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Classiques Garnier

Book presentation and review

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« Plaidoyer pour faire voyager Montaigne »

Quelques remarques sur le Journal de Voyage en Italie, par la Suisse et lAllemagne, éd. Nina Mueggler et Laura Piccina, préf. Antoine Compagnon, Bouquins/Mollat, 2023, 336 p. EAN : 9782382924143.

Cette édition illustrée, préfacée par Antoine Compagnon, lequel allie pour loccasion souvenirs personnels et mises au point contextuelles, présente une adaptation en français moderne du Journal de voyage de Montaigne. Afin de répondre à la demande croissante provenant de la Cité pour que lUniversité sattache à rendre plus accessibles les textes anciens, en particulier ceux de la Renaissance, elle vise donc un public élargi. Il sagit du deuxième titre illustré édité par Bouquins, en loccurrence en coédition avec Mollat, après Déjeunons sur lherbe de Guillaume Durand, Prix Renaudot Essai 2022.

Cette demande une fois entendue, encore faut-il parvenir à cerner les contours de ce lectorat contemporain, entité hybride et labile, par définition insaisissable dans son entièreté. Pour réduire la marge de subjectivité, une enquête de terrain simposait alors auprès dun panel de lectrices et lecteurs de différents horizons professionnels, géographiques et générationnels. Lexpérience – reine de la connaissance chez Montaigne – a montré que lapparente simplicité de la langue du Journal fourmille en réalité de pièges et dambiguïtés. De nombreux échanges, tant avec des personnes non averties quavec des seiziémistes aguerris, ont permis daffiner le protocole éditorial qui se caractérise par des interventions de différente nature : modernisation systématique de lorthographe, de laccentuation et de la ponctuation ; modernisation des noms propres et des toponymes ; réagencements syntaxiques ; développement des antécédents flous ; adaptation de lénonciation et des marques de régie, en particulier dans la partie rédigée par le secrétaire ; adaptation de la concordance des temps et de certains déictiques ; modifications lexicales. Ces dernières se manifestent de diverses manières : remplacement des termes ou expressions aujourdhui disparus (« avec » au lieu de « à tout ») et 174des faux-amis (« moyen » au lieu de « médiocre ») ; modernisation des prépositions et du régime verbal ; ajout ou suppression de préverbes (« détenir », « contenir », « retenir » ou « soutenir » au lieu de « tenir »). Comme il ne sagit pas dune traduction systématique1, les substitutions ont été opérées au cas par cas, en fonction du contexte immédiat. La traduction de litalien, réalisée par Laura Piccina, tient le même équilibre entre fidélité au texte et adaptation aux usages contemporain2. Précisons enfin que, selon lhabitude récente des éditeurs modernes, les éditions de Meusnier de Querlon (1774) et la « copie Leydet » (1771) servent de base pour létablissement du texte.

Le projet de moderniser un texte ancien ne va pas de soi. La question, soulevée et traitée par Marc Fumaroli, Antoine Compagnon, André Tournon ou encore Alain Legros, reste ouverte3. Ce qui est certain, cest que « transposer ou traduire, cest toujours sexposer4 ». Dans le même sens, on ajoutera qu« adapter, cest toujours interpréter ». La plus menue intervention suppose, par la force des choses, un écart avec le matériau premier. Il nous semble pourtant que la perte présente aussi des bénéfices. Au fond, cest une question de pari ; faut-il rappeler que Pascal lisait curieusement Montaigne ? Car sacrifier quelque chose de lexactitude philologique, laquelle perd en pertinence lorsquelle nest plus comprise hors université, permet de gagner en extension et en compréhension. Un tel raisonnement mène à une conclusion dordre médical : il arrive quil faille samputer dune partie – en seiziémiste, je nose pas dire « morte » – pour donner plus de vie et de vigueur à ce qui a encore des chances de survivre. Affaire de santé publique, pourrait-on dire…

En outre, il semble que la nécessaire altération du corps textuel est moins dommageable dans le cas du Journal de voyage en Italie, par la Suisse 175et lAllemagne que dans les imprimés dûment revus et corrigés par leur auteur, dans la mesure où il sagit déjà dun matériau de seconde main, relayé par les copistes du xviiie siècles. Voilà donc une raison supplémentaire pour ne pas sacraliser à lexcès lidée doriginal. Il y a fort à parier que Montaigne naurait pas souhaité que son texte soit traité, coûte que coûte, comme une relique. Pour sen convaincre, relisons notamment les pages du Journal de voyage consacrées à la dévotion trop ostentatoire de certains, souvent discrètement mise à distance.

Entre lidéalisme5 et le pragmatisme, nous nous sommes efforcées de chercher une voie médiane, pour respecter au mieux la parole de Montaigne et de son secrétaire tout en la rendant accessible au plus grand nombre. Nous pensons qualler au contact immédiat des lecteurs et lectrices daujourdhui, hors-les-murs académiques, cest tout à la fois un hommage rendu à lhomme éminemment sociable et expert de la conciliation quétait Montaigne, une façon saine de faire richement rimer Université et Cité, et une manière de trouver la bonne assiette entre le passé, le présent et lavenir. Puisque le Journal est consubstantiel au voyage, autant continuer à le faire circuler, quitte à recourir à des « truchements » pour dialoguer, fût-ce dans son propre pays.

Nina Mueggler

Université de Fribourg /
Université de Bonn

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Olivier Guerrier, Visages singuliers du Plutarque humaniste, Paris, Les Belles-Lettres, 2023, 480 p. EAN : 9782251454344.

