Aller au contenu

Classiques Garnier

Camille Claudel, folie attestée, folie contestée

73

CAMILLE CLAUDEL,
FOLIE ATTESTÉE, FOLIE CONTESTÉE

La récente diffusion, sur la chaîne Arte, du film de Bruno Dumont consacré à Camille Claudel, nous conduit, à distance de lémotion quil a suscitée à loccasion de sa sortie en 2013, à interroger ses présupposés à la lumière du mythe dont il se fait le relais.

Folie attestée, folie contestée

Le film de Bruno Dumont : Camille Claudel 1915, nous introduit dans lunivers asilaire de lartiste internée depuis mars 1913. On la voit vivre, on lentend sexprimer. Juliette Binoche donne corps à la disparue. Une fiction naît, à travers laquelle se repose la question de la folie de lartiste, toujours ouverte telle une plaie.

Mais pourquoi reste-t-elle ouverte, au regard des témoignages et faits concordants qui lèvent le doute sur le diagnostic ? En septembre 1909, au retour de Chine, Paul Claudel qui na pas vu sa sœur depuis 1905 note dans son Journal : « À Paris, Camille folle. Le papier des murs arrachés à longs lambeaux, un seul fauteuil cassé et déchiré, horrible saleté. Elle, énorme et la figure souillée, parlant incessamment dune voix monotone et métallique. » Peu de temps après, il reçoit delle une lettre où éclate son délire à travers laccumulation des exemples prouvant quon la pille, quon la vole, quon senrichit sur son dos, par les moyens les plus extravagants : le gamin qui lespionne en lui apportant du bois, la femme de ménage qui verse un narcotique dans son café, les « huguenots aussi malins que féroces » se sont alliés pour que lartiste fournisse « des idées » à Rodin et à sa clique, « connaissant la nullité de leur imagination1 ».

74

Marie-Victoire Nantet

À ce thème délirant fait écho, à la même date, le refus de lartiste dexposer à Prague car « [elle] na rien du tout ». Et dajouter : « depuis deux ans je ne fais plus de sculpture ». De fait, en 1907, linspecteur des Beaux-Arts, Armand Dayot, se réjouit davoir découvert une œuvre « toute faite » dans latelier de Camille, ne pouvant lui en commander une nouvelle « que, présentement il lui est impossible dexécuter ». « Le don dinventer » dont Paul Claudel fait, en 1905, ladmirable éloge dans son essai : « Camille Claudel statuaire » sest épuisé. À linspiration succèdent les destructions. En 1912 « elle nous a écrit avoir brisé tous ses modèles en plâtre, et brûlé tout ce quelle pouvait pour se venger de ses “ennemis” » précise Marguerite Fauvarque (une parente de lartiste) à lhistorien Jacques Cassar, si honnête et scrupuleux dans lenquête pionnière quil mène vers 1970 sur les causes et manifestations de la psychose paranoïde de Camille Claudel2.

Elle se vérifie de façon poignante dans la logorrhée de lartiste, transcrite le jour de son internement à Ville-Évrard par le Dr. Truelle (en charge de son admission). Les hantises ressassées depuis des années se coordonnent sous le signe de la haine et de la peur de Rodin, le fou sadique, le violeur de petites filles, lempoisonneur, lhypnotiseur, le soudoyeur. À lissue de la première observation protocolaire – confirmée par les deux suivantes, au cours de la même journée – le diagnostic simpose aux médecins : « Délire systématique de persécution basé principalement sur des interprétations et des fabulations ». Linternement sollicité par Louise Athanaïse Claudel (la mère de Camille) sur la base dune demande de placement volontaire, est validé3.

Mais quimporte à Camille Claudel ! Non pas que son état lui échappe tout à fait. Quoique aveugle à son délire, la recluse en loques du quai Bourbon a conscience de son effondrement. « Quest-ce que cétait ce personnage hagard et prudent, que lon voyait sortir le matin pour recueillir les éléments de sa misérable nourriture ? » se souvient son frère auprès de qui les voisins sétaient plaints. Telle que les autres la voient, elle se voit aussi : « ma maison est transformée en forteresse : des chaînes, des mâchicoulis, des pièges à loup derrière toutes les portes témoignent du peu de confiance que jai dans lhumanité ». À travers sa souffrance, Camille pressent que la situation ne peut pas durer. Elle a eu vent des démarches pour « la faire enfermer dans une maison de fous », écrit-elle

75

le 10 mars 1913 – jour de son internement – à son cousin Charles. Dans lattente de lissue quelle redoute, elle « se rapetisse le plus possible », mais cest en vain. Du jour où on lenferme à Ville-Évrard jusquà sa mort trente ans plus tard à Montdevergues, il ne restera plus à lartiste sur qui sest abattue la catastrophe, que la force de sa protestation.

