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- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2014 – 2, n° 213. Paul Claudel et André Suarès - Auteurs : Parsi (Jacques), Lécroart (Pascal)
- Pages : 65 à 70
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812430510
- ISBN : 978-2-8124-3051-0
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3051-0.p.0065
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/09/2014
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français
Jeanne au bûcher de Roberto Rossellini, DVD Gaumont à la demande, film opéra, 1h07, couleur
La parution en DVD de Jeanne au bûcher, le film de Roberto Rossellini de 1954, est une excellente surprise pour les claudéliens et pour les cinéphiles. Depuis longtemps, ce film n’était plus guère, dans le meilleur des cas, qu’un vague souvenir. Œuvre quasi invisible d’une des filmographies les plus importantes du septième art toujours bien présente, sur les écrans d’art et essai comme en éditions VHS ou DVD, Jeanne au bûcher était loin d’avoir connu le sort d’autres œuvres de son auteur comme Rome, ville ouverte, Allemagne année zéro ou Voyage en Italie. À l’époque déjà, le film n’avait pas connu de sortie commerciale en France. On ne pouvait le voir qu’à la cinémathèque ou à l’occasion de séances de ciné-club. La malchance semble s’être acharnée sur ce film. Se proposant de le tourner en cinémascope et en couleurs, Rossellini avait dû se résoudre à en abandonner l’idée et ne le tourner qu’en couleurs (ce sera d’ailleurs sa première expérience dans le domaine). Assez vite tombé dans l’oubli, Jeanne au bûcher fut même, dans les années 60 et 70, réputé perdu à jamais. Le négatif en avait disparu et ne subsistaient de l’œuvre que deux copies lacunaires et en si mauvais état de conservation que la restauration en semblait impossible jusqu’à la fin des années 80. La situation est difficilement compréhensible s’agissant d’un film porté par deux noms aussi prestigieux de l’histoire du cinéma que Roberto Rossellini et Ingrid Bergman mais c’est un fait. Un très laborieux et patient travail de restauration à partir du pauvre matériel disponible a permis toutefois de sauver l’œuvre, dans un état assez éloigné de la splendeur visuelle de l’original et, sans doute, amputé d’une dizaine de minutes.
À l’origine du film, il y a la mise en scène de l’oratorio dramatique d’Honegger au San Carlo de Naples par Roberto Rossellini. Cette production avait été l’événement de la saison à Naples et nombre de places pour la première, le 5 décembre 1953, avaient été vendues au marché noir. C’est que l’événement artistique était quelque peu éclipsé par l’événement mondain : Ingrid Bergman, dont la liaison avec Roberto Rossellini défrayait alors la chronique de part et d’autre de l’Atlantique, paraissait pour la première fois sur une scène en Italie
et jouait en italien. D’autant que l’image de l’actrice était intimement liée dans l’esprit du public à la figure de Jeanne qu’elle avait interprétée cinq ans plus tôt à Hollywood dans un film réalisé par Victor Fleming, le metteur en scène du Magicien d’Oz et d’Autant en emporte le vent. Le succès des représentations fut immense. La production du Théâtre San Carlo passa ensuite à la Scala de Milan et à Palerme, avant une tournée européenne (France, Angleterre, Espagne et Suède) au cours de laquelle Ingrid Bergman interprétait son rôle le plus souvent dans la langue du pays. C’est ainsi que Paul Claudel assista en juin 1954 à la première représentation à l’Opéra de Paris. C’est juste avant cette tournée européenne que Rossellini réalisa en janvier-février son film Giovanna d’Arco al Rogo. « Je suis très content du résultat. C’est un film très étrange ; je sais qu’on dira que mon involution est arrivée à la limite maxima, que je suis rentré sous terre ; ce n’est pas du tout du théâtre filmé, c’est du cinéma et je dirais même que c’est du néo-réalisme dans le sens où je l’ai toujours tenté », confiait-il à François Truffaut et Eric Rohmer en juillet 1954. Nous sont connues aujourd’hui une version italienne (diffusée il y a plus d’une dizaine d’années sur une chaîne nationale et vue à l’occasion de festivals et de rétrospectives) et une version française que Gaumont vient de sortir en DVD. Il aurait existé d’ailleurs deux doublages français, l’un avec Claude Nollier, l’autre avec Ingrid Bergman, elle-même. C’est cette dernière version qui vient d’être éditée.
