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Classiques Garnier

En marge des livres

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Claude Pérez, Paul Claudel. « Je suis le contradictoire », biographie, Les Éditions du Cerf, 2021.

Claudel a été le premier biographe de lui-même en se racontant dans les Mémoires improvisés ainsi que dans nombre de textes, préfaces ou conférences, dans sa correspondance et par la transposition, à peine voilée souvent, au théâtre dépisodes vécus mais, en cela, il nest pas le premier auteur à lavoir fait. Il lui est aussi arrivé dajouter un certain merveilleux en racontant sa naissance ou sa conversion… « Pas commode de se soustraire à lautorité de ce modèle particulièrement puissant et particulièrement autorisé », constate Claude Pérez, son nouveau biographe. Le travail est donc de retrouver au-delà de la légende proposée et grâce à létat des connaissances, aux sources désormais à disposition, témoignages, échanges de lettres, archives, un récit plus proche de la réalité. Plusieurs biographies de Claudel ont déjà paru. Chacune, bénéficiant du progrès des connaissances par la publication ou louverture de certaines archives, a pu livrer ses propres avancées ou retouches.

Voilà de nouveau se dérouler au long des pages de ce fort volume de plus de cinq cents pages, la vie de Paul Claudel. Telle que nous la connaissons ? Voire… En partie seulement, le ton et léclairage sont personnels et les précisions, les nouveautés ne sont pas négligeables, notamment lorsque Claude Pérez nous révèle la venue en 1942 de deux émissaires du général de Gaulle à Brangues… Chaque biographie se propose naturellement denvisager son sujet en privilégiant un éclairage. Celle qui vient de paraître est née dun constat : « [] les biographies qui existent à ce jour [] sont centrées sur lhomme privé et lartiste, plus rarement sur le croyant. Le diplomate est resté au second plan ». Sans doute parce que Claudel lui-même nen a parlé que peu. Pourtant Claude Pérez souligne la place « parfois prépondérante », à côté de son rôle souvent très important dans les affaires économiques et financières, du rôle de communiquant propre au diplomate. Il souligne notamment les contacts que Claudel a entretenus jusque pendant la guerre avec Roosevelt et lintérêt pour le Quai dOrsay denvoyer en poste un auteur célébré partout dans le monde. Le biographe est parti chercher pour cela dans la correspondance consulaire (saisissante évocation, par 100exemple, de la mine de Lintching où Claudel est descendu), les Archives du ministère des Affaires étrangères, les Archives nationales doutre-mer et éclaire ainsi un pan de la vie de Claudel dont on pouvait deviner les contours mais que lon ne connaissait que très mal.

Cette biographie nous montre sans complaisance aucune un Claudel sans fard. Si son courage pendant la guerre en prenant publiquement la défense des juifs, sa clairvoyance en étant le premier à prendre conscience de lholocauste et si les qualités de lambassadeur sont mises en évidence : « on ne peut manquer dobserver lattitude constructive et souple de lambassadeur, sa prudence, sa précision, son écoute attentive… », les défauts de lhomme sont aussi pointés sans concession. Claude Pérez rappelle comment Claudel, selon ses propres termes, a expulsé « impitoyablement par une neige terrible deux de ces mendiants qui infestent le consulat ». Et de constater : « En réalité, la charité na jamais été mon fort, comme tout ce qui exige un peu de peine ». Le poète non plus nest pas épargné dont plusieurs pièces des Poèmes de guerre sont jugées « à mi-chemin du grotesque [] et de linsupportable ».

La rigueur dont fait preuve Claude Pérez dans son travail lui permet de corriger telle note de la Pléiade, de décrypter plus justement et de façon toute neuve telle exclamation ou abréviation du Journal. Il confronte les différentes versions de la conversion, les versions dissonantes entre elles de son passage à Ligugé. Cette rigueur du biographe le pousse à ne pas prendre pour argent comptant, sans pour autant le nier, lépisode romanesque de létudiante polonaise. Pour le biographe, il est hautement probable en faisant des recoupements, que cette étudiante polonaise soit tout simplement une invention du poète, contamination du souvenir de Rosalie Vetch et de Lumîr dont le destin se retrouvera esquissé dans le Pain dur. Enfin, le biographe doit bien convenir quil bute sur des pages blanches, des lacunes quil constate, sans pouvoir les combler, ainsi dun second séjour sur lîle de Wight, sans Camille cette fois, en juillet 1892, ou bien dun mois de juin 1900 passé à Saint-Valery-en-Caux dont on ne sait rien… Claude Pérez en vient à suggérer lexistence dune histoire secrète de Claudel…

