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Classiques Garnier

Préfarce…

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Alexandre Dumas
    2021, n° 48
    . Dumas et les rieurs
  • Résumé : Au XIXe siècle, les caricaturistes se paient la tête de Dumas et les journalistes renforcent ces charges en glissant dans leurs colonnes de petits articles satiriques qui soulignent son ego démesuré, ses débordements amoureux ou sa production boulimique. L’écrivain, qui veut occuper la scène et amuser le public, alimente lui-même ces échos en dévoilant une part de sa vie privée et en répandant ses bons mots. Aussi les « rieurs » le métamorphosent-ils en une personnalité mythique qui, pour les lecteurs, devient le vrai Dumas, irrésistiblement sympathique.
  • Pages : 8 à 13
  • Revue : Cahiers Alexandre Dumas
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406126430
  • ISBN : 978-2-406-12643-0
  • ISSN : 2275-2986
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12643-0.p.0008
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/01/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Dumas père, littérature française, journalisme, satire, comique
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Préfarce…

Pas de faute dans le titre ci-dessus. Simplement une façon de prévenir le lecteur quil tient en mains un ouvrage sérieux qui ne rassemble que des « farces ».

Jexplique.

Au xixe siècle, à côté des caricaturistes, dautres « rieurs » apparaissent dans une grande partie de la presse : ce sont les rédacteurs des « nouvelles à la main ».

Textes souvent courts, les « nouvelles à la main » évoquent des scènes, des anecdotes, des mots desprit qui chargent avec humour, quelquefois avec férocité, des personnalités connues. Ce genre sest développé dans les journaux manuscrits, la plupart clandestins, du xviiie siècle. Laristocratie en faisait alors les frais ; au xixe siècle, ce sont surtout les personnalités de la scène et de la littérature.

Quand Hippolyte de Villemessant refonde Le Figaro en 1854, il le veut « essentiellement parisien, bien vivant », plein du mouvement qui manque aux autres1. Le Figaro doit pouvoir être lu de la première à la dernière ligne2. Aussi introduit-il, chaque semaine, la rubrique des « Nouvelles à la main » dont il se chargera souvent lui-même. Ces nouvelles aideront à faire lire et à faire pardonner les articles sérieux de son hebdomadaire. « Cest comme qui dirait, écrit-il plaisamment, des capucines autour de la salade3. » 

Villemessant sait la curiosité des lecteurs à légard de la vie des vedettes – curiosité qui aujourdhui encore assure le succès de la presse people.

Et cela marche. Les petits journaux, résolument satiriques ceux-là, qui se multiplient à lépoque, usent et abuseront longtemps de la même 10recette, souvent sous des chapeaux différents. Ce seront les « Échos de Paris », « Mes tablettes », etc. Et leurs articles sallongeront de plus en plus.

Sans conteste, lauteur le plus voyant, dans les années 1840-1860, est Alexandre Dumas. Il empêche une partie de la France de dormir en publiant ses romans-feuilletons au rez-de-chaussée des grands quotidiens. « Javais pris lhabitude, reconnaît le directeur du Figaro, de lire mon feuilleton le soir dans mon lit ; et, sil mavait manqué une seule fois, je me serais levé au milieu de la nuit pour me le procurer à tout prix4 » Dumas occupe les scènes de tous les théâtres, il publie ses propres journaux, il sessaie à la politique en 1848, il se raconte dans ses Mémoires, il sillustre dans des controverses et des procès multiples, il se pose en révolutionnaire et en libérateur de lItalie au début des années 1860. Impossible de lignorer.

