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Classiques Garnier

Comptes rendus de lecture

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Thierry Gontier, LÉgoïsme vertueux. Montaigne et la formation de lesprit libéral, Paris, Les Belles Lettres (coll. « Penseurs de la liberté »), 2023, 464 p., ISBN 978-2-251-45398-9.

Ce livre substantiel se présente en partie comme la somme danalyses antérieures de certaines grandes thématiques montainiennes quil reprend attentivement, complète et parfois modifie ou infléchit afin den constituer une synthèse interprétative cohérente. Celle-ci se propose de mieux restituer la place des Essais dans le champ de la philosophie morale et politique, avec lambition de construire des passerelles vers des discussions contemporaines autour de conceptions différentes et divergentes de ce quon nomme « libéralisme ». Les indications et remarques qui suivent ne pourront en donner quun aperçu fort limité au regard de lamplitude des questions abordées et des multiples références convoquées à cet effet, outre une parfaite circulation dans les méandres des Essais. Et certaines réticences ou objections pourront apparaître partiales sinon biaisées, bien quelles essaient dêtre motivées.

Comme cela est affirmé et explicité plus nettement dans le chapitre conclusif, T. Gontier nous convie à un « jeu intellectuel qui consiste à relire rétroactivement les Essais de Montaigne à partir dun mouvement didées à laquelle [sic] ils ont contribué à donner naissance » (p. 367). Assumant les risques danachronisme dès lors quon revendique ce genre dinterprétation rétroactive, ce « jeu » spéculatif au long cours éclaire en partie loxymore appuyé de son titre intentionnellement provocant : « légoïsme vertueux », qui peut cependant laisser perplexe pour plusieurs raisons. Dans une perspective plus étroitement « idéologique », on pourrait ny voir quun effet daccroche un peu “surjoué”, surfant notamment sur un certain air du temps qui a mis au goût du jour des auteurs ou autrices comme Ayn Rand dont le recueil intitulé La Vertu dégoïsme (selon la traduction française du terme « selfishness ») résonne évidemment ici en écho. Et de fait le dernier chapitre du livre comporte une série de remarques confrontant les Essais aux thèses de cette autrice devenue de longue date Outre-Atlantique létendard dune affirmation 206individualiste sans rivage et sans nuances, une variante singulière et atypique promouvant un « égoïsme rationnel » à la croisée de divers courants « libertariens » – si lon peut reprendre cette dénomination usuelle par ailleurs discutée la concernant.

On peut noter en passant que le responsable de la collection dans laquelle paraît ce livre est lun des traducteurs et commentateurs patentés dAyn Rand. De manière cohérente et conséquente, cest un choix éditorial que T. Gontier met en avant dentrée de jeu, disant vouloir ainsi se démarquer de collections plus « académiques » consacrées à la pensée de Montaigne. Cest donc bien dans cette perspective que le terme dégoïsme est mobilisé comme une clé de compréhension des Essais, lauteur voulant du même geste inverser sa charge massivement négative qui, sinon, ne ferait que reconduire le reproche adressé de longue date à Montaigne, et parfois de façon très virulente voire inquisitoriale, de trop « se complaire en soi ». Le pari est risqué – ce qui lui donne aussi son intérêt ; mais il nest pas certain quil soit vraiment gagné sur ce point précis : est-il si évident et éclairant de convertir systématiquement en « égoïsme », même ennobli à la manière de R.W. Emerson ou de Nietzsche, cette scrutation obstinée et exigeante de soi que Montaigne nomme de plusieurs manières : « savoir être à soi », « se donner à soi », « népouser rien que soi », ou encore sous sa forme générique : « notre ordinaire entretien de nous à nous-même » (I, 39) ?