À n’en pas douter, le film a dérouté à l’époque. Rossellini, dont l’œuvre après Allemagne année zéro décevait régulièrement ceux qui avaient porté aux nues Rome, ville ouverte, espérait retrouver les faveurs de la critique. « Je souhaite que ce film marque la réconciliation des critiques avec mon travail. Je suis un homme simple, je ne voudrais pas être un homme seul. » Les jeunes critiques des Cahiers du cinéma mis à part, on lui opposa l’indifférence et l’incompréhension la plus totale. Dans Études cinématographiques, Michel Estève parlera d’une « œuvre peu convaincante, en grande partie manquée ». Il apparaît clairement aujourd’hui que c’est par sa modernité que le film a déconcerté. Rossellini filme l’œuvre de Claudel-Honegger comme il avait filmé jusque là Rome, ville ouverte ou les Fioretti de saint François, c’est-à-dire sans fards, directement, simplement, honnêtement. Entreprenant de filmer cet oratorio dramatique et non pas une fiction dans le contexte difficile de l’après-guerre, Rossellini choisit de conserver à l’œuvre son caractère propre et ne cherche à aucun moment à le maquiller ou à le dissimuler au nom d’une idée toute faite de ce que devrait être le cinéma.
Le film s’ouvre par une vision de spirales célestes faisant tournoyer, dans un ciel ennuagé de bandes de coton, successivement des anges de crèche napolitaine et d’autres tout droit sortis de la peinture du quattrocento. Conjuguant les acquis de son dispositif scénique au San Carlo avec la magie de certains primitifs du cinéma, lanterne magique pour le cortège du roi arrivant à Reims ou plus généralement féerie à la Méliès, le réalisateur donne à bien des visions de sa Jeanne au bûcher la saveur des enluminures médiévales à quoi s’oppose l’extrême sobriété visuelle du dialogue entre Jeanne et Frère Dominique, les pieds dans des bancs de brume sur un simple fond de ciel noir percé de naïves constellations. Mettant de côté les prérogatives du cinéma : le grand air, le décor réel, les effets de montage, les mouvements d’appareils, Rossellini filme en longs plans, fixes le plus souvent (il arrive qu’un plan dure plus de quatre minutes), le long échange entre les deux protagonistes. Par cette économie de moyens, il tourne le dos au cinéma spectacle, au cinéma de distraction nourri d’anecdotes ou de pittoresque et place le spectateur dans un face à face rigoureux avec la parole du poète et la musique d’Honegger. Rien ne vient nous distraire de l’écoute du texte et de la musique. Claudel ayant choisi non pas d’illustrer les épisodes de la vie de Jeanne mais d’en chercher le sens mystique, c’est ce drame spirituel de Jeanne qu’exalte par sa retenue la réalisation de Rossellini. La vision très épurée du dialogue de Jeanne et de Frère Dominique dans le ciel alterne avec l’exubérance (il est vrai parfois un peu datée) des évocations du procès, du jeu de carte et du « Roi qui va-t-à Rheims » avec le géant Heurtebise et la Mère aux tonneaux. Le cinéaste donne, en faisant communiquer les deux univers, des moments de pure émotion comme la chanson de Trimazô au cours de laquelle Jeanne descend du ciel se joindre à la ronde de quatre petites paysannes.
Ingrid Bergman n’a certes pas l’âge du rôle (mais Ida Rubinstein avait dix ans de plus lors de la création…) Elle s’impose toutefois d’autant plus aisément que, outre la puissance de son aura à l’écran, le film, comme l’œuvre de Claudel, ne joue pas l’identification immédiate. C’est bien davantage l’esprit de Jeanne que la jeune paysanne lorraine qui est filmée. Or l’actrice suédoise donne à son incarnation une telle force, fait preuve dans son jeu d’une telle retenue, d’une telle intensité qu’elle s’impose comme l’évidence même. Paul Claudel avait eu à égard de l’actrice ce reproche de trop bouger mais, sans doute, par le fait des longs plans fixes et de l’étroitesse du cadre, ce reproche peut-être justifié sur le plateau d’une scène d’opéra ne tient plus devant l’objectif de la caméra. Jouant sur le double espace, le dialogue dans le ciel et les scènes sur terre,
Rossellini pose sa caméra très près du sol pour les scènes dans le ciel, il donne ainsi à la silhouette de Jeanne (et à Frère Dominique, rôle tenu par l’excellent Tullio Carminati) une allure sculpturale qui leur confère une dimension surnaturelle en contraste à l’agitation mesquine et le plus souvent grotesque des personnages terrestres. Mais loin de se figer dans une solennité hiératique, l’actrice nuance par sa sensibilité chaque instant de son itinéraire en lui conférant une humanité impressionnante, faite d’un savant dosage de fragilité et de force intérieure.
Roberto Rossellini a toujours protesté contre une vision formaliste du néo-réalisme. Pour lui, cette esthétique ne pouvait se réduire à des acteurs non professionnels dans les décors « réels » en lumière naturelle et à une action révélant les tensions sociales de l’Italie d’après-guerre. « Je me suis toujours efforcé de dire que pour moi le néo-réalisme était seulement une position morale. » En ce sens, Jeanne au bûcher est un film néo-réaliste. En opérant ses choix esthétiques et en affirmant : « ce n’est pas du tout du théâtre filmé, c’est du cinéma », Rossellini était en avance de vingt ou trente ans, ce qui explique l’incompréhension qu’il eut à affronter.