Linternée se dit victime dun enlèvement : deux forcenés lont « lancée par la fenêtre » et « conduite dans une maison de fous ». Elle sélève avec véhémence contre le sort subi. « Je les maudis ceux qui me tiennent dans cette maison de folles, moi qui ai toute ma raison » note la veilleuse dans son rapport du 20 octobre. « Cest Rodin qui se venge et qui veut mettre la main sur [s]on atelier ». Parce que sa protestation véhicule les obsessions de sa pathologie, Camille Claudel nest entendue ni des médecins ni de sa famille. Loin de la libérer, sa parole lenfonce, tout au moins dans le périmètre de lasile, car Camille envoie aussi des lettres. Son cousin Charles Thierry reçoit coup sur coup deux courriers où éclate le désespoir de lartiste retenue contre son gré : « Cest bien la peine de tant travailler et davoir du talent pour avoir une récompense comme ça. Jamais un sou, torturée de toute façon, toute ma vie. Privée de tout ce qui fait le bonheur de vivre et encore finir ici. » Lappel au secours touche dautant plus quil est formulé dans une langue directe et lucide, sans aucune trace de paranoïa.

La suite relève de la dramaturgie. Premier Acte : fin mars 1913, craignant les dénonciations tous azimuts de sa fille folle, Louise Athanaïse Claudel lui interdit, par directeur de lasile interposé, à la fois le libre usage de son courrier et la possibilité de recevoir des visites. Deuxième Acte : cette « séquestration » accrédite auprès de Charles Thierry (quon nautorise pas à rencontrer Camille), le soupçon dinternement abusif. Troisième Acte : Charles Thierry rend publiques les deux lettres envoyées par sa cousine. Ignore-t-il de fait son effondrement psychique ? ou veut-il simplement nuire aux Claudel de Villeneuve avec qui les Thierry de Chacrise sont brouillés ? peu importe au regard de son rôle antique de messager. Grâce à sa médiation, le conflit ouvert par la révolte de Camille a trouvé en la presse locale sa première scène. Le 19 septembre 1913, paraît dans LAvenir de lAisne un article (non signé) sur « lœuvre dun sculpteur génial, originaire de notre département ». Il prend appui sur lessai du poète son frère : « Camille statuaire » – repris dans lhommage rendu à lartiste dans un numéro récent de lArt décoratif – pour déplorer quon lait « enfermée dans une maison de fous » : « Chose monstrueuse et à peine croyable » des hommes se sont saisis, « malgré ses protestations

76

Marie-Victoire Nantet

indignées », de la grande artiste alors « en plein travail, en pleine possession de son beau talent et de toutes ses facultés intellectuelles ». La créatrice renaît à travers le chœur de ceux qui dénoncent une décision inique. En 1913, le chœur séteint vite ; personne, dans le milieu parisien, ny joint sa voix. Sans doute parce que ceux qui lont approchée (son galeriste : Eugène Blot ; ses collectionneurs : Joanny Peytel, Maurice Fenaille, Edmond Bigand-Kaire ; les amis de ses débuts : Léon Daudet, Maurice Pottecher) sont avertis depuis longtemps du véritable état de Camille : « Tout espoir de guérison [est] chimérique » écrit Mathias Morhardt son premier biographe à Rodin en 1914. Il nempêche quune dynamique est née. Deux forces saffrontent désormais dans lespace du mythe propulsé par les récits qui vont sélaborer autour de Camille Claudel : celle de sa psychose et celle de sa protestation.