Au-delà du déroulé minutieux de la vie de lhomme – nous pouvons le suivre quasi heure par heure lors du tremblement de terre au Japon – Claude Pérez sinterroge sur une part peu documentée de la biographie, celle de lenfant, de ladolescent et même du jeune homme. Il y revient pour en souligner toute la complexité sur une conversion trop souvent ramenée à une révélation soudaine à Notre-Dame. Il interroge alors 101limportance de lhéritage familial, les fréquentations, létat desprit de lépoque, pour tenter de voir les fils qui, en une combinaison complexe, vont aboutir à la conversion. Et, aspect très personnel de son travail, il met en lumière une facette souvent évoquée mais peu développée de létat desprit du jeune Claudel : sa mélancolie, et même son désespoir, son nihilisme des jeunes années, qui dune certaine façon laccompagneront toute sa vie, lui qui peu avant de mourir confiera : « Il ny a pas de vie heureuse [] jai résisté toute ma vie à la tentative de croire à labsurdité du monde… »

Claudel profondément insaisissable ? Si on peut, sans trop de peine, suivre la vie publique de Claudel, celle de lécrivain, du diplomate, du catholique, du journaliste, de membre de conseil administration, les visages multiples, voire peu compatibles, de lhomme, de sa personnalité, de sa pensée, les vies parallèles quil a vécues ouvrent la porte « au multiple, au contradictoire, à linattendu, à limprobable, au désordre » pour reprendre les termes de Claude Pérez qui donne à son travail le beau nom de « Paul Claudel. Je suis le contradictoire ». Et de sinterroger : « y a-t-il rien de plus accablant que ces biographies quon appelle définitives ? ».

Jacques Parsi

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Paul Claudel et Saint-John Perse, chemins croisés, sous la direction de Muriel Calvet et Catherine Mayaux, Fondation Saint-John Perse, 2021, 204 p.

Bien cher Ami, qui me tendiez la main jadis au seuil de ma vie dhomme, cest une joie pour moi de retrouver aujourdhui la même étreinte, au seuil tardif dune vie littéraire : ces mots dAlexis Leger à Paul Claudel viennent confirmer, sil en était besoin, pour le lecteur qui les découvre au terme de son propre parcours, le bien-fondé du projet dont relève le livre. Dun 102seuil à lautre dune vie, distants de près dun demi-siècle, la persistance, au regard de celui qui écrit, dun lien manifesté par le double geste de la main tendue et de létreinte. Lauteur de Vents qui vient de découvrir, à New-York, le texte de létude qua bien voulu lui consacrer son vieil ami – on est en 1950 –, fait allusion à laide par lui sollicitée au moment où, à la veille de la Grande Guerre, il se préparait à entrer lui aussi dans la carrière diplomatique. Dans le jeu décho souligné à plaisir entre ces deux moments, il y a la traversée dun temps total et un glissement qui dit les champs non dissociés dune relation dhommes et de poètes. Saisir des instants, des saisons de la vie, les explorer, en dire le sens ou le mystère, et les relier, les réinscrire dans un double parcours où jouent parallélisme et convergence, intermittence et divergence : tel est constamment le travail accompli par ce beau livre fait de pièces multiples – images photographiques, contributions de spécialistes du domaine des Lettres et de lHistoire, pages éparses du journal dune femme – Hélène Hoppenot – liée à lun et à lautre par une très longue amitié, correspondance des poètes-diplomates eux-mêmes – pour la constitution dun ensemble qui, loin de figer les choses, enclenche une circulation inlassablement relancée.

