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Classiques Garnier

Compte rendu

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COMPTE RENDU

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Aux origines du fantastique :
le roman de lenfance de Charles Nodier

Jérôme Sorre, LHiver du magicien, Aiglepierre, éd. La Clef dargent, coll. « LoKhaLe », 2017, 111 p., 17,5 x 11 cm. No ISBN : 979-10-90662-46-9, 6 €.

Cest avec plaisir et un certain enthousiasme que nous rendons compte dun petit roman présentant un récit denviron quatre-vingts pages tombé entre nos mains grâce à la complicité de Jacques Geoffroy. Lobjet est dentrée séduisant : on notera la jolie première de couverture qui présente un montage où lon reconnaît, entre autres indices tentateurs, le portrait de Charles Nodier dressé par Guérin. Car cest bien à nouveau au titre de personnage de fiction que notre écrivain est présent dans LHiver du magicien1, puisque son auteur, Jérôme Sorre, se propose dexplorer lenfance imaginaire de Nodier pour mieux comprendre comment celui qui écrira Smarra, ou les Démons de la nuit avait pu sintéresser dès son plus jeune âge à détranges phénomènes, jusquà ce que ceux-ci décident de sa vocation de conteur dhistoires fantastiques.

Cest donc bien un véritable petit roman dinitiation auquel nous avons affaire. La scène est à Besançon en 1790, alors quAntoine-Melchior Nodier est maire de la capitale franc-comtoise et que son fils, le petit Charles à peine âgé de 10 ans, est le témoin puis lacteur de phénomènes mystérieux et inquiétants qui vont forger sa personnalité et sa vision du monde. En effet, cest alors quil inspecte léglise des Dames de Battant, rue des Granges, lieu abandonné du fait des récents événements révolutionnaires qui ont secoué la ville, que retentit une voix doutre-tombe qui terrorise Charles mais qui le conduira, poussé par la curiosité, à 214revenir dans cette église désaffectée pour découvrir la nature de cette manifestation fantomatique. De retour dès le lendemain en compagnie de son camarade Lubin, Charles constate, effrayé, que le phénomène se renouvelle mais Lubin, saisi par laspect lugubre et délabré du lieu, senfuit affirmant navoir rien vu ni entendu. Charles saventure chaque fois un peu plus au-devant de ce mystère : la voix quil entend est-elle celle dun revenant ? Cet être surnaturel qui a aussi un corps, attire peu à peu à lui les bonnes grâces du garçon alors que ce dernier cherche à en savoir davantage à chacune de ses visites. Un lien se noue entre lenfant et cette créature dun autre espace-temps restée dans lombre. Cet homme étrange se dit magicien et enfermé dans lendroit où il se trouve. Le roman dinitiation se double alors dune intrigue policière à la façon dAgatha Christie puisque Charles, qui sest fixé pour but de venir en aide à ce magicien prisonnier, est censé trouver une clef permettant d« ouvrir une grille qui na ni serrure ni poignée2 » ! Charles relève naturellement le défi et mène lenquête. Si cet être fantastique a un nom, Mircea, ainsi que des origines avouées en Carniole (dans lactuelle Slovénie, où Nodier séjournera réellement en 1813 comme le rappelle justement l« Épilogue » de LHiver du magicien), le motif de sa présence relève dun nouveau mystère. En effet, Charles apprend ainsi que « la vie dun magicien se décompose en quatre temps, à linstar des saisons de la nature3 », lorsque le mage lui révèle son secret : « jétais en automne et elle ma envoyé en hiver4 ». Le titre du roman commence à séclaircir, mais on comprendra que nous ne donnions pas davantage dinformations relatives à cette histoire pour ne pas gâcher le plaisir du lecteur den découvrir la suite et le dénouement, pleins de surprises, tout en restant très cohérents.

