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Classiques Garnier

The uses of Montaigne in the works of Alexandre Dumas

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2021, n° 73
    . varia
  • Author: Angard (Laurent)
  • Abstract: If the references to Montaigne in the works of Dumas are not so numerous, they nevertheless allow us to grasp the way in which the writer of the nineteenth century perceives the humanist and especially the uses he makes of them in his works : So it allows him to reflect both on the way history is written, on education, on military art, but also on considering Montaigne as a literary model, on the move, as Dumas had perceived him.
  • Pages: 59 to 83
  • Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406126072
  • ISBN: 978-2-406-12607-2
  • ISSN: 2261-897X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0059
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 11-10-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Alexander Dumas, intertextuality, Montaigne, , Monte-Cristo, reception
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LES USAGES DE MONTAIGNE DANS
LES ŒUVRES D
ALEXANDRE DUMAS 1

Lengouement pour le xvie siècle à lépoque de Victor Hugo est bien connu et a été étudié à maintes reprises depuis une dizaine dannées. Encore récemment, a paru un remarquable recueil darticles dont lobjectif était de « permettre une meilleure compréhension du xixe siècle, en examinant comment celui-ci a redécouvert le xvie siècle, lu, édité, commenté, récrit, mais aussi actualisé les auteurs de la Renaissance française2 ». Les lectures plurielles, esthétiques ou politiques, de Sainte-Beuve aux écrivains décadents « fin-de-siècle », de « ce siècle éblouissant3 », nous autorisent une étude de cas : celui dAlexandre Dumas citant Montaigne ou usant de sa représentation topique, faisant de lui non plus un écrivain à proprement parler renaissant, mais « un puzzle fabriqué4 » à partir dimages souvent partisanes qui ont traversé les siècles.

Ce nouveau Montaigne, alors, sintègre parfaitement aux trames des différents romans et tend assurément un miroir à lesprit dumasien, qui fonctionne par « sauts et gambades5 ». Ainsi, et aussi surprenant que cela puisse paraître, trouve-t-on dans les « quelques mots » que Dumas adresse à ses lecteurs en guise douverture de son Grand dictionnaire de 60cuisine6, deux références qui dessinent un portrait de Montaigne en parfait humaniste, tel que le xixe siècle sétait habitué à le voir, cest-à-dire en écrivain qui observe avec à-propos les hommes, contre les pensées supposées sclérosantes du xvie siècle. Se dégage alors limage dun Montaigne épicurien, adepte de la « bonne chère » : « Il y a la gourmandise que les théologiens ont placée au rang des sept péchés capitaux, celle que Montaigne appelle la science de la gueule » (ses soulignements). Lexpression se trouve non pas dans les œuvres de Montaigne, mais dans LEncyclopédie, article : « Cuisine7 », ce qui nous autorise à penser que la lecture des Essais ne fut pas directe – comme Dumas en est coutumier grâce notamment aux compilateurs du xviiie siècle, à linstar de Jean-François Dreux du Radier (1714-1780), de Barthélemy Imbert (1747-1790) et de Claude Sixte Sautereau de Marsy (1740-1815)8. Plus loin, dans le dictionnaire, Dumas récrit une anecdote que lauteur du xvie siècle relate effectivement :

Et enfin Héliogabale, qui avait tout préparé pour sa mort, sattendant bien à périr dans quelque émeute, Héliogabale qui avait fait paver une cour de porphyre pour sy précipiter du haut de son palais, qui avait fait creuser une émeraude pour y renfermer du poison, qui avait fait emmancher un poignard dacier dans une poignée dor ciselée et toute garnie de diamants pour se poignarder, qui avait fait tisser une corde dor et de soie pour sétrangler, Héliogabale, surpris par ses assassins dans les latrines, sétouffa avec léponge dont, dit Montaigne dans son langage naïf, les Romains se torchoyoient le derrière9.

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Dautres références à Montaigne émaillent les œuvres de Dumas, dans une proportion certes plus limitée. Ce sont elles qui nous intéresseront dans cet article. Elles nous permettent tout de même de prolonger notre réflexion et de considérer la réception de Montaigne par les usages que sautorise lauteur de La Reine Margot, dans les lignes et dans les marges. Nous aborderons donc successivement les divers usages de la figure montaignienne à partir de ce quen dit Dumas. Aussi verrons-nous que le premier cristallise la réflexion dumasienne sur lhistoire et ce que sont à la fois léducation humaniste à travers le personnage de Faria dans Le Comte de Monte-Cristo et le savant, préfigurant le topos du « parfait gentilhomme10 » et le personnage qui est en train de se construire sous les yeux du lecteur, le comte de Monte-Cristo. Les Essais de Montaigne sont aussi le livre que lit Napoléon, après la déroute de Waterloo (1815), dans un récit haut en couleur et intimiste. Nous montrerons que louvrage, quil transporte facilement, comme compagnon de réflexion, devient sous la plume de Dumas un « petit » livre dart militaire. Nous examinerons ensuite la manière dont le romancier fait de Montaigne, avec Rabelais, un progressiste dans les débats sur la langue française. Enfin, nous nous arrêterons sur limage en mouvement quoffre ce dernier Montaigne à la Dumas.

