En marge des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2017 – 1, n° 221. L’Écriture inspirée - Auteurs : Thomas (Père Jean-François), Millet-Gérard (Dominique), Huang (Bei)
- Pages : 67 à 78
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406069652
- ISBN : 978-2-406-06965-2
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06965-2.p.0067
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/04/2017
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français
Dominique Millet-Gérard, Paul Claudel et les Pères de l’Église, Honoré Champion, coll. « Poétiques et Esthétiques xxe-xxie siècles », 2016, 483 p.
Cet ouvrage savant s’inscrit dans la suite des études claudéliennes déjà publiées par l’auteur, Dominique Millet-Gérard, une éminente spécialiste du poëte : Anima et la Sagesse. Pour une poétique comparée de l’exégèse claudélienne (1990), Formes baroques dans « Le Soulier de Satin ». Étude d’esthétique spirituelle (1997), Claudel thomiste ? (1999), Paul Claudel, la Beauté et l’Arrière-Beauté (2000), Le Poëte et la Bible (2004), La Prose transfigurée. Vingt études en hommage à Paul Claudel pour le cinquantième anniversaire de sa mort (2005), Le Sacrement du monde et l’Intention de Gloire. Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps (2005, 2008), « Tête d’Or ». Le Chant de l’Origine (2011), Paul Claudel-Louis Massignon, Correspondance, 1908-1953. Braises ardentes et Semences de feu (2012), pour n’en citer que quelques-unes parmi les plus importantes. Cette nouvelle publication, très fouillée, respectant toutes les règles de l’art de la recherche universitaire telles qu’elles tendent à disparaître, s’adresse à un public familier avec l’œuvre de Paul Claudel bien sûr, mais aussi avec les questions théologiques et exégétiques développées par les Pères de l’Église grecs et latins. En exergue, l’auteur note qu’« il y aurait tout un livre à écrire sur Claudel et les Pères », – tâche accomplie magistralement –, avant de citer Pie XII dans son encyclique de 1943, « Divino Afflante Spiritu » traitant de la manière dont doit se développer l’exégèse catholique : « Dolendum sane est pretiosos huiusmodi christianae antiquitatis thesauros non paucis e nostrorum temporum scriptoribus parum esse cognitos. » Nul mieux que Claudel, par ailleurs très solitaire dans le milieu littéraire de son époque, n’a su puiser dans la richesse patristique pour lire et commenter les Saintes Écritures.
Certes Claudel est d’abord un fidèle lecteur de saint Thomas d’Aquin, même s’il s’agit d’un thomisme « déplacé », comme l’avait signalé Dominique Millet-Gérard dans son Claudel thomiste ?, mais il s’intéresse aux Pères de l’Église, source non négligeable de sa méditation et de son inspiration, à une époque de l’histoire de l’Église où ces derniers sont généralement négligés et mal connus, ceci à la veille d’une renaissance 68mise en œuvre par certains jésuites comme les PP. Victor Fontoynont, François Varillon, Pierre Ganne, Henri de Lubac, Jean Daniélou… Une dédicace du P. de Lubac à Claudel soulignera, en 1945, que notre poëte est un « continuateur des Pères ». Au cours des ans, nombreux seront les commentateurs de Claudel qui, soit pour le louer, soit pour le critiquer, lui appliqueront ce titre de Père de l’Église. Et en effet, son œuvre fourmille de références patristiques de première ou de seconde main. Cet attachement s’explique en partie par le fait que les Pères sont ceux qui n’ont cessé de découvrir la présence du Christ dans l’Ancien Testament, nourrissant ainsi la foi de l’Église comme achèvement d’une Révélation préparée en amont. Dominique Millet-Gérard ne se contente pas de dresser un catalogue des auteurs et des textes patristiques utilisés par Claudel. Elle montre comment le poëte prend le contre-pied de certaines méthodes exégétiques dites scientifiques en puisant, parfois au hasard et souvent dans le désordre et de façon incomplète, dans l’immense corpus patristique.
