Théâtre, opéra
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2014 – 2, n° 213. Paul Claudel et André Suarès - Auteurs : Vismes Marès (Armelle de), Segrestaa (Jean-Noël)
- Pages : 57 à 62
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812430510
- ISBN : 978-2-8124-3051-0
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3051-0.p.0057
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/09/2014
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français
Mort de Judas, mise en scène de Véronique Boutonnet
Paru dans la N.R.F. en juin 1933, Mort de Judas est une courte « parabole » dans laquelle celui que l’on désigne communément comme le plus grand traître de l’histoire prend la parole post mortem pour nous offrir sa version des faits. Rédigé de manière concomitante au Point de vue de Ponce-Pilate, ce « monologue » s’inscrit dans la période ouverte en 1928 avec Au milieu des vitraux de l’Apocalypse, celle des grands commentaires bibliques claudéliens, qui ne cesseront qu’avec la mort du poète. On peut l’appréhender comme un prélude à l’écriture d’Un poète regarde la croix, qui occupera Paul Claudel dans les mois qui suivent. S’il n’a pas été rédigé pour la scène, on retrouve cependant dans ce texte toutes les qualités du dramaturge et il ne semble pas étonnant qu’il ait inspiré des metteurs en scène comme Sophie Loucachevsky (1985), Christian Schiaretti (1994) ou Jean-Pierre Müller (2003).
C’est au tour de Véronique Boutonnet, avec Denis Mariette à l’interprétation, de nous en proposer une version au Bouffon Théâtre (Paris, 19e) ce printemps 2014. Dans un théâtre de poche qui ne laisse place à aucun décor, le comédien évolue dans un espace étroit, coupé à jardin et à cour par deux murs parallèles. Tout est sombre. Seuls le visage ou une partie du corps du comédien surgissent de l’obscurité dans des tableaux ponctués d’un simple morceau de violoncelle et de noirs. Si Rembrandt sait faire jaillir la lumière de l’ombre, ici, c’est tout l’inverse qui se produit : nimbé de ténèbres, Judas se refuse à la lumière, et quand un rai vient traverser l’espace et symboliser la présence « du Maître », c’est pour l’écraser.
Cet homme petit, trapu et barbu apparaît, disparaît, récrimine et se justifie, avec ironie, cynisme et désinvolture. Intemporel, vêtu d’un pantalon gris et d’un col roulé bleu, il n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été. Il pourrait être de ces clochards que l’on croise aujourd’hui et dont on découvre, ébahi, qu’ils ne sont pas si vieux et qu’ils ont connu des situations socialement enviables. Parfois la voix s’étrangle en un rire de fumeur, la toux diabolique d’un homme qui a consumé sa vie, traqué par sa propre conscience ou simplement rétif à toute transcendance et toute rédemption.
En l’écoutant se dessinent des correspondances inusitées lorsqu’on cherche à qualifier l’écriture de Claudel : on y retrouve un peu des personnages de Dostoïevski perdus dans leur propre justification, un peu de l’écriture de la rage si caractéristique de Céline ou de Calaferte. Ce portrait de Judas montre à ceux qui ne l’auraient pas décelé par ailleurs, combien Claudel sait traduire la noirceur d’âme d’un homme qui appartient à l’argent sans rien perdre de son mordant, férocement drôle au sein de la tragédie.
Denis Mariette, sobre dans son jeu, fait corps avec le texte, rendant le personnage de Judas proche et actuel. Il le décrit ainsi : « Judas est un homme, rien qu’un homme et qui n’est resté que cela : aucune transcendance dans ce personnage, son côtoiement avec le Divin n’a eu aucune prise sur lui, il a vécu l’aventure du Christ marchant sur la terre à l’aune de ce que lui, Judas, est resté : un boutiquier, un petit bourgeois, un VRP de la religiosité enraciné dans la matérialité, il y a quelque chose de prudhommesque chez le Judas de Paul Claudel […] Cette œuvre est toujours d’actualité : elle nous parle de la misère morale et spirituelle d’une humanité sans autre projet que l’enrichissement matériel. »
Si son interprétation ne restitue pas la malice qui fait danser la langue de Claudel et lui donne toute sa saveur au cœur de la tragédie, on ne peut que saluer l’honnêteté de ce travail, souhaitant à Denis Mariette de pouvoir lustrer son jeu et lui offrir ce petit rien d’éclat permettant, comme il l’écrit si bien dans sa note d’intention, à « l’humour grinçant comme une corde » de Claudel de vibrer pleinement.
