![Bulletin de la Société Paul Claudel. 2023 – 1, n° 239. Claudel, journalistes et journalisme - Hommage à Michel Autrand](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/BclMS236b.png)
Hommage à Michel Autrand
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2023 – 1, n° 239. Claudel, journalistes et journalisme - Auteurs : Millet-Gérard (Dominique), Lécroart (Pascal), Segrestaa (Jean-Noël)
- Pages : 119 à 128
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406148593
- ISBN : 978-2-406-14859-3
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14859-3.p.0119
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/05/2023
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français
HOMMAGE À MICHEL AUTRAND
Michel Autrand nous a quittés le 10 août 2022, discrètement, à l’hôpital de Nyons, dans ce grand été vide qui n’aura fait de ses amis qu’un chœur lointain lors de la messe de ses obsèques, le 13, dans son cher Vinsobres. Certes, la maladie l’avait rendu absent depuis de longs mois, mais on savait que sa voix, son rire, sa gentillesse étaient toujours là. Maintenant, il est parti rejoindre Sept-Épées et La Bouchère « au milieu des fleurs, des poissons, des oiseaux, dans l’odeur du Paradis1 ».
Né le 29 août 1934 à Oullins (Rhône), il a fait ses études à Montélimar puis au lycée du Parc à Lyon. Entré à l’École normale supérieure en 1953, il n’a pas tardé à rencontrer celle qui allait devenir son épouse, Françoise, à Sèvres au même moment. Mariés jeunes, ils seront vite séparés par un long service militaire en Algérie. Michel avait entre temps consacré un mémoire à Monsieur Ouine, et passé l’agrégation de lettres classiques. Il enseigna un an au lycée d’Avignon, puis, retour d’Algérie, au lycée Michelet de Vanves, avant d’être nommé assistant à la Sorbonne en 1964, puis maître-assistant à Nanterre en 1966 : il tenait à rejoindre cette toute nouvelle université. Il soutint son doctorat d’État, sous la direction du professeur Robert Ricatte, en 1976 : L’Humour de Jules Renard (Paris, Klincksieck, 1978). Il fut aussitôt élu professeur à Bordeaux, qu’il quitta en 1978 pour Poitiers. En 1985 il revint comme professeur à l’université de Nanterre, pour finir sa carrière à la Sorbonne, de 1989 à 2000.
Occupant une chaire de littérature du xxe siècle, Michel Autrand a travaillé (et fait travailler : il a dirigé 41 thèses) sur de nombreux écrivains des trois premiers quarts de ce siècle, tout en débordant sur le précédent, et aussi sur le xviie : j’étais loin d’imaginer, lorsque j’acquis en classe de Première le « petit classique Bordas » Pascal, que son auteur serait un jour mon collègue et ami ! Michel Autrand a encore édité Corneille, Racine, Molière, Musset, mais aussi Bernanos, Ghelderode, Malraux (Pléiade, 1989 et 1996), Saint-Exupéry (Pléiade, 1994), et bien sûr Claudel. Il a en outre consacré des articles à Renan, Anatole France, 120Alain-Fournier, Péguy, Audiberti, Camus, Soupault, Jean-Richard Bloch, Saint-John Perse, Jacques Rivière, Mauriac, Giraudoux, Paulhan, Henri Gouhier, etc. Deux directions, qui d’ailleurs se croisent souvent, retiennent particulièrement son attention : le genre dramatique et le ton comique. On ne s’étonne pas que Claudel soit un de ses auteurs favoris, et, en somme, celui sur lequel il a le plus écrit.
