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Classiques Garnier

Rédemption et délivrance Présence du bouddhisme dans le théâtre de Paul Claudel

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drame individuel nest plus une simple analogie de lhistoire du salut, mais véritablement une « action » qui engage lhomme dans cette histoire sainte, en vue de lavènement de Dieu. Dès lors, la représentation théâtrale devient elle aussi une action engageante, qui donne à lœuvre claudélienne une efficacité théologique et une ambition catéchétique.

Armelle de Rincquesen-Corman

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RÉDEMPTION ET DÉLIVRANCE

Présence du bouddhisme dans le théâtre de Paul Claudel

Le terme « bouddhisme » est une création occidentale qui désigne lensemble du Dharma – cest-à-dire lenseignement du Bouddha – et qui a été proposée par les premiers orientalistes il y a tout juste deux siècles. La première conceptualisation occidentale majeure du bouddhisme en tant quancienne philosophie orientale de la délivrance émanait des études orientalistes sur lInde du début du xixe siècle et a abouti à lessor de la philologie bouddhiste, suscitant un grand intérêt chez les intellectuels français. La seconde, qui sest développée plus tard, a consisté à reconnaître et accepter le bouddhisme comme une vraie foi. Lœuvre de Paul Claudel (1868-1955) ressort de la première, en raison de ses lectures approfondies et de son expérience in situ de lOrient bouddhiste. La réflexion et la représentation du thème de la rédemption dans son théâtre, dont la dimension catholique est indéniable, sy entremêlent en effet à la thématique bouddhiste de la délivrance, et létude de ce croisement nous offre une vision originale de la littéralité mais aussi de la modernité claudélienne.

Néanmoins, il nest pas facile dériger une conception définitive et concrète du bouddhisme claudélien. Saffirmant « avant tout catholique1 » et abhorrant le dogme de Sâkyamuni qui présentait « mainte affinité 95avec le quiétisme2 », le dramaturge « Belesenheit » prenait un malin plaisir à dissimuler ses sources livresques bien quil nait pas résisté à « lattrait dun certain mysticisme oriental » imprégné de sotériologie bouddhique. Dans Tête dOr, Le Repos du septième Jour et Le Soulier de satin, nous constatons in situ un syncrétisme bouddho-catholique contenant trois référents stéréotypés bouddhistes : le premier vient dInde et prône la souffrance, le vide et le nihilisme ; le deuxième se situe en Chine et dégénère en superstition tout en attendant le Salut de Jésus ; le dernier, empreint dune beauté mélancolique, provient du Japon et apporte une guérison spirituelle à un Occident en crise.

Selon R. Schwab, lauteur de Renaissance orientale, Tête dOr rappelle les œuvres de Schopenhauer et Wagner, mais est également teinté dune coloration indienne dérivée du drame indien Sakountala. Ainsi, dans la pièce de théâtre, larmée invincible de lusurpateur sécroule devant la troupe dépenaillée et fantomatique de « Brahma et Bouddha », même si par ailleurs le prince de la paix et le démon de linexactitude confient au héros agonisant que « lorsquen affrontant lanéantissement ultime, le salut octroyé là-haut sera condamné et voué à léchec, toutefois lêtre humain pourra recourir à la délivrance immanente. » Le Repos du septième Jour a plutôt pour origine langoisse de la mort de lauteur et sa curiosité pour le culte des spectres en Chine. Grâce à sa lecture de Léon Wieger, Claudel avait été à même de distinguer le bouddhisme Hinayana du bouddhisme Mahayana qui prêchait lillumination ultime, même si lessence de ces deux branches du bouddhisme sétait quelque peu diluée avec les superstitions qui hantaient la Chine. De ces superstitions, il avait fait un mythe théologique sur « le problème du Mal » : sa passion pour la fièvre prosélytique et figuriste avait abouti, dans la pièce, à la conversion au christianisme de lEmpereur. Il est fascinant de voir que le Bouddha sy métamorphose en Démon dEnfer et domestique de Dieu. En revanche, la Vérité sublime sétait affirmée sous légide du taoïsme, ce qui explique que tous les paganismes ont conflué vers une vraie voie de délivrance ultime, et le bouddhisme décadent chinois attendrait toujours le salut de la force « tao-catholique ».

Dans le Soulier de satin, la Somma Theologea claudélienne, lauteur propose une réflexion sur la délivrance rédemptrice immanente et les méandres des voies du sacrement nuptial du bouddhisme zen japonais et du catholicisme. Rodrigue, incarnation dun Job illuminé par le vide, 96trouve le vrai bonheur en lâchant prise. Quant à Prouhèze, à la croisée dune sainte Marie et dune Avalokitesvara, elle meurt réconciliée avec elle-même afin de mettre fin au Karma, à travers une transmigration damour pécheur déclenchée par un baiser quasi-nirvanique. Le Kōan3 énigmatique entre Rodrigue et Dabutsu (Grand Bouddha) marque notamment lapogée de la théologie dapaisement claudélien dans la façon dont lauteur appréhende les peintures. Très éloigné de langoisse existentielle, celui-ci perçoit en effet une délivrance dans lextase artistique zen-catholique, qui se résume par la formule : « les grandes vérités ne se communiquent que par le silence ».

La nature nest pas illusion, mais allusion4. À un certain point, nolens volens, une évolution poétique de lexistence ne peut que se conformer à un long voyage dans lOrient païen, allant dun pessimisme indo-germanique plutôt imaginaire à une théosophie du zen artistique au Japon, en passant par un syncrétisme figuriste tao-bouddhiste chinois. Claudel est lhomme des frontières interreligieuses et interculturelles, et cest ce qui constitue le véritable noyau de la modernité et du charme claudéliens, noyau dont la fusion latente de la vision bouddhique avec la vision catholique est régulièrement sous-estimée dans son œuvre.

Huang Guanqiao, Jiang Yinuo

Université Normale de Shanghaï

1 Théâtre II, p. 690.

2 Bernard Hue, Littératures et arts de lOrient dans lœuvre de Claudel, C. Klincksieck, 1970, p. 18.

3 Le Kōan désigne de brèves anecdotes ou courts échanges utilisés dans le bouddhisme zen entre maître et disciple ; absurde, énigmatique ou paradoxal, il ne sollicite point la logique ordinaire.

4 Journal II, p. 412.