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Classiques Garnier

Hommage à Michel Autrand

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
    2023 – 1, n° 239
    . Claudel, journalistes et journalisme
  • Auteurs : Millet-Gérard (Dominique), Lécroart (Pascal), Segrestaa (Jean-Noël)
  • Pages : 119 à 128
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406148593
  • ISBN : 978-2-406-14859-3
  • ISSN : 2262-3108
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14859-3.p.0119
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/05/2023
  • Périodicité : Quadrimestrielle
  • Langue : Français
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HOMMAGE À MICHEL AUTRAND

Michel Autrand nous a quittés le 10 août 2022, discrètement, à lhôpital de Nyons, dans ce grand été vide qui naura fait de ses amis quun chœur lointain lors de la messe de ses obsèques, le 13, dans son cher Vinsobres. Certes, la maladie lavait rendu absent depuis de longs mois, mais on savait que sa voix, son rire, sa gentillesse étaient toujours là. Maintenant, il est parti rejoindre Sept-Épées et La Bouchère « au milieu des fleurs, des poissons, des oiseaux, dans lodeur du Paradis1 ».

Né le 29 août 1934 à Oullins (Rhône), il a fait ses études à Montélimar puis au lycée du Parc à Lyon. Entré à lÉcole normale supérieure en 1953, il na pas tardé à rencontrer celle qui allait devenir son épouse, Françoise, à Sèvres au même moment. Mariés jeunes, ils seront vite séparés par un long service militaire en Algérie. Michel avait entre temps consacré un mémoire à Monsieur Ouine, et passé lagrégation de lettres classiques. Il enseigna un an au lycée dAvignon, puis, retour dAlgérie, au lycée Michelet de Vanves, avant dêtre nommé assistant à la Sorbonne en 1964, puis maître-assistant à Nanterre en 1966 : il tenait à rejoindre cette toute nouvelle université. Il soutint son doctorat dÉtat, sous la direction du professeur Robert Ricatte, en 1976 : LHumour de Jules Renard (Paris, Klincksieck, 1978). Il fut aussitôt élu professeur à Bordeaux, quil quitta en 1978 pour Poitiers. En 1985 il revint comme professeur à luniversité de Nanterre, pour finir sa carrière à la Sorbonne, de 1989 à 2000.

Occupant une chaire de littérature du xxe siècle, Michel Autrand a travaillé (et fait travailler : il a dirigé 41 thèses) sur de nombreux écrivains des trois premiers quarts de ce siècle, tout en débordant sur le précédent, et aussi sur le xviie : jétais loin dimaginer, lorsque jacquis en classe de Première le « petit classique Bordas » Pascal, que son auteur serait un jour mon collègue et ami ! Michel Autrand a encore édité Corneille, Racine, Molière, Musset, mais aussi Bernanos, Ghelderode, Malraux (Pléiade, 1989 et 1996), Saint-Exupéry (Pléiade, 1994), et bien sûr Claudel. Il a en outre consacré des articles à Renan, Anatole France, 120Alain-Fournier, Péguy, Audiberti, Camus, Soupault, Jean-Richard Bloch, Saint-John Perse, Jacques Rivière, Mauriac, Giraudoux, Paulhan, Henri Gouhier, etc. Deux directions, qui dailleurs se croisent souvent, retiennent particulièrement son attention : le genre dramatique et le ton comique. On ne sétonne pas que Claudel soit un de ses auteurs favoris, et, en somme, celui sur lequel il a le plus écrit.