Passionné de théâtre, Michel Autrand semble l’avoir toujours été. Dès son premier poste au lycée d’Avignon, il monte avec ses élèves plusieurs pièces de Molière, ainsi que La Tour de Nesle de Dumas, puis à Nanterrela Quatrième Jounée du Soulier de Satin, la première version de La Ville et Attila de Corneille, qu’il avait édité. Nous nous souvenons tous combien Michel Autrand tenait, dans ses cours comme dans ses communications, à lire ses citations en homme de théâtre ; pour lui, le rythme, la respiration, la manière de poser la voix étaient essentiels. Il a consacré de nombreux travaux au théâtre de Claudel, jusqu’à sa participation à la direction et à l’élaboration de sa récente réédition dans la bibliothèque de la Pléiade, où il s’est chargé de L’Échange, de Protée, du Soulier de Satin et de l’étrange Au quatrième toc… exhumé pour l’occasion. On mentionnera ses deux livres, tous deux publiés en 1987, Le Soulier de Satin. Étude dramaturgique (Champion, « Unichamp ») et Le Dramaturge et ses personnages dans Le Soulier de Satin (Minard, « Archives des lettres modernes »). S’y ajoutent, outre ses excellentes introductions et notes de la nouvelle Pléiade, une dizaine d’articles. Quiconque travaille sur le grand œuvre claudélien est nécessairement redevable aux recherches de Michel, qu’il s’agisse (et nous ne donnons bien sûr que quelques exemples) du travail de l’historien de la littérature qu’il a toujours été (il était un pilier de la Société d’histoire littéraire de la France) sur les sources possibles de Claudel dans le théâtre du Siècle d’or espagnol, ou de ses réflexions sur la mise en scène d’une tête de mort (dans le très précieux article, mine de renseignements, « Les énigmes de la Quatrième Journée du Soulier de Satin » – sa préférée !), de ses fines remarques sur l’élocution (Étude dramaturgique, ch. V), sur le rythme (« La scène à deux femmes dans Le Soulier »). Michel s’est aussi intéressé de près à Tête d’Or, à L’Otage, à Partage de Midi ; son souci est toujours de resituer ces « monstres » claudéliens dans le contexte d’époque qu’il connaît parfaitement – y compris les auteurs complètement oubliés – pour montrer que Claudel est nécessairement tributaire de cet « air du temps » qui lui fournit thèmes et idées (voir l’article « Le terreau symboliste et français de Tête d’Or », dans Voir Tête 121d’Or, PUPS, 2006), sans laisser de côté ce qui le passionne, les questions dramaturgiques, le travail très concret de mise en scène suscité par le texte, et en même temps lui ajoutant, sans le trahir, des trouvailles imaginatives, toujours concrètes, charnelles, gestuelles, qui l’incarnent sur la scène (« Claudel et l’Ange », Claudel Studies XVII, 1990/2, ou « Exégèse biblique et invention scénique : du Livre de Tobie à L’Histoire de Tobie et de Sara », Mélanges Jacques Petit). Le Bulletin de la Société Paul Claudel nous offre aussi plusieurs contributions de Michel où il présente très soigneusement des documents passés en vente publique, manuscrits ou correspondances inédites (Bull. no 137 – lettres à Louise, dont on attend avec impatience la publication –, no 151), mettant à notre disposition des détails très intéressants.
Michel Autrand a fait partie du comité directeur de la Société Paul Claudel à partir de 1980 et pendant de longues années, avant d’en devenir président de 2002 à 2004, succédant à Pierre Brunel. Dans cette tâche souvent ingrate, il a montré son grand attachement à la personne et à l’œuvre de Claudel, ainsi qu’à la communauté des claudéliens, et son souci de l’expansion de cette société. Je me souviens que, pensionnaire à la Fondation Thiers en 1981 et depuis peu inscrite en thèse d’État, sur Claudel bien sûr, je reçus un jour avec surprise et honneur un appel téléphonique de Mme Renée Nantet, m’invitant, sur le conseil de Michel, que je ne connaissais alors pas, à rejoindre la SPC.
Il arrivait que nous eussions de petits désaccords d’interprétation. Michel me téléphonait, et nous en parlions, sur un ton souvent enjoué, chacun campant sur ses positions. Son christianisme, sincère et libéral, regimbait contre un Claudel trop « doctrinal » : il y préférait un « sacré » plus flou auquel il a consacré un article (Bull. no 87) ; son côté fleur bleue lui faisait lire dans la scène de Diégo Rodriguez et l’invisible Dona Austrégésile (IV, 7) un double « lumineux » de l’aventure sublime et tragique de Rodrigue et Prouhèze (Le Soulier, p. 66) alors que j’y ai toujours flairé quelque chose de parodique (certes pas « cynique » !, nouvelle Pléiade II, p. 1582), sentant le lieu commun romanesque. Voici comment nous poursuivons notre dialogue jusqu’ici.
