Théâtre
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2017 – 1, n° 221. L’Écriture inspirée - Auteurs : Maré (Thierry), Beretta (Alain), Lécroart (Pascal), Dubar (Monique)
- Pages : 81 à 93
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406069652
- ISBN : 978-2-406-06965-2
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06965-2.p.0081
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/04/2017
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français
Le Soulier de satin à Kyôto
Les 10 et 11 décembre 2016, au théâtre de l’Université des arts créatifs de Kyôto, deux représentations intégrales du Soulier de Satin ont été proposées dans la traduction et sous la direction de Watanabe Moriaki. Pendant une dizaine d’heures la scène y fut le monde et sans doute au-delà.
L’ampleur du Soulier n’est pas seulement déployée dans le temps. Sur un plateau traditionnel, limité par ses bords, comment convoquer une immensité telle que montagnes et mers n’y « forment qu’un seul horizon » ? La solution, d’une simplicité égale à sa richesse, consiste à renverser les dimensions. L’horizontal est remis d’aplomb. La scène, divisée en trois niveaux d’égale hauteur, s’échelonne jusqu’aux cintres d’où parfois tombe un rai de lumière. Le dispositif évoque la structure du vitrail ou du retable mais aussi l’étagement sans perpective de la peinture sino-japonaise. Les personnages s’y répartissent selon leur position astronomique ou spirituelle (l’Ange Gardien, la Lune se tiennent en haut mais pas exclusivement), voire morale (Don Camille ne quitte guère le niveau le plus bas), sans préjudice des grandeurs d’établissement désertées par la vertu (le Roi de la Quatrième Journée, calé dans la hauteur). Cette verticalité assumée déjoue pourtant les prévisibilités du système. L’Annoncier (également Irrépressible), interprété en captation filmée par l’acteur de Kyôgen Nomura Mansai, occupe tous les lieux à la fois par la grâce du cinéma. Le remarquable travail du vidéaste Takatani Shirô autorise une grande variété d’effets scénographiques, pétrifiant la scène en décor de murailles ou l’animant au contraire par l’infinie répétition de la mer, dans le défilement d’un décor stylisé ou d’un portulan, d’une carte du ciel à quoi succède un vrai ciel étoilé.
Pour atteindre à l’universel, Watanabe Moriaki traite la pièce d’un point de vue japonais. Le détour par des formes étrangères rend lisibles les grandes articulations du texte et, notamment, l’alternance entre affrontement lyrique et débat argumenté. Selon les scènes, les personnages se font acteurs ou lecteurs : c’est debout devant un lutrin que Don Balthazar et Don Pélage, ou le Roi de la Deuxième Journée, 82échangent des idées en tournant les pages de leur manuscrit. La profération des didascalies, haut lieu de l’humour claudélien, la coexistence entre jeu « agissant » et présence visible de l’écrit donnent chair à la dialectique baroque (mais aussi mallarméenne) du théâtre, du monde et du livre, en même temps qu’elles renvoient au bunraku, aux diseuses d’épopée, aux chanteurs de gidayû. Est ainsi convoqué le vaste éventail des ressources scéniques japonaises passées et présentes, du modernisme issu de l’angura ou du réalisme stylisé de l’école Takarazuka aux formes dramatiques les plus anciennes : Saint Jacques donne à son texte les inflexions du Nô, à travers la voix de Shigeyama Ippei, dont les élèves peuplent la Quatrième Journée d’un ballet de pêcheurs et de courtisans, tandis que la musique de Hara Marihiko cède la place à la flûte de Fujita Rokurobyôe.
L’émotion montait tout au long du spectacle. Je n’oublierai jamais le Dialogue de l’Ombre Double, où la voix enregistrée du metteur en scène accompagnait le son de la flûte japonaise jouant en direct avec son propre enregistrement (comme en hommage à la clarinette de Boulez), ni le monologue de la Lune, ni l’ultime scène de la Troisième Journée, entre Rodrigue (Ishii Hideaki) et Prouhèze (Turugi Miyuki), commencée au lutrin, ou plutôt devant un pupitre d’orateur politique, puis s’animant à mesure que les acteurs entraient dans leur rôle, jusqu’au déchirement final. On s’en allait la gorge nouée, conscient d’avoir vécu des moments bouleversants, et, puisque la joie dilate et rend meilleur, souhaitant au plus vaste public d’en partager un jour l’expérience.