On va revenir chemin faisant sur certains aspects de cette interrogation à laquelle lauteur ne se dérobe dailleurs pas, même si pour lui lassimilation paraît demblée légitime, appuyée sur quelques prédécesseurs en réhabilitation dun « égoïsme raffiné et intelligent » (cf. Tocqueville cité demblée p. 31, et repris ultérieurement), égoïsme qui se voit ainsi promu en « vertu » à la fois morale et politique, du moins sur le mode dune « liberté négative » telle quelle est notamment thématisée par Isaiah Berlin (auteur auquel T. Gontier fait souvent référence) comme attitude de défiance et de retrait face à toute dimension collective perçue comme conformisme et servitude. Mais avant de préciser ces réserves, il faut dabord et surtout rendre justice au riche contenu de ce livre dont la démarche ne peut se réduire à la justification réitérée de ce prisme interprétatif. Lessentiel ne réside probablement pas dans le concentré de la formule-titre mais bien plutôt dans le sous-titre : « Montaigne et la formation de lesprit libéral », plus sobre, plus “sage” ou, selon les goûts, plus indicatif de la lecture des 207Essais proposée par lauteur. Car une telle formulation correspond plus explicitement et plus précisément au « jeu intellectuel » auquel les diverses analyses thématiques du livre nous convient.

Lecture faite, on peut estimer que ce jeu “rétroprojectif” en vaut largement la chandelle, y compris dans ce qui nemporte pas la conviction. Les remarques qui suivent ne peuvent prétendre donner un éclairage exhaustif restituant la diversité des angles choisis aux fins de nourrir linterprétation densemble. Lauteur traverse et mobilise une bibliothèque très étendue, bien au-delà des seules études consacrées ces dernières années aux Essais dans leur dimension plus expressément politique ; et pour en prendre toute la mesure, il faudrait retraverser avec lui cette “forêt” de références anciennes (Platon, Aristote, les stoïciens…), classiques (Hobbes, Locke, Hume, Tocqueville…) et contemporaines (John Rawls, Michael Walzer, Richard Rorty, Isaiah Berlin, Robert Nozick, Biancamaria Fontana, Valérie Dionne…). À cet égard, lindex des auteurs fournit un outil appréciable qui permet de sorienter efficacement dans la relecture visant à relier et recouper des moments différents dans tel ou tel développement du livre. À défaut de pouvoir répondre ici aux rudes exigences dune telle retraversée, on peut dabord noter que ce livre prend place dans un fécond renouvellement des lectures politiques de Montaigne dont un précédent numéro du Bulletin sétait déjà fait partiellement lécho (no 60-61, 2014-2015). T. Gontier situe fort judicieusement sa propre démarche en regard de ces diverses analyses, indiquant précisément en quoi il sen rapproche et en quoi il sen différencie sur tel ou tel point significatif.

Cest ce que précise de manière éclairante la substantielle introduction qui met le propos densemble en perspective : contre une tendance générale à minorer voir à ignorer la place les Essais dans une généalogie du « libéralisme » comme promotion des droits et libertés individuelles, il sagit de la leur donner, ou de la leur restituer, en élargissant ce que recouvre ordinairement ce terme dont les significations sont par ailleurs assez diverses sinon contradictoires dans leurs usages et implications, que ce soit dans le monde anglophone ou dans une tradition de philosophie morale et politique plus restreinte sinon exclusivement “franco-française”. En sollicitant notamment nombre dauteurs anglophones auxquels il confronte sa lecture, T. Gontier se situe expressément et résolument dans le prolongement de R.W. Emerson évoquant Montaigne comme « a man of liberality » (p. 43-44), voulant ainsi donner à cette formule toute son 208amplitude, au-delà du sens immédiat et restreint du terme « libéralité » quon trouve à loccasion dans les Essais comme synonyme de « générosité » ou de « bienveillance ». Cest donc ce à quoi se consacrent les différentes parties et chapitres du livre dont on va essayer de détailler le trajet suivi.

Une première partie est consacrée à « Être à soi, être aux autres », avec dans le 1er chapitre une explicitation de diverses significations des termes « égoïsme » et « égotisme » (en référence là encore à R.W. Emerson et Nietzsche), suivie dune analyse de la formule de Montaigne concernant « lamitié que chacun se doit » (III, 10), reprise et renouvellement de lidée ancienne de philautia. Cette attention aux usages des termes est assez éclairante quant aux contextes historiques successifs dans lesquels ils se trouvent mobilisés ; mais elle ne lève pas pour autant les réserves quon peut avoir concernant la traduction de cette « amitié que chacun se doit » en un « égotisme » de bon aloi et plus encore en un « égoïsme vertueux ». Ou alors il faudrait sen tenir à la simple notation descriptive de ces termes évoquant le fait dêtre essentiellement sinon exclusivement concentré sur soi et consacré à soi. Or le propos de T. Gontier ne se réduit évidemment pas à cette simple dimension descriptive mais y voit bien davantage une clé de compréhension globale des Essais, ce qui rend encore plus sensible la seule question qui vaille à ce sujet : afin dappréhender au plus juste les cheminements de Montaigne, peut-on véritablement et utilement unifier sinon uniformiser ce quil en est des modalités entremêlées et fort diverses de cette incessante scrutation de soi ?

