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Classiques Garnier

Tributes

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hommages

Cérémonie en lhonneur de notre président
Monsieur Hubert Martin

Le mardi 22 septembre se sont réunis, à linvitation de la Renaissance Française, les proches dHubert Martin, dans le cadre dune manifestation à la fois solennelle et intime. Solennelle en était loccasion. La médaille dor de la Renaissance Française fut remise à Hubert Martin par Gabriel de Broglie (académicien et ancien chancelier de lInstitut), pour son ouvrage récemment paru : Les sillons de la sagesse. À travers ce dernier était couronnée une vie dauteur amoureux de la littérature et ouvert aux questions de société.

Prirent la parole successivement, outre Gabriel de Broglie, Denis Fadda (président international de la Renaissance Française) et Ayten Inan (présidente de la Délégation du Grand Paris) qui déroula la vie dHubert Martin avant de se mettre au piano. Ce fut le moment intime de cette jolie soirée, puisque nous entendîmes quatre poèmes dHubert Martin lus par quatre de ses amies sur le fond dun délicat accompagnement musical.

Les rédatrices du Bulletin

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In memoriam
Tatiana Taïmanova

Nous avons eu la tristesse dapprendre cet été le décès de Mme Tatiana Taïmanova, professeur de langue française à lUniversité dÉtat de Saint-Pétersbourg, spécialiste de Charles Péguy, des suites dun cancer contre lequel elle sest battue pendant trois ans. Elle sest éteinte le 19 août 2020.

Le premier contact entre Tatiana et les claudéliens français sest fait lors du mémorable voyage de septembre 20031, petit colloque claudélien organisé dans le cadre merveilleux de Boldino, le village de la datcha de Pouchkine : occasion de découvrir la Russie profonde et son merveilleux automne. Notre petit groupe hétéroclite et sympathique a rencontré à cette occasion quelques universitaires russes, venus de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de Nijni-Novgorod, parmi lesquels se trouvait Tatiana, qui y parla de « Jeanne dArc chez Péguy et Claudel » ; et surtout, ce fut le début déchanges amicaux : en mars 2005 le petit groupe russe venait à Paris pour une journée détude à la Sorbonne, puis ce furent les colloques à lUniversité de Saint-Pétersbourg, que Tatiana organisait tous les ans au printemps, au moment de la fonte des neiges et de la débâcle de la Néva ; elle my a souvent conviée, et me logeait chez sa vieille mère, disparue trois ans avant elle, qui logeait sur le même palier. Qui na pas connu cette hospitalité à la russe, dans la spontanéité généreuse et la plus grande simplicité, ne sait pas complètement ce quest lamitié.

Tatiana Taïmanova était née le 4 octobre 1954, dans les brumes de la Leningrad soviétique. Elle me racontait que, quand sa fille est née, dans les années 80, il ny avait rien dans les magasins, et quelle devait se lever à laube pour essayer dy trouver un peu de lait pour bébé, au grand risque de faire la queue pour rien. Après un diplôme de lÉcole supérieure polytechnique, elle avait choisi de faire des études de français et décida décrire sa thèse sur « Péguy critique littéraire et publiciste » – sujet tout à fait neuf, car Péguy était en URSS objet de suspicion. Ensuite, aimantée par un rapprochement, autour du socialisme utopique, entre Boris Souvarine et Péguy, elle fit sa thèse dÉtat sur « Péguy et la philosophie de lhistoire ». En 1995 elle avait fondé à lUniversité dÉtat le Centre Charles Péguy, auquel sest associé en 1996 Le Porche, 125association franco-russo-polono-finlandaise, qui associe à Péguy les études « johanniques » (= sur Jeanne dArc). Elle a largement contribué aux premières traductions de Péguy en russe (Le Mystère de la charité de Jeanne dArc et Notre Jeunesse, éd. Nauka, 2002). Elle voyageait aussi beaucoup : elle venait souvent en France, notamment à Orléans pour les fêtes de Jeanne dArc, puisque cest à cette grande figure aimée des Russes quelle sétait consacrée, dabord chez Péguy, puis chez dautres auteurs dont Claudel. Elle avait par la suite étendu son champ aux relations intellectuelles et culturelles entre la France et lUnion soviétique entre les deux guerres, et était revenue à Souvarine dont elle a exploré les archives à Nanterre. Elle a participé à plusieurs jurys de thèse en France, et elle mavait encore donné son accord pour une soutenance prévue au début de 2021. Elle y venait aussi pour le plaisir, comme cette année où lanniversaire de son mari Igor, pianiste de renom et professeur au Conservatoire, fut fêté avec des amis au Bouillon Racine. Elle aimait la compagnie, elle aimait la joie. De sa conversation nétait jamais oublié son chien – il y eut Gesualdo, et dautres – choyé comme un membre de la famille.

Il ne sagit pas ici de détailler la production de Tatiana. Nous mentionnerons Charles Péguy : une philosophie de lhistoire et de la littérature, ses articles autour de Jeanne dArc, ses travaux autour de questions dhistoire littéraire générale. Sur Claudel elle a écrit trois articles en russe : « Synthèse de musique, littérature et théâtre : Jeanne au bûcher, oratorio de Claudel et Honegger » (en collaboration, Saint-P. 2001) ; « Jeanne dArc, héroïne de Péguy et de Claudel » (actes du colloque de Boldino, 2005) ; « Jeanne dArc, mythème et archétype, Péguy, Claudel, A. France », 2006. Claudel était en outre présent à Saint-Pétersbourg aux colloques « Le Poète et la Bible » (avril 2005), « Modernisme, post-modernisme, anti-modernisme » (mars 2008).

Tatiana était essentiellement une femme de contact, qui avait beaucoup damis, aimait à travailler en collaboration, notamment avec Elisaveta Leguenkova, et à organiser des rencontres. En 2015, elle avait lancé un grand projet franco-russe intitulé « Communication inter-culturelle entre la Russie et la France dans les années 1920-1930 » (présenté en 2017 au colloque de mars à St-Pétersbourg, puis au Centre spirituel et culturel russe de Paris, et enfin en décembre au colloque de Strasbourg) ; elle se plaisait à réunir collègues russes et étrangers, doctorants, « aspirants » comme on dit en Russie, en une studieuse et joyeuse communauté intellectuelle. Elle était correspondante de lADIREL pour la Russie 126et a publié dans Travaux de Littérature. Ces activités lui ont valu une reconnaissance officielle des autorités consulaires françaises qui lui ont remis en 2016 les insignes de Chevalier des Arts et Lettres.

Jeanne dArc, sous la forme de la gracieuse statue de Boris Lejeune, symbole de lamitié franco-russe, sinstalle à Saint-Pétersbourg au moment où Tatiana nous quitte. Est-ce un signe ? Le poète Andréï Astvatsatourov qui était de ses amis la décrite au lendemain de sa mort comme une personne « lumineuse, forte, généreuse, une âme profonde (duchevnaïa) » ; à force de travailler sur Jeanne qui lattirait tant, Tatiana ne pouvait que de plus en plus lui ressembler.

Dominique Millet-Gérard

1 Voir le compte rendu de M.-V. Nantet, « Un voyage en Russie », Bull. no 172, 4e trim. 2003.