Michel a plusieurs fois eu l’occasion d’enseigner à l’étranger. Il l’a fait plusieurs étés de suite à Middlebury College, dans le Vermont aux États-Unis ; il a été invité au Brésil et en Argentine, en Afrique du Sud par notre amie Marie-Joséphine Whitaker, au Japon par le professeur Shinobu Chujo qu’il m’a ensuite présenté lors d’un dîner à Meudon, dîner qui s’est ensuite répété à la maison puis dans l’appartement 122qu’occupaient M. et Mme Chujo dans le XVe. Nous avons alors vu ce dernier sortir, dans la cuisine, l’impressionnant couteau japonais qu’il avait spécialement apporté pour couper le poisson cru !
Je voudrais évoquer maintenant des souvenirs plus personnels, et l’ami que fut Michel. J’ai d’abord connu Françoise, son épouse si proche de lui, qui accompagnait en octobre 1977 un petit voyage archéologique de Sévriennes en Tunisie. Puis nous nous rencontrâmes à Brangues, lors de ces anciennes journées encore très intimes, autour de la famille, et des anciens qui avaient connu le grand homme. L’année qui suivit ma soutenance, Michel m’invita à Nanterre, où j’allai pour la première fois, à parler devant ses étudiants. Il me proposa plusieurs fois de faire partie du jury de thèse de ses doctorants. Puis il y eut, de temps en temps, ces apéritifs à Meudon où se trouvaient réunis collègues et amis de Michel et Françoise, et cette promenade qu’ils me proposèrent dans la forêt de Meudon, où Michel voulait me montrer un site pseudo-celtique et un très vieux chêne qui le faisaient penser à Tête d’Or. Mais surtout, il y eut deux mémorables voyages qui soudèrent notre amitié. Le premier, en 2003, nous emmena en Russie – la vraie Russie retrouvée, et non plus la sinistre URSS que j’avais visitée auparavant ; voyage claudélien à plusieurs titres : d’abord Claudel en était le centre, et l’objet d’un colloque (le premier, Claudel ayant évidemment été ostracisé pendant soixante-dix ans) ; mais aussi parce que cette réunion, organisée par un pope et une comédienne, avait un côté hétéroclite, extravagant, improvisé, délicieux, dans la Russie profonde des bouleaux à perte de vue et des izbas aux fenêtres décorées pendant le long hiver par les bateliers de la Volga ; elle se tenait à Boldino, qui abrite la célèbre datcha de Pouchkine. Michel et Françoise étaient de la partie, ainsi que Marie-Victoire et Muriel Claudel, Jacques Boncompain, et Katia Bogopolskaïa, à qui je dois d’avoir été mise au courant, au milieu d’un petit groupe de Français et de Russes de l’émigration ; s’y joignirent des universitaires du cru avec qui se sont créés spontanément de solides liens de collaboration et d’amitié. Nommons la regrettée Tatiana Taïmanova, Inna Nekrassova, Kira Kachliavik, Tatiana Poniatina. Le second voyage, ce fut en 2009, et en Chine : là encore, premier colloque consacré à Claudel grâce à la ténacité de Diane Henneton, ancienne étudiante de Michel, en poste à Wu Han (depuis tristement célèbre ! – mais c’était le Han-Kéou de Claudel, dont le Yamen évoqué dans Connaissance de l’Est est désespérément introuvable) ; Diane s’était juré d’y organiser dès que ce serait 123possible un hommage au poète. Le soixantième anniversaire de la république populaire de Chine fit pleuvoir une manne inespérée sur les universités et le projet put être réalisé. Diane m’en avait parlé lors de notre première rencontre au colloque Claudel à Toronto en 2005, et m’avait dit son intention d’y inviter son directeur de thèse, et, si le budget le permettait, une seconde personne. Je fus l’heureuse élue. Michel fit le discours inaugural, puis parla du Repos du septième jour (publication des Actes quelque peu confidentielle, sous le titre Paul Claudel et la Chine, Wuhan University Press, 2010) ; nous apprîmes beaucoup auprès des collègues chinois – une nouveauté. D’autres claudéliens occidentaux étaient là, Yvan Daniel, Michel Collot, Bernard Hue, Sergio Villani, et nous fûmes fort bien reçus. Avant et après, nous en profitâmes, Michel et moi, pour visiter un peu ce pays étrange et fascinant. Diane nous guida efficacement dans Pékin. Françoise m’avait confié Michel, très raisonnable, qui, quand il se sentait fatigué (il avait déjà 75 ans), rentrait sagement à l’hôtel et nous laissait galoper de jardin en jardin et de temple en temple. Puis nous nous rendîmes à Guilin