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Classiques Garnier

En marge des livres

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
    2017 – 3, n° 223
    . Les passés de Paul Claudel
  • Auteur : Tadié (Jean-Yves)
  • Pages : 75 à 78
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406077633
  • ISBN : 978-2-406-07763-3
  • ISSN : 2262-3108
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07763-3.p.0075
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/12/2017
  • Périodicité : Quadrimestrielle
  • Langue : Français
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Paul Claudel, Lettres à Ysé. Édition de Gérald Antoine, préface de Jacques Julliard, Paris, Gallimard, 2017, 464 p.

Notre irruption indiscrète dans la vie privée dun génie nest pas sans risque. Cest pourquoi ce volume, superbement introduit, établi et annoté par Gérald Antoine et préfacé par Jacques Julliard, est resté inédit si longtemps. Risque pour lauteur, pour la famille et pour nous. Lauteur peut-il être amoindri, la famille blessée, le public déçu ?

Il y a dans cet ensemble de presque deux cents lettres, une matière originelle, une vie en train de devenir langage, des semences ou des souvenirs de poèmes et dœuvres dart. On y voit à loisir un homme complexe et fragile, qui transporte son génie comme une maladie auto-immune.

La grande énigme de ces lettres, cest la destinataire, cest Ysé. Quelle est donc cette femme, objet de la passion du poète, sujet aussi de trouble pour beaucoup, ses maris, les familles, les enfants ? Une femme fatale comme on en voit dans les films daventures de lentre-deux-guerres, joués par Greta Garbo ou Marlene Dietrich, et qui font le malheur de John Gilbert ou de Jean Gabin ? Les lettres de Rosalie Vetch à Claudel ont été détruites par leur destinataire, sans doute par une prudence élémentaire, à part celles quelle a écrites au début de son retour en Europe de 1904, dailleurs révélatrices dune femme amoureuse de sa propre image, « la femme la plus belle de Chine », non dépourvue dun esprit observateur et ironique, et qui ne témoignent pas dune grande passion pour son « cher petit Consul ».

Gérald Antoine fait le portrait, qui ne la flatte pas, dune femme dure à comprendre. Il voit, à mots couverts en elle une snob avide dargent, une femme aux ambitions mondaines et diplomatiques déçues, une mère qui abandonne et méprise ses enfants. A-t-elle même aimé Claudel ? Il se garde de répondre à cette question, après avoir noté quelle écrit en 1917, douze ans après sa fuite, à celui-ci alors que son second mari, Lintner, vient de perdre toute sa fortune. Cette même question, le poète ne se lest pas posée non plus un seul instant, croyant ce quil voulait croire. Écrit-elle à lhomme quelle aime depuis dix-sept ans ? ou au diplomate qui doit bien gagner sa vie ? Une maîtresse de maison brillante, aux robes de grand couturier, vivant dans les fêtes et la bonne société, 76entourée de meubles et dobjets de qualité et de prix, elle nen voulait sans doute pas plus. Et que Claudel lépouse. Elle a dû y renoncer et cest une des raisons pour lesquelles elle a pris la fuite en 1904. Lironie cruelle est que le mari rêvé, malgré ses deux mariages et sa liaison, elle ne la jamais rencontré. Claudel, lui, a cru trouver son rêve. Or ce nétait quune image, nourricière, splendide, mais enfin un pur fantasme, devenu à mainte reprise littérature : le dernier poème de Connaissance de lEst, « Dissolution », la dernière page de la première des Cinq grandes odes : le navire, le soleil couchant « ce feu secret qui me ronge », la chevelure, la « Muse dans le vent de la mer », « Une réponse et une question dans tes yeux ». Et dans Corona, les poèmes de 1905, « Ténèbres », « Ballade » : « Laisse-moi voir ton visage encore ! avant quil soit à un autre. / du moins prends bien soin où tu seras de lenfant, lenfant qui nous était né de nous ». Tout est dans les poèmes. Et au théâtre, tout le monde le sait, dans Partage de Midi, dans Le Soulier de satin.

Cette correspondance est la trace dun long apprentissage, celui de la prose du monde. Les femmes ne restent pas éternellement la chevelure dénouée au coucher du soleil, sur le pont dun navire. Après un sommet tout de suite, la rencontre, le coup de foudre, trois ans et demi de liaison, Rosalie disparue pendant treize ans, un nouveau coup de foudre provoqué par une lettre quelle adresse à Claudel en 1917, les rencontres à Londres, la fin des relations charnelles exigées par un nouveau confesseur, et après Le Soulier de satin, comme si tout avait été dit, cest la décadence inexorable de la passion, jusquà la cruelle dernière lettre. On avance dans deux temps différents : la progression de la vie et du vieillissement, souvent souligné par les remarques de Claudel sur sa personne, sur son corps, et les trois moments inoubliables, instants déternité en dehors de la vie : la première rencontre, le départ de Rosalie pour lEurope le 2 août 1904 suivie de la nouvelle de l« horrible trahison » le 24 février 1905, les retrouvaillles à Londres en décembre 1920 et mars 1921. À travers ces aventures, on voit passer lombre pathétique de Louise, tant aimée de son père et quon devine si malheureuse. Un moment comique, lorsque Claudel pense pouvoir lui faire épouser « un jeune musicien nommé Benoist-Méchin qui me regarde comme une espèce didole » (1923). Et que dencombrements, les enfants, les maris… Que de demandes dargent, demandes daffection, à laquelle répond la générosité de lamant, que de plaintes sur la santé, autre signe quon demande de lamour, de la présence. La vie na pas dû être drôle tous les jours dans la solitude de lappartement de la rue des Marronniers.

