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Classiques Garnier

En marge des livres

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Jean-François Poisson-Gueffier, Paul Claudel et le latin, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2022, 190 p.

Cet ouvrage offre une étude riche, précise et érudite des différents usages du latin dans les écrits de Paul Claudel. Il est vrai que lemploi du latin frappe tout lecteur ou spectateur des œuvres de Paul Claudel. Le sujet aurait donc pu être décliné telle une somme recensant emprunt après emprunt : il nen est rien. Et le plaisir de la lecture de ce livre est dautant plus grand que Jean-François Poisson-Gueffier réserve à ses lecteurs un effet de surprise : loriginalité de ce livre est sa structure, qui permet déviter toute impression de compilation. Il est, en effet, bâti selon les règles de la rhétorique définies dans le De oratore de Cicéron : le premier chapitre aborde les questions liées à linventio, le deuxième étudie la présence du latin selon lart de la dispositio, le troisième selon lelocutio, le quatrième se focalise sur lactio et le cinquième sur la memoria. Le sous-titre de cette étude aurait donc pu être « rhétorique et spiritualité du latin dans lœuvre de Paul Claudel », un titre qui aurait fait plaisir au Professeur Alain Michel, cité p. 157, qui fut professeur de langue et littérature latines à la Sorbonne, spécialiste de Cicéron et de Pétrarque. Cest donc en sinspirant des méthodes de lecture et décriture propres à lAntiquité que ce livre puise sa profonde originalité qui met en lumière le laboratoire décriture de Paul Claudel.

Comme exemple dinventio (lart de trouver les idées), J.-Fr. Poisson-Gueffier étudie quelques exemples de recherches étymologiques, « fantasmées » ou non, offrant à Claudel de multiples jeux de créations verbales, allongeant autant les mots que les phrases. Le latin sert ainsi à faire entrer en résonance les mots et les représentations graphiques, permettant des correspondances entre « langues-sœurs » (latin, grec, hébreu, français). Le recours au latin ouvre aussi à la méditation et J.-Fr. Poisson-Gueffier de prendre lexemple de lexpression « januis clausis » dans Jn. 20, 26 (« les portes ayant été fermées ») pour montrer comment lexégèse ouvre à la méditation. Le latin, souvent concis, permet ainsi un jeu damplificatio, développé par Claudel, des potentialités offertes : il permet « une dynamique de la pensée » (p. 41), notamment à loccasion de la lecture du latin des Psaumes. Se rejoignent dans cette même potentialité 100sous-jacente le latin scolaire et celui de la Vulgate, doù la récurrence des latinismes, par exemple dans les pièces de théâtre, si bien quil est possible de parler d« imprégnation latine » dans la phrase de Claudel.

Après linventio, J.-Fr. Poisson-Gueffier passe à létude de la dispositio (lart de lagencement des idées). Le premier exemple est celui de lintégration des allusions et des citations, créant une connivence avec le lecteur. Lauteur sappuie certes sur la Vulgate, mais aussi sur la présence des discours de Cicéron, de lHistoire romaine de Tite-Live, des Métamorphoses dOvide ou dHercule furieux de Sénèque. Autres exemples donnés : les imitations ou « décalques », notamment de Virgile. Toutes ces analyses aboutissent à une réflexion sur « la poétique de la lecture » permettant de comprendre « le bilinguisme du texte claudélien » (p. 71), ou comment le latin continue la phrase française dans un même souffle ou élévation, quand il sagit du latin conçu comme langue du sacré.

Le chapitre sur lelocutio insiste, quant à lui, sur les sons créant une harmonie. Le latin est cité pour son pouvoir d« enchantement » : Claudel louait les vers de lÉnéide de Virgile, notamment ceux consacrés à la mort de Palinure à la fin du chant V ; mais il louait plus encore la traduction de la Bible en latin par Jérôme, notamment pour les effets de rythme structurant les versets si bien quil préférait toujours le latin de la Vulgate à toute tentative de traduction en français. Pour Claudel, le latin de la Vulgate, si sa permanence est préservée, sacralise encore plus la parole biblique. Mais le latin nest pas seulement le vecteur de la sacralité et de la gravité : il peut inviter au rire, comme le souligne J.-Fr. Poisson-Gueffier à propos du goût de Claudel pour la bouffonnerie. Le latin macaronique participe de lunivers de la liberté et du rire.

Le chapitre sur lactio porte sur linsertion du latin dans « la parole dramatique » : paradoxalement, pour Claudel, il nest pas nécessaire que le latin soit compris des spectateurs. Les sons du latin participent dune « ferveur » propice à lexaltation et à la manifestation de la foi. Le public se laisse porter par le rythme des phrases et par les voix qui, telle une musique, participent de la création du sacré, qui touche en priorité le cœur. Le latin, se caractérisant ainsi par sa « force évocatoire » (p. 113), touche à luniversalité (p. 116). Lhymnodie latine en est un autre exemple.

Le chapitre suivant, sur la memoria, introduit la notion de « souvenir circulaire » et revient, par exemple, sur la présence récurrente de lÉnéide de Virgile dans lœuvre de Claudel. Dissociant le latin de lenseignement scolaire du latin, Claudel construit un « cercle mémoriel » (ou « cercle 101sacré » quand il sagit de la Vulgate) sans cesse enrichi à partir duquel il renouvelle son inspiration : ce sont des réminiscences qui reviennent continuellement à son esprit et constituent, comme les vers de Dante et de Virgile ou les versets de la Vulgate, un « paradis intérieur », une « remémoration perpétuelle » (p. 131). Et J.-Fr. Poisson-Gueffier insiste sur la remémoration, par Claudel, des auteurs latins de lAntiquité tardive, comme Ammien Marcellin nourrissant linspiration de Claudel dans Tête dOr, mais aussi de lépoque protomédiévale. La langue latine, quelle que soit son époque, nourrit donc en profondeur lœuvre de Claudel ainsi que, selon Claudel, la pensée chrétienne du monde moderne.