Thierry Maré
83Jeanne d’Arc au bûcher
vue par Romeo Castellucci
Une relecture scénique osée et convaincante
Nous publierons dans le prochain Bulletin le point de vue de l’abbé Stéphane Loiseau sur les questions que soulève cette mise en scène.
L’oratorio dramatique de Paul Claudel et Arthur Honegger, par sa forme si particulière, pose de nombreux problèmes dès qu’on cherche à le mettre en scène. Le plus souvent, l’œuvre est d’ailleurs donnée en version oratorio, avec une mise en espace minimale et quelques costumes. La didascalie initiale établit un schéma précis avec ses deux étages de scène « réunis par un escalier assez raide ». Mais peu de réalisations scéniques – y compris celle supervisée par Claudel à l’Opéra de Paris en 1950 par Jean Doat – se sont montrées respectueuses de ce dispositif et, face à la mise en scène de Roberto Rossellini, quatre ans plus tard, Claudel acceptait la diversité des perspectives : « C’est un bien pauvre édifice que celui qui se contenterait d’être envisagé sous un seul angle1 ». La réalisation de l’Opéra de Lyon tire justement parti de cette maxime. Elle fait figure d’événement en France, depuis la mise en scène de Claude Régy à l’Opéra Bastille en 1992. Mise à part peut-être la mise en scène de David Hermann donnée à Bâle en 20072, jamais l’ouvrage n’avait encore été aussi radicalement rénové que dans cette série de huit représentations données du 21 janvier au 3 février 2017.
Il faut dire que l’association d’un dramaturge catholique et d’un metteur en scène à la réputation sulfureuse et provocatrice, Romeo Castellucci, avait de quoi étonner a priori. Rappelons que ce dernier avait osé montrer en 2011 dans sa pièce Sur le concept du visage du fils de Dieu, une scène envahie d’excréments sous le portait du Christ par Antonello da Messina, finalement lacéré et dévasté, ce qui avait provoqué l’indignation de mouvements intégristes catholiques. Rien de 84blasphématoire en revanche avec cette Jeanne d’Arc au bûcher, malgré les réactions de rejet que ce spectacle a pourtant injustement suscitées. Castellucci réfute en effet dans son esthétique théâtrale générale, toute volonté de scandaliser ou de polémiquer, et même de délivrer un message. S’il a accepté la proposition du directeur de l’Opéra de Lyon, Serge Dorny, c’est à la fois par goût pour l’ouvrage hybride, hors du modèle de l’opéra, que constitue l’oratorio de Claudel et Honegger, et par intérêt pour le personnage de Jeanne d’Arc, qu’il avait déjà évoqué indirectement en 2007, dans la pièce Hey Girl ! Plus précisément, comme il le dit dans le programme du spectacle, il a voulu « s’insurger contre les symboles, contre l’hagiographie, contre la commémoration nostalgique de l’histoire et contre la célébration de l’héroïne céleste » de celle qui pour lui « n’est ni la sainte, ni la victime expiatoire de la raison politique » récupérée par certains partis. Castellucci veut ainsi « dépouiller quasi littéralement le personnage de Jeanne d’Arc de ses couches de peau successives pour pouvoir saisir l’être humain dans sa nudité ».
C’est bien effectivement à un dépouillement de l’héroïne que nous allons assister, progressivement. Car pendant le premier quart d’heure du spectacle, on peut se croire bien loin de l’histoire de Jeanne. Le rideau se lève sur une salle de classe des années 1950 occupée par des jeunes filles qui, à la sonnerie, quittent vite le lieu. Arrive alors un homme de ménage qui débarrasse d’abord la salle de ses chaises puis, de plus en plus frénétiquement, pousse tout le mobilier pour se retrouver dans un espace vide, au tableau arraché : long déménagement qui a suscité l’impatience, voire l’irritation d’une partie du public, légitimement déconcertée. On découvre ensuite que cet homme cache en fait une femme, qui se met à endommager le sol, détachant des plaques de lino, puis le carrelage et le parquet, pour finalement creuser la terre. Ce n’est qu’au terme de ce quart d’heure quasi muet qu’on entend enfin une manifestation de l’orchestre et les premières paroles « Ténèbres ! Ténèbres ! » chantées par un chœur invisible, le spectacle présentant la version de 1945, avec le Prologue conçu par Claudel après la Libération : on comprend alors que cet être humain sera l’héroïne attendue.
