres excentriques », Le Temps, 1835) et que, à bien y regarder, il constitue « un aboutissement plutôt quune origine » (p. 61). Aussi retrace-t-il le parcours qui conduit du fou textuel (Lovely/Frantz dans Les Proscrits, Baptiste Montauban ou lIdiot, Jean-François les bas-bleus, Michel le charpentier dans La Fée aux miettes) au « fou littéraire » en passant par le « fou en titre doffice » – cette image mythique du « dériseur » que Nodier finira lui-même par incarner – et le « bibliomane », cet envers du bibliophile auquel Nodier a consacré un conte et une physiologie. Larticle de Marc Décimo poursuit cette enquête sur les « fous littéraires ». Cette catégorie est une invention de Nodier qui ne restera pas sans postérité, mais elle sinscrit elle-même dans une filiation que Marc Décimo sattache à retracer en montrant que ce projet bibliographique engage à la fois une nosologie de la folie et le désir de construire une « bibliothèque spéciale ». Le bel article de Virginie Tellier sur la réflexivité littéraire vient clore cette première section et prolonge la réflexion sur la folie qui était déjà le trait commun des deux articles précédents. Proche de la mélancolie, la notion désigne le repli sur soi, mais elle est aussi condition de la création esthétique. Parce quil considère que la folie est le « territoire de lécrivain » (p. 114), Nodier sapproprie le terme médical de « monomanie » et forge le syntagme de « monomanie réflective », lui qui se méfie pourtant des néologismes. La notion a donc 252des implications lexicologiques, psychologiques, mais aussi esthétiques qui se traduisent par le caractère réflectif de la littérature, qui réfléchit sur elle-même et va jusquà constituer « une véritable philosophie du langage et de la littérature » (p. 108).

La deuxième section intitulée « Vocabulaires, genres rhétoriques, codifications lexicographiques » réunit trois articles consacrés aux travaux lexicographiques de Nodier, le premier, de la main de Marta Sukiennicka, portant davantage sur la manière dont les genres de la rhétorique structurent la prose romanesque nodiériste. La convocation du modèle oratoire nest pas anodine puisquelle engage la définition même du roman. Si Nodier ne cesse de vitupérer contre la rhétorique académique dans plusieurs de ses articles de presse, les genres rhétoriques sont réinvestis ailleurs dans le genre romanesque, comme le montre fort bien Marta Sukiennicka : éloquence épidictique dans trois épisodes de lHistoire du roi de Bohême (1830), éloquence délibérative dans LAmour et le grimoire (1832), judiciaire dans La Fée aux miettes (1832) et lHistoire dHélène Gillet (1832). Les trois articles suivants portent sur le Nodier lexicographe et métalexicographe. Larticle de Valentina Bisconti sintéresse à lExamen critique des dictionnaires, en rappelle la genèse, le situe dans le « panorama de la production lexicographique française » et en étudie la réception, puis examine le « statut textuel de louvrage » avant de réfléchir sur la « posture auctoriale du lexicographe et sur le statut du plagiat en lexicographie » (p. 152). Larticle de Jacques-Philippe Saint-Gérand analyse lapport de Nodier au Dictionnaire universel de Boiste, défenseur dune « lexicographie totale » (p. 184), après avoir rappelé la « place singulière » de lauteur dans le développement de la lexicographie française, à la charnière du xviiie et du xixe siècle. Larticle de Christophe Rey complète ce parcours lexicographique en choisissant dassumer lanachronisme qui fait de Charles Nodier, lauteur de lExamen critique des dictionnaires (1828), un précurseur de la métalexicographie. Il souligne le rôle fondamental de Nodier dans lémergence de la linguistique en France, au-delà des « préoccupations de puriste de la langue qui en font aussi un grammairien prescriptiviste » (p. 215).