Par sa structure organisée selon les règles de la rhétorique antique, mais aussi par le souci détudier tous les aspects de la langue latine dans lensemble de lœuvre de Claudel, ce livre dense et riche offre à ses lecteurs loccasion dun cheminement très précis au sein du laboratoire décriture de Claudel, privilégiant la quête dharmonie menée par Claudel lui-même qui sinspirait de la musicalité du latin.

Jean-Frédéric Chevalier

Université de Lorraine

Écritures, F-57000 Metz

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Bérangère Avril-Chapuis, Les symboliques de lange dans lart et la littérature. Ange, genèse dun mythe (1850-1950), Paris, Classiques Garnier, Perspectives comparatistes, 2022, 484 p.

Les symboliques de l ange dans l art et la littérature. Ange, genèse d un mythe (1850-1950) :chacun des termes du titre de louvrage de Bérangère Avril-Chapuis délimite le champ dune recherche qui était à lorigine une thèse de doctorat. Réalisée sous la direction de Didier Alexandre, celle-ci a été soutenue en 2010, puis remaniée assez profondément 102pour la publication, selon les indications de lautrice en page 10 de lintroduction générale.

Louvrage est construit en trois grandes parties, pensées de manière quasi autonomes, chacune delle comportant une introduction, entre quatre et six chapitres, ainsi quune conclusion. Le tout est précédé par une introduction générale et suivi dune conclusion générale, de références bibliographiques et iconographiques ainsi que dun index des auteurs et artistes.

Dans son introduction générale, lautrice situe son propos dun point de vue personnel, méthodologique, conceptuel et temporel. Elle se prononce tôt en faveur dune étude sur la naissance dun mythe moderne (« nous centrant sur la naissance de lange comme mythe moderne », p. 10). La première partie sintitule Visages danges du romantisme à 1950 pour une esthétique de lange moderne. Lautrice sintéresse ici aux avatars représentationnels de lange, et plus précisément à lapparition dun ange moderne, résultat au tournant de la modernité d« une appropriation libérale de la créature biblique dont rendent compte les œuvres littéraires et artistiques du siècle » (p. 37). Après avoir rappelé le « canon angélique » et une fixation relative de liconographie religieuse, elle relève une mutation iconographique de lange chez les artistes symbolistes, eux-mêmes héritiers des préraphaélites anglais. Cette évolution dans limage se décline en plusieurs variations, de lange de lumière à lange déchu, et se retrouve dans la littérature. Il se produit ainsi des échanges entre lange de William Blake et le corpus hugolien. Sensuit un parcours littéraire, représenté notamment par lœuvre de Claudel, Saint-Georges de Bouhélier, Baudelaire, Rilke, Cocteau, Apollinaire et Rimbaud, documentant diverses variations dun ange, parfois érotisé, parfois terrible, dautres fois ange de la mort ou soldat de Dieu, avec des allers-retours vers langélologie. La deuxième partie est intitulée Lange de la création au tournant de la modernité. Celle-ci est élaborée sur le constat dun lien ontologique de lange avec linspiration et la création. Comme dans la première partie, lautrice met face-à-face textes bibliques et création, cette dernière étant à nouveau majoritairement littéraire. Si les œuvres de Paul Klee et Delacroix (en fait, surtout la fresque de La lutte de Jacob et lange de Saint-Sulpice) font lobjet dun discours en soi, Burnes-Jones, Xavier Mellery ou Gustave Moreau servent surtout à étayer lanalyse dun corpus littéraire formé de Verhaeren, Rilke, Bouhélier, Mallarmé, Valéry, Max Elskamp, Baudelaire, Verlaine, Rémy de Gourmont, René Char, Cocteau et surtout Claudel ; des œuvres plus contemporaines, 103notamment les films de Win Wenders viennent en contrepoint. La troisième partie porte le titre de Lange gardien moderne. La méthode est inchangée : lautrice organise une dialectique entre textes bibliques et création, et suit les traces de lange dans « un monde désenchanté qui souvre avec la modernité » (p. 311) autour des thématiques du réenchantement du monde, de la perversion et du voyage dans lau-delà. Le corpus, à nouveau nettement littéraire et dominé par Claudel, souvre cependant en direction dAnatole France ou Franz Capra. La conclusion générale réaffirme le propos initial dun ange qui « sest érigé comme un véritable mythe alors que la société se laïcisait » (p. 439), et qui finalement « atteste de la formidable émancipation de lhomme comme de la volonté historiquement définie de réenchanter le monde à un moment où ce dernier paraissait dénué de tout mystère » (p. 450).