Par cette amorce si singulière, Castellucci a voulu éliminer le lourd passé qui écrase la figure de Jeanne, à commencer par ce qu’on en apprend à l’école et tous les discours idéologiques qu’on lui a fait porter. Il s’en explique dans une interview à l’AFP reproduite dans Le Parisien du 20 janvier : « La voix de Jeanne envahit le corps d’une personne, parmi les autres, presque par hasard dans une école. L’école peut représenter 85la leçon de l’histoire et il s’agit de faire table rase de toutes les données de l’Histoire pour retrouver enfin le corps d’une jeune femme. Et pour moi il fallait passer par le corps d’un homme. » Ce nettoyeur devient véritablement possédé par Jeanne : il en entend le message puis en prend l’apparence physique féminine. Aucune référence transsexuelle à chercher dans cette transformation : il s’agit simplement de manifester métaphoriquement l’importance de la figure de Jeanne d’Arc dans nos vies, qu’on soit homme ou femme, simple balayeur ou puissant.
Dès lors, pendant tout le spectacle, l’héroïne, enfermée dans cette salle, va occuper seule la scène. Frère Dominique, revêtu du costume de directeur d’école, n’apparaît côté jardin que dans une sorte de couloir : les autres personnages et les chœurs sont carrément relégués dans l’amphithéâtre de l’Opéra, et sonorisés à l’aide de haut-parleurs placés de chaque côté du plateau : Jeanne entend donc bel et bien des voix, et d’ailleurs le texte de Claudel ne fait-il pas plus entendre des voix qu’apparaître des êtres ? Du coup, l’opposition entre le rôle parlé de Jeanne et l’environnement sonore oppositionnel n’est que plus évident ; l’idée de dithyrambe grec mise en évidence tardivement par Claudel a d’autant plus de force : « Un personnage unique, je veux dire seul doué de visage, parle au milieu d’un demi-cercle de voix qui, de par l’assistance qu’elles constituent, l’invitent, le contraignent à l’expression3 ». Jeanne n’est certes plus sur le bûcher, mais le personnage, qui finit par s’identifier à elle et l’incarner, affronte d’autant mieux ses détracteurs. Même Frère Dominique ne peut vraiment communiquer avec elle : enfermé derrière une porte verrouillée, il se trouve réduit à l’attitude d’une sorte de confesseur impuissant ou de négociateur dans une prise d’otage.
Cette concentration sur la seule Jeanne a pour effet de mettre en valeur un double aspect de sa dimension humaine : son abandon, mais aussi sa résistance. Face aux voix qui l’accusent, Jeanne se trouve entièrement livrée à elle-même, dans une solitude essentielle : elle demande en vain qu’on l’écoute et qu’on l’aime. Offerte en sacrifice aux flammes de l’enfer, elle apparaît comme un bouc-émissaire. La mise en scène choisit ainsi de substituer à l’extase religieuse l’expression d’une douleur humaine à l’issue inéluctable : le personnage ne montera pas sur son bûcher, mais descendra dans son tombeau en creusant la terre qu’elle a foulée. Cependant, la promesse des flammes ne fait rien abjurer à l’héroïne qui manifeste constamment sa volonté de combat pour la vérité. On la voit d’abord creuser la terre pour en extraire son épée, qu’elle ne lâchera plus, 86même au comble de l’humiliation. Plus tard, en traînant sur scène le cadavre de son cheval blanc, elle déplore certainement à travers lui sa gloire avortée, mais comme l’animal semble encore un peu respirer, ne figure-t-il pas aussi sa volonté de tenter un dernier assaut ? Et même si elle n’y parvient pas, ne nous livre-t-elle pas sa force, une force qui demeurerait en nous pour nous exalter à combattre les injustices ? En tout cas, ce double aspect de l’héroïne reflète assez bien sa progression dans le texte claudélien, de son désespoir initial à sa reprise de confiance en elle. L’utilisation des surtitrages permet par ailleurs de ne rien perdre du poème dramatique, respecté à la lettre en dehors de la coupure de quelques répliques des paysans dans la scène viii.
