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Classiques Garnier

La colère de Montaigne Ingenium et mélancolie dans la rencontre avec Le Tasse (« Apologie de Raimond Sebond », II, 12)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne Montaigne outre-Manche
    2022 – 1, n° 74
    . varia
  • Auteur : Garrod (Raphaële)
  • Résumé : Dans « l’Apologie », Montaigne rappelle sa rencontre avec Le Tasse fou. Pour ses lecteurs actuels, ce texte est un magnifique éloge du génie mélancolique ; la colère de Montaigne qui le conclut les surprend. Cet article élucide cette colère en en proposant une lecture historiciste selon les notions de mélancolie et d’ingenium. À la Renaissance, ces deux catégories médicales et rhétoriques ont permis l’évaluation du succès et des échecs des processus de la création littéraire.
  • Pages : 129 à 147
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406129752
  • ISBN : 978-2-406-12975-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12975-2.p.0129
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/03/2022
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Le Tasse, colère, ingenium, mélancolie, Aristote
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LA COLÈRE DE MONTAIGNE

Ingenium et mélancolie dans la rencontre avec Le Tasse (« Apologie de Raimond Sebond », II, 121)

INTRODUCTION :
COMPRENDRE LA COLÈRE DE MONTAIGNE

Platon dict les melancholiques plus disciplinables et excellans : aussi nen est-il point qui ayent tant de propencion à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel saut vient de prendre, de sa propre agitation et allegresse, lun des plus judicieux, ingenieux et plus formés à lair de cette antique et pure poisie, quautre poete Italien aye de long temps esté ? Na il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui la aveuglé ? à cette exacte et tendue apprehension de la raison qui la mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse queste des sciences qui la conduit à la bestise ? à cette rare aptitude aux exercices de lame, qui la rendu sans exercice et sans ame2.

Dans la lecture désespérante de l« Apologie », ce texte sonne autrement. Cest une lamentation hautaine, véhémente, portée par lamplification rythmique de son flot de questions – « sçavoir gré à ?… à ? » – et de leurs envois : pointes (« vivacité meurtrière »), parallèles antithétiques : « cette rare aptitude aux exercices de lâme, qui la rendu sans exercice et sans âme ». Un texte dont la facture virtuose porte ses fruits. Il y a 130ici des épigrammes parfaitement taillées : « Infinis esprits se treuvent ruinés par leur propre force et soupplesse ».

Léloge passionné dun grand poète devenu fou – Le Tasse – proféré par son contemporain Montaigne nous émeut3. Pourtant, le couperet de la phrase finale sera sans appel : la compassion et ladmiration de Montaigne pour lauteur déjà célèbre de Rinaldo (1562) et de la Jérusalem délivrée (première traduction française en 1581) séteindront dans une colère froide :

Jeus plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy-mesmes, mesconnoissant et soy et ses ouvrages, lesquels, sans son sçeu, et toutesfois à sa veue, on a mis en lumiere incorrigez et informes. (II, 12, 492)

Pourquoi cette colère nous frappe-t-elle comme une dissonance ? Première réponse possible : lecteurs modernes, nous sommes dinvétérés romantiques. Notre conception de la littérature – de la littérarité dun texte, du talent de son auteur – doit beaucoup à des critères articulés par le Romantisme. Le Tasse, génie mélancolique, est une préfiguration du poète maudit ; la colère de Montaigne nous prend donc au dépourvu. Pour lui donner sens, il faut tenter dadopter les habitudes critiques de Montaigne, informées entre autres, par ses lectures. Un tel travail conduit à souligner limportance non pas du génie, mais de lingenium dans les discours critiques de la Renaissance traitant du rapport entre mélancolie et littérature4. En parallèle du furor néoplatonicien dinspiration divine, 131les discours médico-poétiques à la Renaissance reconnaissent également le rôle de lingenium – du tempérament naturel, de lesprit de chacun, malléable aux exercices de lars – dans les processus créatifs. La vignette romantique du génie mélancolique au style sublime ferait ainsi place au diagnostic dun esprit vaincu par la maladie, en quête de remède.

LECTURE ROMANTIQUE :
LE TASSE DE LAMARTINE

Les Romantiques eux-mêmes enrôlèrent limage du Tasse emprisonné et fou dans la fabrication du mythe romantique du poète maudit5. Sa rencontre avec Montaigne fait partie intégrante de cette fabrication, verbale et picturale, à laquelle contribuèrent des artistes tels que Delacroix et Lamartine6.

Ladmiration de Lamartine pour le Tasse sature lEntretien quil lui consacre dans son Cours familier de littérature7. Sa Vie du Tasse est une expression exemplaire du mythe du poète maudit. On y retrouve la rencontre Montaigne-Le Tasse ; le Montaigne de Lamartine a plus de compassion que de dépit :

le voyageur français Montaigne, en contemplant cette triste ruine, sapitoya sur la dégradation du génie8.

Selon Lamartine, Montaigne déplorerait la déchéance du génie dans la folie. À tort, dailleurs, puisque Lamartine est persuadé que la folie du Tasse naffecte pas son génie poétique, voire le nourrit :

Cette ode, une des plus admirables que le Tasse ait jamais écrite [] prouve que le poëte conservait tout son génie en pleurant la perte de sa raison9.

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Si La Jérusalem du Tasse nest pas, selon Lamartine, une épopée au sens strict, elle est en revanche un inoubliable chant, fantomatique, onirique. La Jérusalem est « des aventures » plutôt quun poème épique10 : mais on pardonne au Tasse sa faiblesse de composition au nom de la grâce mélancolique de certains détails11. Cest que lépopée doit être pour Lamartine la distillation poétique dune vérité historique nationale ; or la Jérusalem nest pas le précipité dune telle vérité, parce que ses personnages, musulmans ou chrétiens, parlent tous le même langage12. Mais quel langage ! Commun à ces fantômes dépourvus de la chair idéologique que lépopée exige, cest un miracle de style :

Cest ce style, cest cette poésie, cest ce vers jeune, étincelant, musical, trempé de soleil dOrient, de sang héroïque, de larmes, de mélancolie, qui a fait vivre et qui fera vivre éternellement ce poème. Le Tasse, il est vrai, na donné la vie quà des fantômes, mais ces fantômes, qui nont point de corps, ont un cœur ; voilà pourquoi ils ne mourront pas13.

