Aller au contenu

Classiques Garnier

Claudel en situation(s)

21

CLAUDEL EN SITUATION(S)

Deux citations, prises dans Tête dOr et La Ville :

Fouillez mon cœur ! et si vous y trouvez

Rien autre quun désir immortel, jetez-le au fumier, faites-le manger par les cloportes !

Je ne parle pas selon ce que je veux, dabord le souffle mest enlevé !

Et de nouveau, de lexistence de la vie se soulève le désir de respirer !

Et jabsorbe lair, et le cœur profond, baigné,

Il dit, et je restitue une parole ;

Et alors je sais ce que jai dit. Et telle est ma joie.

Mais, troisième citation, bien plus violente, tirée de Ténèbres :

Je suis ici, lautre est ailleurs, et le silence est terrible :
Nous sommes des malheureux et Satan nous vanne dans son crible.

Je souffre, et lautre souffre, et il ny a point de chemin
Entre elle et moi, de lautre à moi point de parole ni de main.

Rien que la nuit qui est commune et incommunicable,
La nuit où lon ne fait point dœuvre et laffreux amour impraticable.

Je prête loreille, et je suis seul, et la terreur menvahit.
Jentends la ressemblance de sa voix et le son dun cri.

Jentends un faible vent et mes cheveux se lèvent sur ma tête.
Sauvez-la du danger de la mort et de la gueule de la Bête !

Voici de nouveau le goût de la mort entre mes dents,
La tranchée, lenvie de vomir et le retournement.

Jai été seul dans le pressoir, jai foulé le raisin dans mon délire,
Cette nuit où je marchais dun mur à lautre en éclatant de rire.

Celui qui a fait les yeux, sans yeux est-ce quil ne me verra pas ?
Celui qui a fait les oreilles, est-ce quil nentendra pas sans oreilles ?

Je sais que là où le péché abonde, là Votre miséricorde surabonde.
Il faut prier, car cest lheure du Prince du monde.

22

On ne lit pas Claudel : on le subit. On le subit ou on le refuse. Tout dun bloc comme bloc de ciment armé. Je nai jamais su refuser le vieux bonhomme. Je lai reçu comme un violent coup à la tête, de ceux quon opère sous le nom de traumatisme crânien. Or ce nest pas seulement le crâne lengagé dans laffaire, mais cest le cœur aussi. Parfois tous les printemps du cœur à la fois. Oui, jai peu résisté, toute résistance savérant pour moi inutile dès les trois premiers mots, inutile face à ce diable dhomme pestilentiel, tous dards dehors. Ah ! Claudel…

Lhomme est grand et grandiose à la manière de lunivers quil est et quil prétend doubler par sa parole. Cieux, étoiles, arbres, lumière(s) et nuit(s), culture et fleuves, jardins et civilisations, églises et temples, espaces et temps, divinités et saintetés, désespérances et farouches exaltations, muses formidablement chanteresses, femmes aux rayonnantes déchirures, affaires impures des hommes et la dévastation de ceux-là par tous les déserts cruellement épanouis de leur cœur, retour des siècles à la façon des hautes vagues et leur rupture, oui, la rupture des temps, du Temps, par de léternité avide, assoiffée et goulue, toutefois délicate, lys, aubépines en fleur et la plus vaste rose nourricière du grand Tout, parfumée par son essence de beauté don ne sait quelle limpidité ineffable, par ailleurs élévations et cataclysmes les unes aux autres se faisant répons, verbes et adverbes, rimes et assonances se pourchassant dans létendue vibratoire comme cavaliers dinsaisissable Mongolie, chastes et la lame ensanglantée dans le poing serré triomphal, Tête dOr tant de fois vu et revu et pour qui tout est action, est obsession, est création, Mesa et Ysé, dans leur rayonnement vide et débordant damour comme sils avaient été rêvés par saint Augustin qui énonce, intuition saisissante qui se vérifiera égale dans le prodigieux déconcerté concert du Partage de Midi : « Il ny a pas deux amours », La Jeune fille Violaine, traquée en ses multiples versions à face complexifiée, simplifiée, amplifiée, puis rendue, aveugle et radieuse, au miracle acté par lespérance : le don de ressusciter les morts. Je dis aussi, parmi ces puissants détails mémoriaux/immémoriaux, lintervention de Madame la Lune, liseuse dinvisible à Mogador arbitrant le plus haut débat qui soit entre Doña Prouhèze et Don Rodrigue, le poids dappoint de cette histoire dâmes éternelles jetées dans lincendie de lêtre étant un soulier de satin… Au centre de cela qui est théâtre et vérité, masse énorme et bougeant comme la mer sous la lame inflexible de lépée, il y a un fait de mémoire, rien quun fait de mémoire ! Mémoire du deuxième