dans la province de Kiang-si où nous admirâmes les stupéfiants paysages de la rivière Li et respirâmes le parfum de l’osmanthus, dont les Chinois font aussi un vin qui nous fut servi au dîner ; pour finir nous vîmes le village (quelque peu « Potemkine ») de Ping’an, fort pittoresque, au milieu des extraordinaires rizières en terrasses aux noms évocateurs (Les Neuf Dragons, les Cinq Tigres, etc.) Michel fut horrifié de voir les femmes Tchouang, toutes petites et ridées, nous délester de nos lourdes valises pour les porter, sur leur dos, en haut des étroits escaliers qui menaient à l’hôtel. Ce fut l’occasion de longues conversations, où Michel parlait souvent, outre de sa famille, de ses enfants et petits-enfants dont il était si fier ainsi que de la chatte perpétuellement baptisée Musette, de son cher Vinsobres, son village dans la Drôme provençale, entre Nyons et Vaison-la-Romaine, dans les Baronnies. J’ai pu mesurer à quel point Michel était un homme enraciné, ce qui s’est vérifié fin juin 2011, lorsqu’à la faveur d’une représentation de La Cantate à trois voix à Belmont-Luthézieu, non loin d’Hostel, je fus invitée à découvrir Vinsobres, avec ses deux églises, la protestante et la catholique, son vignoble et son vin réputé, et ses biscuits croquants. Là Michel était chez lui, au milieu de ses cousins et amis de toujours, et on comprenait d’où venaient sa simplicité, son bon sens, sa profonde honnêteté. On dit que Vinsobres fait partie de l’« Association des communes de France aux noms burlesques et 124chantants » : voilà qui était prédestiné. C’est là qu’il dort, se récitant peut-être du Claudel, et sous la protection de ces Anges en qui il voyait des « créatures scéniques passionnantes2 ».
Dominique Millet-Gérard
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Hommage et reconnaissance à Michel Autrand, directeur de thèses
Comme le rappelle Dominique Millet-Gérard, Michel Autrand a dirigé plus de 40 thèses de doctorat. Il faut saluer ce travail qui a abouti à des travaux d’une très grande qualité. On peut mentionner Françoise Quillet pour sa thèse sur « l’Orient au Théâtre du Soleil » en 1995, Jacqueline Levaillant pour sa thèse sur « la Nouvelle Revue Française et le théâtre » en 1997 ou Hélène Laplace-Claverie, qui a soutenu en 1999 une thèse remarquable sur les livrets de ballets.
Mais c’est surtout toute une génération de chercheurs claudéliens que Michel Autrand a contribué à former, parmi lesquels on retiendra notamment :
–Emmanuelle Kaës, « Claudel et la peinture, “cette muse silencieuse et immobile…” », 1992 ;
–Pascale Alexandre-Bergues, « Traduction et création chez Paul Claudel », 1993 ;
–Pascal Lécroart, « Paul Claudel et la musique scénique », 1998 ;
–Christelle Brun, « Paul Claudel et le monde germanique », en 2001 ;
–Hélène Baconnet de Saint-Aubert, « L’Histoire de Tobie et de Sara : pour une dramaturgie de la gloire », 2002 ;
–Garance Hudrisier, « Les didascalies dans le théâtre de Claudel », 2002 ;
–Sever Martinot-Lagarde, « La bouffonnerie dans le théâtre de Claudel », 2003.
125Michel Autrand a ainsi favorisé et guidé tout un ensemble de nouvelles approches sur l’œuvre de Claudel, sachant toujours encourager par sa gentillesse et sa bienveillance, sans jamais transiger sur les principes scientifiques fondamentaux. Sa culture littéraire et théâtrale impressionnait, rendant passionnants les échanges et les discussions. Les thèses achevées, les liens se poursuivaient, associant toujours un intérêt profond pour la personne avec des considérations littéraires et professionnelles. Il a apporté une dynamique exceptionnelle aux études claudéliennes formant une nouvelle génération de chercheurs qui ne peuvent aujourd’hui que lui rendre hommage et lui exprimer leur reconnaissance profonde et profondément attristée.
Pascal Lécroart
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Cinquante d ’ amitié sous le signe de Claudel
Le hasard fait parfois bien les choses. Michel Autrand et moi, nous sommes entrés ensemble à l’École normale supérieure dans la promotion de 1953, au même âge à quelques jours près, 19 ans tout juste. Et lors du premier repas au « pot », j’ai trouvé une place à la table des « lyonnais » et j’y suis resté. Ils étaient tous plus ou moins catholiques et mendésistes, et moi aussi.
