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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Alexandre Dumas
    2004, n° 31
    . La peine de mort
  • Auteur : Badinter (Robert)
  • Pages : 9 à 12
  • Réimpression de l’édition de : 2004
  • Revue : Cahiers Alexandre Dumas
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406094999
  • ISBN : 978-2-406-09499-9
  • ISSN : 2275-2986
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-09499-9.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/02/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Avant-propos

par Robert Badinter

Alexandre Dumas fait partie de ces écrivains chers à notre cœur. Comme son ami Hugo, ses personnages peuplent notre imaginaire, nous habitent durablement. Ses romans sont de ces livres qui apprennent et aident à vivre. C'est donc avec beaucoup d'affection et d'enthousiasme que j'ai ouvert ce re- cueil consacré à Dumas et la peine de mort. Dumas abolition- niste ? L'affaire semble entendue quand il écrit, dans l'un des ar- tides que nous propose ce Cahier Dumas « Nous ne sommes pas depuis 35 ans l'ami intime de Victor Hugo, ce grand défenseur de l'humanité, que nous ne soyons comme lui partisan de l'abo- lition de la peine de mort. » Pourtant - et, faut-il le dire, à mon grand regret - la conviction de Dumas, en ce domaine, manque de fermeté et même de constance. Un jour, il affirme ainsi que la peine de mort doit être niaintenue dans les sociétés très vio- lentes (en particulier les États du sud de l'Italie) en raison de son caractère dissuasif ; le lendemain, ou presque, il prétend au contraire que l'exécution en place publique ne dissuade en rien le peuple « qu'elle ne corrige pas, qu'elle n'instruit pas, qu'elle endurcit à la mort, voilà tout ». Nous aurions espéré que la rencontre du grand Alexandre avec l'Italie, ce midi de l'Europe, Valma mater de la civilisation européenne, aurait engendré un surcroît de lumière dans la pen- sée de celui que son ami Hugo appelait d'ailleurs « le plein midi »... Au lieu de cela, Dumas hésite, atermoie, entretient une ambiguïté qui ne signifie qu'une seule chose : remettre toujours à plus tard l'abolition de la peine infamante - et, finalement, ne jamais prendre fermement parti : « nous, qui n'avons point de parti pris, et qui n'osons en avoir ni pour ni contre la peine de

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mort », ou encore : « non pas pour nous faire l'adversaire de l'abolition de la peine de mort, mais pour résumer philosophi- quement le pour et le contre, en laissant la décision au bon sens public. » Hugo, lui, sait bien que le penseur devance l'opinion commune, qu'il montre la voie fermement et ne se contente pas de laisser jouer entre elles les positions antagonistes. Au mo- ment où Dumas commence cette série d'articles, Hugo se pro- nonce publiquement pour l'abolition de la peine de mort à Ge- nève (« Genève et la peine de mort », 1862). Quelques années plus tôt, en 1859, il avait protesté vainement contre l'exécution de John Brown, et avait averti les États-unis avec ces paroles éclatantes : « il y a quelque chose de plus effrayant que Gain tuant Abel, c'est Washington tuant Spartacus. » Écrits sous le Second Empire, ces textes font suite à de longues décennies de réflexion et de polémiques sur la peine dite « capitale ». Dumas s'insère pleinement dans ces débats ; il n'est pas à l'avant-garde de cette « armée du progrès » qu'il vante tant par ailleurs. En matière de législation criminelle, il s'en remet de façon bien légère à l'évolution de la civilisation, à l'adoucissement des mœurs et à la mise en conformité des lois avec celles-ci. Plus grave, Dumas conserve l'idée archaïque que la peine doit être strictement adaptée au crime - autrement dit, qu'on doit tuer celui qui a tué : l'antique loi du talion. Si l'on va au bout de son raisonnement, la peine de mort n'est plus néces- saire si et seulement s'il n'y a plus de crime de sang. Autant dire jamais... Position irréaliste qui ouvre la voie à tous les conser- vatismes. De fait, Dumas est tout aussi prudent en matière poli- tique. On s'aperçoit que le camarade de lutte de Garibaldi n'était pas sans limites non plus dans ce domaine. De même que l'émancipation politique d'un peuple est lente et progressive, l'évolution de la législation doit être graduelle, et surtout ne pas aller à rencontre des mœurs. Alexandre le décevant... Les grandes batailles comme l'aboli- tion veulent des combattants plus fermes, une résolution sans faille. Même dans ses articles de fond, Dumas est trop romancier pour être militant ou même penseur. Prenant la peine de mort comme point de départ, souvent il arrive à tout autre chose, et, emporté par sa faconde inépuisable, nous propose de véritables scènes romanesques. Ainsi lorsque, prenant prétexte de la légis- lation criminelle à Rome, il raconte avec une verve réjouissante le sac de la Ville éternelle par les Barbares. Très souvent aussi.

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on peut le soupçonner de choisir tel ou tel détail pour les virtua- lités narratives qu'il pressent d'instinct, ou pour son caractère pittoresque : « chaque jeune fille prétendue vierge avait un privi- lège, probablement en mémoire de la mère du Christ : elle avait le privilège de pouvoir sauver un criminel en l'épousant. » Les longs catalogues de supplices qu'il nous inflige au fil des pages en viennent à déréaliser l'horreur du châtiment. Cependant, à l'horizon de telles pratiques « folkloriques », il y a toujours la vie de malheureux qui ont été noyés, brûlés, dévorés par des bêtes sauvages au nom d'un symbolisme aussi obscur que barbare. Comment prétendre sérieusement justifier la peine de mort en invoquant l'existence de telles coutumes chez les Anciens comme chez les Modernes ? Tout aussi gênants sont des commentaires que l'on préféré- rait attribuer à des lapsus de la plume trop rapide de Dumas qu'à une conviction mûrement réfléchie : « la gangrène infecte les parties inférieures et honteuses de votre société ; appelez le chirurgien, monsieur, et vite : le médecin ne suffit plus ; où la médecine est impuissante, le fer doit suppléer ; et le chirurgien de la société, c'est le bourreau ». À lire de tels propos, on songe davantage à la pensée de Joseph de Maistre qu'aux nobles ins- pirations d'un ami de Victor Hugo. Et que penser de ce passage où il estime plus urgent de supprimer l'emprisonnement pour dettes que la peine de mort ? Alexandre Dumas avait certes de bonnes raisons de se plaindre des créanciers trop pressants, et nous savons bien que le lendemain du 2 décembre 1851 il se trouvait en Belgique, non pas comme Hugo pour échapper à la répression du tyran, mais pour fuir ses débiteurs. Mais on aime- rait sous la plume d'un homme généreux d'autres élans du cœur et une autre hiérarchie des priorités. Plus intéressante est sans doute la liberté de parole qu'ac- corde Dumas à ses lecteurs. Bien souvent, ils sont plus aboli- tionnistes que lui, et l'expriment dans le langage volontiers sen- timental et grandiloquent de l'époque : « pour nous la guillotine s'appelle Lesurques, la roue s'appelle Calas, le bûcher s'appelle Savonarole et Jeanne d'Arc, la torture s'appelle Campanella, le billot Thomas More, la ciguë Socrate, le gibet Christ et Brown. [...] Ce qui finira par gouverner le monde, c'est l'amour, la ten- dresse », écrit un certain Navarro délia Miraglia, qui conclut pourtant lui aussi à la nécessité de la peine de mort en Italie. On comprend, devant tous ces tâtonnements dans les rangs de ses

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propres partisans, combien de préjugés l'abolition avait encore à surmonter, et combien la fermeté inébranlable de Hugo, face à la peine de mort, commande l'admiration.