23

pilier à droite du chœur de Notre-Dame soudain entré comme un poignard dans le cœur labouré de Paul et lentement, longuement, opérant. Paul au centre de son jardin qui est le monde, celui de toujours. Celui de saint Thomas et de certain Arthur Rimbaud, lequel multiplie lillumination indiciblement reçue par Paul de ses propres illuminations. Claudel au milieu de tout cela comme un sanglier interdit. Ses yeux dadmirable amande bougeant comme essoufflés dans la chute de la lumière des lustres. Noël, Noël tombant sur le jeune et lumineux sanglier. Sacré Claudel !…

Avec ce poète cosmique (et, à loccasion, comique), il ne faut pas hésiter, ni même une seconde, à user avec excès de points de suspension et de points dexclamation. Suspension quand la respiration à double forge pulmonaire sarrête, coupée par des ciseaux, devant la splendeur dun paysage, de scènes infiniment furieuses rendues soudain tendrement muettes et mystérieusement verdoyantes, dun chant lointain dans le claquement mouillé dune voile, « comme une voix de femme et dange ». Lexclamation, avec Claudel, est toujours au bout de la plume : cest un émerveillé qui jamais ne sait retenir pour lui un ravissement, le plus souvent dépassant de loin lobjet provocateur de lexcès dexaltation pour rebondir en battement de tambour ou en improvisation à la clarinette dun bord à lautre de la toile affective et mentale que Paul Claudel tend à travers les espaces et les temps comme le fit Rimbaud avec ses « guirlandes dor » tendues sur lesquelles il dansa. Jai moi-même connu ce genre de rebondissement spectaculaire en qui la manifestation naturelle se convertit en expansion cosmique. À titre dexemple, Claudel a rencontré lui aussi, lui dabord, le puissant fleuve Iguassu au point de jonction du Brésil, de lArgentine et du Paraguay, ajoutant ses torsades de boue rouge à la précipitation dans le vide de ses cascades vertes rebondissant dune corniche dressée darbres (palétuviers ?) à lautre corniche surélevée en sorte que la planisphérité du monde semble, soudain, jaillir en verticalité de colonne. Le poète écrit dans Cent phrases pour éventails :

Au

travers

de

la

cascade

une

longue fée horizontale

verte et rose

joue de la

flût

e

24

Et cest bien cela aussi, ce chaud et froid, quil me semble, lecteur exposé, percevoir dans la langue si brûlante et si magnifiquement glacée des Cinq Grandes Odes ainsi que dans celle, moins exhibée et plus refermée sur son énigme, de La Cantate à trois voix. Je le note au passage : je suis de ceux qui croient fermement que cest dans la contemplation auditive de la nature que ce poète hors norme a recueilli les éléments sonores du frémissant, du si vivant tissu musical qui constitue lun des ensorcellements de son écoute. Jai le plus souvent lu Claudel à voix haute et, si même à voix basse, la langue au niveau de loreille interne déploie son volume en ses modulations nerveuses ici suspensives, là exclamatives. On doit sarrêter, au passage, sur la mesure sonore privilégiée par le poète : Claudel, à la manière de Max Jacob, déteste le « entrer en alexandrin », rythme contraignant et souvent, sauf chez ladorable Racine, paré dartifices, côté cour.