On aurait aimé que certaines références soient prises en compte, comme les travaux récents de Maria Aivalioti, Isabelle Saint-Martin et Antoine Mazurek, respectivement sur lange symboliste et lange gardien, ou encore des publications plus anciennes, tels que Le parler angélique : figures pour une poétique de la langue de Michel de Certeau (1984) et Lhomme et son ange dHenry Corbin (1993). Il en est de même de traités dangélologie récents, tel Le livre des anges dErick Peterson (1996). Parler dun ange symboliste en ne retenant de ce mouvement que des artistes de la première génération – quoique sans considérer Odilon Redon, rénovateur majeur de liconographie de lange – ou ceux de la mouvance idéaliste, mais en ignorant la totalité de la seconde génération, dite synthétiste, paraît risqué. Les Nabis de Maurice Denis et peut-être encore davantage Paul Gauguin sont non seulement de grands pourvoyeurs danges mais ils en révisent également liconographie en profondeur : Vision du sermon de Gauguin (1888) illustre ainsi larticle manifeste du symbolisme pictural dAlbert Aurier, publié dans le Mercure de France en mars 1891. Le choix (fondamental) de désigner comme mythe la présence de lange dans la modernité pourrait être discuté, puisque les créateurs, artistes comme littérateurs, nobservent pas tous la même distance vis-à-vis de lange, et là réside justement le défi créatif dadapter un support de (non-)croyance(s) aux enjeux esthétiques de son temps. On peut enfin regretter une structure de louvrage forçant aux répétitions, un fil historique parfois difficile à suivre, une bibliographie aux rubriques approximatives, ainsi quune iconographie quasi inexistante : deux illustrations pour louvrage entier – probablement un choix malheureux de léditeur – ne permettent guère de suivre les 104développements artistiques, au contraire du propos littéraire, majoritaire dans ce livre, soutenu par de nombreuses citations. Malgré ces quelques réserves, ce livre a le mérite de mettre en lumière une figure angélique qui traverse et marque la modernité esthétique.

Laurence Danguy

Université de Lausanne

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Benjamin Azoulay, Abel Bonnard Plume de la Collaboration, Perrin, décembre 2022, 384 p., 25 €.

Voici enfin la première biographie sérieuse du fameux ministre de lÉducation nationale de Vichy (entre avril 1942 et août 1944). Elle met fin à deux légendes, celle dun père caché quaurait été le comte Primoli, et celle de son homosexualité, thème de propagande qui fut largement exploité contre lui à partir de lautomne 1940 (cétait en ce temps un signe dinfamie), mais qui ne repose sur rien : on ne connaît quune liaison à Bonnard, avec la comtesse Joachim Murat (née Thérèse Bianchi).

Les troisièmes et quatrièmes parties (sur cinq), qui traitent de la période de lOccupation, seront sans doute à revoir ou à compléter : elles comportent quelques erreurs, – et, surtout, leur bibliographie sarrête à 2005, alors quelle sest considérablement enrichie depuis. En revanche, Azoulay a bien dessiné la silhouette du jeune Abel, littérateur fort précoce, puisquil connut le succès à 23 ans, dès son premier recueil de vers, Les Familiers (1906), où « les animaux parlent, mais aussi les fleurs, le feu, la neige… ». Couronné par lAcadémie française (il y entrera en 1935), ce poète allait-il succéder à Rostand ou à Régnier, à qui on le comparait ? Azoulay prétend quil fut supplanté par Cocteau. Mais Bonnard a fait un détour par le roman en 1912-1913, avec notamment Le Palais Palmacamini qui plut à Proust, puis il préféra lessai ou récit de voyage (En Chine, 1924) et le pamphlet politique (Les Modérés, 1936).

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Les spécialistes de Claudel savent que, sagissant des poètes, il répondit de Brangues, en octobre 1940, à une question du Figaro littéraire sur « notre littérature avant la tourmente » : « Il ny a pas dépoque qui ne puisse être fière de poètes tels que Francis Jammes, Paul Valéry, Abel Bonnard, Léon-Paul Fargue, la comtesse de Noailles1 ». Cette réponse étonne aujourdhui, mais noublions pas quelle porte sur la période de lentre-deux-guerres. Lomission de Régnier est probablement préméditée. Peut-être pas celle de Supervielle, quAzoulay classe dans les quatre poètes admirés dAbel Bonnard pendant cet entre-deux-guerres, avec Régnier précisément, mais aussi Valéry et… Claudel.

Le biographe en revanche ne mentionne pas le vote de Bonnard en faveur de Claudel lors des fameuses élections du 28 mars 1935 à lAcadémie. Il relève en 1937 sa signature au bas de ladresse Aux intellectuels espagnols (et non « Hommage à Franco », comme lécrit une étrange biographie de Claudel). Les bonnes relations dalors entre les deux hommes (qui se rencontraient dans divers salons, celui de Maurice Paléologue et probablement celui de la princesse Bibesco) expliquent sans doute que Claudel épargne Bonnard dans son Journal (seulement un point dexclamation lors de sa nomination comme ministre), alors quil avait en horreur le gouvernement de Pierre Laval. Toutefois il accusera Bonnard en 1946 (dans LŒil écoute) davoir livré LAgneau mystique de Van Eyck aux Allemands. Azoulay consacre quatre pages à cette affaire, exonérant Bonnard (lordre de cession de ce tableau belge abrité à Pau nest pas passé entre ses mains ; il a été signé par Laval), et le louant de la façon dont il a sauvé lautel de Bâle (riche panneau médiéval que Goering convoitait également) en alternant ruse et fermeté pendant deux ans.