Quand Camille Claudel apparaît,
ou le beau rôle

Quand Camille Claudel apparaît sur la scène du film de Bruno Dumont, on la sort de son bain en application des pratiques thérapeutiques en cours dans lasile de Montdevergues où lartiste est internée depuis septembre 1914. Se laver devrait lapaiser et aussi la débarrasser de cette crasse maintes fois signalée par les veilleuses dans leurs rapports. Dans son exigeant refus dinventer, le cinéaste resserre le temps de sa fiction sur trois jours pauvres en événements. Si peu de choses se passent en effet dans la vie de linternée telle quelle nous est parvenue à travers ses lettres et ses deux dossiers médicaux. Seuls les lieux diffèrent car on nest pas à Montdevergues (les bâtiments ayant trop changé) mais à Saint-Paul-de-Mausole. Camille Claudel succède à Van Gogh dans lancien monastère converti au xixe siècle en maison de santé. Les malades sont confiées à des religieuses placées sous lautorité dun médecin chef. Leur prise en charge attentive au bien-être de chacun, sinscrit dans la tradition éclairée dEsquirol. Ni brutalité, ni familiarité, le vouvoiement est la règle, les voix sont douces et les gestes sereins. Les frontières sociales nen existent pas moins. Mademoiselle Claudel vit dans le quartier des « pensionnaires ». Par opposition aux indigents, elle a sa chambre. Le salon avec son piano et ses meubles 1880, le jardin

77

dépouillé de lhiver, ont le charme des vieilles propriétés de famille. Le ciel est si vaste, la circulation si facile quils donnent lillusion de la liberté. De lasile, il ne reste que lessentiel : il est habité par des fous et on ne peut pas en sortir.

Face à Camille Claudel à qui Juliette Binoche prête ses traits intelligents, les fous sont incarnés par des handicapés mentaux de la Maison daccueil spécialisée « Les Iris4 ». Le contraste saisissant nest pas inexact. En 1915, lasile de Montdevergues abritait 1500 personnes réparties en divisions selon la classification de lépoque. Aliénés convalescents ou en traitements ; gâteux, idiots ou imbéciles ; épileptiques et déments ; agités en loges, se côtoyaient tout en occupant des quartiers distincts. « Tout cela crie, chante, gueule à tue-tête du matin au soir et du soir au matin » écrit Camille à son frère en 1927 à propos de « ces créatures énervées, violentes, criardes, menaçantes » quil faut « tenir en respect ». Que pèsent lamabilité des religieuses, la complicité des servantes, laffection des débiles, la splendeur de la montagne, la paix de la chapelle, devant la meute des « autres » en qui Camille ne se reconnaît pas ? Doù son retrait ostensible, signifié par les repas quelle prend à part, le banc quelle ne partage avec personne, les quelques mètres qui la séparent de la file pendant la promenade, le regard quelle pose de loin sur la représentation théâtrale.

Mais faut-il sétonner de la présence parmi les fous de celle qui cuit ses pommes de terre dans son coin par peur dêtre empoisonnée ? Quand le jeune interne veut len empêcher, sa réaction brutale révèle lemprise de sa phobie. On ne peut la raisonner et cest en vain que la gentille servante cherchera à la rassurer. Face au médecin chef, dans le cadre de leur échange de routine, Camille parle trop. Son débit haletant charrie tous les thèmes de sa persécution : ses parents sont dans les griffes de Rodin ; le gredin en a profité pour faire donner son héritage à sa sœur ; laffaire était combinée depuis longtemps ; il tient tout le monde dans ses pattes ; son but est de la détruire ; dailleurs tout le monde a intérêt à la perdre ; que lui, le médecin, prenne garde ! la bande à Rodin le manipule aussi.

Au cours du film, la figure crispée de Camille, ses sautes dhumeur, ses larmes inopinées, ses éclats incontrôlables renvoient au mystère de son état. De quoi linternée souffre-t-elle vraiment ? Fidèles à la dynamique

78

Marie-Victoire Nantet

du mythe, les gestes et paroles de lactrice, tout en traduisant sa fragilité psychique, la nient, de sorte quon sinterroge sur son tourment. Cependant on prend partie. « Dégage-toi de moi » crie lartiste à Mlle Lucas la pauvre édentée que le spectateur rejette à sa façon en détournant les yeux, tant la vue des idiots le met mal à laise. Bien sûr que Camille divague parfois, se dit-il, mais pas toujours et cela lui suffit. Refoulant les signes de sa psychose, il partage, avec la révoltée, la douleur de se trouver là, tout comme Juliette Binoche qui déclare aux médias : « [à Montdevergues] elle a toujours refusé de sculpter. Cela aurait prouvé quelle pouvait poursuivre son œuvre enfermée et elle refusait de donner raison à ceux qui lavaient placée là. Camille était une résistante, une révoltée, une féroce ».