Il est nécessaire de replacer Claudel dans le contexte du renouveau de l’exégèse spirituelle dans la seconde moitié du xixe siècle, à partir de Dom Pitra, passant par l’étonnant abbé Tardif de Moidrey et son « Introduction au Livre de Ruth », pour aboutir à Hello, Bloy, Huysmans et Claudel. L’auteur indique que sa démarche est « à la fois historique, herméneutique et poétique » (p. 15) afin de comprendre comment est né chez le jeune Claudel ce désir patristique et de repérer les œuvres des Pères lues par le poëte. Dominique Millet-Gérard termine ensuite par l’étude des thèmes patristiques présents dans la poésie claudélienne et de la réflexion sur le langage poétique, due en partie à Mallarmé mais aussi à la familiarité avec les Pères. Il est donc impossible de résumer une telle manne. Ces lignes ne peuvent, au mieux, qu’aiguiser le désir de lire l’ouvrage tout entier.
Paul Claudel, dans sa boulimie habituelle de lectures et de concordances, englobera dans sa définition des Pères de l’Église des auteurs ecclésiastiques du Grand Siècle, tel Bossuet, ou bien des exégètes baroques. Mais la première source de son intérêt pour les Pères date de sa conversion grâce à la beauté de la liturgie. Il est introduit à la patristique par les offices et les textes qui y sont associés, notamment des leçons puisées dans la tradition grecque et latine. Dans le même temps, grâce à des directeurs de conscience éclairés, comme l’abbé Villaume, Claudel est mis au contact des encycliques de Léon XIII sur la philosophie chrétienne et sur les études bibliques qui remettent en valeur les 69Pères apparaissant ainsi au poëte comme des garde-fous efficaces contre toutes les hérésies, pas seulement anciennes mais aussi contemporaines. Mais jusqu’en 1927, l’intérêt est « encore très décousu » (p. 35). Puis, jusqu’en 1941, date du début d’une amitié fidèle avec le P. de Lubac, Claudel élargit ses connaissances par des lectures multiples et souvent désordonnées comme le Grand Catéchisme d’Hauterive, certains volumes de Migne, le glossaire de Menochius, la Défense de la Tradition et des saints Pères de Bossuet et surtout saint Grégoire le Grand dans ses Moralia. Se forme alors ce qui demeurera toujours la double préoccupation de Claudel dans tous ses commentaires bibliques : « l’intérêt spirituel et l’amour des mots » (p. 45).
Saint Augustin deviendra l’inspirateur, avec saint Thomas d’Aquin, de bon nombre des thèmes de réflexion de Claudel comme ceux sur l’origine, sur la création, sur le lien entre parole divine et créature matérielle, et également de son style lyrique, de son rapport au rythme, dans le temps et dans le langage (p. 166). À ce pilier, s’ajoutera saint Denys l’Aréopagite au début des années 1930 par sa « formulation du symbolisme dissemblable » (p. 191) comme façon adéquate de parler de Dieu. Viendra ensuite tout un éventail de sources diverses et complémentaires que Dominique Millet-Gérard nomme les « vecteurs, filtres et paravents » (chapitre vii), comme Pascal et Bossuet auxquels s’ajouteront des textes magistériels, la lecture des revues catholiques de l’époque (notamment la Revue Biblique), la controverse à l’égard de certains théologiens à la dérive et le « bain de jouvence » (p. 281) des exégètes baroques dont le jésuite Cornelius a Lapide.
La quatrième partie de l’ouvrage est consacrée à la poétique patristique. Claudel est attiré par le « sens accomodatice » de l’interprétation de l’Écriture. Il préfère d’ailleurs le terme d’« accomodatio » (p. 311). Il est aussi fasciné par le mot, expression du Verbe divin, d’où son interrogation sur le mot hébreu, – sans pour autant relativiser la Vulgate –, et sa curiosité pour le mysticisme juif, sans doute suscité par Massignon. Dominique Millet-Gérard présente ensuite quelques thèmes qui reflètent la part d’imitation des Pères et d’invention propre à Claudel. Là apparaît toute la richesse de la « méthode » claudélienne qui utilise des rapprochements et des raccourcis fulgurants, des consonances, toujours en rapport avec les grandes inspirations de son théâtre et de sa poésie.
Pour toute l’œuvre de Claudel, le miroir magnifiant est l’Écriture. Donc il faut tout lire à cette aune et ne pas s’étonner que Claudel ne s’efface pas, comme les Pères, devant le texte biblique puisqu’il s’agit 70d’un face-à-face entre Dieu, le poëte parfait, et lui, le poëte par accident : « […] Chez Claudel il y a toujours des arrière-pensées – non point au sens péjoratif de cette expression, mais plus exactement des sortes de réflexes qui lui font constamment placer les deux poëtes, Dieu et lui-même, dans une relation analogique ; sa méditation sur la Bible ne cesse jamais d’être une réflexion sur l’écriture poétique » (p. 429). Cet ouvrage magistral permet d’entrer un peu plus avant dans l’origine mystérieuse de ce lien du poëte avec la source suprême de son inspiration.
