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Classiques Garnier

[Compte rendu de] La Linguistique de Claudel, Didier Alexandre, Emmanuelle Kaës dir.

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
    2016 – 1, n° 218
    . varia
  • Auteur : Barbieri (Luca)
  • Pages : 115 à 118
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406058984
  • ISBN : 978-2-406-05898-4
  • ISSN : 2262-3108
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05898-4.p.0115
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/04/2016
  • Périodicité : Quadrimestrielle
  • Langue : Français
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LA LINGUISTIQUE DE CLAUDEL

Didier Alexandre, Emmanuelle Kaës (dir.), La Linguistique de Claudel. Histoire, style, savoirs, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », no 71, Série « Littérature des xxe et xxie siècles » no 9, 2014, 203 p.

Ce volume se situe dans le sillage des études sur la langue et sur le style de Claudel apparues durant la seconde moitié du xxe siècle. Celles-ci nont cessé de senrichir depuis les travaux de Henri Guillemin, Gérald Antoine, Dominique Millet-Gérard et Emmanuelle Kaës principalement. La « linguistique » traitée dans les sept articles du volume est envisagée selon une perspective double : elle est aussi bien « le savoir personnel sur la langue élaboré par lécrivain tout au long de son œuvre » que « la manière dont Claudel pense larticulation des formes littéraires (tout particulièrement le vers) avec les propriétés syntaxiques, rythmiques et phonologiques du français » (p. 9).

Plusieurs thèses sont approchées sous un angle nouveau et réévaluées. Par exemple, Didier Alexandre remet en cause la thèse que le critique structuraliste Gérard Genette soutient dans Mimologiques, à savoir que le lien patiemment noué entre le son et le sens dans les étymologies claudéliennes ne serait que le fruit dun pur amusement, ne recelant en substance aucune profondeur spirituelle. M. Alexandre montre laporie dune telle conception qui, toute concentrée sur le signe écrit, oublie « la part que prennent loralité et lexpressivité de laffect, sentiment, émotion, dans la lettre et lorganisation des lettres dans le mot » (p. 18). Le critique éclaire par contre la complexité et lexhaustivité de la démarche mimologique claudélienne à partir des réflexions que le poète développe dans lArt poétique sur la nature de la parole humaine et sur les concepts de mot, nom et image. Il poursuit son analyse en retraçant la façon singulière et bien occidentale dont Claudel approche lidéogramme chinois, cest-à-dire en le concevant comme une « unité graphique structurelle déléments minimaux dont les rapports internes désignent lanalytique du monde faite par un sujet ému qui ordonne le monde par la langue » (p. 60). Loin de toute superficialité, le travail

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claudélien sur le son et la langue révèle une conception profonde de mimétisme sonore et graphique, laquelle confirme lexistence dune « ambitieuse mystique claudélienne de la lettre et du mot » (p. 18).

Les recherches de Christèle Barbier, qui sest occupée de la réception de la langue et du style du Soulier de Satin, apportent un complément à lenquête menée par Pierre Brunel dans Le Soulier de Satin devant la critique (1964). Mme Barbier y retrace les traits linguistiques et stylistiques qui ont valu à Claudel lappellation d« innommable » de la part des critiques puristes de lAction française, notamment Joseph de Tonquedec et Pierre Lasserre. Le critique nous montre ensuite que les innovations linguistiques claudéliennes de la pièce relèvent dun rapport à la tradition qui sous-tend « une conception politique tournée vers lavenir » (p. 69), précisément vers une Europe catholique dont la voix ne pourrait pas sexprimer par une langue asservie à une « conception impérialiste » et par conséquent serait incapable de se renouveler. Mme Barbier conclut par une analyse du système linguistique de la pièce, dont le caractère hétéroclite, composé de citations, traductions, emprunts des langues étrangères, usage libre de la syntaxe et de lironie, devient sous la plume de lauteur une ressource pour légitimer sa pièce et en faire lexpression dun nouveau et paradoxal classicisme dordre non plus grammatical mais spirituel.

