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Classiques Garnier

En marge des livres

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Hélène de Saint-Aubert, Théâtre et exégèse. La figure et la gloire dans LHistoire de Tobie et de Sara de Paul Claudel, Droz, 2014.

La « moralité » composée en 1938, généralement dédaignée par les amateurs même de Claudel, trouve en louvrage dHélène de Saint-Aubert sa pleine et entière clarification. Loin de se restreindre à lanalyse du drame, celui-ci convoque très largement aussi bien le théâtre claudélien – notamment Le Soulier de satin – que les grands « poëmes exégétiques » qui lui sont contemporains, faisant de létude de cette « moralité » loccasion dune relecture complète de lœuvre et de la poétique de Claudel.

Louvrage est structuré en deux grandes parties. La première prend pour objet le drame lui-même, dans sa nature de « moralité », cest-à-dire de genre allégorique indiquant la présence dun sens second, dune « intention » du « régisseur ». Il sagit donc, dans les quatre premiers chapitres, de déployer lallégorie suivant quatre pistes qui se tressent, se superposent, sans jamais sexclure lune lautre. La première concerne la « structure » du drame et vise à mettre en évidence linclusion, au sein de celui-ci, de lhistoire du Salut, de lÉden « protologique » (scène des Arbres du Paradis) à la Parousie (vision béatifique du vieux Tobie au dernier acte). Lanalyse met en évidence la fonction centrale du « désir », desiderium naturale, qui permet de relancer lhistoire des hommes, de faire advenir laction dramatique. Un deuxième niveau de lecture consiste à lire dans LHistoire de Tobie et de Sara lhistoire du peuple juif, non seulement biblique, mais aussi contemporain. Ce chapitre est loccasion dune mise au point précise, convaincante, sur la position de Claudel à légard du peuple juif dès avant la Seconde Guerre mondiale. Loriginalité de la position de Claudel, rapportée à son substrat paulinien, est rappelée et sert de guide à une lecture théologique de la pièce où se manifeste le désir dun Israël réconcilié, en la personne du vieux Tobie, à lÉglise que représente Sara.

Le troisième chapitre, quantitativement le plus important, examine quant à lui les quatre protagonistes lun après lautre. Puisquon a affaire à une « exégèse par personnage », il convient de sintéresser à ce que chacun de ces personnages représente – loin de toute analyse « psychologique » sans pertinence pour le théâtre claudélien. Litinéraire de Tobie le Jeune est ainsi lu en fonction de lépisode capital que constitue la lutte contre le

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poisson, interprété comme un baptême. À partir de là, Tobie devient une figure christique qui se laisse interpréter sans difficulté. Plus complexe est la figure de Tobie le Vieux, quHélène de Saint-Aubert propose de lire selon la formalisation thérésienne de litinéraire mystique. Deux interprétations du personnage apparaissent, sans quil soit possible de trancher : Tobie le Vieux apparaît dabord comme le juste désirant la mort, condition de lunion à Dieu, avant que ce même désir soit relu comme complaisance coupable et forme dacédie dont Sara viendra le tirer. Linterprétation du personnage de Sara, quant à lui, est conditionnée par laffirmation de Claudel lui-même qui en fait l« âme humaine ». Celle-ci emprunte des traits à Marie-Madeleine, à la Sagesse, à lépouse du Cantique et bien sûr à Marie. Sara, selon Hélène de Saint-Aubert, na pas la « complexité » et le « réalisme psychologique » des grandes héroïnes claudéliennes du fait de sa « dépendance » à lendroit de ses modèles bibliques, mais elle y gagne une « épaisseur symbolique » qui révèle peut-être plus directement que dans les autres drames « le destin et lessence désirante du féminin, emblème de lâme pour Claudel et pour lherméneutique biblique » (p. 201-202). Anna, enfin, fait lobjet dun traitement spécifique. Le personnage est en effet celui pour lequel la création claudélienne sest exercée le plus librement, sur le modèle du stultus médiéval dont il nest jamais sûr quil ne possède pas, en définitive, la vérité. Personnage burlesque qui évite à la pièce, à lacte I, de verser dans le « drame pour patronage », Anna est celle qui permet une véritable dramatisation de laction par le refus du divin quelle exprime jusquà sa conversion finale.

