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Classiques Garnier

En marge des livres

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Didier Alexandre (dir.), Paul Claudel, aujourdhui, Paris, Classiques Garnier, 2021.

Et si on (re)lisait Claudel aujourdhui1 ? Pour ses presciences, ses mises en garde, ses visions dapocalypse ? Pour la force du verbe ? Lacuité du regard ? Économie, écologie, politique, poétique, aucune des « sphères » du monde ne la laissé indifférent. Claudel qui confierait volontiers navoir été que « de passage » a profondément marqué les mondes littéraire, culturel, politique et idéologique de son temps. Mais que peut nous dire encore aujourdhui cet homme né en 1868 ? Nous parle-t-il encore ? Aurait-il devancé, deviné ou même « annoncé » notre monde ? « Jajoute que la lecture quotidienne du journal pour quelquun qui a connu le monde comme moi et qui a pratiqué la politique de tous les pays est dun prodigieux intérêt. Il est passionnant de voir ainsi sur tout le front de lunivers avancer les lignes des événements », déclarait-il à Frédéric Lefèvre en avril 1925.

Interroger la « contemporanéité » de Claudel en multipliant les centres dobservation, en décentrant le regard, sans verser dans lexamen rétrospectif de lœuvre, tel est lobjectif de cet ambitieux volume qui rassemble les actes des colloques commémoratifs du cent cinquantième anniversaire de sa naissance qui se sont tenus à Paris, à Chicago et à Tokyo en 2018. New York, Boston, Shangaï, Hankéou, Fou-Tchéou, Rio, Prague, Francfort, Hambourg, Copenhague, Rome, la liste est longue des villes étrangères où Claudel, reçu en 1890 au concours des Affaires étrangères, exerça ses fonctions. Ambassadeur de France au Japon (1921-1927), puis aux États-Unis (1927-1933), avant dachever sa carrière diplomatique à Bruxelles (1933-1935), Claudel fut bien un homme du « monde entier ». Quelle empreinte lécrivain, poète, diplomate et dramaturge a-t-il laissée sur le monde daujourdhui ? Lensemble des actes rassemblés par Didier Alexandre en prend, avec force et précision, la mesure.

Loin de rejouer la partition nationale de lhymne, familière aux actes commémoratifs, ce volume offre un concert de voix, une « conversation » plurielle et internationale qui (s)interroge – « Claudel, est-il encore lisible 118aujourdhui ? Encore acceptable, encore parlant, encore présent pour nous ? » (Pascal Dethurens, p. 42) –, admet la dissonance, en particulier sur les limites du mondialisme claudélien au Japon, et narrête pas le sens dune œuvre dont on a trop souvent lissé la complexité, « le monde de Claudel est un mais les visages de Claudel sont nombreux », souligne Didier Alexandre (p. 9), sa « personnalité multiforme », ajoute Dominique Millet-Gérard (p. 53). « Si Claudel fait partie de notre patrimoine, de quel Claudel parlons-nous ? » (p. 9). Du « poète diplomate » ayant traversé plusieurs continents et situé son œuvre sur la scène du « monde » ? Du « barbare chrétien », pour qui demeure cet « outre monde » au-delà de lAncien et du Nouveau monde ? Du « classique moderne », dont les révolutions esthétiques révèrent la tradition antique ?

Universitaires français, américains, chinois et japonais, mais aussi hommes de théâtre, interrogent aujourdhui lhéritage de Claudel offrant ces « regards croisés » qui organisent le volume : « Claudel contemporain », « The World is one », « Claudel et ses contemporains », « Claudel, notre contemporain ».

Que signifie « Claudel contemporain » ? Dans ce premier ensemble, Jean-Luc Marion et Thomas Pavel apportent des éléments de réponse à travers lœuvre de cet écrivain qui se voulait volontiers « inactuel » comme le rappelle Dominique Millet-Gérard. Reprenant lessai de Giorgio Agamben (Quest-ce que le contemporain ?) – « peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de lombre » –, Pascal Dethurens questionne la contemporanéité de Claudel qui, débarrassé « dune vision nostalgique pour sinscrire dans une vision projective du temps », reçoit lépithète honorable – et engageante – du « contemporain » qui « voi[t] en avant », « voi[t] avant », « prévoi[t] même » (p. 48) : « Dans un wagon, il y a la banquette avant et la banquette arrière ; il y a des gens qui regardent le passé qui séloigne, les autres qui regardent le futur qui arrive ; eh ben [sic], à un moment, jai changé de banquette si vous voulez ; de la banquette arrière, jai passé à la banquette avant » (Mémoires improvisés).