Via une référence à un livre de Claude Romano, Être soi-même (titre curieusement transformé de manière montainienne en Être à soi-même), un passage du chapitre (p. 84) cite les critiques formulées par Michel Foucault dans LHerméneutique du sujet à lencontre dun usage inconsistant de formules telles « revenir à soi, se libérer, être soi-même, être authentique, etc. ». Outre le fait que linterprétation polémique désinvolte de C. Romano est un contresens peu excusable si on se reporte au texte même de M. Foucault, il y a peut-être entre « être soi-même » et « savoir être à soi » tout lécart que la formule-titre du livre de T. Gontier, « légoïsme vertueux », semble vouloir combler, là où la démarche des Essais est pourtant un continuel va et vient jamais assuré de sa « prise » sur quelque sujet que ce soit, y compris et peut-être dabord sur soi-même.

Un 2e chapitre est centré sur « Les figures de laltérité », avec une analyse axée plus spécifiquement sur une double expérience et mise à 209lépreuve de cette « altérité » (terme trop générique probablement mais plus familier pour nous) : celle des peuples du « nouveau monde » et celle de la mise en regard de lhomme et des « bêtes » – thématiques qui se trouvent notamment déployées dans des chapitres importants et très commentés des Essais (I, 31 - III, 6 pour lune, et II, 11 - 12 pour lautre). On suit volontiers la réflexion critique de lauteur concernant les limites respectives de la description de cette double « altérité » ; car cette reconnaissance renvoie de fait tout autant en miroir au contexte culturel, historique et politique dont Montaigne est partie prenante et par rapport auquel se constitue précisément le geste dun continuel retour critique sur soi. On peut simplement noter quà loccasion de la féconde confrontation avec les analyses de J. Derrida développées dans LAnimal que donc je suis, T. Gontier fait dire à ce dernier de manière abrupte que la violence, domination et destruction des animaux est « comme un génocide comparable à celui des Juifs et des Tziganes » (p. 116). Or sur ce registre plus que névralgique, il suffit de se reporter aux pages citées du livre de Derrida pour entendre un scrupule réflexif qui na rien de secondaire : « De la figure du génocide, il ne faudrait ni abuser ni sacquitter trop vite ». La critique des analyses de celui-ci concernant la question de lanimal est parfaitement légitime, et la confrontation engagée par T. Gontier avec le discours effectif de Montaigne est solidement argumentée et convaincante, à quelques réserves près que ses réflexions stimulantes permettent dailleurs de mieux identifier et formuler. Mais au-delà dun style de pensée avec lequel on a le droit de ne pas se sentir daffinités (quitte à le taxer sans grande explicitation de « post-moderne »), il est bon de garder la même précision que lorsquil sagit, comme cest le cas dans lensemble du livre, de citer et dinterpréter tel passage des Essais.

Le 3e et dernier chapitre de cette première partie, « Apprendre des autres », se focalise sur léducation ou « institution des enfants » (I, 26), et plus largement sur la transmission et la circulation des savoirs relevant de régimes dautorité différents. Lanalyse est prolongée par une réflexion sur ce que lauteur nomme justement, concernant lécriture des Essais, « les paradoxes de lemprunt », autrement dit la singulière pratique montainienne des innombrables citations qui viennent ponctuer telle ou telle continuité danalyse ou à linverse telle digression. Ce 3e chapitre se conclut, avec lensemble de la première partie, sur une reformulation danalyses antérieures concernant les divers niveaux de ce que recouvre 210pour Montaigne la notion de « doctrine », en insistant à juste titre sur la ligne de partage entre « doctrine sacrée » et « humaines fantaisies », ces « fantaisies » qui autorisent une très grande liberté du « dire humain » sous couvert dhumilité reconnue et affichée, voire déventuelle vacuité ou « vanité des paroles » (Essais, I, 51).