Ce style infus de mélancolie rend Le Tasse digne de figurer au panthéon des grands auteurs. La musicalité de son vers doit autant à lhéroïsme martial (« le sang ») quau lyrisme sentimental (« les larmes ») : ce lyrisme fantomatique constituerait la réussite stylistique du Tasse. Sa mélancolie est consubstantielle à son talent ; elle éclate dans les pouvoirs éblouissants dune imagination que la folie a libérée de toute contrainte mimétique, et qui déploie un drame purement fantastique14. Cette fiction fantomatique qui fait les délices de son lecteur senracine dans une réalité folle pour son auteur, assailli dapparitions :

Il en donne lui-même de tristes témoignages dans le récit des apparitions qui troublent ou consolent sa solitude, et dans ses prétendus entretiens avec un esprit céleste dont il est visité. Il écrit à ses médecins quil se croit ensorcelé15.

Le Tasse emprisonné, fou de mélancolie, est pour Lamartine un emblème tout personnel du génie poétique. Éparpillement brillant de gracieux détails, murmures lyriques de fantômes voyageant de lesprit à la page, 133invraisemblance : ces traits de son style mélancolique font au final lobjet dun éloge plutôt que dune condamnation critique par un poète qui voit en eux la préfiguration dune revendication majeure du Romantisme : libérer limagination onirique de lartiste du carcan normatif des genres et dune mimésis classique.

Le diagnostic de la mélancolie et lévaluation de son expression poétique à la Renaissance offre bien une préhistoire de cette conception romantique du génie mélancolique. Cependant, médecine et poétique à la Renaissance proposent une lecture du style de la mélancolie qui nest pas seulement symptomatique, mais également thérapeutique : lécriture peut apprivoiser la pathologie mélancolique. Si la description de lingenium mélancolique par la médecine renaissante note la corrélation entre bile noire et capacités cognitives singulières, elle met aussi en garde contre son revers pathologique possible : laliénation, laphasie. Les poétiques de la Renaissance répètent cette distinction : certes, le style peut manifester les qualités remarquables de lextraordinaire ingenium mélancolique ; mais il peut également trahir sa déchéance dans la folie. De plus, pour Montaigne, le travail du style permettrait denrayer cette déchéance. Sa propre bibliothèque a pu lui fournir, en médecine et en poétique, les outils discursifs qui informent son éloge virtuose de lingenium poétique du Tasse, et son diagnostic sévère de la folie de ce dernier.

LE DIAGNOSTIC MÉDICAL RENAISSANT : SYMPTOMATIQUES ET THÉRAPEUTIQUES DE LINGENIUM MÉLACOLIQUE

La disposition mélancolique : nature et esprit

La mélancolie à la Renaissance est dabord une disposition tempéramentale qui informe la singularité naturelle du sujet extraordinaire et se manifeste dans ses œuvres. La pathologie mélancolique, en revanche, menace une telle singularité : Montaigne est parfaitement conscient de cette tension.

La source par excellence concernant les rapports entre mélancolie et génie est le problème 30.1 dAristote, qui a fait lobjet de riches enquêtes dans le champ des études montaignistes. Aristote identifie la 134mélancolie comme la disposition dindividus extraordinaires, caractérisée par une dominance tempérée de la bile noire dans léquilibre de leurs quatre humeurs (sang, bile jaune, bile noire, phlegme). La description médicale de la mélancolie comme disposition ou tempérament relève du lieu commun ; ainsi Montaigne enregistre-t-il sa propre disposition humorale dans l« Apologie » – colérique (bile jaune) et mélancolique (bile noire) (II, 12, 566). La Renaissance envisage la disposition mélancolique non pas dans ses rapports au génie, mais à lingenium, cest-à-dire au naturel et à lesprit de chaque individu. Cette terminologie, dans ce contexte, était familière à Montaigne qui aurait pu la découvrir dans les œuvres complètes dAnge Politien en sa possession. Le premier volume de celles-ci contient la correction polémique de la mauvaise traduction du problème 30.1 par Théodore Gaza16. Politien le résume ainsi :

cur homines, qui ingenio claverunt [sic], vel in studiis philosophiæ, vel in Rep. administranda, vel in carmine pangendo, vel in artibus excercendis, melancholicos omnes fuisse videamus.

« pourquoi observons-nous que ceux qui excellent par leur talent naturel en philosophie, en politique, en poésie et dans les arts sont tous mélancoliques17. »

Les médecins de la Renaissance conçoivent donc la disposition mélancolique comme un ingenium particulier : la mélancolie informe le tempérament de lindividu et ses manifestations cognitives. Lesprit, lintelligence ou le talent innés sancrent ainsi dans le naturel de chacun18.