Donc, horreur du douze, sauf chez Jean Racine, poète musicien, dune autre façon que Claudel, mais cependant homme de feu comme Claudel. Valéry, alexandriniste et dodécasyllabiste, qui assure que si le rythme dun des vers de la pièce leût exigé, Racine aurait modifié tout le caractère de Phèdre, Valéry ne semble pas avoir été attiré et séduit par le verset claudélien. Le chiffre impair est celui de la divinité trinitaire, le cinq, le sept, le neuf, chiffres bibliques et légendaires, et ils fascinent lauteur entre autres des Sept contre Thèbes. Est-ce de ma part jouer avec les Chiffres et les Nombres dont Baudelaire certifiait quon nen sort jamais ? Pour Claudel qui lénonce dans Cent phrases pour un éventails :

quil y ait

Il faut

dans le poëme

un nombre

tel

quil empêche

de compter

Il dit aussi :

Aucun

nombre

mais

une odeur

indivisible.

25

Dans ces soupirs évasifs un art poétique complet respire. Dune certaine façon, les nombreuses pages que le poète a consacrées à son art, si riches, si pleines – avant lintervention surajoutée de la construction théologique et du commentaire dogmatique – sont condensées en ces quelques mots irrécusables.

Claudel est un homme de feu. Lest-il aussi, de larmes ? Pleure-t-il ? Il pleure comme ça pleut, si cela consent à pleuvoir. À vrai dire, la pluie ne me paraît pas son élément à la manière dont le sont précisément le feu, la terre, la mer. Monsieur lAmbassadeur pleure peu, sil tonne beaucoup et si, comme le vent, il mugit dans les branches merveilleuses qui lui sont versets et phrases. Qui jamais, sachant pleurer au très petit matin mouillé (cest mon cas), lui pardonnera sa sœur Camille ? – Qui ?

Paul Claudel toute sa vie a plaidé pour lunité de lhomme, à juste titre. Il nexiste pas dans lhomme daspect métaphysique qui serait opposé et opposable à lhomme physique lancé dans son activité professionnelle ou sociale et délié de tous ses autres engagements. De sorte que ce ne serait nullement attenter à cet homme qui sait quil sera interrogé, fondamentalement interrogé, que de le peser à son plus juste poids en faisant appel à ses siens critères. Or cest un diplomate réussi que notre grand bonhomme seigneurial, un homme de carrure et de carrière, un calculateur. Ce ne fut pas le cas de Saint-John Perse malgré la combinatoire habile de son pseudonyme sur laquelle avec émerveillement – et non sans sourire – jai écrit. Au contraire de lautre grand poète, Claudel ninvente pas a posteriori de rapports diplomatiques prophétiques et simulés. Il y a des naïvetés persiennes dont il se garde bien et dailleurs je ne sais pas en quelle réserve destime il pouvait, lui, tenir son cadet qui est une très belle fabrique de très haut style – mémorable et chantourné. Lui, le massif Claudel, est un ambassadeur qui tient bien sa boutique et ses livres de compte, précis et clairs, ayant suspendu dans son arrière-boutique le portait de Pétain pour le temps de Pétain et celui de De Gaulle pour le temps de De Gaulle (le procès dopportunisme diplomatique naura heureusement pas lieu et Claudel aura sa messe officielle à Notre-Dame et des obsèques nationales aussi méritées que celles de Paul Valéry quelques années auparavant : la France victorieuse avait le plus urgent besoin de sortir ses grands hommes). On peut même faire mieux quand on est un immense poète tout mêlé à la langue de France : on peut avoir sur ses rayons, pour les temps facétieux et populaires, un « cochon tricolore » à écrire un jour en association avec un poète de belle faconde, Jacques Prévert, dont le nom à consonance