Selon le dispositif adopté, cest le regard qui se trouve dès louverture du livre immédiatement sollicité dans la lecture alternée des deux colonnes du tableau qui déroule la chronologie parallèle des deux vies sur un empan de plus dun siècle (Claudel 1868-1955 ; Saint-John Perse 1887-1975) ; deux colonnes que vient rompre lindication des dates où les deux hommes ont pu se rencontrer et que vient enrichir une illustration iconographique judicieusement choisie. À travers la succession inévitablement saccadée et trouée des quelques clichés retenus, que dautres suivront tout au long du livre et autour desquels peuvent sagréger variablement encore bien des images dans lesprit du lecteur, semble chercher à se recomposer – dans une sorte de rapiècement aléatoire et pourtant orienté par les choix proposés, les fils rassemblés – un peu de la trame et du tissu du temps.

Geste toujours inachevé ainsi que le suggèrent ces pages inspirées où, tendu vers ce quelque chose qui disparaît là devant nous en sannonçant, Christian Doumet sessaie à une sorte « sorcellerie évocatoire », aussi impuissante il est vrai que le geste dOrphée. Une rencontre, nous dit lhistoire littéraire, a eu lieu entre Claudel, Segalen et Leger, un jour doctobre 1914, à Bordeaux. De ce qui sest dit entre ces trois poètes à loccasion dun repas, « Le déjeuner du Champ-de-Mars », rien ou 103presque rien na filtré. De la bande-son perdue de cette scène improbable, il ne demeure que quelques bribes venues de confidences des deux aînés. Autour de ce maigre noyau, limagination travaille à reconstruire tout un possible ; mais elle mesure tout aussitôt les réticences, les refus, les silences… Il faut aller au texte même pour en éprouver la force suggestive, en savourer lhumour, en goûter les bonheurs dexpression. Il y a, dans ce Contre Sainte-Beuve écrit de la main dun poète, comme un miroir tendu aux amateurs de mythologie littéraire, une image des écueils et des leurres qui peuvent guetter tout discours sur la vie des auteurs.

Cest précisément lintérêt du montage ici adopté que déviter le risque des certitudes trop vite acquises, et de parvenir, en rassemblant des faits déjà connus, à constituer un apport neuf. Du jeu prudent des hypothèses adossé à lexamen des faits et nourri par une confrontation des versions et des témoignages, la biographe de Saint-John Perse donne une illustration exemplaire en cherchant à percer les secrets de la rencontre dOrthez (1905), qui se conclut par léchec de lApôtre impatient, et à suivre le cheminement hésitant qui mène Alexis Leger vers le concours des Affaires étrangères (1914). Occasion de dépeindre tout un réseau damitiés littéraires tissé autour de Jammes et de Claudel par le Bordelais, Gabriel Frizeau, et douvrir au climat dune époque de la vie littéraire dont la NRF devient le foyer décisif ; puis déclairer la nature de léchange épistolaire qui samorce entre les deux poètes, et les conditions qui règlent, en ce début de siècle, laccès à la carrière diplomatique. On a là quelques pages qui disent les sources dune relation durable, tout en pointant demblée, dans la question de la foi chrétienne, le point dachoppement qui fonde une ligne de partage définitive. Le texte dHenriette Levillain ouvre ainsi un premier diptyque, dont le second volet, sous la plume de Claude-Pierre Pérez, se présente comme une reprise plus spécialisée et un prolongement de lhistoire de la NRF, suivie de ses débuts (1909) jusquà la mort de Paulhan, avec une focalisation insistante sur lépoque de Gide, puis celle de Rivière ; cest le temps de laccueil de Leger et de la montée triomphante de la Revue et des éditions Gallimard, cest le temps, pour Claudel, de linstallation dans la gloire.

