En marge des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2014 – 3, n° 214. Paul Claudel et la guerre de 1914-1918 - Auteur : Benoteau-Alexandre (Marie-Ève)
- Pages : 79 à 83
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812435324
- ISBN : 978-2-8124-3532-4
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3532-4.p.0079
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/01/2015
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français
Hélène de Saint-Aubert, Théâtre et exégèse. La figure et la gloire dans L’Histoire de Tobie et de Sara de Paul Claudel, Droz, 2014.
La « moralité » composée en 1938, généralement dédaignée par les amateurs même de Claudel, trouve en l’ouvrage d’Hélène de Saint-Aubert sa pleine et entière clarification. Loin de se restreindre à l’analyse du drame, celui-ci convoque très largement aussi bien le théâtre claudélien – notamment Le Soulier de satin – que les grands « poëmes exégétiques » qui lui sont contemporains, faisant de l’étude de cette « moralité » l’occasion d’une relecture complète de l’œuvre et de la poétique de Claudel.
L’ouvrage est structuré en deux grandes parties. La première prend pour objet le drame lui-même, dans sa nature de « moralité », c’est-à-dire de genre allégorique indiquant la présence d’un sens second, d’une « intention » du « régisseur ». Il s’agit donc, dans les quatre premiers chapitres, de déployer l’allégorie suivant quatre pistes qui se tressent, se superposent, sans jamais s’exclure l’une l’autre. La première concerne la « structure » du drame et vise à mettre en évidence l’inclusion, au sein de celui-ci, de l’histoire du Salut, de l’Éden « protologique » (scène des Arbres du Paradis) à la Parousie (vision béatifique du vieux Tobie au dernier acte). L’analyse met en évidence la fonction centrale du « désir », desiderium naturale, qui permet de relancer l’histoire des hommes, de faire advenir l’action dramatique. Un deuxième niveau de lecture consiste à lire dans L’Histoire de Tobie et de Sara l’histoire du peuple juif, non seulement biblique, mais aussi contemporain. Ce chapitre est l’occasion d’une mise au point précise, convaincante, sur la position de Claudel à l’égard du peuple juif dès avant la Seconde Guerre mondiale. L’originalité de la position de Claudel, rapportée à son substrat paulinien, est rappelée et sert de guide à une lecture théologique de la pièce où se manifeste le désir d’un Israël réconcilié, en la personne du vieux Tobie, à l’Église que représente Sara.
Le troisième chapitre, quantitativement le plus important, examine quant à lui les quatre protagonistes l’un après l’autre. Puisqu’on a affaire à une « exégèse par personnage », il convient de s’intéresser à ce que chacun de ces personnages représente – loin de toute analyse « psychologique » sans pertinence pour le théâtre claudélien. L’itinéraire de Tobie le Jeune est ainsi lu en fonction de l’épisode capital que constitue la lutte contre le
poisson, interprété comme un baptême. À partir de là, Tobie devient une figure christique qui se laisse interpréter sans difficulté. Plus complexe est la figure de Tobie le Vieux, qu’Hélène de Saint-Aubert propose de lire selon la formalisation thérésienne de l’itinéraire mystique. Deux interprétations du personnage apparaissent, sans qu’il soit possible de trancher : Tobie le Vieux apparaît d’abord comme le juste désirant la mort, condition de l’union à Dieu, avant que ce même désir soit relu comme complaisance coupable et forme d’acédie dont Sara viendra le tirer. L’interprétation du personnage de Sara, quant à lui, est conditionnée par l’affirmation de Claudel lui-même qui en fait l’« âme humaine ». Celle-ci emprunte des traits à Marie-Madeleine, à la Sagesse, à l’épouse du Cantique et bien sûr à Marie. Sara, selon Hélène de Saint-Aubert, n’a pas la « complexité » et le « réalisme psychologique » des grandes héroïnes claudéliennes du fait de sa « dépendance » à l’endroit de ses modèles bibliques, mais elle y gagne une « épaisseur symbolique » qui révèle peut-être plus directement que dans les autres drames « le destin et l’essence désirante du féminin, emblème de l’âme pour Claudel et pour l’herméneutique biblique » (p. 201-202). Anna, enfin, fait l’objet d’un traitement spécifique. Le personnage est en effet celui pour lequel la création claudélienne s’est exercée le plus librement, sur le modèle du stultus médiéval dont il n’est jamais sûr qu’il ne possède pas, en définitive, la vérité. Personnage burlesque qui évite à la pièce, à l’acte I, de verser dans le « drame pour patronage », Anna est celle qui permet une véritable dramatisation de l’action par le refus du divin qu’elle exprime jusqu’à sa conversion finale.