La deuxième partie du livre veut souligner la poursuite du fil rouge sous un titre générique : « Pratiques de légoïsme » ; mais elle apparaît cependant plus diverse sinon plus hétérogène que ne le donne à percevoir cet intitulé. Le 4e chapitre aborde une question centrale dans la perspective de lauteur, en confrontant « liberté républicaine » et « liberté privée » – confrontation articulée de manière cohérente et tout particulièrement attentive au contexte des guerres de religion et aux controverses sur la question de la tolérance au regard dune pleine « liberté de conscience » en matière de foi. Là encore, les références et discussions avec dautres analyses récentes sur ce sujet majeur sont très nourries et éclairantes, reprenant également lexamen des positions respectives de La Boétie et de Montaigne dont les liens ne se réduisent évidemment pas à cette amitié exclusive idéalisée à quoi on sen tient ordinairement à ce propos. Linterprétation privilégiée par T. Gontier radicalise la thèse de la « servitude volontaire » en suggérant que certains développements dans les Essais lamplifient en létendant à toutes les nécessités et contraintes de la vie collective (cest également la thèse de Christophe Litwin dans son récent livre Politiques de lamour de soi. La Boétie, Montaigne et Pascal au démêlé). Cette interprétation est précisée dans le 5e chapitre, « La sagesse de légoïsme », qui revient de manière détaillée sur la distance et la défiance de plus en plus affirmée par Montaigne, au fil de son écriture continuée, à légard des « offices » publics et du souci du bien commun. Tout en reconnaissant par ailleurs lobligation légitime de « se prêter » voire de « se donner » à autrui (III, 10), on y entend dabord, thématisée à de nombreuses occasions, la confrontation à lexigence de « savoir être à soi », ou de manière apparemment plus restrictive, de « ne se donner quà soi-même » (III, 10) afin de « savoir jouir loyalement de son être » (III, 13).

Cest peut-être là que se focalise la tension perceptible entre deux lignes dinterprétation concernant la compréhension de cette articulation complexe entre soi et autrui, et que lassimilation de cette liberté « privée » à un « égoïsme », même « vertueux », apparaît plus réductrice quéclairante. Car cette « large faculté à nous entretenir à part » (II, 18) 211dont ses Essais constituent lécriture continuelle nest pas une pure adhésion à soi et à son « intérêt privé », expression de Montaigne (III, 1) qui renvoie non pas à ce qui sera ultérieurement identifié comme une forme commune de « libéralisme » économique, mais bien à une probité morale opposée aux pratiques plus obscures des dissimulations et mensonges politiques. T. Gontier y est dailleurs particulièrement attentif et ne rabat pas cette notion dintérêt « privé » sur un pur calcul économique ou « passionnel » – dimension dont il est par ailleurs souvent question de manière très négative dans les Essais, sur fond de lextrême violence et cruauté des guerres civiles de religion. Mais alors on ne comprend pas vraiment les raisons de voir là un « égoïsme », quel que soit le qualificatif laudatif (« noble », « raffiné », « intelligent »…) dont il faudrait, dans une lecture rétroactive, lester cette attitude. Il semble plus éclairant, quoique moins original à coup sûr, dentendre là une exigence de « fidélité » à soi, forme singulière de socratisme dont la dimension morale, « lethos », est dailleurs souvent et à juste titre soulignée dans le livre.