Ce nouveau livre dOlivier Guerrier ne porte pas principalement sur Montaigne, même si lempreinte des Essais y est marquée de plusieurs manières – comme on le précisera ultérieurement. Il se présente dabord comme la synthèse de nombreux travaux précédents auxquels lauteur renvoie dans lintroduction, de même quil précise la dimension collective de ces travaux concernant les éditions, traductions, réceptions, interprétations et « usages » de Plutarque dans ce quon a coutume dappeler la Première modernité. Le sous-titre du livre, Autour dAmyot et de la réception des Moralia et des Vies à la Renaissance, indique demblée que même sil est question chemin faisant de nombreuses traductions éparses de ces textes grecs à partir du xve siècle, en latin et dans des langues vernaculaires, la figure centrale est bien celle de Jacques Amyot, du fait de sa position de « sçavant translateur » en français des deux œuvres majeures de Plutarque. Par ailleurs et malgré lamplitude de ses analyses, ce livreconstitue ce quon pourrait nommer, selon lexpression maintenant acclimatée, un « work in progress », dans la mesure où les cheminements de ces Visages singuliers du Plutarque humaniste se présentent aussi comme une sorte de bilan détape (très longue étape à vrai dire dans la distance et la durée), ouvrant sur des chantiers parallèles en voie de réalisation. En effet, comme cela est également rappelé dans les pages introductives, les développements du livre sarticulent plus particulièrement à un travail collectif au long cours concernant la publication critique des Œuvres morales et mêlées dans la traduction dAmyot (et le livre est dédié à la mémoire de Françoise Frazier, lune des spécialistes de la pensée plutarquienne et partie prenante de ce projet). De fait, on dispose de longue date, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », de sa traduction des Vies des hommes illustres, Grecs et Romains, comparées lune avec lautre ; mais lédition de sa traduction de lautre « massif » plutarquien nest aujourdhui facilement accessible que sous forme numérique, et sans un appareil critique minimal qui est pourtant requis pour une meilleure appréhension et compréhension des textes à différents niveaux : linguistiques, culturels et conceptuels.

Dans un livre récent dont il a été rendu compte dans le Bulletin (no 22-2, 2022), Marc Foglia rappelle à juste titre les obstacles qui, au-delà même des seules questions de langue, rendent aujourdhui difficile 177sinon fastidieuse la lecture de Montaigne ; et les enseignant·e·s savent à quel point ces difficultés concernent une partie importante des auteurs et autrices de la période renaissante, notamment du fait des innombrables références textuelles, historiques et culturelles dans lesquelles ces œuvres puisent et dont elles se nourrissent (parfois en les métamorphosant) – et tel est bien le cas pour les œuvres de Plutarque. Même si ce nest pas son propos central, le livre dO. Guerrier amplifie ce constat en rappelant succinctement, dans son préambule et dans sa conclusion, quelle fut la constitution, la circulation initiale et la diffusion de ces textes (et au premier chef des Vies parallèles et de nombreux traités moraux), puis les éditions, traductions et regroupements divers leur assurant une grande fortune dans la culture classique, avant une progressive sinon brutale désaffection depuis le xviiiè siècle. En dépit de cette indéniable éclipse retracée par Jean Sirinelli dans sa biographie, Plutarque de Chéronée. Un philosophe dans le siècle (Fayard, 2000), les traductions et retraductions de textes de Plutarque nont pourtant pas cessé jusquà aujourdhui, notamment en langue française où lon peut trouver des éditions récentes et parfois très savantes de divers traités moraux, tel le regroupement de textes sous le titre, accoutumé de longue date, de Dialogues pythiques (Garnier-Flammarion, 2005) car ils concernent les oracles rendus par la Pythie, puis leur désaffection et disparition – ce qui rappelle à loccasion que Plutarque fut, au ier siècle dans lempire romain, lun des prêtres du sanctuaire dApollon Pythien à Delphes.

Mais de fait, il faut bien reconnaître quen dehors des cercles de spécialistes de la philosophie hellénistique et de son renouveau dans les grands courants de lhumanisme à la Renaissance, celles et ceux qui lisent Plutarque aujourdhui le font pour lessentiel à partir de deux voies daccès : soit du fait de la place éminente que, via la reconnaissance du travail dAmyot, il tient dans les Essais de Montaigne (place sur laquelle ce dernier ne cesse dinsister et à laquelle O. Guerrier consacre évidemment une analyse attentive et critique) ; soit du fait que certains traités moraux récemment retraduits et plus facilement accessibles font écho, historiquement et culturellement, à des questions redevenues plus vivaces dans un contexte nouveau : ainsi limportance des considérations sur la sensibilité, lintelligence et lingéniosité des « bêtes », et conséquemment linterrogation critique sur le fait de les manger sans autre forme de procès ni de réflexion morale – rappelant à linverse, si nécessaire, la 178très ancienne tradition du végétarisme à laquelle ces textes font écho. Il est dailleurs significatif que le substantiel dernier chapitre du livre porte sur les « Questions animales », retraçant aussi attentivement que possible la manière dont diverses relectures et interprétations marquantes des textes de Plutarque ont nourri et relancé, chez de nombreux auteurs et sur une longue période, les débats philosophiques, moraux et théologiques sur ces « questions ». Et il est également significatif quune philosophe comme Elisabeth de Fontenay, autrice dun livre marquant, Le silence des bêtes. La philosophie à lépreuve de lanimalité (Fayard, 1998), ait naguère longuement préfacé et éclairé dans cette perspective plusieurs petits traités moraux de Plutarque édités sous le titre générique Trois traités pour les animaux (P.O.L, 1992), en justifiant par ailleurs, contre certaines objections fondées (difficultés de la langue, réécriture de passages, inexactitudes ou contresens), le choix de la traduction dAmyot, transposée en français moderne mais préférée à dautres plus récentes : « … nous avons avoué notre préférence pour le style, et le mélange qui fait sens, au détriment dune meilleure exactitude : cherchant à tâtons, dans lheureuse conjonction dun Renaissant et dun Ancien, des sentiments et des raisons qui pourraient nous orienter autrement dans un monde qui sédifie pour nous, sans nous ».