26

médiévale sonne juste à loreille. Grand diplomate par ailleurs, Claudel lest. On ma certifié que ses rapports minutieux, structurés, rationnels et limpides, étaient proposés en modèle aux aspirants au Quai dOrsay – notamment sils abordaient des sujets économiques. Claudel fut, en effet, le premier à donner à léconomie toute sa place dans le présent et le futur des communautés humaines. Entre Chine et Brésil, États-Unis, Allemagne ou Bruxelles, il avait vu venir, lui, le passionné de denrées et marchandises, notre modernité obsédée. Il lève les yeux vers le ciel et le ciel lui-même est – saisissante métaphore – vivant produit. Il écrit dans Chant à cinq heures, première version de la dédicace de Tête dOr, en conclusion de ce beau poème régulier :

Je vis ! Viennent la pluie et le temps ! Insensible,

Portant ma destinée et sachant mon délai,

Je marchais en riant sous le pays horrible

Des astres que traverse une route de lait.

Ainsi est le jeune Claudel et le moins jeune, piéton dun ciel aussi physique que symbolique, lui, tout en avançant le front têtu (ce large front quil a et quil eut) jette les filets serrés de ses mots dans lair et son contenu insaisissable et que voici, air, saisi et chanté et la dispersion des mots, la voici, transmutée en parole. Cela se passe toujours ainsi avec lui dans les plus éclatants de ses textes et ils sont nombreux !

Nombreux, solaire, stellaire, ombreux Paul Claudel !

Je le rencontre la première fois à la sortie du long cheminement qui me conduit dune étape fabuleuse à une non moins fabuleuse étape. Jai vingt ans et je suis torturé par la nostalgie en moi de la grande création poétique. Je vais, ému, bouleversé et plein de larmes rentrées, dun vulnérable à lautre, de Gérard de Nerval à Charles Baudelaire et de Stéphane Mallarmé à ladolescent de tous les mystères : Arthur Rimbaud. À la sortie de lirradiant tunnel, cest Paul Claudel qui maccueillera et, presque aussitôt, Guillaume Apollinaire, puis Pierre Jean Jouve dont je deviendrai le familier, puis Henri Michaux, lynx feutré, puis René Char. André Breton, le très ombrageant André Breton, occasionnellement. Occasionnellement le premier Éluard. Les Romantiques allemands sont partout autour de moi assis en cercle sur des trônes de lumière. Le Maître à Saïs fut linoubliable initiateur de mes vingt ans baignés du soleil noir de la mélancolie, linitiateur qui me tint la main et me présenta chacun et me présenta à chacun : Gabriel Bounoure. Très vite, jai échangé avec

27

ceux de ma génération : Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Michel Deguy. Des compatriotes francophones, aussi : un sylphe, Georges Schehadé ; un neveu direct de Nerval, enfermé lui aussi dans le triple cercle infernal de la schizophrénie, Fouad Gabriel Naffah ; un poète syrien, bientôt libanais, commençant son trajet, faustien et adamantin, remuant de fond en comble la langue arabe pour la régénérer : Adonis ; loin à Bagdad, fils du parti communiste iraquien et dieu enténébré du petit fleuve Djaykour dans le pays des grands fleuves mythiques, le Tigre et lEuphrate : Badr Chaker es-Sayyâb, pauvre parmi les pauvres et dont je traduirai, le moment venu, la parole éclairante et noire. Voici cités les plus importants noms de ma généalogie poétique : Claudel que peu de mes amis aimaient habitait lor dun cadre. Les plus aigus dentre nous à Paris se murmuraient le nom de Paul Celan, rencontré par moi cinq ou six fois, simprégnaient de son œuvre incandescente et cendreuse où des bouts de parole continuaient à brûler, marquant la main et marquant le cœur. Les camps de la mort existèrent pour moi par lui. Il ne put éteindre lincendie inextinguible qui le dévorait quen se jetant dans la Seine.

Ma première lecture dun poème claudélien, dun style sentimental et suranné, fut – proposée à mon attention par mes maîtres jésuites de lUniversité Saint-Joseph de Beyrouth – La Vierge à midi :

Il est midi. Je vois léglise ouverte. Il faut entrer.

Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.