La première modernité a détaillé les manifestations cognitives de lingenium comme esprit. Être ingeniosus, avoir de lesprit, implique ainsi une mémoire active (reminiscentia) distincte dune mémoire passive (memoria) : la première est capable de retracer les étapes conduisant à un résultat donné – reformuler un argument, paraphraser un texte – la seconde se contente denregistrer ce résultat. Un bon apprentissage met 135donc en jeu la réminiscence plutôt que la mémoire : doù la définition de lingenium comme capacité à apprendre et à se souvenir dès le Dictionarium de Calepino (1502) dans les dictionnaires de lépoque19. Avoir de lesprit implique également une forme dà-propos, de promptitude cognitive (ἀγχίνοια, le flair, la sagacité), en particulier lorsquil sagit didentifier une similitude entre deux objets distincts (εὐστοχία, la capacité à viser juste). Le terme sollertia (adresse, ingéniosité) traduit en latin ces deux traits cognitifs, qui légitiment la définition de lingenium comme pouvoir interne de découverte et dinvention depuis le Vocabularius breviloquus de Reuchlin (147820). Souvent associés à linvention de formes brèves et percutantes en poétique (adages, épigrammes, jeux de mots), ces deux traits sont nécessaires à la fabrication de bonnes métaphores, voire de pointes, ainsi quà la découverte des causes en philosophie, comme le rappelle Pietro Vettori dans son commentaire sur la Rhétorique dAristote (1549) qui figure dans la bibliothèque de Montaigne :

ut in studio [] sapientiæ, quam philosophiam vocant, acuti solertisque hominis est, simile in rebus valde inter se distantibus cernere, & tamen hoc mirabiliter eruditi homines faciunt : ita qui ingenio valebit, apte transferre verba poterit. Si quid simile namque est in rebus dissimilibus, eum non latebit : imperiti autem, et rudes, similitudines in rebus, quæ parum aut nihil inter se distant, captare possunt. Subtilitate vero opus est, ut e disparibus eliciatur.

« Comme dans létude de la sagesse, que lon nomme philosophie, il appartient à lhomme desprit de saisir la similitude entre des objets mêmes distants – et en effet, les érudits sen acquittent à merveille – ainsi tout homme dont lesprit vaut quelque chose sera capable de fabriquer convenablement des métaphores. Si la ressemblance existe entre deux choses différentes, mais ne traverse quune faible distance sémantique, même les ignorants et les hommes grossiers seront capables de saisir la comparaison entre deux choses presque identiques. En revanche, faire apparaître la similitude entre des choses disparates requiert de la subtilité21. »

Léloge du Tasse par Montaigne souligne de telles capacités cognitives quexacerbe lingenium mélancolique. Le Tasse fait partie de la foule des 136excellents esprits disciplinables, qui savent apprendre et donc se souvenir. Il a mené une « curieuse [] queste des sciences », en penseur adroit des causes. Le Tasse, en effet, pense vite et bien : le texte est traversé de métaphores traduisant le dynamisme et la vitesse cognitive – « Quel saut », « sienne agitation », « vivacité ». La disposition mélancolique constitue donc lidentité du Tasse : son ingenium mélancolique se manifeste dans les pouvoirs extraordinaires de sa pensée.

La pathologie mélancolique : aphasie et aliénation

Cette disposition peut cependant devenir une pathologie. Dans le Problème 30.1, Aristote attribue cette évolution pathologique au déséquilibre des humeurs. Lexcès de bile noire a des conséquences graves sur les processus imaginants de la phantasia, matériellement localisée dans le cerveau. Pour la médecine de lépoque, tout processus cérébral implique une coction – une combustion ou digestion – dans le cerveau. La matière concoctée est un mélange dhumeurs et desprit animaux (une substance très subtile issue du sang et de lair). La qualité de la coction dépend de la finesse de cette matière : la pensée est dautant meilleure – claire, rapide, sans résidu – que la matière est fine. Que la mélancolie vienne à lépaissir, et la coction cérébrale sera plus lente, la clarté de ses résultats voilée de lourdes vapeurs noires : lesprit mélancolique ne pense plus vite, ni bien. Pierre Pichot, médecin à Bordeaux, résume ce diagnostic galénique classique de la pathologie mélancolique dans son ouvrage Sur la Nature des Âmes, leurs Maladies, leurs Vices, leurs Blessures et leurs Traitements imprimé par Simon Millanges, dont Montaigne possédait un exemplaire :

Melancholici, in quibus spiritus obtenebrantur & vapore tetro, fuliginoso mens ingeniumque offuscantur.

« Les mélancoliques, dont les esprits animaux sont obscurcis, et dont lesprit et lingenium sont enténébrés par une vapeur répugnante et suiffée22. »

La lésion des processus mentaux du sujet mélancolique se manifeste également verbalement. Dans un autre traité, Sur le Rhume, le Catharre, et Autres Distillations du Cerveau, Pichot consacre un chapitre aux troubles 137de la parole et indique que la mélancolie peut déclencher laphasie pure et simple :

Melancholiæ ἔκτασις, quæ σιγώσα et silens dicitur Hippocrati in qua æger non loquitur, & tamen loqui potest. Fit enim non vitio organorum vocis aut sermonis, sed potius a malicia animi. Nam in melancholica illa taciturnitate : non est meo judicio, obstructio nervorum a succo crasso melancholico ut vult Galenus. sed vox & sermo velut ligantur, a maligna qualitate humoris melancholici. Huc pertinet etiam aphorismus ille, Si lingua repente incontinens fiat.

« Hippocrate nomme σιγώσα, silence, la tension mentale de la mélancolie qui rend le patient muet bien quil soit capable de parler. Ce phénomène ne résulte pas dun défaut des organes de la parole, mais plutôt dune mauvaise qualité de lâme. Car, à mon avis, ce silence taciturne de la mélancolie na pas sa cause, comme Galien le veut, dans lengorgement des nerfs par lépaisseur de la bile noire ; davantage la voix et la parole même sont comme liées par quelque mauvaise qualité de lhumeur mélancolique. LAphorisme Si la langue devient soudain impuissante a trait à cette situation23. »

Pichot oppose à Galien un aphorisme hippocratique afin de souligner lemprise de la mélancolie non sur les nerfs, mais sur lâme même du patient aphasique24. Aucune forme ne contient ni ne définit la langue incontinens et les « infinis esprits » mélancoliques, qui affichent par leur mutisme et leur folie une tendance aliénante vers la déréliction formelle. Le Tasse « méconnait soi et ses œuvres », elles-mêmes devenues « informes ».