Enfin, le quatrième et dernier chapitre de cette première partie envisage le drame comme lhistoire du couple, montrant loriginalité du projet claudélien au sein de la littérature (le mariage heureux nest pas un thème littéraire) mais également au sein de sa propre œuvre, le « sacrement du non » se trouvant cette fois dépassé dans lunion. Peut-on faire de LHistoire de Tobie et de Sara le troisième volet dun triptyque dramatique et lachèvement du discours de Claudel sur lamour conjugal ? Cette hypothèse est loccasion dune relecture fructueuse de Partage de midi comme du Soulier de satin. Le livre de Paul Evdokimov, Le Sacrement de lamour, sert de fil directeur aux belles analyses que conduit Hélène de Saint-Aubert.

À elle seule, cette première partie pourrait sembler remplir lobjectif que se fixait lauteur en introduction : mettre en évidence la spécificité dun « théâtre exégétique » (p. 17) dont LHistoire de Tobie et de Sara est le

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seul représentant. De fait, les divers chapitres démontrent lépaisseur et la complexité des divers niveaux de sens. Or cette articulation nest possible quà la faveur de lextraordinaire plasticité de la figure. Cest dans le déploiement des significations de cette figure que réside, semble-t-il, lun des apports les plus remarquables de louvrage. Loin de cantonner la figure à ses définitions rhétorique ou herméneutique, Hélène de Saint-Aubert explique dès le chapitre ii que « la figura répond plus profondément à une attitude existentielle : elle vise une incarnation, une saisie de Dieu à travers le littéral et le visible, à la façon dun sacrement. Elle sarticule tout entière autour du désir et de la naissance, Claudel remplaçant la logique dualiste de lallégorie par celle, continue, de la naissance, logique du même et de lautre » (p. 110-111). Cette première définition se verra complétée par bien dautres au fil de louvrage (par exemple p. 160-161, p. 313, p. 489), mais toujours est mise en lumière la dimension dynamique, désirante et donc existentielle de la figure, loin de toute « mécanique » (p. 313).

Intitulée « La quête du Verbe », la deuxième partie de louvrage sintéresse plus spécifiquement à la poétique que Claudel met en œuvre dans LHistoire de Tobie et de Sara. Appuyée sur les « poëmes exégétiques » que compose Claudel dans ces mêmes années, elle met en évidence les implications dune « écriture analogique » et dune « poétique de la gloire ».

Le premier chapitre, « Défense et illustration de la Parole », reprend les principes poétiques de lœuvre de Claudel, des Cinq grandes odes au texte capital de 1937, « Du sens figuré de lÉcriture ». Cest dans ce dernier quon trouve une définition à la fois de la « moralité » et de la « figure », lexégèse se révélant figurale, tout autant que la Bible ou que la Création elle-même. Ce chapitre propose également une nouvelle lecture de la pièce comme quête de la Parole (Sara) par Tobie, figure du poète, montrant comment la pièce met en scène « le fondement même de la poétique de lauteur, en racontant lhistoire sainte dune écriture, celle de Tobie à la recherche de la Parole, et partant, du Verbe, et en relatant les noces du poète et de sa Muse. Elle invite ainsi à saisir la relation nuptiale du poète à la Bible » (p. 339), rapport quHélène de Saint-Aubert qualifie plus loin de « conjugal » (p. 348), discrètement mais indéniablement érotisé.