Si l’humanité douloureuse et néanmoins combative de Jeanne est rendue avec tant d’intensité, c’est en grande partie grâce à l’interprétation magistrale d’Audrey Bonnet. Cette comédienne chevronnée, ex-pensionnaire de la Comédie Française (2003-2006), artiste associée au Théâtre National de Strasbourg depuis 2014, qui s’est illustrée aussi bien au théâtre qu’au cinéma et à l’opéra, livre une prestation unanimement louée par la critique. Elle impressionne d’abord par sa présence physique : arrivant sous une apparence masculine progressivement « habitée », elle se révèle ensuite une jeune femme à l’allure quelque peu fantomatique, pour enfin offrir en sacrifice son corps nu et blanc, symbole de pureté et de virginité, à cent lieues d’une quelconque pornographie dont on a pu l’accuser : « Quelle actrice peut à ce point se vêtir de sa nudité ? », constate Marie-Aude Roux dans Le Monde du 26 janvier, considérant à juste titre le spectacle comme la « lente mise à nu d’un être qui se dépouille de tout, y compris de lui-même, jusqu’à l’effacement ». Cette impression est confirmée par une gestuelle d’une étonnante sobriété suggestive, parfois traversée de mouvements sauvages qui mettent en valeur la détermination de l’héroïne à combattre et à endurer son supplice (elle asperge son corps de peinture, de terre, de farine et d’eau). En outre, les modulations vocales de l’actrice traduisent bien les étapes de l’évolution de son personnage, de l’innocence de sa voix d’enfant à ses cris de révoltée, d’autant que le dispositif scénique lui permet de s’exprimer sans aucune amplification technique. Audrey Bonnet se trouve à ce point confondue avec Jeanne d’Arc que ses nom et prénom figurent brodés sur une toile blanche. Cette performance de la comédienne s’impose d’autant mieux que son seul partenaire présent, Denis Podalydès, incarne un Frère Dominique tout en retenue, semblant généreusement s’effacer devant l’héroïne.
87L’interprétation d’Audrey Bonnet est si puissante qu’elle en vient, en accord avec une certaine actualisation de la mise en scène, à dépasser la seule figure de Jeanne pour donner au spectacle une dimension mythique susceptible de nous interpeller. En effet, bien qu’en général, y compris ici, Romeo Castellucci ne cherche pas à faire un parallèle avec l’actualité (« pour être vraiment contemporain, il faut être inactuel », déclare-t-il), il introduit quelques indices de modernité : Frère Dominique est devenu un rigide représentant de l’Éducation nationale en costume trois-pièces, et à la fin du spectacle surgissent à ses côtés deux gendarmes qui parviennent à ouvrir la porte les séparant de Jeanne. Ces trois personnages découvrent ainsi avec consternation la salle délabrée, le plancher défoncé, la terre creusée, comme s’ils se trouvaient, impuissants, devant un charnier évoquant des carnages plus proches de nous, qu’on aurait laissé faire. Jeanne pourrait alors apparaître comme une sorte de spectre dénonçant une cruauté humaine qui nous serait renvoyée en pleine face, et son combat se rapprocherait d’un acte de résistance autant politique qu’éthique, en écho à l’audace esthétique du spectacle. En tout cas, comme l’écrit Raphaël de Gubernatis dans Le Nouvel Observateur du 26 janvier, « l’étrangeté de la mise en scène fait de Jeanne d’Arc quelque chose comme un mythe français, un mythe appartenant à tous, et laisserait même entendre que chacun de nous aurait pu être Jeanne, ou du moins que chacun pourrait rêver de l’être ».