À lopposé dune lecture selon laquelle « la justification traditionnelle de cette relation entre génie et folie provient de la croyance des Anciens selon laquelle lâme, chez les fous et les génies, est moins fermement liée au corps que chez les autres hommes25 », la notion dingenium mélancolique souligne au contraire les liens étroits de lâme et du corps : lingenium 138mélancolique est une disposition tempéramentale au fondement des prouesses cognitives dindividus hors du commun, une âme bien incarnée. Montaigne capture parfaitement le corps de cette âme dans son éloge des prouesses mélancoliques du Tasse : son tonus (« force et soupplesse »), ses exercices (« exacte et tendue apprehension », « rare aptitude aux exercices de lame26 »). Cette préhistoire renaissante plus naturaliste du mythe romantique du génie mélancolique nous avertit également des dangers de la pathologie mélancolique. La folie nest pas une nécessité inhérente à lingenium mélancolique, mais son opposé : laliénation dissout dans un silence informe lidentité extraordinaire de lingenium mélancolique27.

Mélancolie et habituation : « cura ingenii »

Dans le Problème 30.1, Aristote souligne que prendre soin de soi est primordial afin de cultiver la disposition mélancolique et déviter sa dérive pathologique28. La poétique de la mélancolie dans les Essais pourrait ainsi senvisager dans le contexte renaissant de la cura animi, ou plutôt, cura ingenii, le soin de lâme incarnée.

Pour Pichot, et avant lui pour toute une tradition médicale classique, ce soin implique un régime sain et le choix dactivités adaptées au tempérament et à la maladie du patient : si vos facultés mentales sont épuisées par de studieuses veilles, si vous êtes bilieux, si de violentes souffrances – amour, jalousie, chagrin, deuil – ont pris dassaut votre raison et votre intellect : mangez du poisson, évitez les études sérieuses telles que le droit civil et la philosophie, prenez lair de la campagne29.

Pour Montaigne, le soin de lingenium implique son entrainement, son habituation30. Au sens aristotélicien du terme, lhabituation travaille sur les nœuds même entre âme et corps : elle implique lexercice mental répété, 139le conditionnement destiné à reconfigurer certains processus cérébraux. Lhabituation porte particulièrement sur les activités mémorielles et imaginantes, qui manipulent des images mentales, des traces dans la phantasia matérielle31. Lire autrui, enregistrer sa lecture et ses réponses aux vicissitudes du corps, retourner sans cesse à cet enregistrement, le modifier, relève bien dune forme dhabituation. On peut donc voir dans la pratique montaignienne de la lecture, de lécriture et de la correction une cura ingenii qui parierait sur les opérations cognitives de la mélancolie comme disposition (en particulier la mémoire active) afin denrayer un délitement pathologique. Cette cura ingenii consisterait à imposer aux instances inconstantes qui constituent linforme matière du moi le contrôle du style – or Le Tasse négligea un tel soin de soi stylistique selon Montaigne.

POÉTIQUES DE LA MÉLANCOLIE :
STYLES INGÉNIEUX

La poétique classique avait déjà pris acte des implications stylistiques du diagnostic médical de la mélancolie ; elle nest pas étrangère à Montaigne, lecteur de lArt poétique dHorace. Montaigne possédait les œuvres complètes dHorace, commentées par Helenius Acron, Pomponius Porphyrion, Josse Basse et Antonio Mancinelli, annotées par Alde Manuce et Heinrich Glarean32.

LHorace de Montaigne :
typologie des « ingenia » mélancoliques

La satire du fou inspiré dans lArt poétique est implacable : Horace y met à mal le credo (platonicien) selon lequel les élans spontanés, inspirés, 140du poète fou vaudront toujours mieux que les produits de lhabileté et de lart :

Ingenium misera quia fortunatius arte

Credit, & excludit sanos Helicone poetas

Democritus, bona pars non ungues ponere curat,

Non barbam, secreta petit loca, balnea vitat.

Nanciscetur enim precium nomenque poetæ,

Si tribus Anticyris caput insanabile numquam

Tonsori Licino commiserit. O ego lævus

Qui purgo bilem sub verni temporis ora.

Non alius faceret meliora poemata, verum

Nil tanti est.

« Parce que Démocrite croit le talent naturel plus favorisé de la fortune que les misères de lart et quil exclut de lHélicon les poètes sains desprit, bon nombre dauteurs laissent croître sans soin leurs ongles et leur barbe, cherchent des endroits retirés, évitent les bains : sûr moyen en effet dacquérir le précieux titre de poète que de jamais confier au barbier Licinus une tête que les trois Anticyres ne guériraient point. Je ne suis quun maladroit de purger ma bile chaque année à lapproche du printemps : pas un autre ne ferait de meilleurs poèmes. Mais cela ne vaut pas le prix que jy mettrais33. »

Horace dénonce lincurie du poète mélancolique et fou – et de lescroc qui tente de se conformer au type social du poète inspiré. La figure horatienne du poète fou est le mélancolique qui se néglige évoqué par Aristote ; contrairement à Horace, il refuse de purger les excès de sa bile noire et laisse tourner sa mélancolie en folie. Les commentaires fournissent au lecteur la lecture platonicienne de la mélancolie comme inspiration, et la lecture aristotélicienne de la mélancolie comme pathologie. Ainsi selon Josse Bade :

Proprium enim est vates insanire []. Cujus causa videtur esse, quia in vero poeta dominatur deus et spiritus ille propheticus ut non humanitus, sed divinitus allata videatur.

