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Classiques Garnier

[Compte rendu de] La Fleur cachée du No, Catherine Mayaux dir.

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
    2016 – 1, n° 218
    . varia
  • Auteur : Houriez (Jacques)
  • Pages : 111 à 114
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406058984
  • ISBN : 978-2-406-05898-4
  • ISSN : 2262-3108
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05898-4.p.0111
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/04/2016
  • Périodicité : Quadrimestrielle
  • Langue : Français
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LA FLEUR CACHÉE DU NÔ

La Fleur cachée du Nô, textes réunis et présentés par Catherine Mayaux, « Route de la Soie », Honoré Champion, 2015, 166 p.

Catherine Mayaux a réuni sept textes illustrant la notion exigeante de « fleur cachée » du nô. Leur présentation suggère, non la juxtaposition darticles traitant dun même thème, mais le développement dun ouvrage écrit dune même main, allant dune perception globale à une pénétration graduelle de ses caractéristiques essentielles.

Son avant-propos rappelle que le tragique du nô est un accompli et que nest dévoilé au spectateur que le songe dun de ses protagonistes. Il est le flou du rêve et lextension de limaginaire.

La fleur suppose en outre lexpansion et la pénétration du parfum. Cachée, elle relève dune beauté unique inaccessible au grand nombre.

Chez Zeami, selon Haruo Nishino, le charme subtil dune beauté intemporelle cultive la danse et le vaste registre de lonirisme introduit le démoniaque. Le nô est porté par le trio indissociable de lacteur, de lauteur et aussi du spectateur dont lœil et la collaboration assurent laccomplissement du drame.

Zeami appelle « fleur » létat zen dabsence, de conscience et de non-conscience dans lequel la complicité de lacteur et de lauteur plonge le spectateur. Haruo Nishino illustre par lanalyse de quelques-unes de ses œuvres comment les trois styles de la fleur « merveilleuse », de la fleur « altière et profonde » et de la fleur « sereine » répondent à la même atmosphère zen.

Akinobu Kuroda adopte une approche philosophique pour étudier le geste dans le nô. Partant de lopposition entre la liberté et la forme, il distingue la fleur authentique, essence même du théâtre nô de la fleur dun moment qui relève du charme, du don inné ou de lhabileté de lacteur. Mais sur scène, dans la pratique de lart théâtral, lopposition sefface, et il nest plus quune seule fleur, la fleur éternelle, manifestation éphémère de lessence de la nature.

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Si lacteur, par lacquis de lenseignement, peut posséder plusieurs formes, il nest pour lui que cette seule fleur dans la possibilité de se donner une infinité de formes vivantes. Cest la fleur dun présent éternel qui, secrète et voilée, indicible et invisible dans la disposition de lesprit, se manifeste de cœur à cœur.

Jean-Michel Butel situe le nô dans le contexte japonais du couple uni dans lidéal du vivre ensemble. Il analyse comment le nô a pénétré et structuré par le chant la cérémonie du mariage japonais. Le nô Takasago exalte lidéal du vivre à deux, du vieillir ensemble sans confusion. Un couple de vieillards chante deux pins appelés « mari et femme » parce que, nés dune même souche, ils vivent unis. Or, ils sont séparés par une baie et distants de plusieurs kilomètres. Les deux vieux époux sont les esprits de ces arbres que la distance ne peut séparer.

Ayako Nishino étudie la réception du nô en Occident dabord jusquaux années 1930. LOccidental observe dabord le nô selon les critères de sa propre culture, en insistant sur son caractère dart complet. Après 1900, louverture du Japon permet le progrès dune connaissance réciproque. Puis on explore la valeur littéraire et, enfin des années vingt à trente, se produit un véritable approfondissement par des études spécialisées.

Proches du symbolisme, Pound, Yeats et Claudel sattachent au nô onirique qui les ouvre au surnaturel et Brecht, au nô du réel. Pound et Yeats ont tous deux adapté un drame de Zeami, Nishigiki, représentant deux amants séparés jusque dans la mort, mais libérés de cette malédiction par un prêtre itinérant.

Claudel sinspire du nô sans précision de source. Il réalise la synthèse des arts, poésie, musique et danse, sinspire déléments concrets de la scène japonaise, lenteur du geste, participation spirituelle du spectateur. Et linfluence du nô sur son théâtre se précise à partir du Livre de Christophe Colomb (1927).