La cinquième et dernière partie retrace lexil en Espagne (via Sigmaringen) et surtout les deux procès, celui de 1945, par contumace, et celui de 1960, en sa présence. Mais nous terminerons cette recension sur une anecdote touchant LeSoulier de satin. Le ministre de lÉducation nationale, qui naimait pas le théâtre, se devait cependant de faire acte de présence à la « première » dans sa loge du Théâtre-Français. Il demanda au seul Arno Breker, le sculpteur, de laccompagner, et de ne pas déranger son sommeil. « Ce nétait pas une plaisanterie », raconte Breker dans ses souvenirs parisiens (traduits en 1970), « je neus pas besoin dattendre longtemps, je perçus bientôt la respiration profonde du dormeur ». La suite, que ne raconte pas Azoulay, est intéressante à 106plus dun titre. Breker a aimé la pièce (même sil préféra, « plusieurs années après, la représentation de Dusseldorf dans une version réduite ») et surtout linterprétation de Jean-Louis Barrault. « Jaurais volontiers échangé quelques mots avec lui, écrit-il, Bonnard ny était pas opposé, mais la présence de Paul Claudel dans les coulisses constituait un obstacle que nous ne franchîmes point ».

Benjamin Azoulay, normalien qui fait carrière aujourdhui dans les Affaires maritimes, a eu accès à de nombreuses archives (Bonnard fut lui-même Commissaire de marine entre 1916 et 1919). Sa biographie se lit agréablement, et elle est dotée dun fort bon index.

Benoît Le Roux

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LES CLAUDEL EN FICTION

Le titre du dernier roman de Philippe Forest, PI YING XI, est expliqué par son sous-titre Théâtre dombres2 : Xi : « théâtre », Ying : « ombre » et Pi : « cuir » ou « peau », selon les précisions données par le romancier. Nous avons tous joué un jour ou lautre aux « ombres chinoises » en projetant sur un écran lombre de nos doigts conformant une silhouette. Mais la tradition chinoise a élevé ce jeu au rang dart, encore pratiqué au petit musée de Qibao (Shadow Play) où « les formes de quelques figurines plates et articulées » manipulées « à laide de longues baguettes » par les marionnettistes (p. 108) sont projetées sur un écran de papier (« la fenêtre aux ombres »). Ce théâtre dombres configure par limage la méditation du narrateur, partagé entre son désir de comprendre le sens des événements de sa vie, et sa résignation à ne voir en la réalité « quune ombre qui passe et dont nous ne connaissons jamais que la forme quelle fait » (p. 113) : désir et résignation apparaissent comme les deux tendances inséparables dune même conviction, dun pâtir, dun être-au-monde. Ce narrateur, qui 107ne se distingue guère du signataire du livre – écrivain, critique, universitaire et grand voyageur, évolue entre le treizième arrondissement, le « quartier chinois » de Paris où il sest installé depuis peu, et la Chine où il a effectué plusieurs séjours. Le récit se construit de manière lâche, sans histoire (en quelque sens quon veuille lentendre), sauf à voir dans le départ de et retour à Paris la suggestion dun cycle, ou à retenir comme indices dune variation les échos ménagés entre les divers chapitres. Ces échos sétablissent entre différents voyages en Chine et au Japon, entre différentes lectures liées à la Chine (Lu Xun et son frère Zhou Zuoren, Simon Leys, Wang Anyi, Pearl Buck, Gao Xingjian, Yan Lianke, Barthes…) ; ils concernent aussi les précédents romans de Ph. Forest Lenfant éternel, Sarinagara, Le siècle des nuages, cest-à-dire aussi les événements et personnes de sa propre vie. La réflexion sur ce qui prend parfois lapparence de signes à déchiffrer, sur les coïncidences, sur les énigmes et les fantômes, sur les objets qui semblent au fil du temps, par récurrence, sinscrire dans une ébauche de sens, se caler dans un puzzle, fait tanguer le récit entre pérégrination, rencontres et « choses vues » dun côté, élucubrations, « faux souvenirs » fabriqués par le temps, projections de désirs, de rêves ou de cauchemars de lautre. La réflexion sur lhabitabilité du monde, la place où vivre : ici ou là, pas plus ici que là et vice-versa, est sous-tendue dans ce mal-être indécis par la question du « chez soi », du sentiment en loccurrence quun improbable mouvement (inconscient ? hasard ? providence ? fatalité ?) a conduit le narrateur à « revenir “chez moi” » comme il le dit (p. 319), cest-à-dire tout près de lhôpital où sa fille, des années auparavant, est morte, comme lont raconté Lenfant éternel, Sarinagara, Tous les enfants sauf un3… Cette impression de retour chez soi nest pourtant pas plus que dautres indices une clôture du récit qui ferait pendant à son installation au début du roman4. Celui-ci reste ouvert sur ces « ombres quaucune nuit ne viendrait jamais tout à fait engloutir dans le noir » de la dernière ligne qui sefforce de maintenir leur part dexistence aux ombres5 et donc, peut-être, de résister au néant.

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Spécialiste de Sollers et des avant-gardes du xxe siècle, Philippe Forest vient de publier un hommage à Philippe Sollers récemment décédé, dont le propos décrit aussi bien son œuvre propre : « Tel que Sollers le revendiquait et le pratiquait, lart du roman le conduisait, loin des conventions ordinaires du genre, à enchaîner les livres comme autant dépisodes dun seul et même feuilleton spéculatif et poétique au fil duquel tenir la “chronique” – au sens de Céline – de sa vie et de son temps » ; ou encore « Au sein dune sorte de long roman autobiographique, un narrateur, sans cesse semblable et toujours différent, tient en direct le journal perpétuellement repris de sa propre existence []6 ». Nous sommes ici loin de Claudel qui goûtait peu les romans et nen écrivit pas – encore que7Et pourtant