Emmanuelle Kaës contribue à montrer lapport de la grammaire comparée dans la réflexion claudélienne de la langue et du langage, ainsi quelle est développée notamment dans son Journal et dans lArt poétique. Dans ces deux ouvrages, quelques concepts-clés de la pensée linguistique mallarméenne (les regroupements de mots, le grec et le latin conçus comme langues sœurs du français, le rôle « matriciel » de la consonne initiale, etc.) sont confrontés avec la notion de racine linguistique et avec le « processus didéogrammatisation » du langage qui éloigne progressivement le poète de la linguistique historique. Mme Kaës souligne également linfluence des théories de Max Müller concernant la mythologie comparée, notamment dans la troisième des Cinq Grandes Odes claudéliennes. Le critique relit ensuite la théorie claudélienne de la métaphore énoncée dans lArt poétique, avec une conception foncièrement métaphorique du langage qui se répand dans la linguistique de la seconde moitié du xixe siècle. Pour conclure, lauteur montre la dette de Claudel à légard de la biologie, empruntant son lexique pour lexpression de ses théories linguistiques.

Carla van den Bergh apporte aussi sa contribution en essayant de préciser à la fois la place du vers libre claudélien dans lhistoire de la

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versification au xixe siècle et la nature de ce vers. Le critique rattache dabord lorigine du vers claudélien au contexte symboliste et, par une analyse menée dans une perspective historique et linguistique, retrace son évolution dans les quelques trente ans qui séparent Tête dOr du Soulier de Satin. Dans ce parcours, les Cinq Grandes Odes marquent une ligne de partage signalée par l« infléchissement » du modèle vers-libriste en faveur du modèle psalmique. Elles se situent par conséquent à mi-chemin entre le vers très découpé des premières pièces, fameux pour ses hardiesses (comme les notoires coupes des vers au milieu dune syllabe de Tête dOr) et la « prose » théâtrale de LOtage ou du même Soulier. Mme van den Bergh met aussi en garde contre lextension indiscriminée du terme « verset » à toute lœuvre poétique et dramaturgique de Claudel. Elle indique parallèlement que sa célèbre théorie du ïambe fondamental ne trouve une authentique application que tardivement, dans le vers binaire Soulier de Satin.

Pascal Lécroart signale pour sa part lomniprésence de la notion de « ïambe fondamental » dans les travaux des critiques qui tâchent de définir le vers de Claudel et den trouver une application dans sa poésie. Lauteur montre comment, en fait, la signification donnée au mot « ïambe » par Claudel est plutôt « discutable et précaire » et cela dans loptique dun écrivain qui refuse toute « rigueur dans la conceptualisation de sa pratique » (p. 150) de lécriture. M. Lécroart tente plutôt de définir le vers de Claudel à partir de sa structure, externe et interne, et démontre ensuite linfluence quun article du pédagogue Louis Marchal a sans aucun doute eu sur les Réflexions et propositions sur le vers français (une version manuscrite de cet article a été retrouvée dans les archives claudéliennes). La lecture de Marchal conduit Claudel à redéfinir la notion même de ïambe, non plus dans les termes initiaux de timbre, mais de rythme, débouchant sur une « mise à plat binaire du vers » (p. 171) des drames claudéliens.

Christelle Reggiani se propose de montrer que, si dun côté, notre auteur dédie peu despace dans ses écrits théoriques à la langue française considérée diachroniquement, de lautre « la prose et le vers claudéliens proposent une véritable histoire de la langue en acte », qui peut se révéler même dans des raisonnements métapoétiques (que lon songe, par exemple, à léloge paradoxal de la grammaire fait par Don Léopold Auguste dans Le Soulier de Satin). Mme Reggiani étudie notamment la façon dont Claudel « creuse » le moule globalement classique dans lequel il forge ses vers : elle en dégage les principaux archaïsmes lexicaux

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et syntaxiques, montrant ainsi la démarche à la fois conservatrice et innovatrice du dramaturge.

Dans un article très technique, Fréderic Calas étudie les phrases dites clivées et pseudo-clivées du Soulier de Satin, insérant le tout dans le cadre théorique de lanalyse du discours. Le critique montre que les discours des personnages de ce drame croisent un « interdiscours » catholique, visant à communiquer au lecteur une vision précise du monde, celle « catholique » au sens étymologique du terme. Cela se passe notamment par lemploi savant que Claudel fait de la métaphore et du rythme.

Ce volume, de lecture aisée, vient enrichir une bibliographie par ailleurs déjà imposante. Louvrage se signale tout particulièrement par la rigueur de son approche critique, laquelle, tout en respectant les interprétations préexistantes, ne renonce pas à les rediscuter pour atteindre une compréhension linguistique de lœuvre claudélienne de plus en plus affinée.

Luca Barbieri