Malgré lintérêt renouvelé pour les textes de cet « Ancien » à partir de questions contemporaines, cest pourtant davantage la première voie (et même voix) daccès, celle de Montaigne, qui constitue probablement le frayage ordinaire vers la lecture de Plutarque. E. de Fontenay faisait dailleurs elle-même le lien dans son texte-préface : « Sans la traduction par Amyot des Vies parallèles, en 1559, et des Œuvres morales, en 1572, les Essais de Montaigne ne seraient en effet pas ce quils sont, comme si le Plutarque dAmyot était lanalogue français de la traduction allemande de la Bible par Luther : glorieux, sensuel et balbutiant commencement de notre langue qui se cherche et se trouve à lépreuve du grec ». Au-delà de ce parallèle qui appellerait une réflexion et une discussion plus poussées, la question de la « mise à lépreuve » des langues est précisément lun des fils conducteurs des Visages singuliers du Plutarque humaniste, notamment dans les chapitres i, ii et iii de la première partie, « Le temps dAmyot », ainsi que dans les remarques récapitulatives de la conclusion du livre qui redisent les liens essentiels entre lectures, traductions des textes anciens et modalités particulières 179décriture dans le « moment Renaissance » (p. 429). Car à la différence dautres approches tel le livre dIsabelle Konstantinovic sur Montaigne et Plutarque, O. Guerrier na pas centré son travail sur les seules dimensions quon peut qualifier de « thématiques » et « conceptuelles », mais plus largement et dans une autre perspective sur les réceptions, « translations » et usages de Plutarque dans divers contextes historiques et culturels des pensées humanistes, et sur la place éminente quy tient la traduction par Amyot des Vies des hommes illustres et, plus spécifiquement encore, celle des Œuvres morales et mêlées.

Avant de rentrer de manière plus détaillée et forcément sélective dans certaines analyses du livre, on peut en restituer le mouvement densemble et les orientations privilégiées. Une courte introduction rappelle limportance de la reprise des pensées antiques à la Renaissance et la place quy occupent les textes de Plutarque tels quils émergent progressivement dans les éditions imprimées du texte grec et dans diverses traductions, essentiellement latines mais aussi partiellement vernaculaires (en italien, espagnol, allemand, anglais, français …). Doù laccent mis sur les effets de « transformation » et « dacclimatation » de ces textes-source à travers le travail de traduction : « En substance, lors de lexamen des options du traducteur comme de celui de la réappropriation par tel ou tel écrivain des éléments de lœuvre dorigine, le plus souvent à partir dune version contemporaine, nous valoriserons pour notre part les “singularités”, quelles quelles soient []. En pareille circonstance, le traducteur mue son texte en une sorte de “caisse de résonance” ou de palimpseste, où se superposent les cultures » (p. 17). Ce rappel et ce choix argumenté incitent O. Guerrier à préciser lorientation globale des analyses proposées en fonction des spécificités délaboration des œuvres de la Renaissance, dès lors que des textes anciens sont traduits, transposés et réarticulés dans un tout autre paysage culturel marqué par la christianisation. Mais selon lui il ne sagit pas pour autant de postuler une improbable harmonisation entre les œuvres de lAntiquité et leurs relectures interprétatives par « translation » dans les langues dites « vulgaires », avec les bénéfices escomptés en termes dappropriation et dusages : « Notre enquête est donc régie par une certaine conception de la Renaissance. Plutôt que de voir en elle un temps où se digère de façon harmonieuse le patrimoine, selon une historiographie homogène, nous tendons à la considérer, comme Michel Foucault lun des premiers dans 180Les mots et les choses, sous langle de la “rupture”, en tant que “moment” de lhistoire des formes et de lesprit. Le choix prioritaire du xvie siècle français lautorise dautant mieux que la période fait une expérience critique delle-même, se concevant comme une “crise positive”, puis prenant une conscience de plus en plus aigüe de ce que se dramatisent et se fragilisent les régimes antérieurs de transmission » (p. 18).

Cette introduction de portée générale est suivie dun préambule qui synthétise les quelques données biographiques concernant Plutarque, et qui restitue à grands traits la constitution et la diffusion progressive du corpus de ses textes dans lAntiquité tardive, avant ses premières réceptions en Europe autour de 1370, suivie par les grands « chantiers humanistes » déditions plus savantes des textes grecs et de leurs traductions, notamment en latin ou parfois même dans des éditions bilingues. Ces indications délimitent le périmètre du propos du livre, avec comme déjà indiqué le centre de gravité constitué par la traduction dAmyot des Vies des hommes illustres et des Œuvres morales et mêlées. Avant la mise à disposition de ces deux « massifs », les éditions et traductions des Vies parallèles et des traités moraux manifestent un certain éparpillement, avec des choix divers de regroupements selon les contextes et les attentes à la fois culturelles et politiques. Ainsi les Vies constituent un réservoir dexemples historiques illustres à admirer sinon à imiter, en lien avec lhorizon politique dun « humanisme civique ». Comme le rappelle lauteur : « Lâge de limprimé va favoriser la fabrication dœuvres complètes, et ce sont ici les Moralia qui inaugurent le mouvement, avec la première grande édition grecque des Moralia, les Plutarchi opuscula, publiée chez Alde Manuce à Venise en 1509 » (p. 31). En un sens il sagit dune « fiction » unifiant sous un titre générique des textes assez divers au-delà dune thématique morale incluant dimensions philosophiques et religieuses ; et lédition imprimée de ce corpus vient conférer une matérialité et une stabilité plus durable à la tradition antérieure de diffusion plus aléatoire des manuscrits. La particularité des textes de Plutarque, et notamment des traités moraux, est celle dun savoir substantiel et même « encyclopédique » concernant lhéritage gréco-romain, mais qui se présente « à pièces décousues » – si lon reprend la formule marquante de Montaigne qui y voit la légitimation du mode de lecture quil revendique pour lui-même. O. Guerrier indique cependant quon peut aborder de tels corpus de textes artificiellement unifiés 181dune manière plus « dialectique » car engageant divers rapports entre le tout et les parties. Doù une remarque éclairante : « Il en résulte que ces corpus sont soumis à un double rythme temporel et intellectuel. Dun côté, celui de leur réunion en œuvres intégrales. De lautre, celui de leur dissémination en parcelles autonomes. Et les deux lignes sont susceptibles de senchevêtrer, les concepteurs des premières pouvant tirer parti des secondes déjà traduites et éditées, et vice-versa. Doù il suit que lhistoire des Moralia est à la fois celle de leurs regroupements successifs, et celle des avatars de tel ou tel de leurs opuscules, dun lettré à lautre » (p. 34). En un sens, et même sil lauteur ne le dit pas ainsi, on peut percevoir la complexité du lien qui a fait de Montaigne un lecteur attentif et reconnaissant du travail de traduction dAmyot, mais selon ses propres modalités de lecture interprétative quon peut alors confronter à dautres.