Montaigne et Dumas : les écritures de lhistoire

Les tensions entre lécriture de lhistoire et la littérature intéressent particulièrement les deux écrivains11, car, écrit Bénédicte Boudou, 62« lhistoire est indicatrice et receleuse dinformations12 » dont chacun est capable décrire « ce quil sait, et autant quil en sait, non sur cela seulement, mais sur tous les autres sujets » (I, 30, 318). Dans leurs œuvres, les sentences ou les développements sur lhistoire plus conséquents sont légion, au point quon lit dans Les Essais : « Lhistoire, cest mon gibier en matière de livres, ou la poésie, que jaime dune particulière inclination » (I, 25, 224), ou encore :

Les historiens sont ma droite balle : car ils sont plaisants et aisés : et quant et quant lhomme en général ; de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier quen nul autre lieu : la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de ses assemblages, et des accidents qui le menacent (II, 10, 658).

Aussi Montaigne décrit-il, dans le chapitre quil consacre à « De la force de limagination », la manière dont il conçoit lécriture comme développement des potentialités de lhistoire – formes de ce qui pourrait être appelé aujourdhui luchronie : « les témoignages fabuleux [fictifs], pourvu quils soient possibles, y servent comme les vrais » (I, 20, 160) : il ne semble pourtant nêtre ni véritablement « historien » au sens cicéronien (écrire des événements historiques) ni « poète » tel quil est défini par Aristote. Montaigne se situe à lintersection des deux fonctions au nom de « ce qui peut advenir », soit un commentateur du possible, et donc du contingent :

Advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, cest toujours un tour de lhumaine capacité13 : duquel je suis utilement avisé par ce récit [] Il y a des auteurs, desquels la fin cest dire les événements14. La mienne, si jy savais advenir, serait dire sur ce qui peut advenir (I, 20, 160).

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Dans une métaphore traduisant ainsi lidée présente chez Montaigne du contingent, du hasard, le personnage nommé Salvator, dont « il était impossible de dire à quelle classe précise de la société il appartenait », propose à lécrivain Jean Robert de faire comme « les anciens » (sagirait-il de Rabelais ou de Montaigne ?) à savoir, livrer une plume aux vicissitudes du vent :

Jetons une plume au vent, et suivons-là. [] Ils allèrent devant eux sans savoir où ils allèrent ; où va la causerie, où va le rêve : au hasard, à laventure ; ils allaient sans but, sans direction arrêtée ; [] ils allaient pour échanger les trésors de leur esprit, pour respirer les fraîches fleurs de leur âme. [] Salvator avait échappé à ses questions. [] Enfin, abordé par trop en face : – Ce que nous cherchons, lui avait-il dit, cest un roman à faire, nest-ce pas ? Ce que vous voulez que je vous raconte, cest un roman terminé. Céder à votre désir, ce serait aller en arrière. Allons en avant15 !

La plume que ces deux personnages dumasiens jettent au vent embarque les lecteurs de Dumas pour un voyage dans les confins des mondes possibles16, qui est avant tout un périple sur le chemin retrouvé de lécriture.

Montaigne (et déjà Rabelais avant lui17) avait aussi pensé à décrire les mouvements dune plume jetée au vent, abandonnée « à la merci de la fortune » :

De quelque côté que je me tourne, je me fournis toujours assez de cause et de vraisemblance pour my maintenir : Ainsi jarrête chez moi le doute, et la liberté de choisir, jusques à ce que loccasion me presse : Et lors, à confesser la vérité, je jette le plus souvent la plume au vent, comme on dit, et mabandonne à la merci de la fortune : Une bien légère inclination et circonstance memporte.

Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque illuc impellitur.

[Tant que lesprit est dans le doute, la moindre impulsion le pousse dun côté ou de lautre.]

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Lincertitude de mon jugement, est si également balancée en la plupart des occurrences, que je compromettrais volontiers à la décision du sort et des dés (II, 17, 1010).

Quant à Dumas, il écrit dans Mes Mémoires : « On a beau dire, ce sont les poètes qui font lHistoire, et lHistoire quils font est la plus belle de toutes les histoires [fictions] » ; et de prévenir aussi, reprenant les paroles dAlphonse Rabbe (1784-1829), qui répond vertement à lhistorien Mignet qui lavait outragé : « “La plume de lhistorien ne doit pas être un tuyau de plomb doù coule une eau tiède sur le papier”18 ».