P. Jean-François Thomas s.j.
71Michael Donley, Paul Claudel, Poet of the Sacred Cosmos and Prophet of a Christian Ecology, Gracewing, Leominster, UK, 201, 178 p.
M. Michael Donley, écrivain et traducteur, nous offre ici une réflexion originale sur l’œuvre de Claudel. Une citation lui sert de fil conducteur : « Il n’y a qu’une âme purifiée qui comprendra l’odeur de la rose1 ». Clausule du court essai intitulé « La nature et la morale », composé au Japon, cette petite phrase si claudélienne se trouve avoir été citée à deux reprises à l’appui de son propos par le Patriarche de Constantinople Bartholomée, patriarche œcuménique de l’Église orthodoxe, dit le « Patriarche vert », en 2009 et 2011, pour défendre une approche poétique de l’univers plus propice au respect de la création que la tradition métaphysique. On le voit : il s’agit ici des rapports entre le christianisme, toutes Églises confondues, et la question très actuelle de l’écologie ; son livre déjà avancé, M. Donley constate que l’encyclique de François Laudato Si’ (juin 2015) va exactement dans le même sens ; il s’agit donc pour lui d’étendre la réflexion à l’ensemble de l’œuvre de Claudel et de montrer qu’elle « illustre et appuie le point de vue du pape et du patriarche » (p. 3).
On apprend que l’introducteur du Patriarche à Claudel est l’Archidiacre Jean Chryssavgis, lui-même auteur de plusieurs ouvrages sur l’environnement, et lui-même initié dans son Australie natale par l’archevêque Stylianos, également poète. C’est toute une réception un peu inattendue de Claudel dans le monde orthodoxe, très intéressante, qui nous est ainsi révélée. Elle est de fait moins étonnante si l’on songe à la culture patristique de Claudel, et à l’admiration que lui vouait le P. von Balthasar, auteur du grand livre intitulé Liturgie cosmique et consacré à saint Maxime le Confesseur2. La thèse de M. Donley est que le catholicisme supposé très innovateur de Claudel, nourrissant l’aridité théologique d’un amour vrai et plein de la nature créée, aurait joué un rôle précurseur en son temps et illustrerait cette tendance écologique récente dans l’Église.
72La démonstration en sept chapitres dont les titres sont pour la plupart des citations claudéliennes s’appuie sur une bonne connaissance de l’œuvre, citée en tous ses genres et toutes ses époques, de La Ville à des fragments de commentaires bibliques, en passant par L’Annonce, la Cantate, les textes de la période japonaise ; le propos a clairement un but spirituel. Il ne s’agit pas d’écologie politique (encore qu’on puisse la supposer en point de fuite), mais d’un plaidoyer pour une vision poétique du monde qui débouche sur un respect actif de la création, dans la perspective de la gloire divine.
M. Donley s’inscrit dans une ligne déjà illustrée par Jean Bastaire (dont on regrette qu’il ne soit nullement mentionné3) et plus largement par un mouvement associant littérature et écologie ; il ne fait aucun doute que les propos de Claudel, superbes et convaincants, ne nourrissent puissamment le procès qui est intenté en filigrane à une « civilisation » consumériste et destructrice de la beauté naturelle du monde créé. Michael Donley signale à juste titre que dès 1929 Claudel s’élevait contre la pollution chimique et industrielle4 ; son propos, soutenu à l’époque par la comparaison avec un Japon encore peu industrialisé, rejoint les doléances, par exemple, de Marguerite Yourcenar sur le même sujet.
