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Classiques Garnier

Les Nouvelles Rencontres de Brangues 19-25 juin 2023

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Les Nouvelles Rencontres de Brangues

19-25 juin 2023

Comme le dit Christian Schiaretti, directeur artistique des Nouvelles Rencontres de Brangues, « les Rencontres sont à linverse, au-delà dun festival. Elles sont une conversation avec le public, un sens. » Bien sûr lécrin somptueux de cette frontière du Bas-Dauphiné, jouxtant le Rhône et les surplombs du Bugey méridional, les longues journées magnifiques à lombre des tilleuls centenaires du domaine de Brangues, la scène magique de « la ferme » quand le soir tombe enfin et la grande présence de Claudel, que lon ne manquera pas daller saluer « au fond du parc, dans le coin le plus reculé de son jardin », y apportent le calme secret de la consolation par le beau et obligent. Mais il y a aussi la programmation artistique exigeante et variée, la coordination dévouée dune équipe sympathique et efficace, administrative, technique et gastronomique, sans oublier les merveilleux interprètes, jeunes et moins jeunes, de la « petite troupe de Brangues » qui tous se mobilisent « en toute conscience et en toute générosité ».

La première journée avait pour thème la présentation du Prix Paul Claudel par Christian Schiaretti pour les Rencontres et Catherine Mayaux pour la Société Paul Claudel, après une introduction drôle et éclairante dAhmed le Subtil (Juliette Gharbi), le personnage créé par Alain Badiou, « à propos de la crise du théâtre ». Ce prix a pour vocation de consacrer une fois par an une œuvre écrite par un poète à lusage de la scène, dont un bel exemple a été donné par le Stabat mater furiosa de Jean-Pierre Siméon (grand prix de poésie de lAcadémie française en 2022), magnifiquement interprété par Gisèle Torterolo. Après lobstinée colère de celle « qui se tient debout et refuse de comprendre [la guerre] », une détente musicale bienvenue a été donnée par Les Aperçues, un beau concert pour neuf voix de femmes et harpe par lensemble Esquisses, dirigé par Guillemette Daboval.

La deuxième journée était présentée « comme un manifeste des Rencontres, le souci de mêler la réflexion à laction, la table et le plateau. 126Public mélangé selon leur âge ou leurs motivations. Petits et grands, flâneurs et studieux, la pensée comme le sourire. Théâtre, musique et poésie ». La journée a bien commencé par les Histoires de Rosalie, quelques aventures de la grand-mère russe Rosalie de Michel Vinaver quand elle était enfant. La fraîche et tendre évocation par Juliette Gharbi de cette Russie de rêve contrastait étrangement avec les gesticulations des milices russes au même moment à quelques milliers de kilomètres de là… En début daprès-midi, Catherine Mayaux nous a proposé une approche croisée particulièrement éclairante et instructive de « Paul Claudel et Alexis Leger / Saint-John Perse, diplomates et poètes dun même siècle », fondée sur une exposition de la Fondation Saint-John Perse en 2021, en présence de Muriel Calvet, directrice de la Fondation, conférence agrémentée de lectures poétiques dites par Louise Chevillotte et Julien Tiphaine.

Le reste de la journée a été scandé par un programme particulièrement dense et varié : Midi nous le dira, une pièce récente et très enlevée de Joséphine Chaffin, un portrait voix-musique dune héroïne moderne avec (encore !) Juliette et la musicienne Anna Cordonnier ; « Comment jai dirigé une actrice notoire en la suivant », un dialogue plein dhumour de Christian Schiaretti avec Francine Bergé ; Le Roman de Renart, une sélection jubilatoire de scènes du fameux anonyme du xiie siècle mettant aux prises Renart et son compère Ysengrin, en octosyllabes à rimes plates magnifiquement interprétées par les deux Cléments (Carabédian et Morinière, et ce, malgré lépaule récemment opérée de ce dernier) : ils portaient les fameux masques créés par Erhard Stiefel (sortis de la collection présentée à la maison Ravier de Morestel pendant lété). La soirée sest terminée en douceur(s) dans la ferme avec les Musicodrames interprétés par Sylvia Bergé (de la Comédie-Française) et Thierry Ravassard au piano. Ces œuvres de Francis Thomé à Isabelle Aboulker en passant par le compositeur Erik Satie, nous ont fait découvrir quelques-uns de ces joyaux dans un florilège de petites histoires où voix et piano sentremêlent dans un contrepoint onirique et poétique.

La troisième journée était tout entière construite autour de la figure de la femme irréductible : Camille Claudel, Antigone et Électre. Limage de Camille Claudel, lautre génie de la fratrie, reste malheureusement associée à de trop nombreux scénarios complotistes plus ou moins malsains et cest limmense mérite du film de Gilles Blanchard Dune folie lautre et du livre de Marie-Victoire Nantet Camille et Paul Claudel. 127Lignes de Partage (Gallimard, 2020) de restituer une vérité enfin fondée sur les faits et les documents. La projection de Dune folie lautre (le titre mériterait un long développement à lui seul) a été incontestablement un des moments forts des Rencontres, autant par la finesse, la justesse et lémotion de son écriture cinématographique, que par une chronique fidèle aux événements qui ont jalonné le naufrage progressif dans la psychose de Camille, de 1890 à 1913, date de son internement à lâge de 49 ans. La projection fut suivie dun débat avec Marie-Victoire Nantet et Gilles Blanchard sur « Camille et Paul », permettant de mieux cerner la contradiction entre folie attestée et folie contestée de Camille, à lorigine de tant de mauvais récits.

Les deux derniers spectacles des Rencontres, Antigone et Électre, splendides variations poétiques à partir de Sophocle par Jean-Pierre Siméon, dont lune – Antigone – a été créée en 2016 dans une mise en scène de Christian Schiaretti au TNP de Villeurbanne, ont constitué lautre point dorgue de ces rencontres. Ces deux héroïnes tragiques étaient magnifiquement incarnées par Kenza Laala. Sans doute parce que la valeur fondamentalement positive du personnage dAntigone nous inspire plus que le caractère sombre dÉlectre, nous avons été plus sensibles à la première pièce, mais cest encore la faute aux Grecs…

Jean-François Mayaux