Ce même narrateur, qui épanche un agnosticisme mélancolique8, trouve matière à connivence avec Claudel9. Son nom apparaît une première fois à propos de la fête de Qingming ou « Fête des morts » telle quelle est célébrée aujourdhui encore en Chine : le signe quen repère le narrateur sont ces « minuscules feux de camp se consumant quasi clandestinement dans la ville » à Shanghai (p. 64), feux si fugitifs que le narrateur en a presque « limpression davoir rêvé » (p. 65). Il fait alors le rapprochement avec « Fête des morts le septième mois » de Connaissance de lEst10, dont il cite les premières lignes (p. 70), ainsi quavec dautres fragments de Sous le signe du Dragon11 : un « petit monde de papier découpé quon brûle pour accompagner le défunt insubstantiel » ainsi que « ces figures ou silhouettes qui un moment font la même ombre que les choses réelles. » (Ibid.) La rencontre très improbable entre celui qui croyait au ciel et celui qui ny croyait pas12109seffectue donc autour de ces rites funéraires chinois qui sont peut-être à lorigine du théâtre dombres dont nous parle le roman, autour de cette « monnaie des Morts » que Philippe Forest corrige sans ambages en « fausse monnaie des Morts » (p. 76). Ils emploient tous deux le terme « simulacres » pour désigner ces découpures de papier destinées à brûler, et le narrateur reconnaît avec Claudel le caractère apaisant du rite de la flamme et de la consumation : « Des simulacres à laide desquels on entretient lillusion dêtre en règle avec ceux qui sont partis, leur sacrifiant des faux-semblants sans valeur afin dapaiser sa conscience [] » (p. 76), là où Claudel écrivait avec plus de pathétisme : « Dans les noires ténèbres, léclat de la flamme les apaise et les rassasie13 ». Leur rencontre se fait plus secrètement dans leur expérience de la mort et du deuil.

Les dernières pages du roman évoquent en effet la venue de Philippe Forest à Brangues en juin 2017 et la conférence quil y donna, liée à la mort du petit-fils de Claudel et au poème « Dissolution » de Connaissance de lEst. Nous laissons le lecteur relire cette conférence publiée dans le Bulletin 22314. Dans ce dernier chapitre du roman, qui reprend le titre « Dissolution », Philippe Forest rappelle dautres souvenirs personnels de Claudel comme Le Soulier de satin mis en scène par Antoine Vitez, telle phrase qui la intimement frappé et qui consonne avec son état desprit, désignant Claudel comme « un montreur dombres », en référence notamment à la scène de lOmbre double du Soulier de satin. Il revient enfin au poème « Dissolution », dont il a récité le début en 2017, « le seul poème de Claudel qu[il] sache par cœur », et reprend la conclusion de la conférence dalors, paraphrase du poème, qui vient achever le roman. Il comprend ce faisant que sa conférence du jardin de Brangues « contenait déjà, sans qu[il] le sache encore, tout le roman qu[il] a ensuite écrit, qui se termine maintenant [] », apportant la seule certitude dont il puisse se saisir et que lui a tendue Claudel : « la sensation de ces larmes dont le poète déclare quelles coulent sur sa joue et qui, pour chacun dentre nous, témoignent malgré tout de la vérité intacte de la vie. » (p. 331). La méditation sur « Dissolution », et en particulier sur limage du « sein dAbraham » dans lequel reposera lâme du poète après sa mort « pareille au cri le plus perçant », que Philippe Forest reçoit comme une possible image du néant15, rapprochent 110dans une communion ambivalente les deux écrivains, dont la seule certitude est celle de la sensation des larmes qui coulent sur leur joue.

Catherine Mayaux

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Les Claudel, Camille comme Paul, intéressent de longue date un large spectre de curieux, rêveurs et enquêteurs tout à la fois, qui tirent des histoires de leurs vies créatrices, sans trop se soucier des faits. La vérification des sources, lexactitude des citations, la distinction entre hypothèse et affirmation, la distance critique, la prise en considération du contexte, nest pas leur affaire et au fond pourquoi pas si lespace ouvert est celui du roman.

Tel est celui de Qui sait, un « roman » de Pauline Delabroy-Allard est-il précisé en couverture, paru dans la collection blanche de Gallimard en 2022. Lautrice tire le fil à rebondissement de ses trois prénoms secondaires, source, chacun, dun mystère. Pourquoi ses parents lont-ils prénommée « Jeanne », « Jérôme », « Ysé » se demande-t-elle, et de glisser, dun chapitre à lautre, de personnes bien réelles, à une figure fantasmée. De fait Ysé, convoquée en dernier, sort dentre les pages de Partage de Midi, un vieux folio de poche où nous allons plonger en compagnie dune Pauline faite lectrice qui sexprime à la première personne. Tour à tour méfiant à légard de Claudel « ce ringard illuminé », séduit par lhistoire damour et happé par lhéroïne, ce moi envahissant trouvera son salut, au terme dun parcours cathartique nourri de littérature. Telle est lissue placée sous le titre : « Que mest-il permis despérer » ? La traversée nest pas de tout repos pour le claudélien familier du drame, de sa langue somptueuse, de son enjeu métaphysique. Emporté bon gré mal gré dans ce flux mental, il lui faut accepter ce quil charrie de trivialités, dincongruités, de hors sujet, mais aussi parfois denthousiasmes émouvants et démotions fortes. Partage de Midi est arraché à sa langue au travers dune subjectivité qui la bouscule, déforme et transgresse, fabulant à voix basse et hors de tout contrôle. Elle tutoie Ysé, interpelle Mesa, bataille, proteste, donne son avis sur la façon dagir des uns et 111des autres, établit des comparaisons avec les peurs et joies de sa vie présente. Rien ne résiste à cette poussée qui tire dun drame de haute intensité un roman tout à la fois narcissique et ouvert (ou soumis) aux courants et modes daujourdhui. Lhistoire se boucle sur la découverte, faussement naïve, dune mère qui fut autrefois une actrice dYsé, sa fille ayant dérobé lexemplaire annoté qui révèle son secret. Quoique astucieux de par ses multiples jeux de miroir, le roman tourne un peu à vide et soublie aussitôt achevé.