Cette tension interprétative se manifeste plus nettement encore dans les chapitres 6 et 7 concernant deux « Nouveaux modèles de société », respectivement consacrés lun à « Lamitié », lautre à « La conférence » telles que Montaigne les conçoit et les explicite, notamment dans les chapitres i, 28 pour la première, et iii, 8 pour la seconde, attentivement relus et commentés par T. Gontier. Il sagit bien en effet de deux formes de sociabilité distinctes, quoique compatibles : la dimension morale et politique de lamitié dun côté, lart de la « conversation » ou discussion de lautre. Ces deux sociabilités sont examinées par Montaigne en regard des traditions et modalités auxquelles chacune renvoie et dont il hérite ; mais cest justement pour en proposer une conception fort différente dans laquelle ce qui prévaut est la reconnaissance dune égale liberté et franchise de parole, loin de toute hiérarchie et « civilités » ou « bienséances » convenues. Ce sont donc bien deux modalités spécifiques de rapports à autrui qui y sont prioritairement engagés, quoique impliquant évidemment, mais du même mouvement, un nécessaire et salutaire retour sur soi. Il ny a ainsi aucune réticence à concevoir que léloge exalté de cette amitié sans pareille avec La Boétie est aussi pour Montaigne une occasion de revenir à soi, comme le marque la trop célèbre formule « parce que cétait lui, parce que cétait moi », dont il est toujours bon de rappeler que les deux ajouts manuscrits furent rédigés à deux moments différents.

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On suit volontiers lauteur dans le détail de ses analyses des deux chapitres, et les éventuels désaccords ou nuances sur un point particulier sont là encore secondaires. Identifiant dans les Essais « la présence de modèles alternatifs de société » (p. 312), lune de ses suggestions consiste à faire valoir à ce propos la catégorie d« hétérotopie » avancée naguère par Michel Foucault pour évoquer des « lieux » réels dactivités (et non pas des rêveries utopiques), mais constitués à lécart des obligations et contraintes collectives ordinaires. À ce propos, T. Gontier reprend en un sens montainien le terme plurivoque de « commerces » et parle plus volontiers de « pratiques alternatives du social [] situées ou non dans des lieux spécifiques qui, précisément, se situent en deçà de linstitution elle-même pour constituer une instance critique de celle-ci » (p. 313). Cest là une façon de souligner que ces deux formes de sociabilité se conçoivent comme singulières et atypiques en regard des « vacations » et « offices » publics, et quelles constituent pour Montaigne la pratique la plus authentique de lamitié et de la franche discussion qui ne peuvent se concevoir quentre « égaux », au sens à la fois moral et politique – du moins si ces deux dimensions sont inévitablement liées, quoique sur un mode particulier. On pourrait évoquer ici ce quÉtienne Balibar a pu nommer dans une perspective différente « égaliberté », autre nom possible susceptible de relier ces types de rapport à autrui – même si T. Gontier a raison dy voir des sociabilités restreintes et non une dimension proprement politique de droits humains constitutifs, reconnus et formalisés.

Concernant plus spécifiquement ce que Montaigne décrit et prescrit comme un certain « art de conférer » (III, 8) dont le propos se démarque très nettement des « arts de la conversation » codifiés dans les pratiques des sociétés de cour, on retrouve de manière plus complexe une autre articulation du rapport à autrui et de la réflexion sur soi. Là encore les analyses du livre sont éclairantes, dautant quelles se confrontent à dautres interprétations qui entrevoient dans « lart de conférer » selon Montaigne les linéaments ou la formalisation esquissée dune « éthique de la discussion » de tonalité plus contemporaine. Il peut apparaître plus approprié dy entendre dabord et surtout la manière dont une confrontation franche et libre dans léchange de paroles, vivacité comprise, est aussi une façon dêtre ramené à soi et à ses propres insuffisances, den « faire lépreuve » comme le dit fort justement T. Gontier (p. 380) et comme le rappelle laconiquement une formulation à lorée de ce 213chapitre essentiel des Essais (auquel Pascal navait pas manqué dêtre particulièrement sensible et attentif) : « Les parties que jestime le plus en moi, tirent plus dhonneur de maccuser que de me recommander. Voilà pourquoi jy retombe et my arrête plus souvent » (III, 8). Si lon ne disqualifie pas demblée ce propos comme fausse humilité qui ne ferait que renforcer une coupable complaisance à soi, on peut toujours y voir (et pourquoi pas ?) une paradoxale « pratique de légoïsme » ; mais alors cest un bien étrange égoïsme retourné contre soi. Est-ce là finalement que se trouverait véritablement la dimension « vertueuse » que promet et promeut le titre du livre ?