« La folie est le propre du prophète. [] La raison de cela semble résider dans le fait que le Dieu, son souffle prophétique, règne au sein du vrai poète, si bien que sa parole semble selon la manière des dieux plutôt que celle des hommes34. »

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Quant à la pathologie mélancolique, elle figure dans le commentaire dAcron :

Qui p.[urgo] b[ilem] propter purgandam bilem rado caput meum, qui catarticum accipio ad purgandum me. vel « qui purgo bilem » pro bilibus i[d est] qui curor. Sensus est, cum sciam a Democrito eos veros poetas judicatos qui sunt insani vel « purgo bilem ». choleram reijicio potionibus. N.[on] a[lius] f.[acere] m.[eliora] p.[oemata].i.[d est] nemo esset magis in opinione poeta si essem demisso capillo. Verum nil tanti est i.[d est] nullius momenti sum, quoniam non sum demisso capillo, & quia per singulos annos choleram purgor. Dicebatur [e]n[im] fuisse melancholicus Horat. Vel. Verum tanti est, i.[d est] non curo, sed contemno dici poeta ac si diceret, non possum poeta esse, ut contemnam curam corporis mei.

« “moi qui purge ma bile” : afin de purger ma bile, je me rase la tête, moi qui attrape un rhume pour me purger. Ou “moi qui purge ma bile” où “bile” signifie “biles” [y compris la bile noire], soit : moi qui suis soigné. Le sens est : puisque je sais que Démocrite considère que les fous sont de vrais poètes, alors “moi qui purge ma bile”, moi qui expulse ma maladie bilieuse par des potions. “Personne ne composerait de meilleurs poèmes”, soit : personne naurait la réputation dêtre meilleur poète, si je me laissais pousser les cheveux “mais cela ne se produit absolument jamais”, qui signifie : cela narrive jamais, parce que je ne me laisse jamais pousser les cheveux, et parce que je me purge annuellement de ma maladie bilieuse. On disait en effet quHorace était mélancolique. Ou “mais cela nen vaut pas la peine”, qui signifie, je ne men soucie pas, en fait, je méprise même le titre de poète, comme sil voulait dire : je ne peux être poète, si cela requiert que je néglige le soin de mon corps35. »

Cet industrieux commentaire linéaire fait sourire. En refusant léchevèlement du mauvais poète, Horace purge sa bile : sa coupe de cheveux annuelle provoque un rhume, et le rhume, en médecine classique, est un moyen (morveux) dévacuation du surplus humoral. La visite chez le barbier interdit ainsi la saturation mélancolique pathologique, et ôte à Horace toute prérogative au titre de poète démocritéen fou. Il est même possible quHorace fasse appel à la médecine et se purge annuellement de ses excès bilieux par la prise de potions. Sans cette purge annuelle, il gagnerait sans doute la palme de la folie mélancolique, puisque la mélancolie domine sa disposition. Mais cela ne se produit jamais – et même, cela nen vaut pas la peine – parce quHorace prend toujours soin de lui, voire méprise le titre de poète, sil sachète au prix de lincurie.

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LArt Poétique esquisse ici deux types de lingenium mélancolique. Le premier est le poète démocritéen qui se fie uniquement à sa folie mélancolique pour trouver linspiration et dont lincurie est la cible de lironie horatienne. Ce type tourne en effet à la satire de performances sociales frauduleuses de lingenium mélancolique : les mauvais poètes cultivent lincurie afin de se faire passer pour des poètes inspirés. Le second type est Horace lui-même : lartiste mélancolique bien purgé, ironique, qui soigne son tempérament.

LArt Poétique révèle ainsi la conception horatienne des relations entre la mélancolie, lingenium (le naturel et lesprit de chacun) et lars (la pratique experte), ces deux sources bien connues de linvention rhétorique36. Si par ingenium il faut entendre la folie mélancolique débridée, on ny trouvera pas tant la source dun réel talent artistique que celle de performances sociales douteuses. Mais lingenium mélancolique comme disposition soigneusement contrôlée peut être le terreau dune créativité artistique critique, pleinement consciente de soi et de limportance de lars. Ainsi, les styles mélancoliques témoigneraient aussi bien dune pathologie que dune cura ingenii, dun régime de soins propres à la disposition mélancolique. Toutes deux sont présentes dans les Essais, et éclairent la critique du Tasse par Montaigne.

Style mélancolique symptomatique :
l
informe, lhybride et la pointe

La citation de lArt Poétique dans « De loisiveté » traite précisément de lingenium mélancolique, du mode de penser quil suscite et des moyens de le contenir37 :

Si on ne les [les esprits] occupe à certain sujet, qui les bride et contreigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations [] et nest folie ni réverie, quils ne produisent en cette agitation :

velut ægri somnia, vanæ

Finguntur species.

« ils se forgent des chimères, des vrais songes de malade » (I, 8, 32).

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Il faut canaliser les esprits animaux du patient mélancolique. Sans cela, sa pensée est informe (« vague champs des imaginations »), insubstantielle (« somnia », « vanæ species »). Lhybridité la caractérise également : dans la suite du texte horatien après la citation, limage vaine est celle dune sirène. Selon Montaigne, linforme et lhybridité sont les symptômes dun ingenium malade dont les errances doivent être restreintes : « les brident et contraignent ».

Le style même des Essais trahit la tendance mélancolique de Montaigne à linforme, au mutisme aliéné. Louverture de « De lamitié », qui définit les Essais comme ornement grotesque encadrant la publication prévue du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, ne dit pas autre chose, et retourne une fois encore à la sirène dHorace :

Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, nayants ordre, suite ny proportion que fortuite ?

Desinit in piscem mulier formosa superne (I, 28, 183)

Assimilé à un ornement marginal fantastique, le texte de Montaigne est le symptôme informe de lingenium débridé de « De loisiveté », qui défie les exigences horatiennes de composition ordonnée : « sans forme », « nayants ordre, suite ny proportion que fortuite ». Pire encore, « De lamitié » est censé préfacer la mise en scène dune autre voix, celle de La Boétie, mais lédition du Discours napparut jamais dans les Essais : quant aux vingt-neuf sonnets de lami défunt annoncés dans lessai suivant, ils disparurent de la copie de Bordeaux de 1588 et de lédition posthume de 1595 : « Ces vers se voient ailleurs » (I, 29, 196). Le fantôme lyrique de La Boétie censé parler à travers Montaigne reste muet. Il ne reste plus que laphasie décrite par Pichot, qui trahit un sujet mélancolique endeuillé, totalement aliéné : « je sens que cela ne se peut exprimer, quen respondant : Par ce que cestoit luy, par ce que cestoit moy » (I, 28, 188).