Dautant que lexistence de lhomme privé na rien de banal non plus. Son fol appétit de la vie, ses amours multiples, ses manies, ses extravagances répétées, son esprit, tout chez lui étonne. Mais il agit toujours avec tant de bonhomie et de candeur quil emporte la sympathie et quon lui pardonne tout. « Cest si bon de rester enfant ! dit-il le plus sérieusement du monde, et la folie est encore la plus grande des satisfactions5. »Sil fait de la littérature, cest pour « amuser et intéresser6 ». Il trouve son plaisir dans ses propres inventions. Joseph Autran, son hôte de quelques nuits, a été réveillé plusieurs fois par « un bruyant éclat de rire » venant de la chambre voisine : Dumas venait décrire quelque chose de spirituel7.

Donc les rieurs avaient bien des raisons de le choisir comme principale tête de turc. Un homme hors du commun qui prête à rire et qui semble parfois y encourager.

À partir des années 1850 surtout, les journaux satiriques sont intarissables, nhésitant pas à réécrire, avec de petites « variantes », des articles antérieurs de leurs confrères. Ainsi, la réplique cinglante de Dumas à 11un raciste (« Mon grand-père était un singe. Ma famille finit où la vôtre commence. »), ou lhistoire du perroquet étranglé par lauteur. Tantôt ils sont gentiment moqueurs, attendris par la naïveté de Dumas, tantôt, plus rarement, ils se montrent grinçants.

Dumas, lui, les ignore ou feint de les ignorer. « On pouvait sescrimer à coups de hache sur la bonne grosse vanité [de Dumas père] sans faire autre chose queffleurer son épiderme8. » Quand son collaborateur, Gaspard de Cherville, lincite à répliquer, il se met à rire : « – Mon cher enfant, souvenez-vous bien dune chose, cest que le jour où vous ne lirez plus de mal de moi dans les journaux, ce jour-là je serai mort9 ! » « Être contesté, cest être constaté10 », disait Victor Hugo. Dumas sait quil est avantageux doccuper le terrain médiatique. Comme les caricatures qui pullulent11 ou les photos, ces échos journalistiques, en provoquant le rire ou le sourire, renforcent sa popularité. Ils créent un personnage drôlatique et attachant qui se superpose à sa personnalité réelle et qui le grandit encore. Tout le monde, bien sûr, nadhère pas à ce battage autour du romancier. Sainte-Beuve, indigné, hausse les épaules. Une importance surfaite, pense-t-il. « Malgré tout son fracas », Dumas nest « quun esprit de quatrième ordre » chez qui lon chercherait en vain une pensée élevée12. Ce nest quun représentant de la littérature « industrielle ». Émile Zola, plus féroce encore, surenchérit. Il dénonce à la fois, avec hargne, lécrivain et le comportement de ses applaudisseurs.

Paris est un « gobeur », qui a besoin dêtre amusé, écrit-il en 1880 []. Dumas a été son enfant gâté pendant près dun demi-siècle. Paris était à laise avec lui, riait de ses mots, lui tapait sur le ventre, gardait la reconnaissance du gros rire dont il lemplissait. Ajoutez lengouement de la presse pour un esprit sans profondeur, mais dune verve intarissable. On adore toujours les gens qui ne vous forcent pas à penser, qui ne vous heurtent pas par un tempérament trop personnel, et dont lheureuse nature vous entretient dans un doux état dhilarité. (Le Figaro du 6 décembre 1880)

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Et il ajoutait, péremptoire : les œuvres de Dumas forment aujourdhui « un tas, une charretée de vieux bouquins de plus en plus illisibles, qui finiront dans les greniers, rongés par les rats13. »

Zola sexprimait en chef de lécole naturaliste et, comme tel, il se montrait partial à légard de ses devanciers de la génération 1830. Paradoxalement, vingt ans plus tôt, en 1861, il faut le rappeler, il avait souhaité devenir collaborateur dAlexandre Dumas14.