Après cette double mise en perspective, les développements du livre sont scindés en deux parties clairement délimitées dans leur orientation spécifique. Une première grande partie, « Le temps dAmyot », analyse limportance de son travail de traduction des textes de Plutarque et son rôle dintercesseur savant auprès dautres lecteurs non ou peu familiers du grec (cest le cas de Montaigne, du moins selon ses propres dires). Dans les chapitres i à iii, O. Guerrier retrace les discussions nourries à propos de ce qui constitue à la Renaissance le travail de traduction (terme qui supplante progressivement celui de « translation ») ainsi que le statut du traducteur (est-il un « auteur en second » ?), avant de se focaliser sur léloge enthousiaste (à une réserve près) de Montaigne à légard dAmyot, et lusage démultiplié qui est fait de ses traductions dans les Essais (chap. iv). Une seconde grande partie, « Lectures humanistes de Plutarque : quelques parcours » (chap. v à ix), se focalise sur certains traités spécifiques de Plutarque (les règles matrimoniales, les recueils dApophtegmes, Dits notables ou Propos), et sur des thématiques transversales récurrentes dans divers textes : lusage métaphorique du « jeu de paume » (référence “translatée” de certains jeux de balle antiques), les réflexions sur les « daimoneries » et « malins esprits », réinsérées dans un horizon théologique chrétien, et pour finir les discussion philosophiques déjà évoquées concernant les « questions animales ». Une courte conclusion récapitule le parcours de la diffusion des textes de Plutarque (traductions savantes, vulgarisation des idées et productivité 182littéraire), évoquant au passage leurs destinées après lapogée humaniste et ses prolongements divers dans la formation de la culture classique jusquà Rousseau, suivis par une désaffection croissante malgré dautres traductions entre 1798 et 1870.

Avant de se focaliser sur quelques développements spécifiques du livre, une dernière remarque générale simpose : dans la progression et dans la distribution des analyses – et plus particulièrement celles de la seconde partie – on perçoit que la voix montaignienne reste très audible et insistante, au-delà même du substantiel chapitre de la première partie qui examine à nouveaux frais limportance de Plutarque, via Amyot, tout au long des Essais. Pour autant, cette voix est loin doblitérer les autres dimensions de la réflexion dO. Guerrier qui étudie nombre de sollicitations des Œuvres morales en amont et en aval des Essais. Et cest incontestablement lun des intérêts majeurs de ce travail qui reconnaît demblée se situer dans le prolongement détudes antérieures marquantes, tel le livre de Robert Aulotte, Amyot et Plutarque. La tradition des Moralia au xvie siècle, auquel il rend hommage et qui lui sert régulièrement de point dappui, en précisant chemin faisant le cœur de son propos. De même, dès lamorce du livre citant la célèbre lettre de Gargantua à Pantagruel – dont la formule emblématique, « Maintenant toutes disciplines sont restituées » est qualifiée de « chant de triomphe dune Renaissance qui depuis plus dun siècle nen finit pas de revenir ad fontes » (p. 11) – O. Guerrier rappelle que le programme déducation ainsi tracé vise, par la fréquentation des auteurs anciens dont « les Moralia de Plutarque », à « bien profiter en estude et en vertu ». Et via cette référence, il renvoie aux travaux récents de Romain Menini sur Rabelais, et notamment à la place quoccupe Plutarque dans Rabelais altérateur. “Graeciser en français” (Classiques Garnier, 2014), où est rappelée lune des raisons majeures de limportance particulière prise par les textes plutarquiens à la Renaissance : aussi bien les Vies des hommes illustres que les Œuvres morales et mêlées constituent « lune des synthèses les plus complètes que lAntiquité ait rendue disponible sur toutes matières éthiques, historiques, philosophiques ou religieuses ». Et même si cette dimension synthétique ou « encyclopédique » napparaît peut-être que rétrospectivement, limportance des analyses de R. Menini justifie que dans ces Visages du Plutarque humaniste, il soit davantage question dautres auteurs renaissants et post-renaissants, bien que le « chaînon » Rabelais revienne à diverses reprises dans tel ou tel développement.