Laissant bien évidemment la place à dautres lectures plus compréhensives ou conciliantes à cet égard, on conclura ce compte-rendu par quelques réflexions plus synthétiques venues chemin faisant. En explicitant progressivement les raisons dinscrire les réflexions de Montaigne dans le processus de formation dun certain « esprit libéral » (distingué à juste titre dune doctrine économico-politique), le livre de T. Gontier aide à mieux percevoir une double ligne de compréhension relative à la manière dont les Essais revendiquent et dessinent les contours plus nets dune forme de liberté « privée », tout particulièrement dans lévocation de cette « arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude » (I, 39). À la lecture suivie des divers chapitres de Légoïsme vertueux, on peut ainsi avoir le sentiment quil y aurait comme deux livres en un – sentiment à coup sûr partial et discutable sinon faussé mais pas forcément arbitraire, bien que dautres lectures soient parfaitement légitimes.

Lune de ces lignes se rend plutôt attentive à larticulation complexe entre dune part cette pratique dune liberté qui saccorde une réelle « franchise » de parole dans lexercice dune « interne juridiction » (III, 8) rejetant alors tout discours de « régence », et dautre part lévaluation des divers rapports à autrui, y compris un certain souci du « bien public » dont T. Gontier rappelle par ailleurs quelques formulations expresses de Montaigne, bien que celui-ci insiste du même geste réflexif sur la salutaire nécessité de ne pas le confondre ou lidentifier sans reste avec son « rôle » de maire et autres « offices » ou « vacations » quil fut amené à « jouer dûment », mais avec la conscience dune « séparation bien claire » (III, 10). Reprenant un terme marquant de M. Merleau-Ponty dans sa « Lecture de Montaigne », lauteur voit là un « maléfice du social » (cf. p. 41 et 359) 214dont il faut alors conjurer les effets les plus aliénants en sen retranchant autant que faire se peut ; effets dautant plus aliénants et mortifères dans un contexte de guerre civile où les pires vices et cruautés déchaînées se parent dune apparence de vertu et de piété. Cest ainsi quen inversant une formule célèbre de Mandeville dans La Fable des abeilles, une analyse du livre développe une opposition plus nettement tranchée entre « vices publics » et « vertus privées » (p. 225-240), opposition dont on trouverait une certaine thématisation implicite dans les Essais, au-delà du seul contexte irrémédiablement vicié de ces guerres impitoyables sous couvert de religion.

Cette inversion de valeur entre « public » et « privé » donne ainsi consistance et justification à lautre ligne danalyse privilégiée ou du moins plus apparente dans le livre : celle qui assimile purement et simplement cette pratique dune liberté « privée » à un « égoïsme vertueux », projetant ainsi rétroactivement sur les Essais lopposition entre « liberté des Anciens » et « liberté des Modernes » devenue lieu commun avec et après Benjamin Constant. Comme on la plusieurs fois indiqué sur des points précis, cette assimilation peut sembler davantage forcée quéclairante car elle convertit de manière assez surprenante toute sociabilité commune en « maléfice » irrémédiablement aliénant, là où Merleau-Ponty mettait pourtant en garde contre une division opposant trop strictement et rigidement « lintérieur » et « lextérieur », insistant sur le fait que pour Montaigne, nous sommes indivisiblement au-dedans et au-dehors de nous-mêmes. T. Gontier est sensible à cet entrelacement complexe des divers rapports à soi et à autrui, et de nombreuses analyses du livre en attestent, souvent très attentives à ne pas homogénéiser les propos de Montaigne en les isolant du contexte singulier du mouvement réflexif dans lequel ils sont pris.

Ce dernier dit notamment écrire les Essais « à peu dhommes et à peu dannées » (III, 9) ; sil sest heureusement trompé concernant la destinée de son livre, on peut néanmoins entendre sa remarque comme relevant en partie de la conjoncture très violente dans laquelle il a écrit et par rapport à laquelle se développent, se complètent et parfois sinfléchissent ses multiples réflexions dordre moral et politique. À cet égard, linterprétation de T. Gontier est à coup sûr plus structurelle que conjoncturelle, plus anthropologique, au sens de « lhumaine condition », que située prioritairement par rapport à un contexte historique particulier dont lincontestable dimension tragique pouvait inciter quelquun comme Montaigne à ne voir de salut provisoire que dans une forme de liberté retranchée, en attente de 215jours moins sombres. Et pourtant lon sait quil ne renonça pas, du moins pendant un certain temps, à un rôle dintercesseur entre les différentes forces en lutte acharnée voulant à tout prix simposer politiquement. En généralisant lidée de « servitude volontaire » (autre nom possible de ce « maléfice du social ») à toutes les formes de vie collective, on comprend mieux, sans pour autant la partager, la tentation de lauteur daller chercher sa formule-titre frappante inspirée dAyn Rand – dont les développements répétitifs sinon monomaniaques sur le thème dun « égoïsme rationnel » sont pourtant aux antipodes de la subtilité du moindre mouvement de pensée des Essais, comme le confirme dailleurs indirectement la curieuse esquisse de confrontation dans la conclusion du livre (p. 389-393).