Néanmoins le terme « prophète » nous gêne un peu, dans la mesure où il cache toujours un soupçon d’anacronisme, et semble réduire et canaliser la pensée du poète, jusqu’à l’ajuster à celle d’un pape avec lequel les divergences sautent aussi aux yeux, sur les plans de la théologie, de la liturgie, de la morale. Claudel présente cette particularité, comme cela a été montré par plusieurs études, de rester fidèle à la doctrine thomiste – jusqu’au vocabulaire scolastique – tout en y infusant une puissante charge poétique grâce à son constant souci d’exploiter le mot, le mot français, dans tout l’empan de son pouvoir de connotation ; de ce point de vue le rapport à la nature n’est point seulement celui d’une affectivité qui renierait tout intellectualisme et toute morale desséchée (même si cette dimension existe aussi effectivement chez Claudel) mais le souci de composer un édifice cohérent, « ordonné », qui reflète la structure analogique du monde créé, réflexion profondément influencée par la liturgie (M. Donley le dit, mais trop rapidement). C’est pourquoi l’expression de « cosmos sacré » (Sacred Cosmos) nous gêne tout autant 73qu’elle a gêné le poète lui-même, dont on connaît la célèbre boutade5, et elle est peut-être encore plus gênante aujourd’hui quand les lignes doctrinales sont beaucoup moins nettement définies, le confusionnisme et les risques de syncrétisme beaucoup plus grands. M. Donley rapporte d’ailleurs opportunément les accusations de « verging on the heretical » (p. 98) qui ont pu être lancées contre Claudel, par des clercs ou des laïcs, et il a le mérite de remettre les choses fermement au point (« This is to misunderstand not just Claudel but traditional Apostolic Christianity itself », ibid.) Disons que le contenu du livre corrige efficacement les ambiguïtés du titre !
C’est aussi peut-être la forte portée autobiographique de l’œuvre qui est laissée de côté ; ainsi, commenter la citation initiale, considérée comme fondamentale, sans faire référence à tous les harmoniques convoyés par le mot « rose » chez Claudel risque de réduire une pensée qui, si universelle qu’elle se veuille, est toujours fondée sur une expérience personnelle réécrite sous le regard de Dieu.
À la fin du livre se trouve une liste utile des principales traductions de Claudel en anglais, à l’usage du lecteur anglo-saxon. On regrette simplement de n’y pas trouver l’anthologie intitulée Ways and crossways, traduite par le P. O’Connor. Signalons au passage une ou deux petites erreurs : p. 23-24 : la graphie « poëte » n’est pas une « diérèse » mais une graphie étymologique. P. 25 : si, Claudel a lu, au moins en partie la Physique d’Aristote : on en a des témoignages dans le Journal – ou en tout cas il en connaît de nombreuses citations par saint Thomas.
On ne peut néanmoins que se féliciter de la publication en Angleterre – où Claudel, comme le signale l’auteur, est un peu un parent pauvre – d’un livre qui présente largement l’œuvre sous un angle propre à séduire le public actuel. L’abondance des citations, bien choisies et bien traduites, offre un accès à l’œuvre dans son ensemble, dans une perspective qui montre bien le lien établi par Claudel lui-même entre la beauté et l’« arrière-beauté6 ». Pour autant, peut-on annexer Claudel à la pensée écologique ? Sans doute est-il dommage que ce dernier mot ne puisse se débarrasser, du moins en France, d’une connotation fortement sociologique et politique. La couleur franciscaine (qui intervient tard 74dans le livre, p. 125, 159) de l’appréhension claudélienne de la nature, accentuée par l’expérience japonaise, et d’ailleurs vivement appréciée par les Japonais, ne se confond pas sans danger d’anachronisme avec les manipulations que peut hélas susciter aujourd’hui le mot non innocent d’« écologie ».
Dominique Millet-Gérard
75Jacques Houriez, Paul Claudel rencontre l’Asie du tao, Paris, Honoré Champion, 2016, 324 p.
Paul Claudel n’a jamais minimisé son intérêt pour le taoïsme – plus dans son aspect philosophique que dans son aspect religieux. « Le Tao Te King est un des grands classiques de l’humanité » (Frédéric Lefèvre, Une heure avec…, 3e série, 1925, p. 159), ainsi rend-il hommage à cette école de pensée. Y a-t-il une influence de la pensée taoïste sur Claudel ? Où se situe-t-elle ? La question s’avère particulièrement difficile quand il s’agit de décortiquer une rencontre entre deux formes de spiritualité profondément différentes dont les points de croisement ne sont pas toujours évidents à saisir.