Passionné de théâtre, Michel Autrand semble lavoir toujours été. Dès son premier poste au lycée dAvignon, il monte avec ses élèves plusieurs pièces de Molière, ainsi que La Tour de Nesle de Dumas, puis à Nanterrela Quatrième Jounée du Soulier de Satin, la première version de La Ville et Attila de Corneille, quil avait édité. Nous nous souvenons tous combien Michel Autrand tenait, dans ses cours comme dans ses communications, à lire ses citations en homme de théâtre ; pour lui, le rythme, la respiration, la manière de poser la voix étaient essentiels. Il a consacré de nombreux travaux au théâtre de Claudel, jusquà sa participation à la direction et à lélaboration de sa récente réédition dans la bibliothèque de la Pléiade, où il sest chargé de LÉchange, de Protée, du Soulier de Satin et de létrange Au quatrième toc… exhumé pour loccasion. On mentionnera ses deux livres, tous deux publiés en 1987, Le Soulier de Satin. Étude dramaturgique (Champion, « Unichamp ») et Le Dramaturge et ses personnages dans Le Soulier de Satin (Minard, « Archives des lettres modernes »). Sy ajoutent, outre ses excellentes introductions et notes de la nouvelle Pléiade, une dizaine darticles. Quiconque travaille sur le grand œuvre claudélien est nécessairement redevable aux recherches de Michel, quil sagisse (et nous ne donnons bien sûr que quelques exemples) du travail de lhistorien de la littérature quil a toujours été (il était un pilier de la Société dhistoire littéraire de la France) sur les sources possibles de Claudel dans le théâtre du Siècle dor espagnol, ou de ses réflexions sur la mise en scène dune tête de mort (dans le très précieux article, mine de renseignements, « Les énigmes de la Quatrième Journée du Soulier de Satin » – sa préférée !), de ses fines remarques sur lélocution (Étude dramaturgique, ch. V), sur le rythme (« La scène à deux femmes dans Le Soulier »). Michel sest aussi intéressé de près à Tête dOr, à LOtage, à Partage de Midi ; son souci est toujours de resituer ces « monstres » claudéliens dans le contexte dépoque quil connaît parfaitement – y compris les auteurs complètement oubliés – pour montrer que Claudel est nécessairement tributaire de cet « air du temps » qui lui fournit thèmes et idées (voir larticle « Le terreau symboliste et français de Tête dOr », dans Voir Tête 121dOr, PUPS, 2006), sans laisser de côté ce qui le passionne, les questions dramaturgiques, le travail très concret de mise en scène suscité par le texte, et en même temps lui ajoutant, sans le trahir, des trouvailles imaginatives, toujours concrètes, charnelles, gestuelles, qui lincarnent sur la scène (« Claudel et lAnge », Claudel Studies XVII, 1990/2, ou « Exégèse biblique et invention scénique : du Livre de Tobie à LHistoire de Tobie et de Sara », Mélanges Jacques Petit). Le Bulletin de la Société Paul Claudel nous offre aussi plusieurs contributions de Michel où il présente très soigneusement des documents passés en vente publique, manuscrits ou correspondances inédites (Bull. no 137 – lettres à Louise, dont on attend avec impatience la publication –, no 151), mettant à notre disposition des détails très intéressants.

Michel Autrand a fait partie du comité directeur de la Société Paul Claudel à partir de 1980 et pendant de longues années, avant den devenir président de 2002 à 2004, succédant à Pierre Brunel. Dans cette tâche souvent ingrate, il a montré son grand attachement à la personne et à lœuvre de Claudel, ainsi quà la communauté des claudéliens, et son souci de lexpansion de cette société. Je me souviens que, pensionnaire à la Fondation Thiers en 1981 et depuis peu inscrite en thèse dÉtat, sur Claudel bien sûr, je reçus un jour avec surprise et honneur un appel téléphonique de Mme Renée Nantet, minvitant, sur le conseil de Michel, que je ne connaissais alors pas, à rejoindre la SPC.

Il arrivait que nous eussions de petits désaccords dinterprétation. Michel me téléphonait, et nous en parlions, sur un ton souvent enjoué, chacun campant sur ses positions. Son christianisme, sincère et libéral, regimbait contre un Claudel trop « doctrinal » : il y préférait un « sacré » plus flou auquel il a consacré un article (Bull. no 87) ; son côté fleur bleue lui faisait lire dans la scène de Diégo Rodriguez et linvisible Dona Austrégésile (IV, 7) un double « lumineux » de laventure sublime et tragique de Rodrigue et Prouhèze (Le Soulier, p. 66) alors que jy ai toujours flairé quelque chose de parodique (certes pas « cynique » !, nouvelle Pléiade II, p. 1582), sentant le lieu commun romanesque. Voici comment nous poursuivons notre dialogue jusquici.

Michel a plusieurs fois eu loccasion denseigner à létranger. Il la fait plusieurs étés de suite à Middlebury College, dans le Vermont aux États-Unis ; il a été invité au Brésil et en Argentine, en Afrique du Sud par notre amie Marie-Joséphine Whitaker, au Japon par le professeur Shinobu Chujo quil ma ensuite présenté lors dun dîner à Meudon, dîner qui sest ensuite répété à la maison puis dans lappartement 122quoccupaient M. et Mme Chujo dans le XVe. Nous avons alors vu ce dernier sortir, dans la cuisine, limpressionnant couteau japonais quil avait spécialement apporté pour couper le poisson cru !