Un second diptyque occupe le corps central de louvrage et porte sur la double carrière diplomatique de Paul Claudel et dAlexis Leger, dans une période où, du fait de lascension du plus jeune, vont sinverser les positions de pouvoirs. Mais on passe ici du champ temporellement le plus étendu – toute la carrière des deux diplomates (celle de Claudel 104commence en 1893, celle dAlexis Leger sachève avec la débâcle de juin 1940) – au champ le plus circonscrit (« Du Pacte Briand-Kellog au Memorandum sur lUnion européenne »). Pierre Morel fait entrer ses lecteurs autant quil est possible dans lépaisseur et lobscurité des jours, montrant les acteurs de lHistoire, Briand, Berthelot, Leger, et plus lointainement Claudel, face, dans leur engagement pour la paix, à lincertitude des fins atteignables, aux vicissitudes de la vie politique nationale et de la situation internationale. Christophe Bellon centre son propos sur la participation des deux poètes-diplomates à la politique européenne de Briand, sans évoquer bien sûr le drame en cinq actes qui, au-delà de 1932, conduit lEurope vers la guerre et Leger vers lexil, et que Pierre Morel déroule avec une si grande précision.

Le dernier diptyque, dont lobjet est le travail créateur, aborde successivement lart de la versification et la question du souffle poétique dans les deux œuvres. Beaucoup plus haut déjà dans le livre, Pascale Alexandre-Bergues avait fait une mise au point précieuse sur le rapport de Claudel à Eschyle et celui de Leger à Pindare, montrant que, pour les deux auteurs, la traduction est un laboratoire décrituresédifie leur poétique respective. Létude de Thomas Pavel, un peu rapide peut-être du côté de Perse, propose une approche convaincante des Grandes Odes dont lénergie rythmique, portée par la prose dun verset véritablement novateur, rend sensible, est-il dit dans une analyse dune extrême précision, un mouvement menant de lici et du maintenant [] à la divinité qui prête forme au monde en le transcendant infiniment. Les pages qui suivent, sous la signature de Marie-Victoire Nantet et de Catherine Mayaux, dessinent une double synthèse étincelante. Cest, dabord, dun trait absolument limpide, une traversée de lœuvre claudélienne : les trois drames retenus – Tête dOr, Le Soulier de satin, Le Livre de Christophe Colomb – sont présentés comme les trois étapes dune même épopée spirituelle dont le souffle premier, si échevelé, sintériorise chez Rodrigue, avant de se résorber au terme dune parabole qui conduit au seuil de léternité. Cest, ensuite, un inventaire extrêmement dense des ressources thématiques et rhétoriques dune poésie qui, cherchant à prendre pour théâtre le monde total, espace et temps, porte au plus haut une ardeur qui offre une figure de son rêve de maîtrise dans la conquête même du langage. Tension toujours plus lisible de la volonté, chez Perse, mû par une ambition de renouement ; accès, chez Claudel, à une résolution de toutes les tensions dans une transfiguration personnelle.

On arrive, avec la correspondance, au troisième balayage dune durée entière (1906-1950), après ceux quont proposés le tableau chronologique 105dabord, puis le journal dHélène Hoppenot (1918-1975) ; et on est passé du regard le plus extérieur, au regard dune observatrice fidèle, attentive et lucide, pour arriver finalement à une vision de lintérieur, à laquelle donne accès lécoute des deux voix, par avance resituées dans les lieux et les temps doù elles montent.

Cédons ici au plaisir de cette écoute ; rendons, à lune de ces voix, celle de Perse, son timbre propre, si pleinement saisissable dans les lignes qui suivent :

La recherche en toute chose du « divin », qui a été la tension secrète de toute ma vie païenne, et cette intolérance, en toute chose, de la limite humaine, qui continue de croître en moi comme un cancer, ne sauraient mhabiliter à rien de plus quà mon aspiration. Puis, un peu plus loin : Cest ma vie tout entière qui na cessé, simplement, de porter et daccroître le sentiment tragique de sa frustration spirituelle, aux prises sans orgueil avec le besoin le plus élémentaire dAbsolu.

Il y a là une confidence qui touche au point le plus intime, celui où prend sa source la musique du désir. Chacun y entendra ce qui rapproche et qui tient éloignés, irrémédiablement, deux aventuriers de lesprit. Cest assurément une des réussites du livre que de conduire vers ce seuil tardif qui renvoie au premier, et dy avoir fait résonner cet instant où, plus quau déjeuner du Champ-de-Mars, plus quà Orthez, les deux poètes, les deux hommes, par les mots, se trouvent ou se retrouvent, au-delà des mers et par-delà le temps dune vie, « Ensemble et séparés ».

Yves Fravalo