Je nai rien à offrir et rien à demander.

Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.

Cest bien. Cest gnangnan, comme on dit. Mon professeur à barbiche soignée et bésicles dor aimait ça. Je naimais pas ça. Les jésuites, dailleurs, naimaient pas beaucoup Claudel dont ils se méfiaient : trop rutilant, trop contradictoire, trop compliqué, trop chargé dinterprétations théologiques parfois difficultueuses et peu déchiffrables, trop jésuite en somme. Avec le surgissement de la Femme qui vient brouiller la netteté du paysage. Son langage leur paraissait amphigourique. On peut faire plus simple. Ils lui préféraient de loin Charles Péguy, autre poète honnêtement chrétien et, de toute façon, privilégiant, comme eux, la marche à pied. Charles Péguy, lauteur des Tapisseries, tout en me semblant un piéton émérite de lalexandrin tiré en avant de lui-même par un automatisme entraînant, me permettait de respirer avec plaisir lair

28

de la campagne et des labours de France, de la nef de France, de la rose joaillière de France. Moi, je préférais la limpidité haut tenue de lair himalayen, lair de Claudel. Salah Stétié, lapprenti-bachelier des Pères jésuites, jeune musulman égaré là, voulait bien faire dix kilomètres derrière Péguy. Mais à la borne 10, il calait et regardait ailleurs. Claudel était père spirituel et vache harmoniquement nourricière, pas Péguy. La poésie passe par des conduits obscurs et cest par ces conduits quelle donne sa nourriture dénigme et de mystère à lâme des hommes, cette affamée. Instantanément saisissable est la poésie de Péguy. Éthique, généreuse, acceptante, acceptable. Il avait, pour la conduite de lâme, éclairée dans ses profondeurs par la Petite Espérance (bien plus sage et timide au demeurant, que lEspoir fou de Claudel) inventé un chemin aussi droit quune épée loyale et frémissante. Jétais, déjà à lépoque, un être torturé – double, fuyant, tourné contre soi-même – ambigu. Comme un cultivateur dopium, mais dun opium lucide, je cultivais, en effet, lambiguïté, qui était loin dêtre pour moi le mol oreiller que lon sait – oreiller de béton plutôt avec des chutes dans le vide. Chaque fois que nécessaire, cest-à-dire souvent, je colmatais à la hâte ces vides – qui se reformaient plus loin. Jai pour le vide, dont on dit que la Nature le hait, une appétence surnaturelle. Le Vide, le Nada : le désert mystique. Claudel ni Péguy nont pas eu affaire au nada. Leur monde est plein comme un œuf. À lépoque où je découvrais moi-même le nada (javais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que cest le plus bel âge de la vie), je découvrais un familier du nada, limmense Pierre Jean Jouve, un poète très proche de mon cœur dalors et de maintenant, un sensuel de la privation, chrétien comme Claudel et comme Péguy, mais qui ne fréquentait pas la sainte Table, sa religion sétant nouée en lui autrement. Sa sensualité dévorante faisait de la Femme, de la femme aimée, lobjet et le lieu du sacrifice, sacrifice consenti. Celui de Thérèse dAvila, enfermée dans son nada choisi et élu, de Paulina 1880, de Lisbé, dHélène et de quelques autres surgeons de la voluptueuse aridité. Il écrit :

Hélène

Que tu es belle maintenant que tu nes plus

La poussière de la mort tas déshabillée même de lâme

Que tu es convoitée depuis que nous avons disparu

Les ondes les ondes remplissent le cœur du désert

La plus pâle des femmes

Il fait beau sur les crêtes deau de cette terre

Du paysage mort de faim

Qui borde la ville dhier les malentendus

29

Il fait beau sur les cirques verts inattendus

Transformés en églises

Il fait beau sur le plateau désastreux nu et retourné

Parce que tu es si morte

Répandant des soleils par les traces de tes yeux

Et les ombres des grands arbres enracinés

Dans ta terrible Chevelure celle qui me faisait délirer.