La plupart des fictions émanant de Paul Claudel, personne et œuvre confondues, ont pour foyer Partage de Midi et pour cause !Un drame célèbre parce que souvent porté sur scène puise à la source dune histoire damour longtemps tue parce que scandaleuse. Lalliance des contraires excite la curiosité. On voudrait en savoir plus, doù le succès des lettres de Paul Claudel à Rosalie Vetch parues sous le titre, à dessein ambigu, des Lettres à Ysé.

La Copiste de Jean-Michel Mestres publié en 2022 par la Manufacture de livres en offre un exemple décalé. Lauteur accède en effet au drame de Claudel par sa copie manuscrite, quil a découverte dans un carton de livres hérité dun grand-oncle. Tel est le point de départ, véridique, de ce « roman autobiographique » aux allures policières. Qui a pris la peine de transcrire de bout en bout Partage de Midi, sans laisser dautre trace quune date : « 20 août 1942 », un lieu : « Isle », et des initiales : « M. S. » ? Et à partir de quel exemplaire confidentiel, parmi les 150 en circulation, de ce Partage de Midi publié Hors commerce en 1906 ? Il sen suit un jeu de piste que le lecteur ne lâche pas. On va de fausses découvertes en fausses découvertes, par le chemin des écoliers tant sont nombreuses les digressions sur la parentèle de lauteur, leurs livres lus ou non lus, leurs objets, et manies. Le but nest cependant pas perdu, qui est de sortir du néant M. S. Portée par lintuition, chaque idée est soumise à des vérifications aussi minutieuses que vaines. Ce ne peut-être ni Monique Schlumberger, ni Misia Sert, ni Louise Vetch la fille musicienne née dYsé, qui prit pour pseudonyme Maria Scibor. Serait-ce alors Marie Sabouret, une actrice bien oubliée de la Comédie-Française pour qui lauteur se passionne, et denquêter tous azimuts à son sujet. Que dindices ! Tout lui fait signe tant abondent les recoupements possibles avec Claudel, ses accointances, son drame, la petite ville dIsle et lannée 1942. Mais hélas et à nouveau, ce ne peut être cette jeune femme à qui il sest attaché, en vertu des lois du réel contre lesquelles 112seffondrent les échafaudages de limagination. Ce court roman de série B, son auteur se voulant modeste, se révèle, par comparaison, plus riche pour la réflexion que lambitieux Qui sait. Débarrassé des tourments et postures dun moi sauvé de sa folie par lécriture, il ouvre une perspective sur la faculté de chacun à se raconter des histoires et à leur donner vie. Inépuisables quoique décevantes, elles participent dun enchantement qui est celui des fictions.

Dun Claudel lautre. Passons de Paul à Camille, à qui trois médias consacrèrent cette année une émission en lien avec lactualité. On commémore en effet en 2023 le quatre-vingtième anniversaire de sa mort. Loccasion était bonne pour offrir à un public toujours friand, après tant douvrages, de spectacles et dexpositions, un documentaire en forme dhommage sur ce sujet porteur. Mais comment le traiter ? À cette question, les quatre épisodes consacrés par France 2 à « Lartiste maudite » offrent des réponses qui se veulent exhaustives16, chacun polarisant un aspect du sujet. « Passion », « Folie », « Résurrection », « Secrets », articulent, dans la longue durée, le temps vécu de lartiste et le temps posthume de sa réapparition.

« Je vais vous raconter mon histoire », lance une jeune actrice fort belle, dans son costume dépoque. Camille sest réincarnée, ce afin de revivre, pour les spectateurs, les grandes étapes de son « combat », tout en les mettant dans la confidence de ses pensées. Voici la sauvageonne au fort caractère qui déclare dans le décor de Villeneuve : « À 17 ans, jai dit adieu à mon village. Ma mère nétait pas trop daccord ». Voici, à Paris, la jeune artiste pleine de promesse : « je viens dêtre admise dans une école dart ». Les filles y sont acceptées, au contraire de celle des Beaux-Arts. Peu après, sa chance veut quun génie nommé Rodin la repère, séprend delle et lui prodigue ses conseils. Voici lélève entrée dans latelier du maître : « Je modèle des mains et des pieds [] Il aime me prendre pour modèle [] Il ma demandé de réaliser son buste ». Il la recommande et soutient. Voici les affres de la jeune amante : « Comment avouer à ma famille mon amour ? » Sa mère « ultra-traditionnelle » lui en veut de lavoir entraînée à Paris. Et voici le démiurge du Penseur et sa grande barbe : « Létoile montante de la sculpture » et « le chouchou de la critique ». Lui et moi 113« nous vivons une lune de miel », lennui étant quil partageait cette vie avec Rose. Mais enfin il est clair que cest Camille quil aime, citations éloquentes à lappui, comme il est clair que Camille laime et veut lépouser, contrat signé à lappui. Outre que leur passion se coule et sexpose dans le bronze de leurs sculptures en miroir. Ainsi va lépisode 1, de tableaux vivants en tableaux vivants, avec ses portraits iconiques, décors datelier et sculptures illustratives, qui sont les lieux communs de la légende.