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Pour qui nest pas familier des discussions nourries concernant non pas limportance (bien connue) mais les conceptions et pratiques de la traduction à la Renaissance, les analyses détaillées de la première partie retracent la progressive diffusion et la « translation » des textes grecs dans diverses langues, ainsi que laffirmation dune dimension « nationale », notamment dans la place que va occuper le français, à la fois institutionnellement et culturellement, même si le latin reste la langue savante commune. Les traductions successives de Plutarque, y compris celles dAmyot, sinscrivent donc dans un contexte global relatif aux enjeux politiques des rapports entre langues, ainsi que le souligne lauteur : « À linstar de nombre de discours et de pratiques lettrés, la traduction au xvie siècle doit être envisagée comme une activité très fortement contextualisée, qui répond à des demandes, obéit à des attentes, se soumet à des stratégies politiques, éditoriales, esthétiques… » (p. 51). Le premier chapitre précise ainsi les grandes lignes de ce qui constitue à la Renaissance le passage des langues anciennes, et notamment du grec, aux langues vernaculaires, entre strict « littéralisme » (assez peu mis en avant), et exigence réitérée de « fidélité » à lauteur mais qui ne senferme pas pour autant dans un « mot à mot » trop contraignant dès lors quil sagit bien de transpositions linguistiques, culturelles et conceptuelles. Il faut donc à la fois restituer le sens des textes tel quil est appréhendé par le traducteur, et être aussi réceptif que possible à « lâme » de lauteur, expression quon retrouve notamment chez Jean Bodin et chez Montaigne qui, évoquant la traduction de Plutarque par Amyot et admirant la « constance dun si long travail » et « la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré [difficile] », caractérise ainsi la disposition desprit de ce dernier : « …car on men dira ce quon voudra : je nentends rien au Grec, mais je vois un sens si beau, si bien joint et entretenu partout en sa traduction que, ou il a certainement entendu limagination vraie de lauteur, ou, ayant par longue conversation planté vivement dans son âme une générale Idée de celle de Plutarque, il ne lui a au moins rien prêté qui le démente ou qui le dédie » (Essais, II, chap. 4). Et cest dailleurs Amyot lui-même qui, dans lavis « Aux lecteurs » ouvrant sa traduction des Vies des hommes illustres, donne une précision concernant lattention spécifique et louverture desprit nécessaire pour ce travail de « translation » dune langue à lautre : « Lofice dun propre traducteur 184ne gist pas seulement à rendre fidelement la sentence de son auteur, mais aussi à représenter aucunement et à adombrer la forme du style et manière dicelui ». Le verbe « adombrer » vient souligner la difficulté de ce passage, sil sagit avant tout de restituer le contenu dune pensée tout en désirant « rendre la chose à nostre air » comme le dira ultérieurement un traducteur de Lucien.

Ce premier chapitre sattarde également, entre connaissances établies et hypothèses plausibles, sur la bibliothèque dont pouvait disposer Amyot comme humaniste et comme homme dÉglise (évêque dAuxerre et grand aumônier de France). Il est rappelé quoutre son « grand œuvre » consacré à Plutarque, il a traduit dautres auteurs tels Longus et Héliodore. Ses nombreuses annotations en marge de lédition du texte grec permettent, comme cest également le cas de Rabelais, de suivre les spécificités de son travail de vérification des sources (y compris par confrontation avec des traductions latines), dindications sur létat plus ou moins fiable, fragmenté, lacunaire ou « corrompu » du texte transmis, de recoupements entre les Vies et les traités moraux, de gloses et précisions terminologiques diverses sur le sens dun terme ou sur un contexte historique. Cest un tel travail dexplicitation et dappropriation du texte que Françoise Frazier a pu nommer « traduction augmentée » (citation p. 58). Dans le même sens, R. Menini précise : « …il est à peu près certain que, comme tous les érudits de son temps, Amyot ajoutait à la lecture directe des auctores celle, indirecte et de seconde main, des plus importants recueils de commentarii variés et autres miscellanées humanistes (telles celles de Budé, Érasme, Ravisius Textor, Cœlius Rhodiginus, Alessandro dAlessandri, etc. » (citation p. 60). Concernant plus particulièrement les Œuvres morales et mêlées, lédition comporte, outre les précisions déjà indiquées sur létat du texte et les choix de traduction, un certain nombre déléments ajoutés par le « translateur » : jugement éventuellement critique sur le propos ou la construction de tel traité moral, références historiques diverses, et une « Table finale » des noms et des matières qui permet de sy retrouver plus facilement dans une lecture suivie ou plus morcelée.

Pour ne pas alourdir outre mesure ce compte-rendu, on va passer plus rapidement, malgré leur indéniable intérêt, sur les chapitres ii : « Dans la pâte du texte : fidélité et écarts », et III : « Une œuvre complète dans tous ses états », en ne restituant que quelques grandes lignes qui donneront envie 185daller y suivre le détail très fouillé des analyses proposées. Concernant le travail dAmyot sur des points significatifs, O. Guerrier met laccent non sur le « souci du beau langage », souvent invoqué par tel ou tel traducteur et repris par des commentateurs récents, mais bien davantage sur ce quil nomme des « enjeux sémantiques », sappuyant notamment sur une indication incisive dAmyot lui-même dans sa dédicace des Vies des hommes illustres au roi Henri II : « …je confesse avoir plus estudié à rendre fidelement ce que lautheur a voulu dire, que non pas à orner ou polir le langage, ainsi que luy mesme a mieulx escrire doctement et gravement en sa langue, que non doucement et facilement » (citation p. 86). Sont ainsi analysés divers traits marquants de cet incessant travail de traduction : la place et les significations des « binômes synonymiques » ; lattention portée aux transpositions des termes « phronèsis » et « synésis » selon lusage parfois flottant quen fait Plutarque dans un certain héritage aristotélicien plus ouvert ; la polysémie de la « phantasia », entre image et faculté (analyse qui fait écho à un précédent livre de lauteur sur Montaigne : Quand « les poètes feignent » : “fantasie” et fiction dans les Essais de Montaigne) ; enfin létude de la manière dont fonctionnent les récits plutarquiens, entre actions déclat, anecdotes révélatrices, « dits mémorables ». Rappelant à cet égard limportance des analyses de Bérengère Basset sur les apophtegmes et sur lusage « anomal » qui peut être fait des « micro-récits » plutarquiens par divers auteurs (dont Montaigne tout particulièrement), cette dernière étude soulève plusieurs questions liées : lexemplarité de lhistoire, le caractère admirable ou aléatoire des actions et, de manière plus problématique, la difficile conciliation entre invocation dune « providence » divine et références à des évènements « fortuits » renvoyant à la « fortune » (cf. les expressions « davanture », « par cas davanture » – dont on trouve lécho dans la fréquence de « à ladvanture » dans les Essais). Cette tension est présente dans le texte grec, et la traduction dAmyot ne latténue pas, en dépit du contexte de forte « christianisation » qui marque la lecture et linterprétation des textes anciens par les humanistes de la Renaissance. Plus largement cette tension autorise voire suscite dautres lectures et usages moins édifiants, plus ouverts ou plus « hétérodoxes » des anecdotes et récits contenus dans les Vies comme dans les Œuvres morales.