Par contre, Lamartine – qui nétait assurément pas un « gobeur » – tenait un discours bien différent. Lui, qui riait rarement, affirmait quAlexandre Dumas avait été « le seul homme qui lait amusé15 ». Et il ne lui ménageait pas ses éloges. « Vous êtes surhumain : mon avis sur vous, cest un point dexclamation ! On avait cherché le mouvement perpétuel, vous avez fait mieux, vous avez créé létonnement perpétuel. Adieu, vivez, cest-à-dire écrivez ; je suis là pour vous lire16. »

Zola sest trompé, dabord en déniant toute pérennité à lœuvre de Dumas. Aujourdhui, celui-ci est réédité dans les langues du monde entier. On le lit à Pékin comme à Varsovie. Et, lors de son bicentenaire, la France la conduit au Panthéon et la placé à côté de Victor Hugo et… dÉmile Zola.

Les rieurs nont pas desservi Alexandre Dumas, bien au contraire. Ceux-ci ont réussi à peaufiner, en forçant le trait, une image drôlatique de lécrivain. Une image que Dumas lui-même entretenait délibérément.

Ce nest pas le Dumas vrai, mais cest le Dumas tel que ses lecteurs limaginaient et laimaient, et tel quon le verra toujours.

Au travers des « nouvelles à la main » et darticles plus longs, on découvre avec quels éléments sest construite cette biographie parallèle. Je nen ai recueilli quun certain nombre. Linventaire exhaustif demanderait des années, à moins de pouvoir compter, comme Dumas, sur quelques collaborateurs acharnés. Les journaux sont nombreux et les articles recherchés séparpillent sur une très longue période, bien au-delà de la mort de lécrivain.

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Comme les caricatures anciennes, ces articles satiriques dautrefois ont besoin dêtre contextualisés pour être compris. Jai donc ajouté des commentaires là où ils me semblaient utiles et, parfois même, jai introduit des textes dautres plumes, – de ses proches et de ses amis – qui me paraissaient éclairants.

Un dernier mot, jy tiens : mes remerciements et toute ma reconnaissance à Jacqueline Razgonnikoff, à Monica Oleffe, à Michel Oleffe et à Kathleen Smets qui mont aidé dans ce travail.

1 H. de Villemessant, Mémoires dun journaliste, À travers Le Figaro, Paris, 1876, p. 32.

2 Ibid., p. 39.

3 Ibid., p. 41.

4 H. de Villemessant, Mémoires dun journaliste, Paris, Dentu, 1872-1884, 2e série : Les hommes de mon temps, p. 248-249.

5 Olympe Audouard, Voyage au travers de mes souvenirs. Ceux que jai connus, ce que jai vu, Paris, Dentu, 1884, p. 108.

6 Dumas, Napoléon Bonaparte, drame en six actes, Paris, Chez Tournachon-Molin, 1831, Préface, p. x.

7 Autran, Œuvres complètes, VII : Lettres et notes de voyage, Paris, Calmann-Lévy, 1878, p. 166-167.

8 Arsenal, ms 13048, f. 194, lettre de Cherville à Jules Claretie, le 31 mars 1884.

9 Le Temps, 2 novembre 1883.

10 Victor Hugo, Tas de pierres, Genève, Milieu du Monde, 1951.

11 Cahier Alexandre Dumas, no 45, sous la dir. de J. Anselmini et I. Safa, « Dumas en caricatures », Classiques Garnier, 2019. – Cette remarquable étude complète en bien des points celle que nous proposons. La plupart des caricatures sélectionnées par les auteurs reprennent les thèmes développés par les « rieurs ».

12 Sainte-Beuve, Mes poisons, Paris, Plon, 1926, p. 29.

13 Le Figaro, supplément littéraire du dimanche 22 décembre 1878 : « Le roman contemporain » par Émile Zola.

14 Guy Peeters, Gaspard de Cherville, lautre “nègre” dAlexandre Dumas, Champion, 2017, p. 320-322.

15 Henri de Lacretelle, Lamartine et ses amis, Paris, Dreyfous, 1878, p. 223.

16 Le Mousquetaire du 23 décembre 1853.