Entendons-nous bien : LHiver du magicien nest pas une biographie romancée, cest bien un roman, écrit avec talent et dans un style incisif, qui exploite avec ingéniosité lunivers propre de Nodier. Le monde fictif dépeint par Jérôme Sorre est effectivement habilement nourri dexpériences que ladulte Charles Nodier aura vécues ou ressenties, et qui peuvent pour partie expliquer à rebours – si lon peut dire – son penchant pour le fantastique. Ainsi Smarra, ou Les Démons de la nuit, 215conte publié en 1821 (Nodier a alors 41 ans) ayant fait date dans lhistoire de la littérature fantastique européenne, trouve ici sa source dans une enfance de lauteur certes imaginaire (les amateurs de Nodier nauront aucune peine à reconnaître lorigine fictionnelle du fameux « rhombus5 » et de la sorcière « Méroé6 ») mais qui est de nature à construire un personnage crédible dont cette première période de la vie reste encore assez mal connue, si ce nest dans les grandes lignes. Pour le moins le roman et son auteur ne viennent-ils pas contredire les sources fiables dont on dispose en la matière. Les principes de Nodier concernant le fantastique ny sont par ailleurs jamais trahis. Ainsi les conceptions selon lesquelles « le voile est ténu entre le rêve et la réalité » (propos du magicien-mentor7) et « les souvenirs [peuvent avoir] la consistance dun rêve, ou dun cauchemar8 », ou encore « le fantastique appart[ient] au réel pour qui sa[it] ouvrir les yeux9 » (affirmations du narrateur), sont en phase avec la pensée nodiériste.

Il convient de dire quelques mots au sujet du paratexte ne serait-ce que parce que celui-ci occupe dans ce petit volume une vingtaine de pages. Lintention est louable mais les explications fournies sur et autour de louvrage peuvent désorienter : à qui sadressent-elles ? Le public adolescent pourra trouver de lintérêt à découvrir lhistoire de LHiver du magicien mais il semble que la postface dAlain Chestier en particulier (intitulée « Rêver la réalité chez Charles Nodier »), qui occupe tout de même dix pages, ne soit pas vraiment lisible pour des adolescents daujourdhui, ni même forcément éclairante pour des lecteurs plus chevronnés. En effet, cette postface, par ailleurs agréable à lire, nest pas exempte dune erreur factuelle persistante qui consiste à considérer le recueil des Infernaliana comme faisant partie des œuvres de Charles Nodier alors que Jacques-Remi Dahan a pourtant montré en 2009 que cétait hautement improbable10.

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Il faut surtout rendre grâce à Jérôme Sorre davoir écrit un roman qui trouvera aisément sa place, à défaut des œuvres de Charles Nodier elles-mêmes, dans les programmes de français des classes de collèges, par exemple en cycle 4, en classe de Quatrième, à travers lobjet détude intitulé « La fiction pour interroger le réel », afin dintroduire les élèves aux caractéristiques du fantastique romantique. Le grand mérite de LHiver du magicien réside effectivement dans sa capacité à faire éclore le printemps dun écrivain comme Charles Nodier qui reste encore pour beaucoup, et peut-être encore plus dans les collèges et les lycées, à découvrir.

Sébastien Vacelet

Lycée franco-argentin Jean-Mermoz

Buenos Aires

1 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à deux comptes rendus précédents publiés par nos soins qui présentent les aventures en B.D. de « Charles Nodier agent secret de lEmpire ! ». Voir Cahiers détudes nodiéristes no 4 (sous la dir. de C. Raulet-Marcel), p. 179-187, et no 5 (sous la dir. de G. Zaragoza), p. 173-177.

2 LHiver du magicien, p. 34.

3 Ibid., p. 36.

4 Ibid., p. 37.

5 Ibid., p. 54.

6 Ibid., p. 67.

7 Ibid., p. 62.

8 Ibid., p. 85.

9 Ibid., p. 88.

10 Voir J.-R. Dahan, « Infortunes des initiales, ou Charles Nodier mystifié », in J. Geoffroy (dir.), Dérision et supercherie dans lœuvre de Charles Nodier, Dole, éd. de La Passerelle, 2009, p. 71-94. Cette même erreur est dailleurs malencontreusement répétée dans la « Bibliographie non-exhaustive » que propose louvrage (p. 107).