Jacques Houriez a relevé ce défi. Son ouvrage récent, Paul Claudel rencontre l’Asie du tao, dans la continuité de l’ouvrage Claudel et l’Univers chinois de Gilbert Gadoffre, se veut une autre étude sur la relation entre le poète et la Chine, mais exclusivement centrée sur la spiritualité du « tao ». Ce dialogue, entamé en Chine, s’approfondit au Japon et se poursuit tout au long de la vie de Claudel. Ainsi l’ouvrage couvre-t-il non seulement la période chinoise du poète chrétien, mais aussi ses années japonaises et les années ultérieures.
Après un bref préambule insistant sur la théorie et la pratique de la « co-naissance » de Claudel, l’auteur situe le point de départ de cette rencontre en Chine (avec un bref séjour au Japon en 1898), entre 1896 et 1905, à travers Le Repos du septième jour et quelques textes de Connaissance de l’Est. Ensuite, du chapitre ii au chapitre iv, l’auteur s’intéresse à l’itinéraire spirituel de Claudel pendant ses années japonaises, entre 1921 et 1927. C’est ce pays qui constitue en effet le lieu d’investigation principal de l’auteur sur la question du « tao » chez Claudel. Il s’intéresse tout à la fois à la « co-naissance » de Claudel au Japon et à une « poétique du vide » instaurée pendant cette période, dans Cent Phrases pour éventails d’un côté et Le Soulier de satin de l’autre. Dans les chapitres v et vi, l’auteur montre que le dialogue avec le « tao » ne s’est nullement interrompu lorsque Claudel quitte la terre japonaise ; il se poursuit ultérieurement et au cœur des lectures bibliques du poète chrétien, notamment dans Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques (1943-1945) et Emmaüs 76(1946). Une conclusion assez longue reprend quelques points essentiels dans cette rencontre, en explicitant davantage les points communs et les différences entre les deux univers spirituels pour souligner encore une fois que Claudel « n’a pas été prisonnier d’une doctrine » (p. 275) et que sa rencontre avec le « tao » a emprunté une « voie latérale » (p. 97).
L’analyse de Jacques Houriez se structure autour de la notion taoïste du « vide » ; un vide « positif et créateur » (p. 20) qui serait, d’une part, l’apport précieux pour Claudel de la notion chrétienne du « néant », d’autre part, l’origine d’une poétique où le blanc et l’écart jouent un rôle important. Concernant l’apport à la pensée du « néant », Claudel, s’inspirant de la place du « vide » qu’accorde la pensée taoïste au fonctionnement d’une chose – c’est le creux qui permet l’usage d’un vase par exemple – voit alors dans le « néant » en chaque homme créé une valeur positive : c’est le néant qui fait naître le désir d’aller vers Dieu et permet l’accueil de Dieu. Si cette pensée existe déjà avant la découverte par Claudel de la pensée taoïste, « un héritage biaisé du tao » (p. 71), affirme Jacques Houriez, lui permet de s’orienter « vers une conception nouvelle du rapport de l’être au néant » (p. 61). Concernant le « vide créateur », l’auteur se réfère bien sûr à la dimension de la « Source » ou de la « Mère » dans le vide taoïste. Mais il s’intéresse plus particulièrement au « vide du tao matérialisé par le blanc de la page » (p. 59) qui « sépare pour unir » (p. 59, p. 151, etc.). Ce vide-là est « créateur » dans la mesure où « la nature, aussi bien que le poète, est créatrice » puisqu’elle « assemble les éléments qui la composent dans une unité où le hasard n’a pas sa place » (p. 44). Le rapprochement entre le vide-Source et le vide rassemblant les êtres du monde ne va pourtant pas de soi, car la vision taoïste de l’univers va au-delà du monde visible pour englober la totalité : ce qui se manifeste comme ce qui ne se manifeste pas encore. Cette totalité englobante et indifférenciée, si elle est bien une unité vivante, ne pourrait pas être assimilée d’emblée sans poser quelques problèmes au monde thomiste solide fait de rapports – un monde créé par un Être transcendant séparé du monde. Par le terme « vide créateur », l’auteur cherche à établir un passage de l’un à l’autre. Cette opération semble reposer sur la notion de l’« être confus » désignant le Tao (p. 97 entre autres, selon la traduction de Léon Wieger), reprise plusieurs fois dans l’ouvrage par le terme du « dieu confus » (p. 35, p. 44, p. 295) qui serait pourtant tout le contraire d’un « dieu » : un Chaos originel engendrant – plus que « créant » – le monde visible, le Non-être d’où découlent tous les êtres.