On peut donc se laisser convaincre, sans aucune réserve majeure, de lintérêt dinscrire les réflexions morales et politiques des Essais dans la formation complexe, diverse et jamais stabilisée dun « esprit libéral », dautant que le terme « esprit » reste avantageusement flexible à toutes sortes dusages et dimages, sinon « ployable et accommodable à tous biais » comme Montaigne le dit de la raison. Quitte à privilégier une formulation de T. Gontier plus « académique » et moins fringante que cet « égoïsme vertueux » mobilisé en guise de fil rouge un peu trop épais, on terminera sur lune de celles en laquelle on peut reconnaître un réel « esprit » des Essais : « La vraie opposition ne se situe donc pas entre une conscience qui serait libre pour autant quelle resterait cachée dune part, et lexpression publique de cette conscience dautre part : elle se situe avant tout au niveau des modalités dexpression et des pratiques discursives. Cette recherche dun mode dexpression non autoritaire, située à lécart des enjeux de domination et de pouvoir, réels comme symboliques, constitue lune des problématiques centrales des Essais » (p. 259). On saurait difficilement mieux dire à cet égard. Et cela entraîne irrépressiblement, comme le dit Montaigne, à aller « autant quil y aura dencre et de papier au monde » (III, 9). À quoi on peut simplement ajouter : et un peu dénergie et dendurance, que ce soit dans les rapports souvent heurtés avec autrui ou dans les rapports parfois tout autant heurtés avec soi-même.

François Roussel

Paris

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Marc Foglia, Montaigne, Du pedantisme, Essai I, 25, Paris, Classiques Garnier (Collection « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps » 12, Série « Lectures des Essais » 5), 2022, 270 p., ISBN 978-2-406-13763-4.

Louvrage est le douzième dune collection dirigée par Philippe Desan, qui se donne pour objectif de réunir des lectures philosophiques des Essais autour des « fondements de la connaissance et de ses expressions diverses » et dans ce cadre le cinquième dune série dirigée par Thierry Gontier, où le texte dun chapitre particulier des Essais est commenté pas à pas.

Marc Fogila insiste sur limportance du chapitre qui « fait partie de ces chapitres–mères des Essais, chapitre dont la fécondité se vérifie dans le reste de louvrage » (19), alors même quon considère habituellement le chapitre 26, « De linstitution des enfants », comme le chapitre canonique sur léducation.

Louvrage souvre sur une introduction qui revient sur la réception du chapitre, qui demblée est apparu « ambigu, ironique, déconcertant » (22) et plus largement sur la façon dont les propositions de Montaigne sur léducation ont pu être critiquées, de Jean-Pierre Camus à Rousseau ou Durkheim, de façon à mettre en perspective la lecture du chapitre et la question générale de léducation. Avant de proposer un commentaire suivi, lauteur établit le texte du chapitre à partir de lédition de P. Villey (PUF). Les différentes couches du texte sont typographiquement distinguées et les variantes significatives relatives aux autres éditions sont mentionnées. Le commentaire est complété par une large bibliographie, qui dépasse le cadre du chapitre lui-même, et dun index des noms.

Le commentaire suivi du chapitre, qui comporte quatorze sections, se déroule sur cent-soixante-huit pages ; lindication des lignes concernées ainsi que les titres synthétiques donnés aux sections permettent au lecteur un repérage aisé. Le commentaire convoque abondamment la critique et le pluralisme des interprétations.