Enfin, le quatrième et dernier chapitre de cette première partie envisage le drame comme l’histoire du couple, montrant l’originalité du projet claudélien au sein de la littérature (le mariage heureux n’est pas un thème littéraire) mais également au sein de sa propre œuvre, le « sacrement du non » se trouvant cette fois dépassé dans l’union. Peut-on faire de L’Histoire de Tobie et de Sara le troisième volet d’un triptyque dramatique et l’achèvement du discours de Claudel sur l’amour conjugal ? Cette hypothèse est l’occasion d’une relecture fructueuse de Partage de midi comme du Soulier de satin. Le livre de Paul Evdokimov, Le Sacrement de l’amour, sert de fil directeur aux belles analyses que conduit Hélène de Saint-Aubert.
À elle seule, cette première partie pourrait sembler remplir l’objectif que se fixait l’auteur en introduction : mettre en évidence la spécificité d’un « théâtre exégétique » (p. 17) dont L’Histoire de Tobie et de Sara est le
seul représentant. De fait, les divers chapitres démontrent l’épaisseur et la complexité des divers niveaux de sens. Or cette articulation n’est possible qu’à la faveur de l’extraordinaire plasticité de la figure. C’est dans le déploiement des significations de cette figure que réside, semble-t-il, l’un des apports les plus remarquables de l’ouvrage. Loin de cantonner la figure à ses définitions rhétorique ou herméneutique, Hélène de Saint-Aubert explique dès le chapitre ii que « la figura répond plus profondément à une attitude existentielle : elle vise une incarnation, une saisie de Dieu à travers le littéral et le visible, à la façon d’un sacrement. Elle s’articule tout entière autour du désir et de la naissance, Claudel remplaçant la logique dualiste de l’allégorie par celle, continue, de la naissance, logique du même et de l’autre » (p. 110-111). Cette première définition se verra complétée par bien d’autres au fil de l’ouvrage (par exemple p. 160-161, p. 313, p. 489), mais toujours est mise en lumière la dimension dynamique, désirante et donc existentielle de la figure, loin de toute « mécanique » (p. 313).
Intitulée « La quête du Verbe », la deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse plus spécifiquement à la poétique que Claudel met en œuvre dans L’Histoire de Tobie et de Sara. Appuyée sur les « poëmes exégétiques » que compose Claudel dans ces mêmes années, elle met en évidence les implications d’une « écriture analogique » et d’une « poétique de la gloire ».
Le premier chapitre, « Défense et illustration de la Parole », reprend les principes poétiques de l’œuvre de Claudel, des Cinq grandes odes au texte capital de 1937, « Du sens figuré de l’Écriture ». C’est dans ce dernier qu’on trouve une définition à la fois de la « moralité » et de la « figure », l’exégèse se révélant figurale, tout autant que la Bible ou que la Création elle-même. Ce chapitre propose également une nouvelle lecture de la pièce comme quête de la Parole (Sara) par Tobie, figure du poète, montrant comment la pièce met en scène « le fondement même de la poétique de l’auteur, en racontant l’histoire sainte d’une écriture, celle de Tobie à la recherche de la Parole, et partant, du Verbe, et en relatant les noces du poète et de sa Muse. Elle invite ainsi à saisir la relation nuptiale du poète à la Bible » (p. 339), rapport qu’Hélène de Saint-Aubert qualifie plus loin de « conjugal » (p. 348), discrètement mais indéniablement érotisé.