Le monde mondialisé, « The World is one », tel est « monde maintenant total » (Cinq Grandes Odes), dont le poète diplomate est le « contemporain » aux lendemains de la Première Guerre mondiale comme lanalysent Pierre Brunel et Claude-Pierre Pérez. Pour Yvan Daniel, lœuvre de lécrivain offre ces « anticipations [qui] regardent directement certaines des grandes questions qui occupent aujourdhui 119le xxie siècle : la mondialisation économique et culturelle, le développement politique, commercial et industriel des anciennes colonies ou “hypocolonies” (en Amérique ou en Asie), ou encore les conséquences de la crise écologique » (p. 262). Avec sa préhension économique et géopolitique mondiale, Claudel pense également la culture et la littérature à léchelle du monde. Rares sont les contemporains qui ont ainsi participé, avec cette conscience – catholique – de lunivers, à la réévaluation des espaces extra-européens. « Il ny a plus maintenant une partie du monde qui soit étrangère aux autres. Actuellement, un Français peut dire comme Mme de Sévigné qui disait à sa fille quelle avait mal à la gorge, eh bien, un Français a mal à la Corée, il a mal à la Palestine, il a mal à toutes les parties du monde dans lesquelles il se produit quelque chose [parce qu]il se rend compte quil y a une étroite communion de lune à lautre » (Mémoires improvisés). Cette sensibilité au « grand corps du monde » est aussi abordée par Michel Jarrety interrogeant les convergences et les divergences de « lidée » projective « dEurope » chez Claudel et Valéry.

Le troisième volet de ce volume questionne le rapport de Claudel à ses contemporains. « Pendant laïc du bréviaire » (p. 183), selon lexpression de Catherine Mayaux, la lecture du journal quotidien ancre profondément lécrivain dans son siècle : « chaque matin, le journal nous donne la physionomie de la terre, létat de la politique, le bilan des échanges. Nous possédons le présent dans sa totalité, tout louvrage se fait sous nos yeux ; toute la ligne du futur apparaît sur le rouleau dimpression qui lattire » (Art poétique). Alors que Michel Jarrety étudie lamitié « incertaine » entre Claudel et Valéry, Anne Verdure-Mary analyse la réception de lœuvre claudélienne par le critique catholique Gabriel Marcel. En partant du wagnérisme de lécrivain, Marie Gaboriaud interroge les « contacts » de Claudel, « mélomane mais non musicien » (p. 221), avec la musique de son temps. Venant décentrer ce regard français, larticle de Ayako Nishino aborde la réception de Claudel auprès de ses contemporains japonais. Le séjour japonais de Claudel est aussi au cœur de linterculturalité de son théâtre comme lanalyse Pascale Alexandre-Bergues à travers linfluence du théâtre Nô. Sur cette question, Michel Wasserman nhésite pas à parler de « métissage » artistique (« Le Japon, une ambassade mythique et fondatrice »).