Les analyses du chap. iii prolongent autrement ce fil des rapports complexes entre « providence » et « fortune », en évoquant les avatars des 186traductions françaises de Plutarque et surtout les reprises et “réaménagements” de celles dAmyot, jusquà parler de « contrefaçons » lorsque ces rééditions sont accompagnées de longues précisions explicatives et surtout interprétatives accentuant encore davantage la « christianisation » de Plutarque, comme cest le cas du calviniste Simon Goulart. Leffet ainsi produit est celui dune plus grande compacité et homogénéité de la réception des œuvres impliquant des orientations et usages moins “déliés”, moins audacieux, ce qui peut par ailleurs faire comprendre leur succès dans latmosphère morale plus soucieuse dédification qui suivra la période renaissante. En contraste avec cela, O. Guerrier esquisse une confrontation avec des traductions anglaises de Plutarque à la fin du xviè siècle qui procèdent souvent du texte français dAmyot et lui confèrent ainsi une marque significative de reconnaissance. Ces traductions filtrées par une traduction préalable aménagent des recompositions diverses des textes de Plutarque et offrent un riche matériau historique dans lequel puiseront tant Shakespeare pour certaines de ses pièces que Francis Bacon dans plusieurs de ses Essais.

En dépit de son caractère de « figure imposée » puisquil est consacré à la manière dont Montaigne, via les traductions dAmyot, se réfère à Plutarque et le sollicite très souvent (plus de 500 emprunts, sans forcément de référence indiquée), le substantiel chapitre iv, « “Cuisse ou aile” : les Essais de Montaigne » propose un parcours original à plusieurs titres. Tout en se référant à nombre danalyses dautres commentateurs, il reprend à nouveaux frais le fil des réflexions précédentes sur lexemplarité hypothétique des innombrables récits, « histoires » et anecdotes rapportées par Plutarque. Ce matériau très riche est diversement dépecé (« cuisse ou aile »), détissé, recomposé ou, comme le dit encore Montaigne, « accommodé » ou « difformé » à nouveau service. O. Guerrier choisit ainsi de partir de la référence philosophique au « schème » du miroir, image liée de très longue date à lexigence de la connaissance de soi autant que du monde, pour en tirer quelques fils moins attendus. Létude de son écho chez Montaigne : « mirer ma vie en celle dautrui » (Essais, III, 13) propose une interprétation singulière, renvoyant par « essai » (au sens dexercice et de mise à lépreuve) vers le sujet qui cherche à sévaluer le plus justement possible dans cette confrontation. En rappelant les ressources offertes par divers textes de Plutarque (Vies et Œuvres morales mêlées), mais sans se tenir à une stricte référence à lobjet « miroir », lanalyse 187proposée précise le lien qui peut être fait avec lécriture des Essais telle quelle se constitue progressivement : « Voilà très exactement comment un programme portant sur la “vie” et les mœurs des hommes du passé sest mué en une herméneutique de soi, des “profondeurs opaques de ses replis internes” (II, 6), dans le mouvement scriptural qui lui donne forme » (p. 175). Et lanalyse proposée insiste à juste titre sur le constat par Montaigne de ses efforts parfois entravés, de ses difficultés voire de ses échecs à se saisir soi-même, de même que linterrogation sur le risque de se masquer en sécrivant : « je me pare sans cesse, car je me décris sans cesse » (Essais, II, 6).

Ce chapitre analyse également la défense par Montaigne de Plutarque historien, contre les critiques de Jean Bodin évoquant des récits qui rapportent « des choses incroyables et entièrement fabuleuses », négligeant ainsi ce qui serait la droite « méthode de lhistoire ». La question du distinguo entre récit crédible ou « fabuleux » (relevant de la « fantaisie » imaginaire) est élargie à la réflexion sur ce que veut dire « témoigner », y compris de choses possibles sinon advenues. Comme le souligne lauteur à la suite dautres travaux sur cette question (Bernard Sève notamment), Montaigne élargit ainsi fortement ce champ du « possible », en insistant du même geste sur les limites de toute connaissance humaine et la nécessité de ne pas faire de notre ignorance la pierre de touche de ce qui est « croyable » ou non. Plus largement, lanalyse se rend attentive à la transplantation revendiquée et au “montage” dun certain nombre de passages de Plutarque pris dans différents textes et réarticulés autrement, comme cest le cas de la référence à la vivacité reconnue des paroles dHomère (vivacité reliée dans les Essais à celles dautres paroles poétiques dont celles dHorace et de Lucrèce). O. Guerrier suit attentivement la manière dont cette thématique plutarquienne (via Aristote) est évoquée et réagencée différemment par Rabelais et par Montaigne. De même, à propos dune formule de Plutarque qui évoque (sans y croire vraiment) la raison avancée de létat de servitude de certains peuples, il est possible den percevoir la trace dans linspiration du discours De la servitude volontaire, sachant que La Boétie fut également le traducteur de certains textes de Plutarque – traduction éditée ultérieurement par Montaigne. Cest en tout cas ce que ce dernier suggère dans les Essais : « Il y a dans Plutarque beaucoup de discours étendus, très dignes dêtre sus, car à mon gré cest le maître ouvrier de telle besogne ; mais 188il y en a mille quil na que touchés simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, sil nous plait, et se contente quelquefois de ne donner quune atteinte dans le plus vif dun propos. Il les faut arracher de là et mettre en place marchande. Comme ce sien mot, que les habitans dAsie servaient à un seul, pour ne savoir prononcer une seule sillabe, qui est Non, donna peut-être la matière et loccasion à la Boétie de sa Servitude Volontaire » (I, 26). Cest là une hypothèse plausible, que lon peut même prolonger par une autre ; car si lon se réfère à une remarque dAmyot dans sa présentation du traité Sil est loysible de manger chair : « Ce sont lambeaux de déclamations quil avoit escrites jeune pour son exercice » (remarque citée plusieurs fois dans le livre à propos dautre chose), on pourrait également entendre en écho lappréciation révisée que Montaigne porte sur le texte de la Boétie, ayant finalement renoncé, du fait de lusage dévoyé quen firent à ses yeux les Huguenots, à le publier au cœur du livre I des Essais : « Cest un discours auquel il donna nom La Servitude Volontaire : mais ceux qui lont ignoré, lont bien proprement depuis rebaptisé Le Contre Un. Il lécrivit par manière dessai, en sa première jeunesse, à lhonneur de la liberté contre les tyrans » (I, 28). En ce cas, lintercession dune formule dAmyot, mais comme annotateur, viendrait renforcer la référence ou lempreinte plutarquienne – du moins telle que Montaigne lentend dans son appréciation plus distanciée du « discours » de La Boétie.

