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Classiques Garnier

[Compte rendu de] Michel Wasserman, Paul Claudel dans les villes en flammes

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
    2016 – 1, n° 218
    . varia
  • Auteur : Nantet (Marie-Victoire)
  • Pages : 107 à 110
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406058984
  • ISBN : 978-2-406-05898-4
  • ISSN : 2262-3108
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05898-4.p.0107
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/04/2016
  • Périodicité : Quadrimestrielle
  • Langue : Français
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LES « VILLES EN FLAMMES »

Michel Wasserman, Paul Claudel dans les villes en flammes, Honoré Champion, 2015.

Le 1er septembre 1923 à midi, un terrible tremblement de terre frappe le Japon. « À Tokyô, les trois quarts de la ville détruits, 4 000 000 maisons, 1 500 000 personnes sans abri, 70 000 cadavres relevés jusquà ce jour » note Paul Claudel dans le cours haletant de « À travers les villes en flammes ». Daté de septembre 1923, le récit dabord publié en janvier 1924 sous le titre « Le désastre japonais. Impression dun témoin » est un morceau de bravoure. Un « je » à la fois modeste et glorieux, celui dun ambassadeur attelé à sa mission dans des circonstances dramatiques, prend les commandes dune prose efficace comme il a pris celles des événements sur lesquels il fait la lumière. Michel Wasserman admire lécrivain à qui il a déjà consacré deux ouvrages1 ; il vit au Japon dont il parle la langue ; il enseigne les relations internationales ; personne mieux que lui ne pouvait interroger un récit dont lautorité poétique impose au lecteur sa vérité.

Cette vérité naît dun point de vue construit par la décision prise par Claudel de quitter son ambassade au soir du 1er septembre. La vieille bâtisse tient encore debout, tout le personnel est dehors, sain et sauf. « Lattente et linaction me deviennent intolérables. Je pars dans une petite auto que conduit mon attaché aéronautique, le commandant Têtu ». Claudel veut rejoindre Yokohama, ville portuaire plus menacée que Tokyo à ses yeux, et où vivent « des compatriotes qui concentrent entre leurs mains tous les intérêts de la France au Japon ». Il sinquiète aussi de sa fille aînée Marie, en vacances chez lambassadeur de Belgique, dans sa villégiature de Zushi. Après avoir vu dun talus la ville de Yokohama en flammes, après avoir poursuivi à pied, après avoir pleuré la mort de son ami le consul Desjardins, après sêtre rendu sur lAndré-Lebon à quai et sêtre félicité de laccueil fait aux réfugiés, après avoir embrassé

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sa fille miraculeusement sauvée des eaux, lauteur de lépopée achève sa relation des faits, à distance du drame, par lévocation dun paradis précaire, chez le ministre de Pologne, éclairé par « la lampe au-dessus de la table [qui] oscille ». La scène finale, envoûtante, tait son retour à Tokyo où il découvre les débris de son ambassade incendiée le soir même de son départ. Sept jours se sont écoulés, sur lesquels Michel Wasserman revient dans la première partie de son ouvrage, en empruntant ses propres chemins.

À cette fin, le territoire de sa recherche sélargit à dautres témoignages, aujourdhui oubliés, à tort tant ils sont passionnants. Celui du père Flaujac (responsable dune paroisse de Tokyo) sur les trente mille malheureux pris au piège dun entrepôt qui brûle serre le cœur. Cependant, Claudel étant parti pour Yokohama, la priorité est donnée à deux récits qui recoupent le sien. Lauteur du premier cité est Albert de Bassompierre, lambassadeur de Belgique, qui relate, dans un article paru en 1931, les journées tragiques vécues à Zushi par les siens et Marie Claudel leur invitée. Le 1er septembre, en dépit dune mer inquiétante, il est allé se baigner avec sa fille et Marie. « Le soleil paraissait voilé, le jour était vitreux », soudain leau les tire en arrière, il faut lutter ; pleins de terreur, tous trois regagnent le bord au prix dun énorme effort. Peu après un raz de marée submerge le jardin et quelques heures plus tard, des hauteurs, lambassadeur découvre avec ses yeux, qui ne sont pas ceux dun poète, la ville en flammes. Le deuxième récit que Michel Wasserman cite largement est celui du docteur Charles Guibier, un ami de Segalen dont la personnalité et le talent, également remarquables, justifient lattention accordée à son témoignage de première main. Médecin de bord de lAndré-Lebon (à quai pour quelque temps, car en cours de révision) il rend compte du désastre dans un article publié dans lIllustration en novembre 1923 sous le titre : « De la terre qui tremble à larche qui sauve ». Larche est ce paquebot momentanément en panne, « Babel » vers laquelle convergent des foules en quête de refuge et de soins qui susciteront ladmiration de Paul Claudel pour ses compatriotes.