Sinspirant du nô du monde réel, Brecht privilégie le didactisme et la distanciation par la séparation radicale des éléments, tels que tableaux et musique.

Après 1930, à lexemple de Claudel, on écrit des nôs à partir de son expérience personnelle de spectateur et en relation avec sa propre esthétique.

Le nô, va nous dire Philippe Forest, cest « Quelquun qui revient ». Claudel le sait. Mais il ne retient que ce qui est déjà dans son esprit, et cest « venir ». Dès son premier théâtre, la Princesse de Tête dOr, image du spirituel affrontant la violence, ne revenait pas, elle venait du pays

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« Je dors » où la retenait, comme, plus tard, la Sagesse du Festin de la Sagesse et la Fiancée du Cantique des cantiques, un sommeil immémorial.

La révélation du nô nen a pas moins été déterminante. LAnge du Japon dans la troisième Journée du Soulier de Satin est le Japon tout entier. Il est la spiritualité dun théâtre inspiré du nô et devenu tout entier lAnima claudélienne. Il apporte dès lors lapaisement. Loin de la violence de Tête dOr, Christophe Colomb II lit à Christophe Colombe I le Livre du sens de sa vie. La dramaturgie tout entière est devenue porteuse du spirituel.

Par lérudition de ses « Notes sur nô de Paul Claudel », Shinobu Chujo fait revivre la pensée de lauteur, ainsi lorsque la porte du théâtre nô évoque « la porte » quatteint Tête dOr, tout en étant aussi le seuil pascal et la porte ouverte à lintervention des forces obscures de LOrestie. On retrouve également les multiples aspects de la parenté entre le nô et lensemble du théâtre claudélien comme lors de lévocation des rêveurs de Tête dOr, waki attendant la Princesse, ou du rapport entre rythmique claudélienne et flûtes et tambourins.

Les indications incisives sur la scène confortées par des croquis précis permettent de pénétrer les textes, avec des aperçus saisissants, comme, à propos du geste, lors de la séparation du père et de la fille dans la pièce Kagekiyo (lAveugle).

On peut aussi apprécier comment son rapport avec des érudits comme Micciolo, Revon, Péri, Migeon, permet à Claudel de découvrir son originalité.

Lérudition de Dominique Millet-Gérard nous mène par un autre chemin à la compréhension de lœuvre. Elle relève dabord les lectures de Claudel : Waley, Péri, Renondeau. Elle le met ensuite à lécole du nô et de sa stylisation savante. Létude de son rythme, de sa musique lui découvre son caractère rituel et sacré, ainsi que sa psalmodie impersonnelle qui le rapproche de la liturgie catholique. Comme, enfin, il a vécu la situation de Partage de Midi avant de la mettre sur scène, il a pu composer un nô avant peut-être davoir su ce que cétait. La mesure et lextrême lenteur avec lesquelles la Princesse de Tête dOr, dans son étrange pantomime, savance, son éveil les yeux fermés, lattitude des veilleurs qui les apparente au waki, sa gestuelle de rêve ou de pacte hypnotique, son costume de scène quasi liturgique renvoient à léveil de la Sagesse conçue, elle, bien après la découverte du Japon.

Dans ses « notes sur le nô », le regard de Philippe Forest suscite le kaléidoscope dune vue densemble sur le nô. Il appelle les témoignages

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de René Sieffert, Noël Peri, Ernest Fenellosa pour nier lésotérisme de Zeami et affirmer lénigme insoluble dont procède la parole littéraire. Lignorance de la langue et des codes a permis paradoxalement aux écrivains européens daccéder au cœur de lexpérience dramatique du nô. Ils lont rêvé et de ce rêve est sortie une part de leur œuvre.

Rien narrive quune vision révélatrice de lombre dun passé dont le spectateur doit partager le désir. Philippe Forest sappuie ensuite sur le théâtre et sur la vie de Zeami pour révéler le secret du nô, celui de lart même qui na dautre raison dêtre que de manifester une magnifique absence.

Et peut-être estimera-t-on que cette alternance de regards japonais qui donnent du nô une perception directe, et français qui, vu lignorance de la langue et des codes, suscitent le rêve, en constitue une approche originale et une perception neuve.

Jacques Houriez