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On est dabord sensible à la conception de lamour, toujours présente. Un amour à la fois charnel et mystique, devant lequel Claudel na jamais été libre. Il sest trouvé bien malgré lui dans la peau dun personnage de Corneille et de Racine, emporté par la passion sans perdre complètement le sens du devoir, et moins que du devoir, de sa foi et de ses obligations religieuses. Une foi complète, éternelle, qui se projette dans une autre vie, plus peut-être que celle daucun poète depuis Dante : cest sa conception dun mariage mystique dans lau-delà qui le soutient. Ce qui est interdit ici-bas sera permis là-haut, lorsque, comme le dit lange de lapocalypse, il ny aura plus de temps. Et cest mieux ainsi : « Nous nous aimions trop pour aucune relation humaine » (16 février 1918). Il va plus loin que dautres écrivains chrétiens qui ont connu les mêmes souffrances : Péguy et Mauriac nont pas laudace de simaginer dans léternité avec lêtre aimé et pourtant interdit ici-bas. Et ce dautant mieux que Claudel a contribué, avec laisance que donne lhabitude, à la conversion de Rosalie Vetch. Après le mariage terrestre vient le « mariage mystique » (3 mai 1921) : « Nous échangerons cette promesse sacrée entre nous pour le temps et pour léternité » (12 mai1921), et à la fin, quelle récompense ! énoncée dans cette phrase superbe (ces lettres en regorgent) : « La joie que nous navons pas eue en ce monde, nous lavons mise en réserve pour léternité » (12 janvier 1921).

Naturellement, comme le souligne Gérald Antoine, ces lettres apportent de nombreux renseignements biographiques, non seulement sur les affaires dargent et la générosité du poète à légard des enfants de Rosalie, mais aussi envers les Japonais après le séisme de Tokyo ou encore sur ses retours au Japon ou sa nomination à Washington. La famille, quil noublie pas, et dinnombrables figurants au nom parfois illustre défilent dans ces lettres. Et même elles renseignent, si étrangère que leur soit la destinataire, sur ses œuvres en cours, et particulièrement sur Le Soulier de satin. Cest de lachèvement de cette œuvre que Gérald Antoine date le déclin de la passion : on devine de lautre côté les demandes dargent alternant avec les plaintes sur la mauvaise santé, jusquà la dernière lettre conservée, qui contient cette phrase terrible, adressée à deux femmes, la mère et la fille, qui se déchirent (1947) : « Êtes-vous devenues folles toutes les deux ? »

Pour quelle faute avez vous le plus dindulgence, demandait-on à Proust ? « Pour la vie privée des génies ». Comment donc un homme aussi intelligent que Claudel a-t-il pu aimer éperdument une femme 78qui ne sintéressait même pas à ses livres, nallait pas voir ses pièces, ne comprenait pas sa grandeur littéraire ? Pour comprendre cette question, que des siècles de littérature amoureuse nont pas éliminée, il faut se reporter à lessai magistral dÉtienne Gilson, LÉcole des Muses (1951) qui porte en exergue la phrase du Soulier de satin : « Cher Rodrigue, de cette promesse que mon corps ta faite, je suis impuissante à macquitter ». À partir des aventures de Pétrarque, de Baudelaire, de Wagner, dAuguste Comte, de Goethe, ce philosophe, trop méconnu maintenant, qui alliait de manière unique la profondeur, une érudition sans limites et une clarté foudroyante, dégage une théorie de la muse aimée et inspiratrice. Lartiste a besoin que lidéal quil poursuit sincarne dans une personne visible. Son expérience amoureuse mêle lérotisme à la quête de la beauté. La muse qui révèle une spiritualité dans la sensualité « ny est dabord pour rien ». « Au début, tout ce quon lui demande est dexister » mais elle devient le centre dun « orage sentimental » où « des forces quelle ignore émanent delle ». La muse peut même « ne pas partager le désir quelle inspire ». Il faut pourtant la remercier de sa grandeur involontaire. Lartiste attend de la muse la force daccomplir son œuvre. Elle est moins la cause que loccasion dun « délire sacré » qui se passe dans le cœur du poète. Tout part de la vocation artistique et y revient. La femme est bien la « promesse » de lœuvre dart, qui sefface lorsquelle a été tenue. Cest ce dernier drame que met en scène une correspondance unique.

Jean-Yves Tadié