Avec cette Jeanne au bûcher, Kazushi Ono, chef permanent de l’Opéra de Lyon depuis 2008, fait ses adieux à l’orchestre. On le regrettera. Profitant de l’excellente acoustique de la salle qui permet aux sonorités orchestrales de s’épanouir pleinement, le chef a su proposer une interprétation aussi fine que subtile de la partition d’Honegger. Dans la scène du jeu de cartes, il valorise ainsi la qualité des différents pupitres et des timbres de son orchestre, en particulier des vents, sans que ce souci ne nuise à la ligne générale et au dynamisme. Quel éclat ! Il sait aussi éviter toute facilité dans les scènes populaires à dimension grotesque, sans porter atteinte au lyrisme de la partition. Seul regret : le dispositif choisi contraint le chœur et les solistes à chanter depuis les coulisses, avec une retransmission par haut-parleurs. On perd en précision et, surtout, en présence vocal et en équilibre. Il aurait fallu élargir la fosse pour y loger les chœurs et les solistes, ou trouver un espace pour les placer tout en les laissant invisibles. Peut-être une solution sera-t-elle trouvée pour les représentations prévues de cette 88production à la Monnaie de Bruxelles, à l’Opéra de Perm et à celui de Bâle. En attendant, le bénéfice d’une véritable représentation de l’ouvrage, face aux plus traditionnelles mises en espace, compense, par son intelligence, cette perte.
Alain Beretta
et Pascal Lécroart
J’ai eu la chance d’assister à de nombreuses représentations de Jeanne d’Arc au bûcher, une des premières à l’Opéra de Paris, assise entre Paul Claudel et mon père Arthur Honegger, impressionnant !
Puis les Claude Nollier, Ingrid Bergman, Marthe Keller et tant d’autres, m’ont prouvé que cette œuvre est d’une qualité si exceptionnelle, intemporelle, qu’elle vit toujours aussi intensément, portée par les mises en scène même les plus avancées de chaque époque, comme actuellement à Lyon avec l’extraordinaire Audrey Bonnet, sous la direction de Romeo Castellucci.
Pascale Honegger
89Rencontres
de Brangues 2016
Intelligemment programmées et parfaitement assumées par l’Association des Nouvelles Rencontres de Brangues les… Nouvelles Rencontres 2016 de Brangues ont bien eu lieu, dans et autour du célèbre château dont la visite traditionnelle, conduite cette année par Marie-Victoire Nantet qui y guidait un public élargi et renouvelé, ne cesse de révéler ou de rappeler ses multiples et souvent émouvantes richesses.
On sait que désormais ces Journées ont vocation de s’inclure dans un programme élargi, celui du « Solstice » de Brangues (festival de théâtre au pays des couleurs, Morestel), un titre particulièrement bien choisi, signe universel et qui a toute sa place spécifique au calendrier claudélien ! Ce « Solstice » rassemble, de la fin juin jusqu’au début de juillet à Brangues et alentours (Morestel, Vertrieu, Montalieu-Vercieu) « tout Brangues » et au-delà, venu de plus loin ou même de loin, tout un public nouveau ou déjà fidèle, intéressé, curieux, conquis qui les 1er, 2 et 3 juillet s’est mêlé aux effectifs claudéliens qui s’en sont trouvés ainsi heureusement renforcés et rajeunis.
L’essentiel ici est sans doute dans le partage généralisé des richesses. La gamme est complète : elle va du meilleur de la bouffonnerie à l’élégance de l’érudition, de Renart le goupil à l’Académie française… On se retrouve assis côte à côte sur sa chaise, à suivre un exposé, une lecture, une démonstration, ou sur son gradin, dans une rangée, dans cet étonnant « tête à tête collectif » qui s’appelle le théâtre. Les vieux routiers, les habitués y côtoient les novices, les plus jeunes ou les timides, entrant parfois pour la première fois dans l’enceinte, mais, par la surprise, le rire, l’imagination ou le lyrisme une communauté s’esquisse et on sent vite que pour tous c’est « théâtre partout à Brangues ! » On n’oubliera pas d’y associer conférences et lectures qui ont été également très bien suivies.