Très vite, Michel et moi nous nous sommes liés d’amitié. Nous partagions la même passion pour le théâtre de Corneille (Michel envisageait alors une maîtrise sur les fratries chez Corneille), les opéras de Mozart et surtout Claudel. J’ai bien essayé de le convertir à Wagner, écrivant même pour lui un essai sur le symbolisme complexe de la Tétralogie, sans grand succès. Différences de sensibilité qui nourrissent l’échange et l’amitié.
Ensuite nos chemins divergent mais nous ne nous perdons jamais de vue. J’assiste à son mariage avec Françoise Gonnard qui avait été reçue à Sèvres la même année et s’était vite intégrée à notre petit groupe.
126Mais le grand événement qui allait renforcer nos liens, ce fut la création, le 13 mars 1967, par Michel, alors assistant dans la toute nouvelle fac de Nanterre, de la Quatrième Journée du Soulier de satin. Presque dix ans avant que Barrault fasse connaître à son tour ce joyau, germe de tout l’opus mirandum, il prouvait qu’elle pouvait constituer un spectacle autonome, une tourbillonnante épopée théâtrale tour à tour joyeuse et désenchantée. Dans le vaste amphi B2, l’estrade interminablement étirée était divisée en « mansions » comme dans les mystères médiévaux (« La scène de ce drame est l’univers ») avec de modestes suggestions de décors. Une troupe d’étudiants dont l’engagement et le talent m’impressionnaient portait allègrement ce spectacle de plus de trois heures. J’étais conquis.
Michel m’incitait depuis quelque temps déjà à venir le rejoindre dans son équipe nanterroise, mais j’hésitais encore. Ces cubes de béton massifs posés à la hâte sur un champ de boue ne me séduisaient guère et je gardais un mauvais souvenir des austères cours magistraux de la Sorbonne. J’avais, après trois ans de recherches à la Fondation Thiers en vue d’une thèse sur l’imaginaire claudélien, demandé à faire l’expérience du secondaire et j’espérais une hypothétique nomination en khâgne à Janson-de-Sailly où je me trouvais tout à fait heureux. Mais dans cette banlieue déshéritée, l’université, que j’avais connue si somnolente, semblait capable de se réveiller.
Un second événement, moins de trois mois plus tard, allait me décider. Les étudiants catholiques de Nanterre organisaient à Dourdan un week-end autour de Pierre Emmanuel, une fois de plus à l’initiative de Michel. Le grand poète du Tombeau d’Orphée et de Babel avait déjà accordé son attention et son amitié au poète débutant que j’étais. Devant lui, un peu intimidés, et devant quelques collègues et une vingtaine d’étudiants, nous avons, Michel et moi, « étudié » un poème du Poète fou, Michel selon la méthode de l’explication suivie, moi sous forme de commentaire composé. Guy Michaud, alors directeur de l’Institut de français, était présent. Mon élection à Nanterre allait être une simple formalité.
Ah ! cette année 1967-1968, comment l’évoquer en quelques lignes ? Nous sentions monter un mécontentement chez les étudiants mais sans prévoir l’explosion soudaine du 22 mars. Ce soir-là, j’assistais sans me douter de rien dans le même amphi B2 à un concert du tout nouvel Orchestre de Paris pendant que les étudiants s’emparaient, huit étages plus haut, de la salle du Conseil. Fermeture de l’université, reflux des 127contestataires sur la Sorbonne, occupation de l’Odéon. À peine tombé dans cette effervescence, je rejoignais le groupe des 55, les enseignants qui se déclaraient solidaires des étudiants révoltés. Michel aussi, je crois. Mais bientôt, dans un amphi bondé et surexcité par l’annonce qu’à Flins, un étudiant poursuivi par les CRS s’était noyé dans la Seine, Michel avait pris la parole pour appeler à la retenue et à la prudence. Tollé général. Cette parole de sagesse ne pouvait être entendue dans un tel climat.
Voilà donc mon ami Michel coincé dans une réputation de « prof réac », absolument injuste pour celui qui avait tant donné de lui-même à cette jeune et bouillonnante université. Je l’ai défendu et épaulé de mon mieux pendant cette période difficile où il a certainement beaucoup souffert.