De ces réflexions résulte lidée commune19 que les deux écrivains, distants de tant de siècles, adoptent le point de vue de lhistorien lui-même (ils écrivent de lhistoire20), pris dans les affres des difficultés dinterprétation et de véracité. Dailleurs, dans ses jeunes années, Montaigne, écrit Géralde Nakam, « pouvait, en ouvrant son Beuther, 65se pénétrer dun “sens de lhistoire” très particulier, à la fois mobile, continu, et dune fascinante permanence21 ». Tous deux ne portent cependant pas non plus sur lhistoire un regard plein de regrets : ils en sacralisent lidéal humain. Mais alors que le romancier linscrit dans une vision panoramique et gigantesque22, lessayiste la décrit pour en dégager la multiplicité en révélant sa protéiformité. Dumas rédige « en historien véridique que nous sommes23 », avec « [s]a sincérité dhistorien [qui][l]oblige à faire un aveu24 », « pour demeurer dans cette exactitude qui fait le véritable historien25 », alors que Montaigne se « porte » ou se « plante » dans lactualité de son temps26 : « On peut regretter les meilleurs temps : mais non pas fuir aux présents : on peut désirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant, obéir à ceux ici » (III, 9, 1549). Il nest pourtant pas non plus chroniqueur dans ses Essais. Cest plutôt dans son Journal de voyage quabondent les références et les détails.

Ils deviennent ailleurs des commentateurs de lhistoire (collective ou ipséique), livrant alors leurs propres réactions en tant que lecteurs des histoires et des historiens, à linstar de ces résonances disséminées dans les œuvres de Dumas. Ici, sadressant à Maria Emmanuella Delli Monti San Felice, Dumas lui répond à propos du roman quil a écrit :

Si, dans le roman de la San Felice, je me suis, en vertu des privilèges du romancier, écarté de la vérité matérielle pour me jeter dans le domaine de lidéal, jai, au contraire, dans mon Histoire des Bourbons de Naples, suivi autant quil ma été possible, cette voie sacrée du vrai de laquelle ne doit, sous aucun prétexte, sécarter lhistorien27.

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Montaigne, le « gouverneur28 » de Faria

Que la lecture des Essais soit directe ou non de la part de Dumas (nous avons en partie apporté une réponse à cette question), il nous semble permis de conjecturer une influence qui ne se dit pas, mais qui sécrit et qui sapplique à travers les trames narratives. Dumas, on le sait, avait une prodigieuse mémoire, et ses lectures étaient pour lui opératoires, comme elles létaient pour Montaigne lui-même, puisque à la lecture des « écrits dautrui », « un suffisant lecteur découvre [] des perfections autres que celles que lauteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches » (I, 23, 195). Dumas avait donc une bibliothèque rangée dans son esprit et retenait davantage lessence des textes que les textes eux-mêmes. Combien de livres avait-il pu lire ? Nul ne le sait réellement, car nous navons pas à notre connaissance de catalogue précis des livres quil avait parcourus29. Cette bibliothèque mentale serait à mettre en rapport alors avec lidée que se fait le prisonnier Faria, dans Le Comte de Monte-Cristo, qui place les Essais de Montaigne parmi les cent cinquante ouvrages les plus importants à retenir30 pour imaginer 67« le résumé complet des connaissances humaines, du moins tout ce quil est utile à un homme de savoir31 », faisant du personnage romanesque un double de lécrivain. Montaigne se trouve par conséquent à côté de Tite-Live (cité 113 fois dans Les Essais), Plutarque (100 fois), Xénophon (38 fois), Machiavel (14 fois), Tacite (12 fois), Thucydide (2 fois). Labbé ajoute à cette liste Strada, Jornandès, Dante, Shakespeare, Spinosa [sic], et Bossuet, comme pour prolonger lidée de ces siècles brillants jusquà lextrême fin du xviie que cristallise limage de lhonnête homme. Notons quà part Lavoisier et Cabanis que Faria dit avoir rencontrés, aucun autre écrivain ne semble retenir lattention, alors même que les littératures européennes suscitaient lenthousiasme.