Sans pouvoir restituer le détail des analyses précises concernant tel ou tel élément, on peut en retenir à titre indicatif une leçon de lecture ainsi synthétisée : « On constate en tout cas que si le texte de Plutarque a une fonction matricielle, cela ne signifie pas nécessairement quil est suivi à la lettre. Bien plutôt, ses composantes sont conçues comme des points dappui pour une méditation neuve, qui les superposera à ses propres préoccupations, au risque parfois den délaisser le sens primitif » (p. 205). Ce chapitre-charnière du livre, central dès lors quil est question de limportance accordée à Plutarque par un auteur comme Montaigne, se conclut par une interrogation sur la place indéniablement reconnue par celui-ci au travail de “translation” dAmyot : « Plutarque, depuis quil est français » (Essais, II, 10). Car cette reconnaissance ne va cependant pas jusquà en faire un auctor au sens plein mais, au mieux, un « auteur en second ». Cest pourtant le texte dAmyot (y compris dans ses marges) qui est constamment sollicité pour être « difformé » et 189« accommodé » à divers usages ; et O. Guerrier suggère in fine, en lien avec dautres travaux tels ceux de Bérengère Basset sur les usages des récits et apophtegmes, que dans les Essais, ce livre singulier au dire de leur auteur, « le seul livre au monde de son espèce, dun dessein farouche et extravagant » (II, 8), les « infractions » ou infidélités partielles dAmyot au texte-source de Plutarque, les « traits insolites et téméraires » de ses traductions, ont pu susciter certains cheminements imprémédités.

Comme déjà indiqué, la seconde grande partie du livre, « Lectures humanistes de Plutarque : quelques parcours », change partiellement de perspective en se focalisant de manière plus expressément thématique sur les références, usages et transformations de textes et « motifs » plutarquiens spécifiques. Mais là encore il sagit de suivre le devenir de diverses traductions de ces textes en latin et dans les langues vernaculaires en les confrontant à celle dAmyot, et de suivre diverses lectures et réinterprétations que ces traductions ont pu susciter. O. Guerrier concentre ses analyses successives soit sur certains traités des Œuvres morales : les Règles matrimoniales (chap. v) et les recueils de Dits notables ou Apophtegmes (chap. vii), soit sur des motifs ou sujets récurrents qui circulent et se font écho dans divers textes : lusage métaphorique du « jeu de paume » – translation culturelle en référence à des jeux de balle antiques (chap. vi) ; les réflexions insistantes sur les « daimorenies » et « malins esprits » liées à la fonction sacerdotale de Plutarque comme prêtre de loracle de Delphes, mais relancées dans un tout autre contexte de christianisation et daccusations de sorcellerie (chap. viii) ; et pour finir, comme déjà indiqué, les discussion philosophiques très nourries depuis lAntiquité concernant les « questions animales » (chap. ix). Le choix de ces sujets, motifs et thématiques tient évidemment au fait quon en trouve la relance, les réinvestissements et les infléchissements parfois conséquents chez nombre dauteurs marquants de la Renaissance et de lâge classique : non seulement Montaigne qui reste un fil rouge du livre, mais également Érasme, Rabelais, Jean Bodin, Béroalde de Verville, Charron, Gabriel Naudé, Pascal, La Fontaine, Bayle… Chacun des chapitres de cette seconde grande partie du livre entrecroise ainsi diverses traductions des textes de Plutarque avec leurs reprises, accommodations, transpositions et usages à nouveaux frais, en fonction dobjectifs et de contextes historiques et culturels que lauteur sessaie à restituer aussi attentivement que possible. La démarche suivie est analogue mais la 190« matière » est à chaque fois différente et offre loccasion de cheminements singuliers qui ouvrent des perspectives stimulantes, même si cet entrecroisement de textes, de langues, de références littéraires et philosophiques nest pas toujours facile à suivre dans toutes ses méandres qui donnent parfois le sentiment de se retrouver dans un labyrinthe – assez caractéristique à vrai dire dune certaine écriture de la Renaissance.

Ne pouvant restituer la diversité et la profusion des parcours ainsi proposés, on peut au moins en donner une idée plus ajustée en sarrêtant pour finir sur le chapitre consacré au « Jeu de paume ». Celui-ci sattache à suivre quelques fils de cette métaphore ludique dans divers textes de Plutarque – le terme de « paume » étant choisi par Amyot (à la différence dÉrasme, plus « littéraliste » sur ce point) afin de moderniser la référence à des jeux antiques de balle (« phindère » ou « sphère »). Un tel choix de traduction privilégie donc le souci du sens (ad sensum) plutôt que la stricte transposition « terme à terme » (ad verbum) ; et ceci en résonance avec le grand attrait de lépoque pour ce jeu de paume dont les règles sont progressivement codifiées (et dont certaines formules sont passées depuis dans le langage courant : « tomber à pic » notamment, ou « attraper la balle au bond »). Lanalyse dO. Guerrier suit le cheminement de ces références au jeu de paume qui passe non pas de mains en mains mais de textes en textes, depuis ceux de Plutarque (dont diverses allusions à des jeux de balle sont ainsi traduites par Amyot), jusquà leurs reprises à différents niveaux de sens par Rabelais, Montaigne, Béroalde de Verville et Pascal, en passant par des traités médicaux qui vantent lutilité de cette activité pour le corps, les yeux et lesprit. Certains traités élargissent la perspective à une réflexion sur les formes de sociabilité ou de « civilité » réglées, mais également aux activités de chasse et de guerre, dès lors quil sagit dapprendre à affronter diverses situations conflictuelles hasardeuses ou du moins plus difficiles à anticiper ou à « préméditer » dans leur déroulement soumis aux aléas de la « fortune » autant quà la sagacité des acteurs. Sans pouvoir entrer dans tout le détail des analyses proposées, on peut en retenir la profusion dun réservoir métaphorique qui croise également linterrogation morale sur ce quimplique ou peut receler un tel « passetemps » ludique, au-delà de sa légèreté ou oisiveté apparente en regard dune visée soucieuse du salut de lâme – comme cela se trouve thématisé chez Rabelais.

