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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-Propos

Ce Cahier, outre les documents importants qu'il renferme\ constitue aussi une pièce essentielle à produire pour résoudre un apparent paradoxe : la fascination qu'exercent les princes de toutes les dynasties sur Dumas qui se proclame, par ailleurs, haut et fort, républicain. 11 s'est expliqué, d'assez mauvaise foi, dans une lettre de la fin d'avril 1857 à Jules de Saint-Félix^ sur ses étranges relations avec les têtes couronnées ou découronnées. Pour lui, les princes, en ce milieu du dix-neuvième siècle, appartiennent à la catégo- rie des gens qui ont eu des malheurs, et surtout ceux qui en ont encore, catégorie des gens qu'il aime le plus et le mieux. «Ceux qui ont eu des malheurs, et qui sont redevenus heu- reux, ont bien assez d'amis sans moi, et peuvent par conséquent se passer de moi. Mais ceux qui sont encore malheureux! ceux-là ont besoin qu'on les aime, et peut-être plus encore, ont besoin d'aimer. D'ailleurs, en moi ce n'est point une affaire de raisonnement ou de calcul, c'est une impulsion de tempérament. J'ai une suprême pitié pour ce qui est faible, un indicible amour pour ce qui souffre.

^ L'orthographe en a été normalisée. Seules les lettres d'Alexandre père et fils ont été transcrites diplomatiquement. ^ Charles Marie Maurice Ju/es Amoreux ou d'Amoreux, dit de Saint-Félix (Uzès, 9 janvier 1804, bapt. Saint-Étienne, Uzès, 12 janvier 1804-Paris, 28 ou 29 mai 1874). Après avoir débuté dans les lettres en 1830 par Poésies romaines, il écrivit une série de romans ou d'histoires romancées, qui eurent un certain succès, comme Dalilah (1833) ou Les Nuits de Rome (1853), collaborant à la Revue de Paris, aux Cent et un, au Livre des conteurs et au Mousquetaire (1854- 1855). Entré comme employé au ministère de l'Intérieur, il devint chef de bureau dans le service de l'imprimerie et de la librairie, et fut nommé secrétaire de la commission de colportage.

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J'essaie de soutenir toute chose qui plie, de consoler toute âme qui pleure. » Et de résumer sa vie, mesurée à cette aune: «Depuis que j'ai mon libre-arbitre, je me suis éloigné des puis- sants pour passer ma vie avec les exilés. Louis XVIII monte sur le trône; tout enfant, je puis choisir entre les deux noms que je porte: le nom aristocratique de mon grand-père, commisaire-général d'artillerie et gouverneur des pages, et le nom de mon père général républicain. Je choisis celui de mon père qui me ferme toute carrière^. Par l'entremise du général Foy et au nom de l'opposition qu'il fait, j'obtiens une place chez le duc d'Orléans et reste sept ans près de lui. II monte sur le trône, je lui donne ma démission et vais faire ma cour à Arenenberg au prince Louis et à la reine Hortense. Le prince royal m'honore de son amitié, m'invite à ses chasses, me prie de venir faire Caligula au camp de Compiègne. Je quitte Paris et vais passer deux ans à Florence, près du roi Jérôme, du prince Napoléon et de la princesse Mathilde. Le duc d'Aumale insiste pour que je fasse avec lui la campagne de la Smala, et, la campagne faite, pour que je vienne me reposer dans son palais arabe de Constantine. Je vais à la prison de Ham, passer trois jours avec un illustre prisonnier, et corriger dans les mémoires du général de Montho- ion ce qu'il pouvait y avoir d'insultant pour la mémoire de Napo- léon Κ L'illustre prisonnier rentre en France, devient Président de la République et m'invite à le venir voir à l'Elysée. Je lui réponds qu'en France le deuil se porte un an et que je suis en deuil des princes de la maison d'Orléans. » 11 convient de passer au crible de la vérité cette série d'événe- ments donnés comme illustrations d'un tempérament qui rejette les hommes au pouvoir au profit de ceux qui en sont tombés. 11 entre bien comme surnuméraire dans les bureaux de Louis-Phi-

^Contre-vérité: un jugement du Tribunal civil de 1ère instance de Soissons du 27 avril 1813 (avant donc la Restauration de Louis XVlll) modifie l'acte de naissance d'Alexandre Dumas : le nom de Davy de la Pailleterie, nom du grand- père, Alexandre Antoine Davy de La Pailleterie, est adjoint au nom du père, le général Thomas Alexandre Dumas, et du fils. Mais il est vrai que l'écrivain n'usera de ce noble patronyme que dans les actes officiels.