Le temps qui n’est plus, comme il le fut, principalement consacré à Claudel, est maintenant utilisé pour d’autres regards, d’autres orientations qui conduisent ou ramènent, nécessairement pourtant, au théâtre, 90à la poésie, à la langue. Si l’ouverture n’est pas nouvelle, elle recherche visiblement davantage un répertoire varié, destiné à intéresser un public plus large, familial, qui goûte spontanément les plaisirs d’une belle langue, d’un jeu subtil, comique – ou pathétique. Ainsi les spectacles cette année ont fait largement le plein, consacrant le domaine de Brangues au cœur du « Solstice » comme un éminent lieu de théâtre, tout indiqué pour devenir l’un des plus importants festivals de théâtre du département de l’Isère.
Les deux tables rondes des 2 et 3 juillet
Samedi 2 juillet, avec Claudel en exergue, « L’écriture inspirée » a réuni, sous la houlette de Didier Alexandre, le père Michel Cagin et Sir Michael Edwards. D’un professeur des universités (Paris-Sorbonne), d’un théologien (Michel Cagin assure régulièrement pour le Bulletin, la recension des ouvrages traitant de poésie et de foi), d’un poète et académicien, on ne pouvait attendre qu’un bel et original échange, ponctué de vibrantes lectures (de Chateaubriand, entre autres), faites par le comédien Christophe Maltot. Quant à Sir Michael Edwards, auteur d’un tout récent ouvrage intitulé Bible et poésie (2016), il a prononcé une grande leçon, comme au Collège de France où il a enseigné, à la recherche de cette inconnue qu’est l’inspiration, suscitant une langue qui parle, qui dit « autre chose » et que le poète écoute. Grâce aux exemples choisis, Milton, Wordsworth et les Psaumes s’étaient invités « chez Claudel », largement présent dans cette expérience poétique, ainsi qu’un… pinson au chant « inspiré » lui aussi, parfaitement à sa place dans cette grange ouverte sur les souffles et les sons de la nature.
Dimanche 3 juillet la « Journée Charles Dullin » a été introduite par le propos clair et vigoureux de Robin Renucci, directeur du Théâtre des Tréteaux de France, inoubliable Don Camille chez Vitez il y a vingt ans, « ancien élève » de l’École Charles-Dullin. Pascale Alexandre, professeur à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée, a montré l’intérêt des relations de Claudel et de Dullin. Interprète dans le tout jeune Vieux-Colombier chez Copeau du premier Louis Laine (L’Échange) en 1914, ou plus tard de Jacques Hury, Dullin a nourri le plus vif désir de mettre à son tour Claudel en scène (il s’agissait de L’Annonce) – et connu le regret de devoir 91y renoncer. Des textes de Claudel et de Dullin, lus par Christophe Maltot, ont illustré le propos. Il a été ensuite question de la Renaissance de l’École Charles-Dullin, qui met actuellement en place une nécessaire formation à la mise en scène. Participaient à cette table ronde Isabelle Censier, Claire David, et Yannig Raffenel, respectivement metteur en scène, directrice de la collection Actes-Sud-Papier, directeur exécutif du projet de cette école hors les murs. Malgré la projection de schémas explicatifs et l’intérêt des principes et détails exposés, une partie du public, découvrant les MOOCS (massiv open online courses), une grande nouveauté pédagogique et informatique… a paru trouver l’ensemble quand même un peu difficile. On a mieux suivi À un jeune acteur – Charles Dullin – l’Atelier, « lecture mise en scène » d’un texte d’Eddy Pallaro, rendant hommage à la « pensée toujours vive » de Dullin, interprétée par des comédiens des Tréteaux, soulignant les qualités de rigueur et d’exigence de Charles Dullin, fondateur et directeur de l’Atelier – et de l’École.
Les spectacles de ce « Festival de théâtre »
Sans être « joué » cette année, Claudel était bien présent : dans le texte (Julien Tiphaine, comédien du TNP avait lu de lui hors les murs, déjà dans le cadre du « Solstice », des passages de L’Œil écoute, et dans l’esprit même des Rencontres, où on ressent la proximité et le gage d’avenir que représentent le TNP et Christian Schiaretti à Villeurbanne et la fidélité fervente de Robin Renucci aux Tréteaux de France. Gages d’avenir encore que la présence active, les perspectives enthousiastes, la jeunesse des comédiens venus en nombre, visiblement décidés à aller à la rencontre d’un public local, jeune lui aussi, accueilli cette année par le toujours jeune Shakespeare, invité permanent pourrait-on dire de Claudel, de Brangues, et du Théâtre.