La référence à la sirène dHorace – belle image sachevant en queue de poisson – place cette fois les Essais sous légide de ce second trait du style mélancolique, lhybridité. La rhétorique classique envisageait lhybridité – lexicale, stylistique, générique – comme une cause dobscurité, un vice littéraire. Josse Bade se fait lécho de cette critique dans son commentaire sur la sirène horatienne, entièrement emprunté à Quintilien : la sirène, 144cest la monstruosité stylistique née du mélange disparate des idiomes, des registres, des modes38. Le Tasse même, dans son Discours de lart poétique (1587), reconnaît aux mots exotiques, aux néologismes et à la pointe le pouvoir de susciter le sublime, mais aussi lobscurité : il faut en user prudemment. Savoir choisir le bon couplage de termes, savoir évaluer la distance juste qui doit les séparer, est essentiel : ni trop proches et donc communs, ni trop lointains et donc obscurs39.

Montaigne condamne la pointe et très probablement lépigramme (de Martial), ces « fantastiques elevations espagnoles et pétrarchistes », dans « Des livres40 » :

Je voy que les bons et anciens Poetes ont evité laffectation et la recherche, non seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui sont lornement de tous les ouvrages Poetiques des siècles suyvans. (II,10, 412)

Parmi les symptômes stylistiques de lingenium mélancolique, lhybridité de la pointe est lextrême opposé du mutisme et de linforme : son « affectation » et sa « recherche » révèlent les efforts tortueux dune phantasia malade. Son « élévation fantastique » trahit le « saut » excessif dune promptitude desprit ingénieuse qui mesure mal la distance requise entre ses composantes :

Qui la [lâme] desment, qui la jette plus coustumierement à la manie que sa promptitude, sa pointe, son agilité, et en fin sa force propre ? (II, 12, 492)

La pointe réussie est, en revanche, le signe dune disposition mélancolique saine. Cest donc ladresse de son propre ingenium mélancolique que Montaigne révèle dans les épigrammes qui parsèment son portait du Tasse, ainsi que dans le feu serré doxymores qui le conclut : « Na il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui la aveuglé ? ». Le pathétique sublime du texte habite ces figures. Leur efficacité rhétorique témoigne du contrôle stylistique judicieux 145dont elles ont fait lobjet : lesprit de Montaigne mesure juste, son style témoigne dune sollertia mélancolique disciplinée. Une lecture thérapeutique du style mélancolique des Essais est donc également possible, qui révèle la cura ingenii de Montaigne, bridant et contraignant par des exercices ingénieux les errances informes ou difformes de son ingenium mélancolique.

Style mélancolique thérapeutique :
correction, critique, et réminiscence ingénieuse

« De lexercitation » place lécriture de lessai parmi les formes dexercices conçus comme habituation, comme conditionnement cérébral :

Je peins principalement mes cogitations, subject informe, qui ne peut tomber en production ouvragere. À toute peine le puis je coucher en ce corps ærée de la voix. Des plus sages hommes et des plus devots ont vescu fuyants tous apparents effects. Les effects diroyent plus de la Fortune que de moy. Ils tesmoignent leur roole, non pas le mien, si ce nest conjecturalement et incertainement : eschantillons dune montre particuliere. Je mestalle entier : cest un Skeletos où, dune veue, les veines, les muscles, les tendons paroissent, chaque piece en son siege. Leffect de la toux en produisoit une partie ; leffect de la palleur ou battement de cœur, unautre, et doubteusement. (II, 6, 379)

Cette description de son activité décriture trahit la hantise de Montaigne : enregistrer les mouvements de lesprit dans le corps équivaudrait à collectionner des traces physiques évanescentes et fortuites, ses « gestes » et ses « apparents effects » qui « diroient plus de la Fortune que de moy » : « Leffect de la toux en produisoit une partie ; leffect de la palleur ou battement de cœur, unautre, et doubteusement ». À vouloir saisir intégralement le moi, âme et corps, lauteur des Essais risque de ne capturer que des manifestations physiques aliénées et erratiques, entre autres, de la pathologie mélancolique : un sujet informe, fixé à peine dans lévanescence de la voix. La métaphore filée des Essais comme anatomie exprime la réponse que Montaigne oppose à ce risque : il formule le projet dun déploiement systématique de sa pensée incarnée – son essence :

Ce ne sont mes gestes que jescris, cest moy, cest mon essence. Je tien quil faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement consciencieux à en tesmoigner, soit bas, soit haut, indifferemment. (loc. cit.)

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Lenregistement de son ingenium mélancolique reste bien hybride (« soit bas, soit haut »), mais cette hybridité traduit cette fois sa cura ingenii comme exercice critique, réflexif, de son jugement : « estre prudent à estimer de soy, et pareillement consciencieux à en témoigner ».