La troisième section, « Enjeux du livre et jeux de paratexte », est sans doute un peu hétérogène, mais elle rassemble deux articles stimulants qui ont pour point commun une prise de distance réflexive à légard du « livre ». Larticle de Daniel Sangsue restitue très clairement les positions 253de Nodier face à la production et à laccumulation « babélique » des livres au xixe siècle, qui suscite trois attitudes possibles que notre auteur incarne lui-même exemplairement. La première consiste à rejeter le livre et à valoriser loral par rapport à lécrit : « Ce rejet du livre est courant dans lœuvre de Nodier et il se manifeste, entre autres, par le fait que la plupart de ses récits sont placés sous le signe de loralité. » (p. 223) Une deuxième attitude est de « gérer le nouvel espace pléthorique du livre, [] en contrôler lexcès, soit par le savoir – bibliologique, bibliographique, bibliophilique –, soit par la collection, soit encore par la fiction. » (p. 220). Cest là, à lévidence, lune des facettes majeures de Nodier « homme du livre ». La troisième attitude, plus rapidement évoquée, consiste à « modifier lespace même du livre » (p. 234), autrement dit à tout faire pour singulariser le livre en le transformant « en livre objet et en livre spectacle » (p. 234), à rebours dune fabrication industrielle qui condamne le livre à une « vie éphémère ». Quant à Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, elle étudie finement la quête de lidentité auctoriale de Charles Nodier à travers le jeu des préfaces et épigraphes dont Nodier a assorti ses Œuvres dites complètes publiées chez Renduel entre 1832 et 1837. Lauteure sintéresse à ces frontières qui diffèrent « lillusion romanesque » et sont en cela, comme la démontré ailleurs Daniel Sangsue, des caractéristiques du « récit excentrique » ; elle souligne, du point de vue auctorial, le rapport possiblement contradictoire qui sinstalle entre préface et épigraphe – la préface serait un lieu daffirmation de lauctorialité tandis que lépigraphe obéirait à un principe deffacement – avant de nuancer son propos puisque la préface peut tout aussi bien se faire « exercice de dépossession » (p. 240) et lépigraphe, au contraire, ramener lAutre au moi. Larticle analyse alors le discours préfaciel – que Nodier désigne plaisamment dans le préface dAdèle comme une « frange de plomb » – qui est traversé par une réflexion sans cesse renouvelée sur le plagiat, puis les épigraphes, où Nodier exhibe et manipule sa bibliothèque personnelle. Cest ainsi « une identité subtile » (p. 251) – délibérément ambiguë – que construisent préfaces et épigraphes nodiéristes. Notons quun article récent de Jacques-Remi Dahan5 a permis dapprofondir, 254depuis cette réflexion éclairante conduite en 2014, certains questionnements sur les épigraphes de Jean Sbogar.