Le bonheur de la sortie dans le commerce de cette édition DVD est toutefois contrebalancé par le peu de soins qui l’a entourée. Aucune information sur la jaquette, aucun livret, aucun bonus, rien ne vient nous éclairer sur la réalisation du film, sur sa restauration, sur les différentes versions. Nous n’avons pas la moindre information sur les chanteurs, sur l’orchestre, sur le chef. Si l’on ne reconnaissait pas le timbre de la voix d’Ingrid Bergman, rien ne permettrait de dire que c’est elle qui double cette version française… Certes l’état des copies subsistantes présentait une image si dégradée qu’il a été difficile de la restaurer et d’approcher des couleurs d’origine, et le son était perdu au point que pour la version italienne il a fallu avoir recours à un enregistrement microsillon du spectacle pour remplacer la bande son (la version française souffre d’un son qui a très mal vieilli), mais le transfert numérique pour cette édition est de si petite qualité qu’il n’arrange pas les choses. L’importance de l’œuvre méritait vraiment une toute autre attention. Car, en réalisant Jeanne au bûcher, Rossellini donnait non seulement une version de l’œuvre de Claudel et Honegger d’une hauteur d’inspiration qui la place au niveau de ses grandes œuvres mais aussi une magnifique leçon de cinéma.
Jacques Parsi
La Jeanne au bûcher de Rossellini : mise au point sur les versions DVD
À l’instar de Jacques Parsi, il convient de se réjouir de voir accessible en DVD la Jeanne au bûcher de Rossellini. On sait combien Claudel était difficile avec les metteurs en scène, et à quel point il avait aimé la version de Jean Doat à l’Opéra réalisée sous son contrôle, avec Claude Nollier dans le rôle-titre. Le fait qu’il ait fini par écrire, dans son Journal, après différentes réserves, « En somme version R[ossellini] meilleure », puis « Revenu déception. Avec les souvenirs impression b[eau]c[ou]p meilleure1 », doit, évidemment, attirer notre attention.
Pourtant, face aux lacunes de cette commercialisation hâtive et sommaire pointées par Jacques Parsi, il existe une solution : en Italie – et donc via internet –, il est possible de se procurer le DVD dans une édition de 2007 chez Ripley’s Home Video. Cette fois, le film a fait l’objet d’une restauration, certes sommaire, mais qui corrige, rafraîchit et homogénéise l’image. De plus, le DVD comprend différents bonus : bande annonce d’époque, images de la campagne publicitaire, extrait des actualités italiennes à l’occasion des premières représentations au Théâtre San Carlo de Naples, mais aussi présentation du film par Rossellini lui-même, en français, pour l’ORTF, en 1963 et analyse du film en italien par Adriano Aprà. À cela s’ajoutent un livret très complet et des articles de presse d’époque accessibles à partir du DVD.
Cette version donne accès aux deux bandes-son : celle, italienne, du Théâtre San Carlo de Naples, et l’autre, française, qui doit être celle de l’Opéra de Paris avec Ingrid Bergman parlant cette fois français. La synchronisation avec l’image a d’ailleurs contraint à quelques modifications du texte qui sonnent étrangement à nos oreilles.
En comparant attentivement les deux versions DVD, on a une autre surprise : le DVD de Ripley’s Home Video est plus long de quelques minutes. En fait, il comporte un générique en anglais, situé après le prologue sur la musique du début de la scène I. Il est présenté, selon une habitude d’époque, sous la forme d’un livre joliment calligraphié dont les pages sont tournées à la main mais qui prend ici, bien évidemment, une résonance particulière. Cela veut dire aussi que la version Gaumont oublie totalement le début de la scène I faisant entendre le hurlement du chien, ce qui est quand même gênant. En revanche, les deux versions sont strictement identiques par la suite avec les mêmes coupures opérées
dans la dernière scène, ce qui aboutit à un montage des plus curieux et très préjudiciable à la musique. Est-ce un choix du réalisateur ou du monteur ? Est-ce le résultat des maltraitances subies par le film ?
Fondamentalement, c’est d’ailleurs bien la bande-son qui pose problème pour ce film. Aucune des deux versions proposées dans la version italienne du DVD n’est satisfaisante : le chœur de San Carlo chante mal et parfois totalement faux ; celui de l’Opéra de Paris est meilleur, mais la synchronisation avec l’orchestre est approximative. Surtout, le son monophonique d’époque n’est guère supportable aujourd’hui et fait souvent de la musique un fond sonore qui accompagne le texte toujours mis au premier plan. La technique avoue son âge et ses insuffisances. On rêverait donc d’une version qui resynchroniserait une interprétation orchestrale et chorale moderne avec le film, comme cela a pu se faire dans le cadre de certaines projections d’Alexandre Nevski d’Eisenstein, même s’il resterait alors à régler au mieux les coupures de la dernière scène.
Pascal Lécroart
1 Paul Claudel, Journal, tome II, p. 868.