Lexercice de sa disposition mélancolique réside précisément dans cet enregistrement critique de soi : cest un entraînement à la réminiscence ingénieuse. La réminiscence mélancolique offre chez Montaigne une alternative au modèle poétique de la création littéraire par innutrition. Montaigne lit, oublie, tâche de se souvenir : linscription de toutes ces opérations le mène non seulement à sapproprier ses sources, mais à enregistrer à chaque fois les variantes dun esprit influencé par ses humeurs, créateur « dun nouveau sens » :

Ou lhumeur melancholique me tient, ou la cholerique ; et de son authorité privée, à cetheure le chagrin predomine en moy, à cetheure lalegresse. Quand je prens des livres, jauray apperceu en tel passage des graces excellentes et qui auront feru mon ame ; quunautre fois jy retombe, jay beau le tourner et virer, jay beau le plier et le manier, cest une masse inconnue et informe pour moy. En mes escris mesmes je ne retrouve pas tousjours lair de ma premiere imagination : je ne sçay ce que jay voulu dire, et meschaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valloit mieux. (II, 12, 566)

Lire, écrire, relire, oublier le tour desprit qui présidait au premier jet, en enregistrer un autre, nouveau, par la correction et lajout. Le travail poétique continu de lauteur des Essais rendu partiellement visible par les trois strates de lédition Villey (1580-1587, 1588, après 1588) traduit lentraînement de son ingenium mélancolique à la réminiscence ingénieuse par son auteur. Dans lépisode du Tasse, ce travail met en scène un style mélancolique contrôlé. Ce texte – dans son ensemble une addition de 1582 – subit quatre corrections : Montaigne élimine dans lexemplaire de Bordeaux une coordination bruyante (« Outre cela »), tempère le caractère exceptionnel du Tasse en remplaçant le superlatif « le plus » par « lun des plus ». Enfin, il efface « âme libre » au profit d« esprit libre » ; il avait déjà remplacé dans lédition de 1588 « délicat » par « ingénieux ». Concision accrue, emphase sur la terminologie vernaculaire de lingenium : le portrait du Tasse est, formellement, une démonstration magistrale des usages contrôlés, thérapeutiques, du style mélancolique. On y découvre le contrepoint de laliéné muet de 147la pathologie mélancolique : le portrait de lartiste mélancolique en critique.

MICHEL, LECTEUR DU TASSE : 
« SON SEMBLABLE, SON FRÈRE »

Le Tasse malade ne reconnaît pas son propre texte – pire encore, il ne le corrige pas. Il devient ainsi pour Montaigne le patient mélancolique qui néglige son ingenium, le laisse en proie aux excès pathologique de la bile noire : non pas génie mélancolique romantique, mais ingénieux poète déchu en simple fou. Il y a, dans la colère de Montaigne, un mépris tout horatien pour un pareil gâchis poétique ; il y a peut-être plus encore une révolte face à la version catastrophique dun destin psychologique qui pourrait être le sien. « Et puis, pour qui écrivez-vous ? » (II, 17, 657). Montaigne écrit aussi pour lui – pour se « contreroller », et que sa mélancolie reste aux sources de cette « grace dun discours hautain et deslié », qui sature léloge virtuose du Tasse.

Raphaële Garrod

Magdalen College, Oxford

1 Les recherches préparatoires de ce chapitre ont bénéficié du soutien du projet « Genius Before Romanticism : Ingenuity in Early Modern Art and Science » dirigé par Alexander Marr à CRASSH (Cambridge) et financé par le Conseil Européen de la Recherche, septième programme (FP7/2007–2013)/ERC grant agreement no 617391. Je remercie Tim Chesters pour sa critique avisée de la première mouture de cet article.

2 Michel de Montaigne, « Apologie de Raimond Sebond », dans Les Essais, éd. Pierre Villey et V.-L. Saulnier, préface de Marcel Conche, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, II, 12, p. 436-604 (p. 492).

3 En avril 1580, Montaigne rend visite au Tasse à lhôpital de Saint Anne à Ferrare, où son protecteur, le duc Alphonse II dEste, la fait interner à la suite de crises de folie mélancolique. Cet épisode est étrangement absent du Journal de voyage : Michel de Montaigne, Journal du Voyage en Italie (1774), éd. critique de Philippe Desan, « Société des Textes Français Modernes, 250 », Paris, Classiques Garnier, 2005. Cette absence a fait lobjet dun long débat critique. Pour une mise au point récente, ainsi quune étude des implications poétiques de lutilisation des vers du Tasse par Montaigne dans les Essais, voir Anne Duprat, « Montaigne et létranger napolitain. Retour sur la rencontre de Ferrare (15 Novembre 1580) » dans Philippe Desan (dir.), Montaigne à létranger. Voyages avérés, possible et imaginés, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 193-209 (p. 194).

4 Le champ des études consacrées à Montaigne et la mélancolie est vaste : voir M. A. Screech, Montaigne et la mélancolie : la sagesse des « Essais », préface de Marc Fumaroli, traduction de Florence Bourgne et Jean-Louis Haquette, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 ; Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993, p. 52-64 ; Olivier Pot, LInquiétante Étrangeté : Montaigne, la pierre, le cannibale, la mélancolie, Paris, Honoré Champion, 1993, en particulier p. 60-64.

5 Voir Clélia Anfray, « Le Tasse disparu. Fin dun mythe romantique », Romantisme, no 148, 2010, p. 145-156.

6 Anne Duprat, art. cité, p. 195. Voir sa bibliographie en note 4 concernant la réception romantique de cet épisode.

7 Vingt-huit volumes, imprimés entre 1856 and 1869.

8 Alphonse de Lamartine, « XCIIIe entretien–La vie du Tasse (Troisième partie) » chapitre viii, in Cours familier de littérature, vol. 16, Paris, à compte dauteur, 1863, p. 154.

9 Lamartine, op. cit., chapitre vi, p. 148.

10 Lamartine, op. cit., chapitre xii, p. 172.

11 Lamartine, op. cit., chapitre xiv, p. 180.

12 Lamartine, op. cit., chapitre xii, p. 171-172, chapitre xiii, p. 175.

13 Lamartine, op. cit., chapitre xiii, p. 175.

14 Lamartine, ibid.

15 Lamartine, op. cit., chapitre viii, p. 154.

16 Ange Politien, Liber Miscellaneorum in Operum tomus primus, Lyon, Sébastien Gryphe, 1550, p. 628-630. Sur cette querelle philologique, voir John Monfasani, « Angelo Poliziano, Aldo Manuzio, Theodore Gaza, George of Trebizond, and chapter 90 of the Miscellaneorum centuria prima (with an edition and translation) » dans Angelo Mazzocco (dir.), Interpretations of Renaissance Humanism, Leiden, Brill, 2006, p. 243-265.