Dans un quatrième et dernier ensemble, « Claudel, notre contemporain », Lionel Cuillé et Éric Touya de Marenne hissent lécrivain diplomate à la hauteur des enjeux de notre siècle : « dans quelle mesure 120les questions que Claudel pose à son époque peuvent nourrir nos réflexions face aux problèmes actuels et futurs du xxie siècle liés aux crises politiques, économiques, et environnementales contemporaines, dans le contexte de ce que nous appelons la mondialisation ? » (É. Touya de Marenne, p. 363). « Jai toujours eu, dans ma carrière, soit littéraire ou diplomatique ou positive, de lintérêt à ce qui arrive. [] Jai essayé de comprendre tous les pays qui métaient amenés du fond du futur, ce quils pouvaient avoir de nouveau, la leçon quils me donnaient, les connaissances nouvelles quils me procuraient », déclarait Claudel à Jean Amrouche (Mémoires improvisés). Est-ce à dire que lœuvre claudélienne nous livre, aujourdhui, sa « leçon » ? À la suite de Lionel Cuillé qui évoque Claudel, familier de lexégèse biblique, comme « un technophile apocalyptique et un technophobe providentialiste » (p. 362), Éric Touya de Marenne offre la réponse claudélienne aux défis de notre temps : une réconciliation de lhumanité avec la Création : « Claudel vient nous rappeler ce que le monde moderne semble oublier : lhomme nest pas et ne saurait être le maître de la création » (p. 373). Et Claudel de sadresser, par-dessus les années, aux lecteurs daujourdhui : « La mécanique a tout remplacé. Maintenant, une vache est un laboratoire vivant quon nourrit par un bout, et quon trait, à lélectricité, par lautre. Le cochon est un produit sélectionné qui fournit une grande quantité de lard conforme au standard. La poule errante et aventureuse est incarcérée et gavée scientifiquement. Sa ponte est devenue mathématique. Sont-ce encore des animaux, des créatures de Dieu, des frères et des sœurs de lhomme, des significations de la Sagesse divine, que lon doit traiter avec respect ? » (Au milieu des vitraux de lApocalypse). Claudel, héraut de la cause animale ? Reste le domaine du théâtre que ce dernier volet interroge autour dune table ronde animée par Florence Naugrette avec les metteurs en scène et acteurs Yves Beaunesne, Daniel Mesguich, Éric Ruf et Christian Schiaretti révélant la dette plus ou moins avouée du théâtre daujourdhui à un auteur révolutionnaire trop souvent rangé « sous la cloche des calotins » (p. 471). Le « tribut est immense » (p. 389), déclare le metteur en scène Yves Beaunesne. En mai 2021, la création mondiale dun opéra tiré du Soulier de Satin est programmée à lOpéra Bastille.

Ayant suscité la vindicte des maurrassiens comme des surréalistes, avant doccuper les doubles-pages des manuels dhistoire littéraire, Paul Claudel fait encore parler aujourdhui. Résolument, ces « conversations », poursuivies entre Paris, Tokyo et Chicago, attestent de la présence vivante 121et mondiale de lécrivain. Aujourdhui, lœuvre du « poète diplomate » a bien une postérité. Il est encore temps de (re)lire Claudel.

Amélie Auzoux

Sorbonne Université

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Pascal Lécroart et Dominique Millet-Gérard (dir.), « Lavènement dun art nouveau ». Essaimage esthétique et spirituel de lœuvre de Paul Claudel, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2021.

Pascal Lécroart et Dominique Millet-Gérard publient aux Presses Universitaires de Franche-Comté un volume collectif dune excellente tenue2. Il est le fruit du colloque quils avaient organisé à la Villa Finaly à Florence en décembre 2018 dans le cadre de lannée commémorative de la naissance de Paul Claudel. Un équilibre de bon aloi a été recherché pour faire converger les recherches de jeunes chercheurs et de chercheurs confirmés, de chercheurs français et étrangers (États-Unis, Russie, Japon, Allemagne, Pologne), spécialistes de Claudel ou excellents lecteurs de cette œuvre.

Lobjet de recherche, excellemment choisi, visait à examiner comment et avec quelle ampleur Claudel renouvelle les formes dart quil aborde ou pratique en littérature et dans dautres arts, au point de stimuler metteurs en scène, peintres, traducteurs, musiciens… à renouveler le leur. Cest la fabuleuse créativité de Claudel qui est envisagée sous langle de son ensemencement à travers le temps et lespace. Aussi faut-il dépasser le malentendu que peut susciter une lecture trop rapide du titre : « lart nouveau » ne renvoie pas ici au « mouvement qui se développa dans les arts décoratifs au tournant des xixe et xxe siècles », mais à la capacité 122de Claudel « à constamment surprendre », à cette « sorte d“avènement perpétuel” quest son œuvre » comme lexpliquent clairement les premières lignes de lavant-propos de louvrage.