Le chapitre suivant, central, entre de plain pied dans la fabrique du texte de la pièce, tentant de déchiffrer le « palimpseste » qui le constitue. Plus quaucun autre texte dramatique, LHistoire de Tobie et de Sara est

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faite de citations bibliques, visibles ou implicites, exactes ou truquées. Après la présentation dune « typologie », cest linterprétation de cette écriture « analogique » qui est en jeu. Le premier point souligné est la réfutation, par ce mode décriture, de l« autotélisme » de la littérature hérité de Flaubert et de Mallarmé. Répétant le Verbe, Claudel adopte une posture fondamentalement mariale : recevant dans son écriture lÉcriture, il se lincorpore et devient apte à la proposer à dautres1.

Le chapitre final, consacré à la mise en scène dune « poétique de la gloire », poursuit une lecture très fine du texte de Claudel. Près de cinquante pages sont ainsi consacrées à la scène des Arbres dans le Paradis (II, 7). Hélène de Saint-Aubert y voit la réalisation de la finalité même de lécriture claudélienne : « la contemplation du monde en gloire » (p. 404). « Écrire, cest justement restituer le sens du monde, laisser paraître son ossature invisible damour et de désir, inscrire sur labsence et la déréliction la présence vibrante du Père, renouer avec la chose telle que créée pour la gloire, bref, donner à voir des “éléments de paradis” » (p. 405) afin d« aiguiser [notre] désir des fins dernières » (p. 406). Cette lecture « glorieuse » de la scène des Arbres du Paradis se double dune lecture stylistique dune grande richesse. Hélène de Saint-Aubert y développe notamment une belle interprétation du présentatif (« cest… ») cher à Claudel, où elle voit une réponse à Mallarmé, laffirmation dune « hyperréalité » contre le tenant de « labsence réelle » du monde (p. 417). Lécriture claudélienne, enfin, se fait « transsubstantiatoire » : « unie au Verbe quelle répète analogiquement (reprise de formules scripturaires), la parole poétique en devient lanalogué, la figure ressemblante, et ressaisit le monde dans sa cause pour le présenter aux hommes à létat de sacrement, dans la gloire » (p. 421). Dans un deuxième temps, cest la scène de la vision béatifique de Tobie le Vieux (III, 3) qui fait lobjet de lanalyse. La « glorification » passe ici par la « clarification » et la mise en scène de corps glorieux, motif tantalisant du théâtre claudélien (quon songe aux dernières scènes du Soulier de satin) qui trouve ici une actualisation particulière. La scène est aussi loccasion de redire le christocentrisme fondamental de la poétique claudélienne.

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Figure et gloire2 sont ainsi les deux maîtres-mots de cette étude. Concepts théologiques, ils justifient lutilisation massive dun vocabulaire et dune approche dordre dabord théologique. Il sagit ainsi de rendre raison de la formidable puissance théologique des œuvres non seulement exégétiques, mais également dramatiques de Claudel. Mais ces concepts ont également un champ dapplication poétique ou plastique et restituent à lœuvre claudélienne son caractère pleinement dramatique, théâtral. Cest probablement le désir qui forme le point de jonction de ces deux mots en même temps que le point nodal du théâtre de Claudel. Ainsi que le démontre Hélène de Saint-Aubert dans son livre, la figure – mot capable de subsumer lensemble du théâtre de Claudel – est toujours, en dernière instance, désir de gloire.

Marie-Ève Benoteau-Alexandre

1 Si les conclusions auxquelles parvient Hélène de Saint-Aubert dans ce chapitre sont pleinement convaincantes, on peut regretter que la comparaison avec La Danse des morts, texte presque exactement contemporain, nait pas été vraiment envisagée. Même sil ne sagit pas dun texte dramatique, la pratique de la citation y est poussée à un point plus avancé que dans LHistoire de Tobie et de Sara, à travers une convocation de la Bible tout entière. Par rapport à cette expérience limite, LHistoire de Tobie et de Sara peut apparaître comme un repli.

2 La gloire, moins dominante que la figure dans cet opus, fera lobjet dun deuxième ouvrage du même auteur, consacré plus spécifiquement à la représentation du corps dans LHistoire de Tobie et de Sara et plus largement dans le théâtre de Claudel.