Là aussi, nous avons affaire à la poésie la plus grande. Et aussitôt pour moi la question se pose : Jouve pouvait-il aimer lautre parole, celle de Claudel lambassadeur ?

Jai été ambassadeur. Jai écrit de la poésie, jécris toujours, plus que jamais, une poésie qui nest pas poésie dambassadeur : poésie que je veux et que je crois inapte à quelque concession que ce soit susceptible de porter atteinte à lessence de la rébellion furieuse de la langue quand elle porte, cette langue, le sens enfin libéré du monde, quand enfin elle parvient à répondre à sa façon, ici douce, ailleurs entêtée et têtue comme une grande chèvre métaphysique à la fondamentale question posée une fois pour toutes par Mallarmé : « Quest-ce que cela veut dire ? » Quils sachent ou pas que ce qui leur est demandé, cest de répondre à cette question, quils le fassent directement ou indirectement, méditativement dans lespoir, ou coléreusement dans la flamboyance du désespoir, tous les poètes qui à mes yeux comptent sont dans ce cas de figure : celui que Claudel lui-même a placé au centre de son art poétique. Les retenues de ma profession – indispensables, inévitables retenues – ne mont jamais contraint là où je me devais à ma seule création : je suis resté dix ans sans rien publier, pendant la guerre civile libanaise, cela plutôt que de céder à des atténuations ou à des faux-fuyants. Je me disais : Claudel ne laurait pas fait. Je me disais, songeant à dautres diplomates-poètes et dont certains furent mes amis : Pablo Neruda ne laurait pas fait, ni ne laurait fait Octavio Paz, ni Georges Séféris. Lintransigeance est le métal de larmature poétique. Paul Claudel na jamais usé dun métal moindre pour satisfaire à quelque obligation diplomatique que ce ce soit. Je ne crois pas que Pierre Jean Jouve ait pu être insensible chez son aîné à cet aspect de la question, lui qui, par ailleurs, partageait avec le poète des Cinq Grandes Odes le sens de la complexité du rôle de la femme dans le salut de lhomme et celui de lunivers. Il y a, chez lun et lautre des deux puissants formulateurs, un point de convergence quil convient de souligner, si différents par ailleurs fussent leurs chemins. Les réunissait aussi la langue, la grande langue employée par lun,

30

Claudel, avec largesse et jubilation, par lautre, Jouve, avec une exiguïté dapprofondissement en entaille ; chez lun et lautre cependant langue de haute matinée heureuse, si même parfois – souvent – désignatrice dun malheur.

Jaurais encore à dire sur Claudel, sur son goût pour la possession matérielle par exemple, si souvent sublimée chez lui par lor apparu symboliquement. Il écrit dans ses Cent phrases ceci :

Verse

un vin pur

et

un or

intellectuel

À mon sens, ce beau programme na pas été tenu. Le vin a été gâté par la glose qui a occupé une grande partie de la production mentale dun poète qui sest donné un jour mission dinterroger la Croix, dinterroger la Bible, dinterroger lApocalypse, dinterroger lÉglise, dinterroger le Cœur et tout linterrogeable. Textes souvent admirables, parfois chargés de poésie, mais cette herméneutique sainte nest pas pour moi. Je ne suis lhomme daucune église ni daucun temple et la parturition transgénique nest pas mon fort. En revanche, je suis infiniment sensible à Claudel interrogeant les pays (la Chine, le Japon), ou bien se perdant, et nous avec lui, dans la merveilleuse peinture du Nord que lœil écoute. Ici je retrouve la lumière qui, elle aussi, est dor. Je me souviens dun propos peu connu de Jouve auquel je souscris (mais pas à léglise « fruste »), propos tiré dApologie du poète, suivi de Six lectures (Fata Morgana / Le Temps quil fait, 1987) : « Paul Claudel est une église fruste, haut placée, sur un pays de force et dangoisse. En dépit du siècle, en dépit de toute réussite, il est un grand pauvre, attendant de Dieu sa nourriture. »

Salah Stétié