17 Politien, Liber Miscellaneorum, op. cit., p. 628.

18 Esprit et nature sont les deux sens principaux dingenium dans les dictionnaires de la Renaissance. Voir Alexander Marr, Raphaële Garrod, José Ramón Marcaída et Richard J. Oosterhooff, « Ingenium » in Logodædalus : Word Histories of Ingenuity in Early Modern Europe, Pittsburgh, Pittsburgh University Press, 2018, p. 36-51 (p. 37-38).

19 Ambrogio Calepino, Dictionarium, Bergamo, Regii Longobardiæ, 1502.

20 Johannes Reuchlin, Vocabularius breviloquus, Bâle, Amerbach, 1478.

21 Pietro Vettori, Commentarii in tres libros Aristotelis de Arte dicendi, Bâle, Johannes Oporinus, 1549, p. 760. Sur la métaphore et la promptitude desprit dinspiration aristotélicienne à la Renaissance, voir Timothy Chesters, « La Métaphore et les catégories “ad hoc” » dans Xavier Bonnier et Ariane Ferry (dir.), Le Retour du comparant : la métaphore à lépreuve du temps littéraire, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 33-44.

22 Pierre Pichot, De animorum natura, morbis, vitiis, noxis, horumque curatione, Bordeaux, Simon Millanges, 1574, p. 47-48.

23 Pierre Pichot, De rheumastimo, catharro variisque a cerebro destillationibus, et horum curatione libellus, Bordeaux, Simon Millanges, 1577, p. 166-167. Montaigne ne possédait pas ce livre : peut-être le connaissait-il ? Sur la hantise de laphasie exprimée par Montaigne dans « Du parler prompt ou tardif » (I, 10), voir Fausta Garavini, « Les Voix et lÉcriture », chapitre 10 dans Monstres et Chimères. Montaigne, le texte et le fantasme, Paris, Classiques Garnier, 1993, p. 173-194 (p. 173).

24 Voir sur ce sujet Jeffrey L. Wollock, « Speech Disorder and Melancholy in the Renaissance », chapitre 8 dans The Noblest Animate Motion : Speech, Physiology and Medicine in Pre-Cartesian Linguistic Thought, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 1997, p. 305-344. Laphorisme en question est Aphor., VII, 40.

25 M. Screech, Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. 53.

26 Le corps est au fondement des théories rhétoriques classiques de linspiration – qui pourraient bien nêtre que des métaphores – et de leurs avatars humanistes. Voir Terence Cave, « Improvisation and Inspiration », chapitre 4 dans The Cornucopian Text : Problems of Writing in the French Renaissance, Oxford, Oxford University Press, 1985, p. 125-156 (p. 145).

27 Pour une histoire de longue durée de la pathologie mélancolique en littérature, voir Jean Starobinski, LEncre de la mélancolie, postface Fernando Vidal, Paris, Éditions du Seuil, 2012.

28 « Ils ont tendance, sils ny prennent garde, à tomber dans les maladies en relation avec la bile noire », Aristote, Problème XXX.1, dans Problèmes-Sections XXVIII-XXXVIII, traduction de Pierre Louis, volume 3, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 34, 954b29-30.

29 P. Pichot, De animorum natura, op. cit., p. 93.

30 Voir Francis Goyet, « La Notion éthique dhabitude dans les Essais : articuler lart et la nature », MLN, t. 118, no 4, 2003, p. 1069-1091.

31 Pour deux cas classiques dhabituation cognitive par la manipulation de limagination et de la mémoire, voir « Que philosopher cest apprendre à mourir » (I, 20, 96), et lusage dune « mémoire [] de papier » pour contrecarrer la douleur de la gravelle dans « De lExperience » (III, 13, 1090-1092). Voir Olivier Guerrier, « LEssai comme exercice » chapitre 4 dans « Quand les poètes feignent ». « Fantasie » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Classiques Garnier, 2006, p. 203-279.

32 Quintus Horatius Flaccus (Horace), Ars poetica, dans Opera cum quatuor commentariis, Paris, Maurice de la Porte, 1543, fo CLXIIIvo-fo CLVIIro.

33 Horace, op. cit., fo CLXvo, traduction : Horace, Épitres, suivies de lArt Poétique, traduction de François Villeneuve, volume 3, Paris, Les Belles Lettres, 1934, p. 218, v. 295-302. Jai remplacé le « génie » de Villeneuve par « talent naturel » pour traduire ingenium.

34 Horace, op. cit., fo CLXIro.

35 Horace, op. cit., fo CLXvo.

36 Voir A. Marr, R. Garrod, J. R. Marcaìda et R. J. Oosterhoof, Logodædalus, op. cit., p. 27.

37 Voir Jean-Eudes Girot, « Remarques sur Horace dans les Essais », dans Montaigne et Les Anciens, Montaigne Studies, no 17, 2005, p. 53-61.

38 Josse Bade cite Quintilien dans Horace, op. cit., foCXLIIIIro. Voir Quintilien, Institution oratoire, traduction de Jean Cousin, volume 5, Paris, Les Belles Lettres, 1978, livre VIII, chapitre 3, p. 76-78, par. 59-63.

39 Le Tasse, Discours de lArt Poétique-Discours du Poème Héroïque, traduction de Françoise Garzani, Paris, Aubier, 1997, p. 122.

40 Voir Jean Balsamo, « “Qual lalto Ægeo…” : Montaigne et lessai des poètes italiens », Italiques, no 11, 2008, p. 109-129 (p. 123-124) : Martial était espagnol.