Cest une autre ressource imagée qui préside à la reprise par Montaigne (après Érasme et dautres tel Stefano Guazzo, auteur de 191La civile conversation), de ce motif plutarquien comparant léchange de paroles à un jeu de balle : « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui lécoute. Celui-ci se doit préparer à la recevoir selon le branle quelle prend : Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et sapprête selon quil voit remuer celui qui lui jette le coup : et selon la forme du coup » (III, 13). Cette comparaison très connue et souvent commentée (tout récemment encore par Alain Legros et Dominique Brancher), renvoie notamment au traité de Plutarque, Comment il fault ouir, et lidée essentielle réside dans lattention portée à la façon de recevoir une parole “lancée”, avant sa relance qui engage le jeu de la circulation réciproque. À cet égard, la reprise de limage plutarquienne ainsi translatée par Amyot signifie pour Montaigne que la réception de la parole « envoyée » est bien une attitude dattente dynamique et non pas statique – ce qui permet par ailleurs dentendre autrement lexpression « je soutiens, je ne bouge », léquivalent dans les Essais (II, 12) de la « suspension » du jugement. Dans cet horizon métaphorique du verbe « soutenir », il ne sagit justement pas dune pure et simple immobilité mais bien plutôt dune disposition dattente active qui essaie danticiper, autant que faire se peut, un mouvement à venir dépendant dun précédent envoi de parole comme « balle » à relancer. Ce qui est signifié là, cest notamment une certaine conception de ce que peut et doit être une conversation réglée et profitable, lun des sens que Montaigne donne à ce quil nomme « lart de conférer » (III, 8) en concevant cette pratique ou « exercice » non sur le mode dune conversation civile trop convenue ou « cérémonielle », mais bien plutôt comme une joute verbale, une discussion éventuellement vive entre égaux, sur le modèle de lescrime – même si lon reste sur le registre ludique. O. Guerrier prolonge et conclut le mouvement de cette analyse par une stimulante proposition concernant la reprise de la métaphore du jeu de paume dans lune des Pensées de Pascal : « Quon ne dise pas que je nai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, cest une même balle dont joue lun et lautre, mais lun la place mieux ». Plutôt quà un passage des Entretiens dÉpictète, souvent cité par les commentateurs et où le jeu de balle offre limage possible des activités humaines dans leurs mouvements incessants de « divertissement », on peut tout aussi bien y entendre, comme lauteur le suggère, un écho de la réflexion de Montaigne sur limportance de 192« la forme du coup », autrement dit lattention portée à la « manière » de dire – et en loccurrence à la manière décrire. Et cette suggestion relance encore autrement la force de limage dans une direction sinon entièrement imprévisible, en tous cas renouvelée par rapport à des reprises antérieures de ce thème plutarquien acclimaté, grâce à la traduction dAmyot, à de tout autres contextes historiques, culturels et conceptuels.

Au terme de ce compte-rendu déjà trop étendu et pourtant très partiel, on ne peut éluder une remarque qui, sans être une réserve ou une mise en garde, pourrait susciter une réticence à se plonger dans le livre dès lors quon préfère un mode de lecture plus « aéré » ou moins « concentré » que celui qui est proposé. Car cest un livre incontestablement érudit et « savant » au meilleur sens du terme ; et cette dimension, contrepartie inévitable de toute approche précise des textes de la Renaissance, prend le risque dune possible désorientation devant ses exigences de lecture parfois labyrinthiques. Sans vouloir gommer les difficultés inhérentes au suivi danalyses aussi fouillées car entrant dans la « pâte » des textes, avec leur épaisseur de langue et de significations qui se transposent et se transforment au fil du temps et des époques, on peut alors suggérer un mode de lecture alternatif, ou plus exactement complémentaire : même si ce nest pas son protocole décriture relié à un parcours et à un projet densemble, un tel livre peut aussi se lire « à pièces décousues », au moins pour sa seconde grande partie, plus évidemment thématique que la première et autorisant par là-même des choix ciblés et des respirations. Ce qui nempêche en rien de reconnaître au fil des chapitres de ces Visages singuliers du Plutarque humaniste nombre déchos, de renvois, de reprises, dinflexions qui restituent la richesse de leurs « translations » et de leurs devenirs parfois imprévus et inventifs, voire infidèles ou « hétérodoxes », entre Renaissance et âge classique.

François Roussel

Paris

1 Cest aussi le problème des « glossaires » en fin de texte qui, au-delà dinterrompre la lecture, donnent en vrac les différents sens possibles, laissant la responsabilité du choix à la personne qui venait y chercher une réponse précise.

2 Pour plus de précisions et dexemples, voir la notice de lédition p. 19-23.

3 Voir par exemple : Antoine Compagnon, « Rajeunir Montaigne », Michel Zink éd., Livres anciens, lectures vivantes. Odile Jacob, 2010, p. 209-227 ; Marc Fumaroli, « Montaigne, retour aux sources », Le Monde, Vendredi 15 juin 2007, p. 3 ; Alain Legros, « De lédition des manuscrits de Montaigne : transcrire, régulariser, traduire, moderniser. Réponse à André Tournon et questions », Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, 2012 – 1, no 55. Varia, p. 295-302.

4 Alain Legros, art. cit., p. 297.

5 Je lentends au sens noble du terme. André Lanly, qui avait naguère adapté les Essais, parlait quant à lui de « snobisme » universitaire.