Armelle de Vismes
L’Échange, mise en scène d’Ulysse Di Gregorio
Confirmant son actualité, L’Échange séduit à nouveau un jeune metteur en scène, Ulysse Di Gregorio. On a pu voir son travail à l’Aktéon théâtre (Paris, 11e) de janvier à mars 2014 (1re version).
Présenté dans un théâtre si petit qu’on se demande si le verbe claudélien pourra y entrer, Ulysse Di Gregorio a su cependant tirer parti de l’étroitesse des lieux. Imaginez un espace scénique de cinq mètres par quatre, mur à mur, avec une seule entrée de scène à cour et une hauteur sous grille d’à peine plus de deux mètres : le champ des possibles prend vite l’allure de peau de chagrin quand il s’agit de restituer les grands espaces claudéliens. Ulysse Di Gregorio s’est donc contenté d’un tissu crème froissé et collé au sol pour figurer la plage et d’une espèce de bouquet de branches mortes suspendu au centre en fond de scène, un peu à la manière d’un carillon de bois géant. Nul accessoire pour soutenir le jeu (Marthe coud tel un mime), nul fond sonore hormis le bruit d’oiseau et celui du cheval au galop mentionnés dans le drame. Même choix de simplicité du côté des lumières : le drame s’enchaîne sans effet d’aucune sorte, hormis un effet latéral pour figurer le feu à cour en coulisses à la fin. À quoi bon inventer des moyens scéniques dont on ne dispose pas ? Les costumes, robe en liberty pour Marthe, en coton blanc brodé pour Lechy, pantalon de toile pour Louis et costume d’été pour Thomas Pollock, font référence à l’époque de Claudel mais ne choqueraient nullement s’ils étaient portés aujourd’hui.
La direction d’acteurs s’adapte également à la réalité du lieu, qui veut que les comédiens jouent à cinquante centimètres des premiers spectateurs, lesquels doivent composer avec un poteau gênant la visibilité en plein milieu de salle. Le texte est donc quasiment murmuré de bout en bout. Cette approche crée une belle intimité avec les acteurs, presque « comme à l’écran ». Cela convient parfaitement à Marthe, qui trouve dans cette douceur et cette simplicité une riche palette de jeu. Sa présence incandescente rehausse l’ensemble de la représentation et fait presque oublier que Louis Laine n’apparaît que comme un simple benêt pendant une bonne partie du drame, appuyant maladroitement les regards et un peu coincé dans ce jeu chuchoté qui contient trop la fougue du personnage. Ce parti-pris fonctionne moins bien avec Lechy et Thomas Pollock. Sans être maniéré, leur jeu n’est pas juste, et leur énergie, contrainte. Les regards, systématiquement adressés, empêchent le texte de prendre son envol : ce défaut de direction fait que Bruno
Sultan (Thomas Pollock) ne convainc à aucun moment. Julie Danlébac, qui incarne Lechy avec beaucoup d’allure doit, quant à elle, tenir sa sensualité en bride. Ce style cinématographique et simple rend cependant cette lecture de L’Échange résolument contemporaine. On ferait presque un parallèle avec l’adaptation à l’écran du roman de Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, par Philip Kaufman : la vibrante Juliette Binoche faisant face à l’éclat sensuel de Lena Olin et, au milieu, un homme sauvage ne sachant passer d’Eros à Agapè.
On se retrouve donc dans un entre-deux : ce murmure crée une forme d’écoute délicate et spirituelle qui relève presque du miracle dans l’interprétation de Margaux Lecolier. En revanche, cette approche ne sied pas à l’ensemble et montre les limites de l’ingéniosité dans un espace scénique par trop contraignant. Les capacités d’adaptation du jeune metteur en scène laissent penser qu’il saura apprécier les faiblesses et réussites de son travail, lui permettant, à l’avenir d’affiner sa direction d’acteurs en tenant compte, non pas seulement des exigences du lieu, mais aussi de celles du texte et des personnages.
Armelle de Vismes
L’Échange, opéra d’Antoine d’Ormesson, salle Gaveau, Paris
Antoine d’Ormesson était venu en janvier à notre assemblée annuelle nous exposer son projet : face aux lourdes structures et au coût pharaonique d’un spectacle d’opéra traditionnel, proposer une sorte d’opéra de chambre qui puisse, à moindres frais, tourner un peu partout, s’adapter à de petites scènes et de petites salles. Comme Copeau avait réhabilité le « théâtre de tréteaux », il s’agissait d’inventer un paradoxal « opéra de tréteaux » d’une grande économie de moyens, tournant le dos au cérémonial mondain et somptueux que nous connaissons. Nous étions fort curieux, le 5 mars dernier à la salle Gaveau – une salle de concert à l’équipement et aux dimensions modestes – de juger ce projet sur pièces.