Je voudrais évoquer maintenant des souvenirs plus personnels, et lami que fut Michel. Jai dabord connu Françoise, son épouse si proche de lui, qui accompagnait en octobre 1977 un petit voyage archéologique de Sévriennes en Tunisie. Puis nous nous rencontrâmes à Brangues, lors de ces anciennes journées encore très intimes, autour de la famille, et des anciens qui avaient connu le grand homme. Lannée qui suivit ma soutenance, Michel minvita à Nanterre, où jallai pour la première fois, à parler devant ses étudiants. Il me proposa plusieurs fois de faire partie du jury de thèse de ses doctorants. Puis il y eut, de temps en temps, ces apéritifs à Meudon où se trouvaient réunis collègues et amis de Michel et Françoise, et cette promenade quils me proposèrent dans la forêt de Meudon, où Michel voulait me montrer un site pseudo-celtique et un très vieux chêne qui le faisaient penser à Tête dOr. Mais surtout, il y eut deux mémorables voyages qui soudèrent notre amitié. Le premier, en 2003, nous emmena en Russie – la vraie Russie retrouvée, et non plus la sinistre URSS que javais visitée auparavant ; voyage claudélien à plusieurs titres : dabord Claudel en était le centre, et lobjet dun colloque (le premier, Claudel ayant évidemment été ostracisé pendant soixante-dix ans) ; mais aussi parce que cette réunion, organisée par un pope et une comédienne, avait un côté hétéroclite, extravagant, improvisé, délicieux, dans la Russie profonde des bouleaux à perte de vue et des izbas aux fenêtres décorées pendant le long hiver par les bateliers de la Volga ; elle se tenait à Boldino, qui abrite la célèbre datcha de Pouchkine. Michel et Françoise étaient de la partie, ainsi que Marie-Victoire et Muriel Claudel, Jacques Boncompain, et Katia Bogopolskaïa, à qui je dois davoir été mise au courant, au milieu dun petit groupe de Français et de Russes de lémigration ; sy joignirent des universitaires du cru avec qui se sont créés spontanément de solides liens de collaboration et damitié. Nommons la regrettée Tatiana Taïmanova, Inna Nekrassova, Kira Kachliavik, Tatiana Poniatina. Le second voyage, ce fut en 2009, et en Chine : là encore, premier colloque consacré à Claudel grâce à la ténacité de Diane Henneton, ancienne étudiante de Michel, en poste à Wu Han (depuis tristement célèbre ! – mais cétait le Han-Kéou de Claudel, dont le Yamen évoqué dans Connaissance de lEst est désespérément introuvable) ; Diane sétait juré dy organiser dès que ce serait 123possible un hommage au poète. Le soixantième anniversaire de la république populaire de Chine fit pleuvoir une manne inespérée sur les universités et le projet put être réalisé. Diane men avait parlé lors de notre première rencontre au colloque Claudel à Toronto en 2005, et mavait dit son intention dy inviter son directeur de thèse, et, si le budget le permettait, une seconde personne. Je fus lheureuse élue. Michel fit le discours inaugural, puis parla du Repos du septième jour (publication des Actes quelque peu confidentielle, sous le titre Paul Claudel et la Chine, Wuhan University Press, 2010) ; nous apprîmes beaucoup auprès des collègues chinois – une nouveauté. Dautres claudéliens occidentaux étaient là, Yvan Daniel, Michel Collot, Bernard Hue, Sergio Villani, et nous fûmes fort bien reçus. Avant et après, nous en profitâmes, Michel et moi, pour visiter un peu ce pays étrange et fascinant. Diane nous guida efficacement dans Pékin. Françoise mavait confié Michel, très raisonnable, qui, quand il se sentait fatigué (il avait déjà 75 ans), rentrait sagement à lhôtel et nous laissait galoper de jardin en jardin et de temple en temple. Puis nous nous rendîmes à Guilin dans la province de Kiang-si où nous admirâmes les stupéfiants paysages de la rivière Li et respirâmes le parfum de losmanthus, dont les Chinois font aussi un vin qui nous fut servi au dîner ; pour finir nous vîmes le village (quelque peu « Potemkine ») de Pingan, fort pittoresque, au milieu des extraordinaires rizières en terrasses aux noms évocateurs (Les Neuf Dragons, les Cinq Tigres, etc.) Michel fut horrifié de voir les femmes Tchouang, toutes petites et ridées, nous délester de nos lourdes valises pour les porter, sur leur dos, en haut des étroits escaliers qui menaient à lhôtel. Ce fut loccasion de longues conversations, où Michel parlait souvent, outre de sa famille, de ses enfants et petits-enfants dont il était si fier ainsi que de la chatte perpétuellement baptisée Musette, de son cher Vinsobres, son village dans la Drôme provençale, entre Nyons et Vaison-la-Romaine, dans les Baronnies. Jai pu mesurer à quel point Michel était un homme enraciné, ce qui sest vérifié fin juin 2011, lorsquà la faveur dune représentation de La Cantate à trois voix à Belmont-Luthézieu, non loin dHostel, je fus invitée à découvrir Vinsobres, avec ses deux églises, la protestante et la catholique, son vignoble et son vin réputé, et ses biscuits croquants. Là Michel était chez lui, au milieu de ses cousins et amis de toujours, et on comprenait doù venaient sa simplicité, son bon sens, sa profonde honnêteté. On dit que Vinsobres fait partie de l« Association des communes de France aux noms burlesques et 124chantants » : voilà qui était prédestiné. Cest là quil dort, se récitant peut-être du Claudel, et sous la protection de ces Anges en qui il voyait des « créatures scéniques passionnantes2 ».