Le 3 septembre à Tokyo, un autre point de vue se fait jour, dont lambassadeur va faire les frais. Le directeur de lAthénée français, Joseph Cotte dénonce auprès du ministère labsence de Paul Claudel. Ce dernier a quitté son poste sans en confier la charge à un remplaçant, les bureaux sont restés ouverts, la documentation nest pas protégée, le personnel nest pas payé. La maison est à la disposition de ceux qui passent, aurait même dit lambassadeur avant de partir au commandant

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Voruz qui sétonne lui aussi : « cétait un peu comme si un capitaine de vaisseau, quittant son navire en danger, mettait sa cabine à disposition de ceux quil laissait à bord ». Faisant le point avec prudence, Michel Wasserman conclut de son enquête minutieuse sur lemploi du temps du poète entre le 1er et le 7 septembre 1923, que Joseph Cotte na pas tort. Et sans doute que lintéressé se sait en faute, tant est embrouillée, comme à dessein, la chronologie de ses déplacements et actions tels quon essaie de les reconstituer par recoupements.

Mais qui perd gagne ! Dans une deuxième partie intitulée « Diplomatie du séisme » Michel Wasserman nous révèle comment lambassadeur reprend la main au bénéfice de sa personne, de sa carrière et de son pays. Le 20 septembre, dans sa première dépêche au ministère, après avoir fait lanalyse de la catastrophe, il conseille, dans limmédiat, de répondre aux appels doffre et de construire à cette fin à Yokohama une « Centrale française » qui permettrait à ses compatriotes de saisir les opportunités. Quant au long terme, Claudel lenvisage dans une lettre privée à Alexis Leger (alors chef de bureau à la sous-direction dAsie). Ses propositions visant les intérêts bien compris de la France, seront reprises par Raymond Poincaré sous la forme dune mission accordée à Martial Merlin, gouverneur général de lIndochine. Plusieurs pages sont consacrées aux succès obtenus par le gouverneur accueilli en mai 1924 par un Claudel en pleine forme. Non seulement il nétait pas remplacé dans son poste, comme il avait pu le craindre, mais il avait pu faire avancer le projet de création dun Institut franco-japonais. Dès son arrivée au Japon, Claudel avait repris le dossier. Dans une « Note sur la Maison de France » de décembre 1921, il précisait quà la différence des Écoles de Rome ou dAthènes, son enseignement sattacherait à la civilisation vivante. En mars 1924, la Maison franco-japonaise accède au statut de fondation dutilité publique. Une villa est mise à disposition par Murai Kichibei, un industriel japonais. En novembre 1924, la Société franco-japonaise qui sétait constituée avec lappui du vicomte Kuroda fête lévénement. Dans son discours, Claudel rend hommage à ses amis japonais qui eurent le courage, après le tremblement de terre, de poursuivre le projet : « Ils estimèrent que la nécessité dune forme permanente à donner à la collaboration intellectuelle franco-japonaise simposait plus que jamais, et, par une espèce de miracle, ils surent imposer autour deux leur confiance et leur conviction ».

Claudel, note Michel Wasserman, « a réalisé point pour point le programme que lui décrivaient ses Instructions de 1921 », non pas en dépit

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mais grâce au tremblement de terre. Le 1er septembre 1924, il représente la France aux cérémonies danniversaire dont « Un an après » distille la mélancolie déchirante : « Là-bas sur la mer il me semble voir une faible fumée, résidu presque diaphane de cet épais holocauste qui cachait le ciel la nuit de ce fatal dimanche ». Entre-temps, le diplomate accusé davoir quitté son poste sest effacé au profit dun héros de légende. Le 27 octobre 1923, paraissait dans lIllustration, une version des événements tout à son honneur. Depuis le 25 septembre, il sest installé à lhôtel Impérial avec son épouse. Il y demeure jusquau mois de juin 1924 puis intègre la maison de bois bâtie par son ami larchitecte Antonin Raymond. Elle est si petite que lambassadeur ne peut y recevoir que deux ou trois personnes. Elle est à limage dun poète qui sest détaché des choses. Dans le tremblement de terre, il a perdu de précieux manuscrits. Sans se plaindre, il sest remis au travail, en héros ordinaire comme les Japonais victimes du séisme. Des « Villes en flammes » Claudel sort grandi, grâce à Michel Wasserman qui nous le rend humain.

Marie-Victoire Nantet

1 Dor et de neige – Paul Claudel et le Japon, Les Cahiers de la NRF, 2008 et Claudel Danse Japon, Classiques Garnier, 2012.