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lippe, duc d'Orléans, le 10 avril 1824 et donne bien le 11 février 1831 sa démission de bibliothécaire adjoint, fonction à laquelle il avait été nommé le 20 juin 1829; il rend bien visite à la reine Hortense et à son fils Louis-Napoléon à Arenenberg, le 13 sep- tembre 1832, lors de son voyage en Suisse; invité au camp de Compiègne par Ferdinand d'Orléans, il s'installe bien vers le 15 août 1837 à Sainte-Corneille où il compose sa tragédie de Cali- gula et, sans qu'il y ait de relation entre les événements, séjourne bien à partir du 7 juin 1840 à Florence, où il se lie avec Jérôme Bonaparte et ses enfants, qui y résident à la villa Quarto; si rien n'atteste que Henri, duc d'Aumale, commandant en Algérie la division de Médéah, qui se signale par la prise, près de Goudilab, de la smala d'Abd-el-Kader (16 mai 1843), l'ait invité à Constan- tine où il exerce le commandement supérieur, il est vrai que, en route pour la Belgique et la Hollande, en compagnie de son fils, de Dujarrier, gérant de La Presse et de Buchon, il s'est arrêté à la prison de Ham, rendant visite le 24 octobre 1844 au soir et le 25 au matin au prince Louis-Napoléon et au général Charles, comte de Montholon, dont il assure par la suite la rédaction des Récits de la captivité de l'Empereur Napoléon à Sainte-Hélène (Paris, Paulin, 1847) ; quant à la réponse qu'il assure avoir faite au futur Napoléon 111, ce pourrait être l'écho d'une lettre du 25 novembre 1849, adressée au Corsaire: «M. Dumas n'est pour rien dans la réception qui a été faite au Président./ M. Dumas avait, comme c'est son habitude le jour des premières représentations, retenu les deux loges de M. le duc de Montpensier pour n'avoir pas le chagrin de voir un autre prince dans ces deux loges./ Enfin, M. Dumas n'a pas eu, pendant toute cette soirée, d'autre relation avec le Président que de lui demander par écrit, et par l'inter- médiaire de M. Bacciocchi, la grâce du gendre du régisseur du Théâtre-Historique, arrêté la veille pour cris séditieux. » Comme on peut le constater, les faits présentés ne sont pas, à proprement parler, inexacts, Dumas n'est peut-être coupable que de les placer dans une perspective exemplaire, trop exemplaire. 11 termine ainsi son plaidoyer pro domo : « Ma pauvre sœur^, qui avait, ou plutôt qui aurait eu besoin de

Marie Alexandrine Aimée Dumas Davy de La Pailleterie, Mme Victor Letellier, (Villers-Cotterêts, 17 septembre 1793-GrenobIe, 5 mai 1881). Sœur ainée d'A.

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mon crédit pour son mari, et à qui je refusais toujours de sollici- ter, sous prétexte que j'étais mal avec le pouvoir, un jour, résuma dans une boutade, tout ce qu'elle avait contre moi sur le cœur. «C'est une chose incroyable, me dit-elle; aussitôt qu'un de tes amis monte sur le trône, je crois que tu te brouilles à l'instant même avec lui, exprès pour ne pas être utile à ta famille!» [...] Tout et toujours à vous, — à moins que vous ne deveniez prince ou roi. » Les mêmes arguments sont mis en avant, dix ans plus tard, dans Histoire de mes bëtes^ : « Composé du double élément aristocratique et populaire, — aristocratique par mon père, populaire par ma mère, — nul ne réunit à un plus haut degré que moi en un seul cœur l'admiration respectueuse pour tout ce qui est grand, et la tendre et profonde sympathie pour tout ce qui est malheureux; je n'ai jamais tant parlé de la famille Napoléon que sous la branche cadette; je n'ai jamais tant parlé des princes de la branche cadette que sous la république et l'Empire. J'ai le culte de ceux que j'ai connus et aimés dans le malheur, et je ne les oublie que s'ils deviennent puissants et heureux; aussi nulle grandeur tombée ne passe devant moi que je ne la salue, nul mérite ne me tend la main que je ne la secoue. C'est quand tout le monde semble avoir oublié ceux qui ne sont plus là, que, comme un importun écho du passé, je crie leur nom [...] Ainsi c'est une noble et sainte famille que celle que je me suis faite, et que personne n'a que moi. Aussitôt qu'un homme tombe, je vais à lui et lui tends la main, que l'homme s'appelle le comte de Chambord ou le prince de Joinville, Louis-Napoléon ou Louis Blanc. Par qui ai-je appris la mort du duc d'Orléans? Par le prince Jérôme Bonaparte. Au lieu de faire aux Tuileries ma cour aux puissants, je faisais, à Flo- rence, ma cour à l'exilé. Il est vrai qu'à l'instant, je quittais l'exilé pour la mort. » Cependant deux princes, le duc d'Orléans et le prince Napo- léon, semblent échapper à cette figure du prince aimé parce que malheureux, en exil ou en prison, pour n'être aimés que pour

Dumas, elle épousa le 2 juin 1813 Pierre Joseph Marie Victor Letellier qui fit carrière dans l'administration des Droits réunis. Le couple eut deux fils : Emile et Alfred. ^ Histoire de mes bêtes, Michel Lévy, 1867, chapitre XXXVIll, p. 239-240. Préoriginale: Le Mousquetaire, 24 novembre 1866.

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eux-mêmes, sentiment que Dumas ne dissimule pas à ceux qui en sont l'objet : «Je l'ai dit à Monseigneur un jour que j'avais le cœur brisé [par l'annonce de la mort du duc d'Orléans] — J'avais au cœur deux affections que je n'ose qualifier de fraternelles — affections bien étranges et bien opposées auxquelles la politique devait naturel- lement rester étrangère — ces deux affections, Monseigneur, se portaient sur Votre Altesse et sur le duc d'Orléans - Maintenant vous restez seul mon prince, restez-nous long- temps — les tendresses du cœur sont rares et moi qui serais presque votre père je vous aime bien tendrement, croyez-le bien.» écrit-il au jeune prince Napoléon. C'est l'histoire de cet amour que ce Cah/er tente de retracer en exposant les vies parallèles du prince et de l'écrivain.

Claude Schopp.