Les études ont été regroupées en six chapitres de deux à trois textes chacun qui déploient en éventail les différents terrains de réflexion, selon un parcours clair et cohérent. Il va de la contextualisation des premières œuvres de Claudel au début du siècle, de ses liens avec les artistes peintres, dessinateurs et compositeurs, au renouvellement des formes par son expérience de lExtrême-Orient. Il élargit létude du double essaimage, spirituel et géographique, aux dramaturgies et traductions étrangères. Odile Hamot et Graciane Laussucq-Dhiriart apportent au seuil du livre un éclairage historique bienvenu. La première resitue limpression détrangeté ressentie par les lecteurs des années 1900 qui découvrent les poètes nouveaux que sont Claudel et Saint-Pol Roux, à la lumière de larticle que Camille Mauclair publia dans La Revue les 15 septembre et 1er octobre 1901. Ouvrant le compas aux années 1850-1950, Graciane Laussucq-Dhiriart montre que Claudel ne sinscrit que très tangentiellement dans la mouvance du « renouveau catholique », alors même quil appelle de ses vœux le rapprochement du théâtre moderne et de la foi. Mais il se dérobe à toute inféodation à ce nouvel art catholique que prônent certains catholiques intransigeants.

Au chapitre deux, Madeleine Achard analyse la manière dont Claudel spiritualise certains tableaux, notamment dans le commentaire quil fait de la Danaé du Titien dans « La Peinture espagnole », ou encore de lAdam et Ève du même peintre dans Au milieu des vitraux de lApocalypse : dans les deux cas, le commentateur procède à une opération de « volatilisation » du corps nu de la femme qui est transfiguré en matière poétique et spirituelle. Si, selon le poète, la peinture romantique et moderne réduit les corps à une masse amorphe et mortifère, à linstar du Bain turc dIngres ou de La Mort de Sardanapale de Delacroix, la chair habitée par la présence danima de la peinture de la Contre-Réforme convertit la dimension sexuelle en élan spirituel et esthétique de lascèse charnelle. Nous renvoyons le lecteur à la magnifique conclusion de cette étude (p. 58-59) qui consonne en profondeur avec bien des textes claudéliens. Pascal Lécroart, dont on connaît les excellents travaux sur les liens de Claudel avec la musique et les compositeurs, relève le défi de montrer quil y a chez Claudel dautres nouveautés encore que celles nées de ses collaborations – entre autres – avec Honegger et Milhaud : ce sont les « musiques du monde ». Il les découvrit (peut-être grâce à Debussy) au moment de lExposition de Paris de 1889, et par ses expériences des 123théâtres chinois et japonais. Son ouverture desprit permet à Claudel de réserver « un large accueil à tous les phénomènes sonores » et, premier de tous, il en fait un usage dramatique propre à « constituer un univers sonore entre musique, voix et bruits tout à fait saisissant » (p. 66). Nina Hellerstein approfondit son travail sur la collaboration entre Claudel et Jean Charlot qui devait illustrer une édition dAu milieu des Vitraux de lApocalypse visant à marier le verbe à la forme plastique. Les archives de cette collaboration restée inaboutie permettent de comprendre en profondeur la conception – ou philosophie – du livre selon Claudel lorsque texte et image concourent ensemble à une saisie de la réalité, à une expérience « plus authentique et immédiate ». Létude est agrémentée de six illustrations inédites, drôles et réjouissantes, qui confortent lanalyse.

Une autre porosité féconde est celle placée sous le signe de lailleurs et de la réalité du monde de la nature au chapitre trois. Shinobu Chujo reprend minutieusement deux exemples de « co-naissance », poème ou drame, co-créés par la rencontre avec le Japon. Claudel retient de sa découverte de la poésie japonaise comme du nô, la « signification occulte » qui donnera lieu sous sa plume à une nouvelle forme de poésie marquée par détonnants dispositifs visuels ainsi quà des oratorios dramatiques fruits dune appropriation personnelle de lesthétique japonaise. Cest au « discours sans mots », selon la formule de Cébès dans Tête dOr, quYvan Daniel consacre son étude sur la langue de la nature chez Claudel à partir de lexpérience extrême-orientale. Si la démonstration dans son ensemble convainc aisément dun discours de la nature qui parle à lintelligence sensible par-delà la raison et que capte le poète, le lecteur sinterroge sur le sens de la majuscule à Nature employée par le critique là où elle ne figure pas dans les citations proposées de Claudel ; et lidée finale de « loriginalité de la langue claudélienne, marquée par des effets de naturels qui sont aussi des effets de nature » mériterait très certainement dêtre explorée plus avant tant elle paraît fructueuse : à quelle condition et de quelle manière la poésie (celle de Claudel ou dautres poètes) peut-elle produire, suggérer ou être un « discours sans mots » ?