Rien nest faux, dans cet enchaînement naïf dimages et de paroles fait pour emporter ladhésion du plus grand nombre. Rien nest vrai non plus, au sens où la vérité passe par quelques exigences. Manquent à cette vie filmée, et lexactitude des paroles prononcées et les précisions du contexte et les éclairages de lœuvre. Lactrice pense et parle dans la langue daujourdhui : « Jai payé ma liberté ! » Quon lise les lettres de Camille pour savoir quelle ne sexprime pas ainsi. Paul lécrivain subit le même sort. Les propos du Journal et des essais sur sa sœur se dégradent en formules journalistiques : « Mon père adorait Camille » ! Les scènes sont dépoque et pourtant hors contexte. Les parents de Camille sinstallent à Paris comme si cela allait de soi en 1881 de quitter sa province pour favoriser la vocation de sa fille. On enferme cette famille dans des clichés. La mère est revêche et rechigne, le père est bienveillant. Les rôles sont sans nuance ni contradictions. Rodin aussi est prisonnier de son image. Camille et lui vivent le roman de leur passion, avec ses hauts et bas. Plusieurs scènes le mettent au premier plan, au détriment des échanges entre les deux créateurs. Une femme jalouse quitte vers 1892-1893 celui qui la trompe. Camille dit tout autre chose dans sa lettre de décembre 1893 à son frère alors aux États-Unis. Ce qui lui importe est de ne plus faire du Rodin. Son élève prend du champ. Paul naurait pu penser alors quelle était « son propre ennemi ». Le propos tiré dune lettre tardive de la mère est mis dans sa bouche à contretemps. Séparée de Rodin, lartiste sacharne au travail et trouve sa voie, qui triomphe dans le chef-dœuvre des Causeuses. Puis sa veine inventive sépuise. Elle ne fait quasiment plus rien à partir de 1908. Dégradation physique et psychique vont de pair. Elle senferme avant lheure dans le bunker de son atelier. Autant de faits centrés sur lartiste et qui sont à peine évoqués, fixé quon est sur la catastrophe sentimentale quincarne LImplorante. « Ma vie prend un tournant tragique. Jaimais cet homme ». De fait, Camille lui en veut au point de brûler théâtralement une de ses lettres, signe avant-coureur 114de sa paranoïa. Son frère sinquiète de son état et prie. Place à lépisode 2 : « La folie ».

On est en 1913 et lactrice ne vieillissant pas, Camille est toujours aussi belle ! Linternement de mars tombe comme un couperet au lendemain de la mort du père. La parole revient alors à linternée. Ses protestations véhémentes sont fidèles aux sources, mais pourquoi navoir pas repris ses mots si poignants ? Ils auraient sonné plus juste. Le comportement des siens à légard de la malheureuse passe par le filtre de sa subjectivité. Elle sémeut des calomnies que sa mère lui reproche, du fait quelle ne reçoit pas de visite. On veut la cacher, accuse-t-elle. Il ny a pas de contrepoint. Le contenu si parlant des entretiens psychiatriques et lavis des proches en grande souffrance sont escamotés17. Demeure dans loreille la plainte persistante dune prisonnière qui veut quon la délivre. « Je ne demandais pas grand chose, un peu daffection » dit la vieille femme quelle est soudain devenue. La défaillance dune famille sexprime ici en creux. Pour léclairer, sinon la justifier, chacun étant libre de penser ce quil veut, manque de surcroît lancrage historique. Exemple flagrant : aucune des deux guerres na eu lieu ! La première déplace pourtant en 1914 Camille de Ville-Évrard à Montdevergues doù ses compagnes reviendront, sauf elle qui ne le souhaite pas. Paul se replie à Bordeaux puis est nommé en Italie et enfin au Brésil. La mère fuit Villeneuve à 78 ans, en 1918, devant les Allemands. Elle meurt en 1929 sans avoir revu linternée. Dix ans plus tard, Camille se souvient du portrait quelle fit delle, hélas perdu : « Les grands yeux où se lisait une douleur secrète, lesprit de résignation qui régnait sur toute sa figure, ses mains croisées sur ses genoux dans labnégation complète, tout indiquait la modestie, le sentiment de devoir poussé à lexcès. Cétait bien là notre pauvre mère18 ! » Limage déposée dans sa mémoire a le pouvoir consolant deffacer leurs contentieux. Camille nen a pas avec son frère, sauf que douze visites cest bien peu. Les rares congés du diplomate jusquen 1935, année de sa retraite, lexpliquent en grande partie pourtant. Puis il tombe gravement malade. Quand la Seconde Guerre éclate, « mon petit Paul » comme sa sœur lappellera 115lors dune ultime visite dans des conditions difficiles en septembre 1943, est un homme vieux.

Reconnaissons que ce biopic aussi médiocre que consensuel naccable personne, ce qui est nouveau. Les versions antérieures de la vie de lartiste maudite ne se privaient pas daccuser. Seule changeait la cible. Paul lui-même na-t-il pas chargé Rodin, avant de nuancer son propos ? Puis ce fut le tour de la mère mauvaise et du frère jaloux et lâche dendosser le rôle du bouc émissaire19. Le frère absous, reste une mère quil est difficile de défendre vu la dureté des propos quelle tient sur linternée et des mesures quelle prend à son égard. Certes, mais on devine entre les lignes de ses froides raisons une femme blessée. Celle qui a beaucoup donné et subi nen peut plus.