Dominique Millet-Gérard

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Hommage et reconnaissance à Michel Autrand, directeur de thèses

Comme le rappelle Dominique Millet-Gérard, Michel Autrand a dirigé plus de 40 thèses de doctorat. Il faut saluer ce travail qui a abouti à des travaux dune très grande qualité. On peut mentionner Françoise Quillet pour sa thèse sur « lOrient au Théâtre du Soleil » en 1995, Jacqueline Levaillant pour sa thèse sur « la Nouvelle Revue Française et le théâtre » en 1997 ou Hélène Laplace-Claverie, qui a soutenu en 1999 une thèse remarquable sur les livrets de ballets.

Mais cest surtout toute une génération de chercheurs claudéliens que Michel Autrand a contribué à former, parmi lesquels on retiendra notamment :

Emmanuelle Kaës, « Claudel et la peinture, “cette muse silencieuse et immobile…” », 1992 ;

Pascale Alexandre-Bergues, « Traduction et création chez Paul Claudel », 1993 ;

Pascal Lécroart, « Paul Claudel et la musique scénique », 1998 ;

Christelle Brun, « Paul Claudel et le monde germanique », en 2001 ;

Hélène Baconnet de Saint-Aubert, « LHistoire de Tobie et de Sara : pour une dramaturgie de la gloire », 2002 ;

Garance Hudrisier, « Les didascalies dans le théâtre de Claudel », 2002 ;

Sever Martinot-Lagarde, « La bouffonnerie dans le théâtre de Claudel », 2003.

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Michel Autrand a ainsi favorisé et guidé tout un ensemble de nouvelles approches sur lœuvre de Claudel, sachant toujours encourager par sa gentillesse et sa bienveillance, sans jamais transiger sur les principes scientifiques fondamentaux. Sa culture littéraire et théâtrale impressionnait, rendant passionnants les échanges et les discussions. Les thèses achevées, les liens se poursuivaient, associant toujours un intérêt profond pour la personne avec des considérations littéraires et professionnelles. Il a apporté une dynamique exceptionnelle aux études claudéliennes formant une nouvelle génération de chercheurs qui ne peuvent aujourdhui que lui rendre hommage et lui exprimer leur reconnaissance profonde et profondément attristée.

Pascal Lécroart

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Cinquante d amitié sous le signe de Claudel

Le hasard fait parfois bien les choses. Michel Autrand et moi, nous sommes entrés ensemble à lÉcole normale supérieure dans la promotion de 1953, au même âge à quelques jours près, 19 ans tout juste. Et lors du premier repas au « pot », jai trouvé une place à la table des « lyonnais » et jy suis resté. Ils étaient tous plus ou moins catholiques et mendésistes, et moi aussi.