En 2013, la statuaire injustement arrachée à son atelier (au dire du chœur de 1913), a trouvé en lactrice un relais dautant plus puissant que cette dernière est très belle. Le visage de Juliette rappelle mutatis mutandis celui de Camille, photographié par César en 1881. Quoique pâle et tiré, il redonne vie à la beauté charismatique de ses vingt ans, inséparable de son génie. La « déchéance physique » de lartiste observée par son ami Henri Asselin vers 1904, son vieillissement prématuré lié à lalcool et aux privations, sa saleté repoussante, ses radotages compulsifs, sa voix métallique, ses maux de dents, sont indécelables. La femme qui « a beaucoup maigri, jaune, lœil brouillé », décrite par son frère en 1915, a disparu au profit de son icône exposée sur les affiches. Le ressort inconscient par lequel la star aux dents éclatantes, peintre à ses heures, épouse la souffrance dune créatrice sacrifiée, aboutit au triomphe posthume de sa protestation.

Quand Paul Claudel apparaît,
ou le mauvais rôle

Avant dapparaître, Paul Claudel annonce sa venue par courrier à sa sœur. Quelle joie pour linternée qui attend depuis des mois son « petit Paul ». Voici le fonctionnaire au costume impeccable, au volant de sa voiture : il sarrête le soir en chemin, sagenouille face aux Alpilles et prie. Voici le poète torse nu : il trace quelques phrases sur un cahier, la nuit dans la chambre dune abbaye5. Au matin, le voyageur entre dans léglise

79

et sincline avec passion devant le Saint-Sacrement. Au sortir, il confie, à en perdre haleine, à labbé en soutane à ses côtés, lhistoire prodigieuse de sa vocation. Litinéraire a pour support les notes laconiques de lécrivain en route vers Montdevergues. À partir des repères tirés des treize visites signalées dans son Journal entre juin 1915 et septembre 1943, le cinéaste imagine. La splendide photo de Paul torse nu (comme Hercule) prise à Rio en 1917, fonde son approche du créateur. Au creux de la nuit, la pensée de sa sœur lhabite : « Dans le fond je suis persuadé que comme la plupart des cas de folie le sien est une véritable possession. Il est bien curieux en tout cas que les deux formes presque uniques de la folie soient lorgueil et la terreur, délire des grandeurs et délire des persécutions. Ça été une grande artiste et son orgueil, son mépris du prochain, étaient sans limites. Cela sest encore exagéré avec lâge et le malheur. Jai tout à fait le tempérament de ma sœur quoique un peu plus mou et rêvasseur et sans la grâce de Dieu mon histoire aurait sans doute été la sienne ou pire encore. Est-il possible de lexorciser à distance ? » Avec quelques coupures, les propos sont repris de la lettre en forme dappel au secours, envoyée le 26 février 1913, par Paul Claudel à labbé Daniel Fontaine. Bruno Dumont y puise les motifs dramatiques à lœuvre dans sa vision archétypale du personnage.

À lorigine, il y a sa foi en Dieu, dont le film décline les manifestations obsédantes. Ceux qui la partagent (ou en ont la nostalgie) seront émus dentendre le Credo adressé à ciel ouvert au Père, par lauteur de la « Prière pour le dimanche matin » (1910) : « Verbe en qui tout est Parole, ce que Vous dites, je le crois » ; ils seront touchés par « léternelle enfance de Dieu », à lui seul révélée, le soir de Noël 1886 à Notre-Dame. La prose somptueuse de Ma Conversion – parue en 1913 – se transmue dans la bouche de lacteur en un discours inspiré. Mais on peut être irrité aussi par lexaltation oratoire du prosélyte, au point de la trouver ridicule. Sous le masque du poète persuadé dêtre élu, apparaît le Moi plein dorgueil quil dénonce chez sa sœur. Le film exploite à fond le jeu de miroirs mis en place par Paul Claudel lui-même. La surexposition de sa foi voulue par le cinéaste, engage le spectateur à lui trouver un écho chez les aliénés. « La manie religieuse » observait déjà avec ironie Amalric le sceptique, au premier acte de Partage de Midi à propos du « pauvre Mesa » convaincu davoir en lui « une grande semence à défendre ». Dune manie lautre. Qui, de Camille ressassant ses certitudes au médecin ou de Paul ressassant les siennes au prêtre, est le plus dérangé ?

Leur échange très attendu a lieu un jour dhiver dans le salon des pensionnaires. Ce qua pu dire Camille en cette fin mai 1915, date réelle

80

Marie-Victoire Nantet

de la première visite du poète à Montdevergues, se réduit à cette note du Journal : « Mieux moralement. Elle me parle avec estime et sympathie des sœurs et des médecins. » Les entrevues à venir ne seront pas plus commentées : « Elle se jette sur ma poitrine en sanglotant » lit-on en mars 1925 et « La tête remplie de ses obsessions, elle ne pense plus à autre chose, me sifflant à loreille tout bas des choses que je nentends pas », en juin 1930. Quant à ses propos à lui, Paul Claudel ne les rapporte pas. À la différence du Journal de Gide le sien est rarement introspectif.