Concluons rapidement sur « La résurrection » de Camille Claudel à partir des années 1980. Lépisode 3 a pour fil rouge le témoignage de Reine-Marie Paris, collectionneuse remarquable de qui lÉtat acquit environ soixante sculptures pour le musée Camille Claudel de Nogent. Que démotions, defforts, dobstacles surmontés, dhostilités vaincues, dargent perdu et gagné, dans la quête héroïque des œuvres disparues, au terme de laquelle la grande artiste est sauvée de loubli. Palpitante au plan journalistique, lhistoire est univoque. Elle laisse dans lombre bien dautres acteurs de la redécouverte, sans doute moins médiatiques. Mais pourquoi Jacques Cassar, le pionnier, nest-il pas cité une seule fois ? Intéressé par les origines de la famille Claudel, lhistorien entreprit dans les années 1970 un travail biographique approfondi sur Camille Claudel, sous limpulsion de Pierre Claudel et avec son aide et ses encouragements. Leur aventure commune fut interrompue tristement par les morts prématurées de Pierre Claudel en 1979 et de Jacques Cassar en 1981. Restée inédite, quoique souvent consultée sinon pillée, la recherche si scrupuleuse et nuancée de Jacques Cassar parut en 1987 sous la forme dun Dossier20. Les « Secrets » qui achèvent la série télévisée visent les quatre enfants que Camille aurait eus de Rodin, dit-on. Quelques scoops dalcôve nous tiennent en haleine, va-t-on enfin savoir la vérité ? Hélas non ! Dommage que les auteurs naient 116pas lu ce quécrit Jacques Cassar au sujet de cette rumeur aussi vieille quinvérifiable21.

Marie-Victoire Nantet

1 Œuvres en prose (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, p. 1489).

2 Philippe Forest, PI YING XI Théâtre dombres, roman, nrf, Gallimard, 2022, 334 p.

3 « Chacun de nous transforme sa vie en un roman. Cest sans doute plus spectaculaire dans le cas des écrivains qui travaillent comme je le fais, car, de livre en livre, la question a beau rester la même, elle prend des formes très différentes. » Philippe Forest évoque aussi Le Chat de Schrödinger et Crue à lappui de son propos. « Échanges avec Philippe Forest », BSPC no 223, 2017, p. 29.

4 PI YING XI Théâtre d ombres, Gallimard, 2022, p. 33.

5 Ces lignes semblent un écho dune phrase de « Dissolution » que Philippe Forest cite dans sa conférence de Brangues, BSPC no 223, p. 25 : « Rien, pour horizon, que la cessation de la couleur la plus foncée. » (Po., p. 119)

6 « Philippe Sollers, romancier, critique, essayiste, est mort », Le Monde, 6 mai 2023.

7 Le propos de Ph. Forest mériterait peut-être réflexion si on le transposait et lappliquait à lœuvre théâtrale – notamment – de Claudel.

8 « [Fatalité de Shi Tiesheng] menseigne ce que pourtant je savais déjà, que moi-même je nai cessé de croire et décrire de mon côté, et que lénigme de la vie, si lon ne peut sempêcher den rechercher le mot, que ce soit à deux pas de chez soi ou bien à lautre bout du monde, cest que lon a compris déjà quil nexiste pas. » (p. 157)

9 Cette connivence est peut-être plus profonde quil ny paraît de prime abord à voir les textes dans lesquels Philippe Forest cite ou évoque Claudel, au-delà de PI YING XI : Rien que Rubens (RMN, 2017) où Claudel apparaît dès lépigraphe ; et voir ses multiples écrits sur le Japon publiés aux éditions Cécile Defaut.

10 Po., p. 36-37.

11 Paul Claudel, Sous le signe du Dragon, Œuvres complètes, Gallimard, IV, 1957, p. 60.

12 Philippe Forest a publié chez Gallimard en 2015 une biographie de Louis Aragon, et il a contribué à lédition des Œuvres complètes dAragon dans la Bibliothèque de la Pléiade.

13 Po., p. 36.

14 Voir Philippe Forest, « Dans le sein dAbraham », BSPC no 223, op. cit., p. 17-26.

15 Voir « Échanges avec Philippe Forest », BSPC no 223, op. cit., p. 29.

16 « Camille Claudel artiste maudite », série en quatre épisodes diffusée les 19 et 26 mars 2023 dans le cadre de « 13h15 le dimanche » de Laurent Delahousse et réalisée par Pauline Dordilly, Henri Desaunay, Anthony Santoro.

17 « Camille Claudel à Ville-Évrard Dossier médical / Camille Claudel à Montdevergues Dossier médical », Camille Claudel Catalogue raisonné, Anne Rivière, Bruno Gaudichon, Danielle Ghanassia, troisième édition augmentée, Adam Biro, 2000, p. 304-320.

18 Lettre de Camille Claudel à son frère Paul, novembre-décembre 1938, Camille Claudel, Correspondance, édition dAnne Rivière et Bruno Gaudichon, Gallimard, collection Arts et Artistes, troisième édition revue et augmentée, 2014, p. 340.

19 Il joue encore ce méchant rôle dans « La lettre que Camille Claudel na pas écrite à son frère Paul » de Frédéric Ferney, un chapitre de LAmour de la lecture, paru en 2022 chez Albin Michel.

20 Jacques Cassar, Dossier Camille Claudel, préface de Jeanne Fayard, Archimbaud Klinksieck, nouvelle édition revue et augmentée, 2011. On découvrira aux pages 16 et suivantes de la préface le rôle éminent que Pierre Claudel joua dans la redécouverte de Camille Claudel par son ami Jacques Cassar.

21 Ibid., p. 113-114. Cette rumeur, rappelle Jacques Cassar, est déjà évoquée dans le Auguste Rodin de Judith Cladel, paru en 1936. Rodin oppose un non franc à la question précise de la biographe et dajouter quil aurait fait son devoir si cela avait été le cas.