Très vite, Michel et moi nous nous sommes liés damitié. Nous partagions la même passion pour le théâtre de Corneille (Michel envisageait alors une maîtrise sur les fratries chez Corneille), les opéras de Mozart et surtout Claudel. Jai bien essayé de le convertir à Wagner, écrivant même pour lui un essai sur le symbolisme complexe de la Tétralogie, sans grand succès. Différences de sensibilité qui nourrissent léchange et lamitié.

Ensuite nos chemins divergent mais nous ne nous perdons jamais de vue. Jassiste à son mariage avec Françoise Gonnard qui avait été reçue à Sèvres la même année et sétait vite intégrée à notre petit groupe.

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Mais le grand événement qui allait renforcer nos liens, ce fut la création, le 13 mars 1967, par Michel, alors assistant dans la toute nouvelle fac de Nanterre, de la Quatrième Journée du Soulier de satin. Presque dix ans avant que Barrault fasse connaître à son tour ce joyau, germe de tout lopus mirandum, il prouvait quelle pouvait constituer un spectacle autonome, une tourbillonnante épopée théâtrale tour à tour joyeuse et désenchantée. Dans le vaste amphi B2, lestrade interminablement étirée était divisée en « mansions » comme dans les mystères médiévaux (« La scène de ce drame est lunivers ») avec de modestes suggestions de décors. Une troupe détudiants dont lengagement et le talent mimpressionnaient portait allègrement ce spectacle de plus de trois heures. Jétais conquis.

Michel mincitait depuis quelque temps déjà à venir le rejoindre dans son équipe nanterroise, mais jhésitais encore. Ces cubes de béton massifs posés à la hâte sur un champ de boue ne me séduisaient guère et je gardais un mauvais souvenir des austères cours magistraux de la Sorbonne. Javais, après trois ans de recherches à la Fondation Thiers en vue dune thèse sur limaginaire claudélien, demandé à faire lexpérience du secondaire et jespérais une hypothétique nomination en khâgne à Janson-de-Sailly où je me trouvais tout à fait heureux. Mais dans cette banlieue déshéritée, luniversité, que javais connue si somnolente, semblait capable de se réveiller.

Un second événement, moins de trois mois plus tard, allait me décider. Les étudiants catholiques de Nanterre organisaient à Dourdan un week-end autour de Pierre Emmanuel, une fois de plus à linitiative de Michel. Le grand poète du Tombeau dOrphée et de Babel avait déjà accordé son attention et son amitié au poète débutant que jétais. Devant lui, un peu intimidés, et devant quelques collègues et une vingtaine détudiants, nous avons, Michel et moi, « étudié » un poème du Poète fou, Michel selon la méthode de lexplication suivie, moi sous forme de commentaire composé. Guy Michaud, alors directeur de lInstitut de français, était présent. Mon élection à Nanterre allait être une simple formalité.

Ah ! cette année 1967-1968, comment lévoquer en quelques lignes ? Nous sentions monter un mécontentement chez les étudiants mais sans prévoir lexplosion soudaine du 22 mars. Ce soir-là, jassistais sans me douter de rien dans le même amphi B2 à un concert du tout nouvel Orchestre de Paris pendant que les étudiants semparaient, huit étages plus haut, de la salle du Conseil. Fermeture de luniversité, reflux des 127contestataires sur la Sorbonne, occupation de lOdéon. À peine tombé dans cette effervescence, je rejoignais le groupe des 55, les enseignants qui se déclaraient solidaires des étudiants révoltés. Michel aussi, je crois. Mais bientôt, dans un amphi bondé et surexcité par lannonce quà Flins, un étudiant poursuivi par les CRS sétait noyé dans la Seine, Michel avait pris la parole pour appeler à la retenue et à la prudence. Tollé général. Cette parole de sagesse ne pouvait être entendue dans un tel climat.

Voilà donc mon ami Michel coincé dans une réputation de « prof réac », absolument injuste pour celui qui avait tant donné de lui-même à cette jeune et bouillonnante université. Je lai défendu et épaulé de mon mieux pendant cette période difficile où il a certainement beaucoup souffert.