Avec un beau sens de la circonstance, Dominique Millet-Gérard étudie au début du chapitre quatre (« Renouvellements et essaimages spirituels ») le texte de la conférence que Claudel prononça à Florence en 1925 au cours de lannée de césure entre ses deux séjours au Japon : « La philosophie [ou : physiologie] du Livre ». Il y opère la synthèse heureuse des cultures occidentale et extrême-orientale et expose sa conception dune modernité fondée sur la continuité et non sur la rupture : 124« Toujours [Claudel] est soucieux, à lenseigne doublement biblique des Nova et Vetera [Cant. 7, 13 et Matth. 13, 52] dinscrire le nouveau dans le sillage de lancien, de présenter lévolution esthétique comme une progression organique, un enrichissement de lintérieur, le fruit dune méditation inclusive et non point exclusive des grandeurs du passé [] » (p. 132). Lart nouveau concentre donc jusque dans la matérialité du Livre la haute pensée issue conjointement de « la sagesse millénaire de lExtrême-Orient et [d]es splendeurs de lart chrétien » (p. 133). Cette pensée spirituelle de Claudel irrigue celle du poète et penseur russe contemporain, Viatchéslav Ivanov, traducteur dEschyle lui aussi, et qui séjourna en Italie de 1924 à sa mort en 1949. Maria Cymborska Leboda montre combien la « Parabole dAnimus et dAnima » dont le poète russe fit sans doute lecture dans son exemplaire de Prière et Poésie dHenri Bremond, « devient un élément de sa conscience créatrice » au point que trois de ses articles en proposent une exégèse à chaque fois renouvelée, et quelle joua un rôle prépondérant dans sa réflexion sur la personne humaine et la métaphysique de lâme humaine.

Dans le dernier chapitre consacré aux « Essaimages géographiques dun nouvel art théâtral », Elena Galtsova resitue linfluence de Claudel sur metteurs en scène et traducteurs dans le contexte des années 20, avant que commence la « destruction massive par la politique culturelle soviétique ». Elle retrace précisément lhistoire de la traduction inaccomplie et inédite de Guéorgui Chenguéli dont une seule version a été retrouvée à ce jour, traduction entreprise en pleine guerre civile comme « une sorte de refuge intellectuel » (p. 163), au moment où Chenguéli écrivait lui-même des pièces et poèmes dramatiques. Inna Nekrassova de son côté décrit deux mises en scène originales de LAnnonce faite à Marie, réalisées en 2003 en Biélorussie et en 2017 en Lituanie, pays désormais dégagés de lorbite soviétique. Dans un cas comme dans lautre, les metteurs en scène puisent surtout « dans larsenal de la culture nationale et dans le domaine de la musique » pour familiariser le public contemporain avec les textes de Claudel, révélant la plasticité de son œuvre susceptible dune approche renouvelée.

Le travail de Volker Kapp conclut tout ensemble le chapitre et le livre en apportant une nuance à lidée dune possible modernisation à tout crin dune œuvre irréductible. Il livre en effet une étude différenciée des deux traductions allemandes du Soulier de satin, celle de Hans Urs von Balthasar de 1939 et celle réalisée en 2003 par le suisse Herbert Meier, influencé au demeurant par Balthasar qui fut aumônier de lUniversité 125de Bâle où il était étudiant. Létude de Volker Kapp, précise et pleine de délicatesse, fait nettement pencher la balance en faveur de la traduction du théologien qui ne visait pas, comme le voulait le directeur du théâtre de Bâle, Stefan Bachmann, à proposer « une version plus accessible aux contemporains grâce à lutilisation dun langage moderne » (p. 183), mais au contraire à rester « plus proche de loriginal français » (p. 187).

Catherine Mayaux

1 Paul Claudel, aujourdhui, sous la direction de Didier Alexandre, Classiques Garnier, 2021, 504 pages. Actes des colloques commémoratifs du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Paul Claudel, qui se sont tenus à Paris, à Chicago et à Tokyo en 2018.

2 Sous la direction de Pascal Lécroart et Dominique Millet-Gérard, Presses Universitaires de Franche-Comté, Série « Centre Jacques-Petit », janvier 2021, 200 pages.