Une autre circonstance allait resserrer encore nos liens. Les éditions Bordas avaient demandé à Michel, dans le cadre de leur nouvelle collection « classiques contemporains », de réaliser une édition annotée et commentée de Sous le vent des îles Baléares, cette Quatrième Journée encore méconnue du grand public dont il avait révélé quatre ans plus tôt toute la puissance dramatique. Malheureusement, des soucis de santé le contraignirent à abandonner cette entreprise qui le passionnait et, pressé par Bordas qui avait déjà annoncé la sortie du volume, il me demanda de prendre le relais et de terminer le travail.
Il me remit un gros dossier contenant, outre quelques pages d’introduction déjà rédigées, une foule de notes et de commentaires, précisions ou éclaircissements, une véritable édition critique. Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est que ces fiches étaient souvent rédigées à l’impératif : « Relis tel passage », « Vérifie à la BN tel détail du livre d’un tel ». À qui pouvaient s’adresser ces injonctions sinon à lui-même ? Je réalisais plus que jamais à quel point mon ami était, sous une apparence calme et sereine donnant l’impression d’une absolue maîtrise de soi, un être anxieux, passionné, hypersensible, toujours sur ses gardes. Cette complexité ne pouvait que me le rendre plus cher.
Je n’ai eu qu’à mettre à leur place ces innombrables notes et commentaires et à rédiger l’étude finale de la dramaturgie et des personnages pour que ce petit volume paraisse en janvier 1973. Pour une courte vie, malheureusement. L’absurde « Claudel plus jamais » graffité sur les murs de la Sorbonne s’imposait encore largement. Faute de ventes suffisantes, notre ouvrage commun allait être assez vite envoyé au pilon.
Puis Michel est élu professeur à la Sorbonne et s’éloigne de Nanterre. Mais Claudel continue à nous réunir. Chaque année pour l’assemblée 128annuelle de l’amicale dont il allait bientôt assumer la présidence, mais aussi dans divers théâtres pour des « premières » de ses œuvres, car les comédiens et metteurs en scène, eux, criaient plutôt « Claudel plus que jamais ! » et naturellement lors des rencontres de Brangues.
Ces rencontres, ma passion pour de longs voyages lointains et la découverte de mondes exotiques ne m’a permis d’y participer que deux fois, mais ce furent des moments inoubliables, où je retrouvais d’ailleurs Michel et Françoise, plus assidus que moi. 1978, La Ville. Marie, l’aînée des enfants de Claudel, saluée par l’ode Magnificat, nous fait visiter le château avec une simplicité et une gentillesse exquises. Marie-Claire Bancquart, d’habitude si réservée, court et rit aux éclats sur la grande pelouse. Le soir, sous la vaste tente agitée par le vent, création par Anne Delbée de la première version de La Ville, les imprécations d’Avare tentent vainement de dominer le tonnerre. 1999, Claudel et Stendhal, et je retrouve ce groupe fervent et joyeux de chercheurs et de comédiens formant avec les descendants du grand poète une société véritablement familiale.
Combien de fois aussi ai-je gravi, depuis la petite gare de Meudon-Bellevue, la noble et spacieuse avenue du Château jusqu’à ce lumineux appartement où Michel et Françoise m’ont souvent invité et où j’avais tant de plaisir et d’excitation intellectuelle à les retrouver. Je voyais grandir et s’épanouir leurs trois enfants. Ils m’avaient invité aussi à Vinsobres, dans la Drôme, où ils passaient généralement l’été, et je regrette de n’avoir jamais pu tenir ma promesse de leur rendre visite là-bas.
Ce Vinsobres où Michel, épuisé par une longue maladie, se retirait de plus en plus. Puis vint cette interminable et douloureuse fin de vie dans un hôpital à Nyons. Je n’avais plus de nouvelles de lui que par Françoise et je ressentais une profonde tristesse de le savoir, lui si généreux, si communicatif, si prompt à donner à ses amis le meilleur de lui-même, peu à peu retranché du monde, enfermé dans sa souffrance. Que pouvais-je faire de plus ? Et maintenant qu’il nous a quittés, que puis-je faire de mieux que d’exprimer toute l’admiration que j’avais pour sa grande culture, sa rigueur intellectuelle, sa délicieuse courtoisie, son culte profond de l’amitié, et toute ma reconnaissance personnelle pour le rôle bénéfique qu’il a joué dans ma propre vie ?
Jean-Noël Segrestaa
(François Lescun)