Le chapitre suivant, central, entre de plain pied dans la fabrique du texte de la pièce, tentant de déchiffrer le « palimpseste » qui le constitue. Plus qu’aucun autre texte dramatique, L’Histoire de Tobie et de Sara est
faite de citations bibliques, visibles ou implicites, exactes ou truquées. Après la présentation d’une « typologie », c’est l’interprétation de cette écriture « analogique » qui est en jeu. Le premier point souligné est la réfutation, par ce mode d’écriture, de l’« autotélisme » de la littérature hérité de Flaubert et de Mallarmé. Répétant le Verbe, Claudel adopte une posture fondamentalement mariale : recevant dans son écriture l’Écriture, il se l’incorpore et devient apte à la proposer à d’autres1.
Le chapitre final, consacré à la mise en scène d’une « poétique de la gloire », poursuit une lecture très fine du texte de Claudel. Près de cinquante pages sont ainsi consacrées à la scène des Arbres dans le Paradis (II, 7). Hélène de Saint-Aubert y voit la réalisation de la finalité même de l’écriture claudélienne : « la contemplation du monde en gloire » (p. 404). « Écrire, c’est justement restituer le sens du monde, laisser paraître son ossature invisible d’amour et de désir, inscrire sur l’absence et la déréliction la présence vibrante du Père, renouer avec la chose telle que créée pour la gloire, bref, donner à voir des “éléments de paradis” » (p. 405) afin d’« aiguiser [notre] désir des fins dernières » (p. 406). Cette lecture « glorieuse » de la scène des Arbres du Paradis se double d’une lecture stylistique d’une grande richesse. Hélène de Saint-Aubert y développe notamment une belle interprétation du présentatif (« c’est… ») cher à Claudel, où elle voit une réponse à Mallarmé, l’affirmation d’une « hyperréalité » contre le tenant de « l’absence réelle » du monde (p. 417). L’écriture claudélienne, enfin, se fait « transsubstantiatoire » : « unie au Verbe qu’elle répète analogiquement (reprise de formules scripturaires), la parole poétique en devient l’analogué, la figure ressemblante, et ressaisit le monde dans sa cause pour le présenter aux hommes à l’état de sacrement, dans la gloire » (p. 421). Dans un deuxième temps, c’est la scène de la vision béatifique de Tobie le Vieux (III, 3) qui fait l’objet de l’analyse. La « glorification » passe ici par la « clarification » et la mise en scène de corps glorieux, motif tantalisant du théâtre claudélien (qu’on songe aux dernières scènes du Soulier de satin) qui trouve ici une actualisation particulière. La scène est aussi l’occasion de redire le christocentrisme fondamental de la poétique claudélienne.
Figure et gloire2 sont ainsi les deux maîtres-mots de cette étude. Concepts théologiques, ils justifient l’utilisation massive d’un vocabulaire et d’une approche d’ordre d’abord théologique. Il s’agit ainsi de rendre raison de la formidable puissance théologique des œuvres non seulement exégétiques, mais également dramatiques de Claudel. Mais ces concepts ont également un champ d’application poétique ou plastique et restituent à l’œuvre claudélienne son caractère pleinement dramatique, théâtral. C’est probablement le désir qui forme le point de jonction de ces deux mots en même temps que le point nodal du théâtre de Claudel. Ainsi que le démontre Hélène de Saint-Aubert dans son livre, la figure – mot capable de subsumer l’ensemble du théâtre de Claudel – est toujours, en dernière instance, désir de gloire.
Marie-Ève Benoteau-Alexandre
1 Si les conclusions auxquelles parvient Hélène de Saint-Aubert dans ce chapitre sont pleinement convaincantes, on peut regretter que la comparaison avec La Danse des morts, texte presque exactement contemporain, n’ait pas été vraiment envisagée. Même s’il ne s’agit pas d’un texte dramatique, la pratique de la citation y est poussée à un point plus avancé que dans L’Histoire de Tobie et de Sara, à travers une convocation de la Bible tout entière. Par rapport à cette expérience limite, L’Histoire de Tobie et de Sara peut apparaître comme un repli.
2 La gloire, moins dominante que la figure dans cet opus, fera l’objet d’un deuxième ouvrage du même auteur, consacré plus spécifiquement à la représentation du corps dans L’Histoire de Tobie et de Sara et plus largement dans le théâtre de Claudel.