77La confusion pourrait venir de celle-là même qui existe dans la traduction de Léon Wieger. L’auteur de l’ouvrage a bien raison de prendre soin de souligner que la rencontre avec la spiritualité orientale, chez Claudel, emprunte toujours une « voie latérale » (p. 97, entre autres). Ce dont on peut au moins être sûr, c’est que Claudel s’inspire beaucoup du « vide » dans la création artistique japonaise, que ce soit dans la peinture ou dans la poésie. Sur ce plan-là, le bouddhisme zen joue un rôle fondamental que l’auteur de l’ouvrage n’a curieusement pas mentionné. Ce qui est explicite, c’est que le « blanc » sur la page, avec quelque origine spirituelle que ce soit, fonctionne en effet comme un espace qui pourrait à la fois « séparer » et « unir ». Il invite le lecteur à « établir les rapports analogues à ceux qu’a perçus le poète » (p. 13) dans le monde et, comme ce dernier, à faire du vide un lieu de communication avec l’Origine. C’est ainsi que, en pratiquant lui-même un art de lecture spirituelle en établissant des rapports, Jacques Houriez réalise une analyse minutieuse et originale de l’organisation spatiale – au niveau de la page comme au niveau de la structure thématique – des quatre œuvres claudéliennes concernées : Cent Phrases pour éventails, Le Soulier de satin, Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques et Emmaüs. Celle sur Cent Phrases pour éventails s’avère la plus novatrice : outre une poétique du vide, l’analyse de Jacques Houriez s’efforce de montrer que dans le recueil il y a un « je » qui s’exprime, qui évolue et qui se « co-naît » au monde japonais. Des études sur la genèse de certaines phrases à travers différentes étapes sont d’une incomparable précision, et l’analyse sur la théorie claudélienne de l’inspiration poétique est d’un grand intérêt.
On pourrait s’interroger parfois sur la pertinence de ramener au « tao » le sentiment du « sacré » que Claudel éprouve dans le Japon des kamis, ou sur telle ou telle formule qui semble problématique à l’égard de la pensée taoïste, comme « la roue de la réincarnation » (p. 261), terme bouddhiste qui ne recouvre pas la réalité de la « transformation » selon la pensée taoïste. Le « sens » de la nature semble quelques fois confondu avec la « direction » selon le feng shui (p. 78-79), tandis que la pensée taoïste est tout autre chose : il n’y a pas de « sens » d’un point A à un point B car le « tao » comme le « chemin » n’est pas une route linéaire : il s’agit d’un cheminement continuel du monde. Ces problèmes viennent-ils du fait que Léon Wieger est le seul traducteur et commentateur des classiques taoïstes à qui l’auteur de l’ouvrage se réfère ? Depuis, en effet, l’étude sur le taoïsme s’est considérablement approfondie. Mais il faut reconnaître que l’objectif de l’ouvrage n’est 78pas tant la pensée taoïste en soi que la vision chrétienne de Claudel sur le « tao » – sur ce point l’ouvrage a atteint son but et nous ne pouvons que saluer le courage de Jacques Houriez dans cette entreprise difficile et les réflexions stimulantes qui en sont issues.
Bei Huang
1 « La nature et la morale » [La NRF, juin 1925], Pr., p. 1185. Dans l’ouvrage de M. Donley, toutes les citations sont données en anglais, sans indication de traducteur.
2 [1941].
3 Certes le livre s’adresse au premier chef à un public de langue anglaise ; mentionnons, entre autres nombreuses publications sur ce sujet, l’article de Jean Bastaire dans Bull. no 204 : « Paul Claudel et la biodiversité ».
4 P. 95. Dans Au milieu des Vitraux de l’Apocalypse, PB1, p. 196-197.
5 Voir J2 p. 371 (août 1941) : « À Lyon dans une librairie je vois un livre sous une bande qui porte cette inscription : “…Claudel, le grand poète comique.” J’ai un mouvement de joie ! enfin voilà quelqu’un qui m’a compris ! pas du tout, il y a “le grand poète cosmique”. Habituons-nous, chaque matin, quand je me regarde dans la glace pour me raser, à cette idée que je suis “cosmique”. Va pour cosmique. »
6 J’aime la Bible, OC XXI, p. 352.