Avec le Songe d’une nuit d’été, co-produit par le TNP, présenté par les joyeux « Bohémiens » de la compagnie La Bande à Mandrin, le public a eu son comptant de fantaisie débridée, d’improvisation ingénieuse, de gaîté – et de sérieux. Huit jeunes comédiens se partagent avec brio la vingtaine de rôles de la pièce, véritable cabine d’habillage où ils viennent en farandole tour à tour déposer leurs costumes et leurs personnages 92pour en revêtir et créer immédiatement d’autres. Tous, depuis la Reine des fées jusqu’aux artisans bornés mais sincères, sont entraînés et nous entraînent dans les pièges et les parfums d’une nuit d’été et dans ceux d’un langage de théâtre unique où Shakespeare se joue de tous et de tout.
À ce premier exemple, réussi, se sont ajoutées deux expériences en tout point remarquables, menées par trois excellents acteurs. Ils interprètent des extraits de textes très élaborés, produits par le TNP Villeurbanne dans le cadre d’un cycle intitulé « le berceau de la langue » qui fait alterner des textes anciens et des adaptations en français moderne. Dans un Roman de Renart, d’après des textes anonymes des xiie et xiiie siècles, on aura remarqué Clément Morinière et Clément Carabédian alias Renart et Ysengrin, en duo – et la foule d’autres animaux qu’ils évoquent autour d’eux, dont Noble le lion, et, Dame Hersent, la compagne d’Ysengrin, abusée par Renart ! Ces comédiens du TNP, agiles et subtils jouent au mieux, chaque fois qu’ils sont loup et renard, des merveilleux masques créés et sculptés à leurs mesures par ce génie qu’est Erhard Stiefel. Sous, derrière, dans ces masques beaux, expressifs, uniques, l’articulation de la voix est parfaite et le jeu, inspiré !… Quant à l’autre spectacle, c’est un extrait de la Chanson de Roland dont s’empare le talentueux Julien Tiphaine. Cette « mort de Roland » « vécue » et commentée par le même acteur fait alterner des parties de l’extrait retenu du Rappeler Roland de Frédéric Boyer, réécrit et rythmé en ingénieux octosyllabes, et bribes de français moderne : un tout autre registre, et en même temps, un autre spectacle « tout public » de grande qualité. En effet tout le public, du plus jeune au plus âgé des spectateurs, se rassemble, dans la comédie, le fabliau comme dans l’épopée « et il n’a point envie de s’en aller »…
Autre expérience, le Pour Louis de Funès de Valère Novarina. Un Non ! tonitruant, c’est par un refus de – une imprécation contre – que commence – et que poursuit… Jean-Quentin Châtelain qui met souvent son talent, très particulier au service du monologue-fleuve où la pensée et la parole semblent se perdre sans pourtant s’ignorer, puis se retrouvent et refont sens. Jeu majeur d’un des acteurs préférés de l’auteur, au service d’un texte littéralement évidé et explosif en même temps.
« Que tout ait l’air improvisé dans l’enthousiasme »… on connaît bien cette recommandation ; en fait ici rien n’a été laissé au hasard, au contraire tout a été pensé, mesuré, équilibré, mais l’enthousiasme qui anime les organisateurs et leurs auxiliaires, nombreux et zélés, depuis la préparation jusqu’au terme de la réalisation est sensible et se communique aux participants de ce festival qui quittent Brangues, déjà !, avec regret 93mais aussi avec l’espoir, n’est-ce pas dire la certitude, qu’ils reviendront, peut-être dès l’an prochain, en goûter l’intérêt, la diversité, la qualité et l’agrément, tout cela « dans ce beau pays de la joie » (Claudel, lettre à Hélène Berthelot, 1929).
Monique Dubar