Certes, qui dit économie dit aussi privations, voire frustrations, l’actualité nous le confirme. De longue date amoureux du verbe claudélien (on lui doit déjà une version « cantate » du Chemin de croix), d’Ormesson a choisi de mettre en musique L’Échange. Choix judicieux, car cette superbe tragédie classique, musique de chambre à quatre personnages, où le fougueux auteur de Tête d’Or et La Ville s’astreignait tout à coup à respecter les fameuses « trois unités », se prêtait particulièrement bien à cette expérience. Mais quelle « version » ? On le sait, ces deux versions, à soixante ans de distance, sont en fait deux pièces radicalement différentes, par leur ton comme par leur portée symbolique. Économie de moyens oblige, le compositeur a choisi la seconde, plus resserrée, plus accessible aussi dans son langage fruste et direct. Adieu donc, le somptueux lyrisme, la présence exubérante de la nature, les couleurs exotiques et presque barbares de la version de 1894. Difficile, sans doute, pour un musicien, de renoncer au grand duo de « L’Enfant aux sourcils de pierre ». Et Louis, le jeune sauvage déchiré entre son rêve et les dures réalités du quotidien, pivot de cette version, pâlit un peu devant Marthe, incarnation un peu figée de la Sagesse divine.
Économie de moyens oblige, il a fallu encore réduire de moitié le texte de cette seconde version pour arriver à un spectacle de 1 heure 40 sans entracte. Il ne reste quasiment rien de l’acte II. Mais Antoine d’Ormesson a su manier le cutter avec discernement et habileté. Pas une réplique de son livret qui ne soit le texte même de Claudel, tronqué parfois mais jamais trahi ou remplacé par des platitudes. Et rien ne manque de l’indispensable, de ce qui permet de comprendre l’action et les motivations des personnages. Adieu encore, les tirades exaltées de Lechy et de Louis, qui est resté sans poche mais n’a plus une goutte de « sang indien dans les veines », mais des dialogues tendus à l’extrême, d’une grande efficacité dramatique.
Le lyrisme qu’a perdu le texte, la musique est là, heureusement, pour le restituer. Une fois de plus, l’économie a imposé des sacrifices : une première version faisant appel à un grand orchestre symphonique a été réduite à une partition chambriste pour 17 musiciens (10 cordes, 6 vents et timbales) que l’auteur utilise avec un doigté d’orchestrateur digne d’un Strauss ou d’un Britten qui surent aussi passer du grand orchestre au petit ensemble. Le jeune orchestre HI-14, fort bien dirigé par Sébastien Billard, a parfaitement mis en valeur cette brillante partition.
Bien sûr, cette musique ne se bouscule pas pour occuper l’avant-garde. La mélodie règne ici en souveraine, la tonalité et la consonance ne sont guère ébranlées par quelques fugitives dissonances. La ligne de chant, elle, se souvient de la déclamation debussyste, traduisant au plus juste le rythme et les inflexions du vers claudélien. Rien de révolutionnaire, évidemment, mais pourquoi se priverait-on du plaisir d’écouter une musique si bien sonnante, si juste dramatiquement, si émouvante souvent ? Après tout, Berlioz le révolutionnaire était fasciné par Gluck et sa noble simplicité, – Gluck qui l’avait précédé de près d’un siècle.
Les voix sont réparties très classiquement aussi : Marthe (Yété Queiroz) qui devient la figure centrale, est mezzo ; Lechy (Ksenija Skacan), soprano ; Louis (Rémy Poulakis), ténor, mais dans une tessiture moyenne et facilement accessible ; enfin Pollock (Jean-Louis Serre) baryton. Tous quatre, bien dirigés par Brigitte de la Chauvinière, maîtrisent des lignes de chant sinueuses et parfois difficiles et font montre de vrais dons scéniques. Un petit déficit, lors de ces premières, d’aisance, de souplesse et de variété dans l’intonation et le volume sonore, sera rapidement comblé. Enfin, une élégante artiste peintre, Aurore Pallet, exécute au fil de la représentation un fond de décor en lavis d’un bel effet, inspiré d’une vue de la côte Est de l’Amérique avec la maison en bois de Pollock, ce qui ouvre une fenêtre indispensable sur les grands espaces et les rêves de liberté de Louis et de Lechy.
Cette équipe jeune et visiblement motivée va donc aller au-devant de publics très divers et sans doute peu familiers des grandes salles d’opéra, porter la parole claudélienne. Le vieux maître en aurait été certainement ravi.
Jean-Noël Segrestaa