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Le chapitre commence par un récit autobiographique qui constitue une expérience originelle de dépit telle que lexpérience scolaire se voit démystifiée. Le personnage du pédant au théâtre devient la matrice dune réflexion sur la valeur de létude, tendue entre érudition et formation du jugement, mais aussi sur lefficacité de la pédagogie. De fait, la critique porte sur lusage pédantesque de la science ; de façon plus générale, la critique du pédantisme oppose art et nature (117). Il sensuit une critique de la conception mimétique du savoir, le chapitre offrant une lecture ambiguë de la pédagogie de lappropriation. La conception humaniste de léducation se voit mise en opposition avec une formation continue à partir de lexpérience. On observe « une radicalisation des critiques de léducation » (138). À la question provocante : « une éducation inutile ? », Marc Foglia répond que Montaigne critique le collège humaniste des années 1540, qui a évolué entre-temps et remarque une certaine ingratitude de lessayiste. Le défaut de léducation est quelle nourrit la présomption, dont le pédantisme est partie prenante, lui qui entretient un monde imaginaire de références et de termes spécialisés. Turnèbe, qui possède un esprit prompt et dont lintuition est efficace et juste, constitue néanmoins une exception. Il sait que « pour que le jugement sexerce, il faut le soustraire à lemprise des savoirs qui risquent de lembarrasser. » (155). Le passage sur Turnèbe est crucial pour les Essais dans leur ensemble, car Montaigne y expose le scénario originel de lessai. Dans les lignes qui suivent, il interroge la finalité de lécole : lexercice du jugement. Quelques lignes sur léducation des femmes posent la question de lantiféminisme de Montaigne, restée sans réponse, cependant que lentreprise de démystification de lenseignement dans les collèges est creusée. À ce stade, Montaigne reprend linterrogation initiale : comment devient-on pédant ? La réponse est dune part sociologique : lenseignement existe pour permettre aux maîtres de vivre, non aux élèves dapprendre. Doit-on voir ici la morgue aristocratique de Montaigne face à des maitres de basse extraction ? Marc Foglia rappelle à juste titre que la critique des pédants est ici une réécriture de la lettre 88 de Sénèque et que le propos est de philosophie morale. Dautre part, dans la lignée de Platon et contre loptimisme dÉrasme, de mauvaises dispositions naturelles amènent à « savoir et ne tirer aucun profit des connaissances que lon acquiert. » (183). Le retour aux modèles antiques constitue-t-il une solution ? Les descriptions tirées de lhistoire ancienne 218doivent permettre dimaginer quune autre éducation, qui relève de la coutume, est possible. Montaigne revient en particulier sur léducation spartiate. Comme le note lauteur, la fin du chapitre radicalise le propos, les studia humanitatis affaibliraient en effet la vaillance guerrière. La critique se fait en références à des modèles antiques et en particulier par lopposition traditionnelle entre Sparte et Athènes, associée à la rhétorique et au risque du pédantisme. Montaigne reprend en outre le lieu commun qui associe inculture et férocité sur le champ de bataille.

En définitive, le chapitre nétablit aucun programme détude mais questionne la valeur de la formation reçue. Montaigne préconise des modèles déducation dialogique, favorable à lexercice du jugement. Le pédantisme est une « contrefaçon déducation » et une « contrefaçon de la philosophie. » (233). Le lecteur se voit placé devant la possibilité dune double lecture paradoxale du chapitre : soit entrer dans une lecture humaniste et sapproprier le savoir pour vivifier ses facultés propres, soit rompre avec la tradition humaniste, cest-à-dire faire « lessay du sens » (I, 295) et « lessay de laction » (I, 419). Ce faisant, il sagit de reconnaitre notre risque dexposition au pédantisme.

Marc Foglia propose avec cet ouvrage une lecture suivie et précise du chapitre, sans en omettre les ambiguïtés, les paradoxes et une certaine radicalité. Labondant recours aux diverses positions critiques relatives au chapitre permet den saisir la richesse et den montrer son importance face au chapitre « De linstitution des enfants ». Peut-être sagit-il aussi de nous mettre en garde contre notre propre tentation de céder à cette folie douce de lesprit quest le pédantisme.

Élisabeth Schneikert

Strasbourg