Point dorgue du film, le face à face du frère et de la sœur, révélateur de leur lien, se fonde sur des suppositions. À peine voit-elle Paul, que Camille se précipite en pleurant dans ses bras. Comme le veille, face au médecin, elle parle trop, les hantises semballent, les émotions débordent, elle crie tout à trac sa souffrance dêtre là, son désir de sortir – et vite ! : « mon rêve serait de regagner Villeneuve et de ne plus bouger ». Le flot de paroles a pour source les lettres de lartiste. Lactrice sabandonne au souffle maniaque qui les emporte. On sémeut de lentendre dire du bien de son frère et sinquiéter des siens. Chacun, à la place de Paul, voudrait prendre dans ses bras lhéroïne, pathétique dans sa révolte, et la sortir de là. La belle Camille touche dautant mieux la corde sensible de nos âmes quon est au cinéma. Mais le Paul Claudel du film nest pas comme nous. À la tendresse éperdue de sa sœur, il répond par un mouvement de recul ; à sa supplication, par le rappel de la guerre et du prix élevé de sa pension. Quon les impute à la pudeur, à la gêne, à lirritation, au contrôle de soi, aux codes de lépoque, à lexigence de vérité, le geste déçoit, les mots choquent. Pire encore est lhommage au Tout-Puissant prononcé peu après : « Dieu est partout [] Il ny a rien sur la terre qui ne soit comme la traduction concrète ou déformée du sens qui est dans le ciel6. » Il ne trouve rien dautre à répondre à celle qui se sent abandonnée par le « Dieu des affligés ». Verba volant scripta manent. Aux paroles prononcées par Paul à lheure grave de leur rencontre, à ses paroles perdues, foyer du mystère de leur lien – ses lettres à Camille étant perdues aussi – le cinéaste substitue des propos conformes à la vision, largement partagée (un lieu commun), dun poète « duplice ». Entre la foi et les actes du chrétien, il y a un gouffre que la fiction sapplique à creuser : « Il avait une croix à ses pieds, cétait sa sœur. Il ne la pas ramassée. » En opposant un « lâche » à un être « pur »,

81

Bruno Dumont, sinscrit dans la logique de la plainte de Camille, doù découle la convocation de Paul devant le tribunal de la postérité.

Dans ce procès manque le témoignage des proches. « Actuellement elle ne sort pas et vit, portes et fenêtres verrouillées, dans un appartement dune saleté affreuse ; vous voyez quelle douleur pour mes parents » écrit Paul Claudel dans un passage (omis dans le film) de sa lettre à labbé Fontaine. Sans compter leur peur ! Outre quune personne psychotique est en danger, elle met en danger les siens. Sa présence les mine, même sil ny a pas violence. Jusquà la découverte des neuroleptiques en 1951, toutes les issues naboutissent quà des impasses. Aussi sensible que soit le cinéaste au génie du frère et de la sœur, égal en puissance, à leur solitude en miroir, aux similitudes de leurs caractères, à la parenté de leurs démons, à la disparité de leur vie, quelque chose dhumainement essentiel lui échappe, faute dempathie : la blessure de Paul, ce démuni.

Marie-Victoire Nantet

1 Camille Claudel, Correspondance, éd. Anne Rivière et Bruno Gaudichon, Gallimard, 2003, p. 241-243.

2 Jacques Cassar, Dossier Camille Claudel (1987), nouvelle édition revue et augmentée, Archimbaud Klincksieck, 2011, p. 195-206.

3 Dossier médical, Anne Rivière, Bruno Gaudichon, Danille Ghanassia, Camille Claudel catalogue raisonné, Adam Biro, 2001, p. 304-311.

4 Statutairement, une M. A. S. accueille des handicapés adultes nécessitant laide continue dune tierce personne. Sur le site de Saint-Paul-de-Mausole, existe également une « Maison de santé » qui accueille des malades mentaux.

5 Dans le film, Bruno Dumont a recours à celle de Frigolet, proche dAvignon.

6 Journal, avril-mai 1923. Cette note écrite au Japon fait écho aux propos du Jésuite dans le Soulier de satin en cours de rédaction : « Et ce quil essayera de dire misérablement sur la terre, je suis là pour le traduire dans le Ciel. »