La dernière section, « Diégèse et création de lespace romanesque », est composée de trois articles qui sintéressent essentiellement aux jeux de mise en abyme et aux structures denchâssement qui, bien souvent, caractérisent les œuvres de Nodier. Le quatrième article est plus décalé, même sil considère également la diégèse de Jean Sbogar, en loccurrence du point de vue de sa transposition théâtrale. Il nest guère étonnant que lHistoire du roi de Bohême fasse lobjet dune étude particulière dans un volume consacré à la tension entre création et métacréation, puisque, comme lécrit Georges Zaragoza « la quasi-totalité de louvrage pourrait être appréhendée comme métadiscours » (p. 263). Aussi lauteur, se concentrant plus particulièrement sur Les Aveugles de Chamouny et lHistoire du chien de Brisquet, deux histoires incluses dans lHistoire du roi de Bohême, mais parfois publiées séparément, sintéresse-t-il au statut du narrateur et à ses fonctions dans un roman où « le savoir-faire du conteur devient lobjet même de lentreprise narrative » (p. 270). Dans une perspective qui se veut également métatextuelle et qui fait écho, dune certaine manière, à larticle de Virginie Tellier sur la « monomanie réflective », Caroline Raulet-Marcel propose de lire, dans le sillage détudes devenues classiques comme celles de Michel Picard6, le conte le plus célèbre de Nodier comme une fable sur la lecture. Elle montre ainsi que Nodier, qui sest beaucoup intéressé « aux évolutions du goût du public au gré des vicissitudes historiques » (p. 275), ne cesse par ailleurs dans ses œuvres de mettre en scène des « figures de récepteurs contrastées, narrataires ou personnages, voire narrataires-personnages » (p. 276). Cette « mise en scène du lecteur » est particulièrement visible dans La Fée aux miettes, qui convoque les images du « labyrinthe » et du « dédale » pour référer aux « méandres textuels et métatextuels dans lesquels Nodier entraîne le lecteur » (p. 277). Dans une étude aussi élégante que convaincante, lauteure étudie la mise en abyme ambivalente de la réception du texte et nous entraîne dans cet « espace de déambulation jubilatoire » (p. 285) que constitue le « labyrinthe » du texte. Ce faisant, elle nuance lidée dun échange littéraire fondé sur une « communication immédiate renvoyant à une culture orale en train de disparaître » (p. 291-292) et souligne au contraire la prédilection de 255Nodier pour la voie complexe du détour, sollicitant à chaque instant la sagacité de son diligent lecteur. Larticle de Luc Ruiz analyse pour sa part trois contes de Nodier (Smarra, M. Cazotte et Inès de Las Sierras) qui, par-delà leurs évidentes différences, ont en commun des « effets de structure » et un lien intime à la catégorie du fantastique. Lauteur décrit la structure denchâssement des contes qui permet à Nodier dexhiber lacte de raconter et de mettre en abyme les effets de la narration sur les auditeurs. Dans larticle qui clôt cette dernière section, Patrick Berthier étudie les transpositions de Jean Sbogar sur la scène – ce qui implique un infléchissement de la notion de « métacréation » du côté de la métamorphose générique plus que de la réflexivité. Sintéressant à trois mélodrames et une comédie créés en 1818-1819, après la parution du roman, lauteur montre que « lexamen des transformations apportées à lœuvre-source invite à ne pas raisonner dabord en termes de perte, mais à considérer lintérêt intrinsèque des mutations que subissent sa fable et son écriture » (p. 327) : mutation, donc, plus que perdition.

Le volume a lincontestable mérite, comme le souligne Jacques Dürrenmatt dans la postface qui fait suite aux articles, de rendre justice à la complexité de lécrivain Nodier, « envisagé dans son rapport complexe à la matérialité de la langue, pensée comme objet détudes autant que comme matériau de la création » (p. 329-330), lors même que cet « acteur majeur du Romantisme » est encore trop souvent présenté, ou bien comme un mentor de la génération romantique, ou bien comme un savant amoureux des beaux livres. La principale qualité de ce vaste ouvrage collectif, outre quil renferme des pages importantes sur lécriture et les travaux linguistiques, lexicographique et philologique de Nodier, est denvisager lécrivain dans ses diverses facettes : à cet égard, la notion de « métacréation », comprise dans un sens large, sest avérée particulièrement féconde. On ne peut que souscrire, enfin, au vœu formulé par Jacques Dürrenmatt, de voir, grâce à de tels travaux scientifiques et aux diverses entreprises éditoriales en cours, lœuvre de Nodier à la fois mieux connue et mieux diffusée.

Paul Kompanietz

1 Ch. Nodier, « De la prose française et de Diderot », Revue de Paris, 1830.

2 Ch. Nodier, Œuvres complètes de Charles Nodier. VII, Le Dernier banquet des Girondins, Paris, Renduel, 1833, p. 229.

3 V. Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique, tome IV, Les Feuilles dautomne, Paris, Le Club français du livre, 1967, p. 368.

4 J.-R. Dahan, « Présentation », Feuilletons du Temps, Paris, Classiques Garnier, 2010, t. I, p. 27.

5 J.-R. Dahan, « Les épigraphes de Jean Sbogar : un parcours européen », in É. Pézard et M. Sukiennicka (dir.) Autour de Jean Sbogar. Le bicentenaire dun roman majeur du romantisme, Atelier du xixe siècle de la SERD en ligne, 2019, https://serd.hypotheses.org/latelier-du-xixe-siecle#JeanSbogar (consulté le 08/02/2022).

6 M. Picard, Nodier, La Fée aux miettes : Loup y es-tu ?, Paris, PUF, 1992.