Une autre circonstance allait resserrer encore nos liens. Les éditions Bordas avaient demandé à Michel, dans le cadre de leur nouvelle collection « classiques contemporains », de réaliser une édition annotée et commentée de Sous le vent des îles Baléares, cette Quatrième Journée encore méconnue du grand public dont il avait révélé quatre ans plus tôt toute la puissance dramatique. Malheureusement, des soucis de santé le contraignirent à abandonner cette entreprise qui le passionnait et, pressé par Bordas qui avait déjà annoncé la sortie du volume, il me demanda de prendre le relais et de terminer le travail.

Il me remit un gros dossier contenant, outre quelques pages dintroduction déjà rédigées, une foule de notes et de commentaires, précisions ou éclaircissements, une véritable édition critique. Ce qui ma beaucoup frappé, cest que ces fiches étaient souvent rédigées à limpératif : « Relis tel passage », « Vérifie à la BN tel détail du livre dun tel ». À qui pouvaient sadresser ces injonctions sinon à lui-même ? Je réalisais plus que jamais à quel point mon ami était, sous une apparence calme et sereine donnant limpression dune absolue maîtrise de soi, un être anxieux, passionné, hypersensible, toujours sur ses gardes. Cette complexité ne pouvait que me le rendre plus cher.

Je nai eu quà mettre à leur place ces innombrables notes et commentaires et à rédiger létude finale de la dramaturgie et des personnages pour que ce petit volume paraisse en janvier 1973. Pour une courte vie, malheureusement. Labsurde « Claudel plus jamais » graffité sur les murs de la Sorbonne simposait encore largement. Faute de ventes suffisantes, notre ouvrage commun allait être assez vite envoyé au pilon.

Puis Michel est élu professeur à la Sorbonne et séloigne de Nanterre. Mais Claudel continue à nous réunir. Chaque année pour lassemblée 128annuelle de lamicale dont il allait bientôt assumer la présidence, mais aussi dans divers théâtres pour des « premières » de ses œuvres, car les comédiens et metteurs en scène, eux, criaient plutôt « Claudel plus que jamais ! » et naturellement lors des rencontres de Brangues.

Ces rencontres, ma passion pour de longs voyages lointains et la découverte de mondes exotiques ne ma permis dy participer que deux fois, mais ce furent des moments inoubliables, où je retrouvais dailleurs Michel et Françoise, plus assidus que moi. 1978, La Ville. Marie, laînée des enfants de Claudel, saluée par lode Magnificat, nous fait visiter le château avec une simplicité et une gentillesse exquises. Marie-Claire Bancquart, dhabitude si réservée, court et rit aux éclats sur la grande pelouse. Le soir, sous la vaste tente agitée par le vent, création par Anne Delbée de la première version de La Ville, les imprécations dAvare tentent vainement de dominer le tonnerre. 1999, Claudel et Stendhal, et je retrouve ce groupe fervent et joyeux de chercheurs et de comédiens formant avec les descendants du grand poète une société véritablement familiale.

Combien de fois aussi ai-je gravi, depuis la petite gare de Meudon-Bellevue, la noble et spacieuse avenue du Château jusquà ce lumineux appartement où Michel et Françoise mont souvent invité et où javais tant de plaisir et dexcitation intellectuelle à les retrouver. Je voyais grandir et sépanouir leurs trois enfants. Ils mavaient invité aussi à Vinsobres, dans la Drôme, où ils passaient généralement lété, et je regrette de navoir jamais pu tenir ma promesse de leur rendre visite là-bas.

Ce Vinsobres où Michel, épuisé par une longue maladie, se retirait de plus en plus. Puis vint cette interminable et douloureuse fin de vie dans un hôpital à Nyons. Je navais plus de nouvelles de lui que par Françoise et je ressentais une profonde tristesse de le savoir, lui si généreux, si communicatif, si prompt à donner à ses amis le meilleur de lui-même, peu à peu retranché du monde, enfermé dans sa souffrance. Que pouvais-je faire de plus ? Et maintenant quil nous a quittés, que puis-je faire de mieux que dexprimer toute ladmiration que javais pour sa grande culture, sa rigueur intellectuelle, sa délicieuse courtoisie, son culte profond de lamitié, et toute ma reconnaissance personnelle pour le rôle bénéfique quil a joué dans ma propre vie ?

Jean-Noël Segrestaa
(François Lescun)

1 M. Autrand, « La scène à deux femmes », in La Dramaturgie claudélienne, dir. P. Brunel et A. Ubersfeld, Klincksieck, 1988, p. 40.

2 Pléiade II, p. 1578.