Montaigne est donc là, caché parmi les rayonnages de lesprit de Faria et, par conséquent, de celui de Dumas (doù le concept cité plus haut de bibliothèque mentale dumasienne32). Mais à quel propos ? À notre avis, (et cest ce qui aurait marqué le plus Dumas lisant lauteur du xvie siècle33), à propos de léducation. En effet, quand Dantès demande à son compagnon de cellule de lui enseigner « un peu » de ce quil sait, car « le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la conversation [] contient des enseignements nombreux et renferme un intérêt soutenu34 », celui-ci ne répond pas simplement par un oui ou un non, ce qui lui donne alors loccasion dune digression sur la manière et la matière dun enseignement riche et complet. Cest ici peut-être, et avant tout, quen palimpseste se placent les chapitres i, 24 (« Du pédantisme ») et I, 25 (« De linstitution des enfants ») des Essais, sous le discours de labbé Faria, qui le met pourtant en garde et lui donne une première leçon déducation. Si les connaissances sont faciles à acquérir « dans leurs principes » (il ne lui faudrait finalement que deux ans pour « l[es] verser de [s]on esprit 68dans le [sien] »), « dans leur application », cela est une autre affaire. Car, dit le vieil homme : « Apprendre nest pas savoir ; il y a des sachants et les savants : cest la mémoire qui fait les uns35, cest la philosophie qui fait les autres36 ». Tout semble relatif, et Montaigne, placé dans la position de savant dans la liste des écrivains et philosophes que dresse Faria, samuse à déconstruire les jugements que lon se fait de sa sagesse. Il affirme par conséquent : « on pourrait tenir pour sage en telle condition de sagesse, que je tiens pour sottise » (III, 5, 1324). Mais alors « ne peut-on apprendre la philosophie ? », demande le jeune prisonnier. Par où on voit Dumas remonter en somme à lune des finalités humanistes de Montaigne :

– La philosophie ne sapprend pas ; la philosophie est la réunion des sciences acquises au génie qui les applique : la philosophie, cest le nuage éclatant sur lequel le Christ a posé le pied pour remonter au ciel37.

On peut en effet entendre ici, certes dans une moindre mesure en comparaison à Érasme, la voix de Montaigne (« le Christ » en moins), celle du chapitre i, 24, intitulé « Du pédantisme », dans lequel tous les ingrédients du discours de Faria se retrouvent. On lit dans Montaigne :

Nous savons dire, Cicero dit ainsi, voilà les mœurs de Platon, ce sont les mots mêmes dAristote : mais nous que disons-nous nous-mêmes ? que faisons-nous ? que jugeons-nous ? Autant en dirait bien un perroquet (I, 24, 210).

Lidée se traduit chez Dumas par :

Mon enfant, dit-il [Faria], la science humaine est bien bornée, et quand je vous aurai appris les mathématiques, la physique, lhistoire et les trois ou quatre langues vivantes que je parle, vous saurez ce que je sais38.

Limage du perroquet qui traduit les dangers du psittacisme chez Montaigne est symbolisée chez Dumas par la dernière proposition en incise sous la forme dun très court polyptote. Lhumaniste poursuit : « Et comme font aussi ceux, desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies » (I, 24, 210). Idée qui se trouve elle aussi chez Dumas, puisque Faria dit lui-même :

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– À Rome, javais à peu près cinq mille volumes dans ma bibliothèque. À force de les lire et de les relire, jai découvert quavec cent cinquante ouvrages bien choisis on a, sinon le résumé complet des connaissances humaines, du moins tout ce quil est utile à un homme de savoir39.

Tout un véritable « plan déducation40 » est mis en place pour que Dantès saisisse parfaitement ce quattend de lui le vieil abbé, devenu une sorte de précepteur, dans la geôle du château dIf. La leçon sétale donc sur les pages du roman, dont la finalité apparaît clairement ici : transformer cet être naïf en un authentique sage, capable de tirer de sa sagesse un véritable profit, de la forger avec ses propres outils, afin quelle lui soit des plus utiles. Principes et préceptes clairs que Montaigne avait déjà en son temps mis en lumière sappropriant et citant (comme le fait aussi Faria) les auteurs antiques :

Il faut non seulement acquérir la sagesse, mais encore en tirer profit

[« non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est » (Cicéron, De finibus, I, i, 3)].

Quand bien même nous pourrions être savants du savoir dautrui, au moins ne pouvons-nous être sages que de notre propre sagesse :

Μισῶ σοφιστὴν ὅστις ούχ αύτῶ σοφός

[Je hais le sage qui nest sage pour soi-même.]

Ex quo Ennius : Nequidquam sapere sapientem qui ipse sibi prodesse non quiret

[Le sage serait sage en vain sil ne pouvait être utile à lui-même.] (I, 24, 211).

Par le truchement de ce programme, Faria veut faire de son compagnon un « habile homme » (il le sera au moment de trouver le trésor sur lîle, usant à profusion de son bon sens plutôt que de ses connaissances41) plutôt « quun homme savant » (I, 24, 230) (préfiguration du comte de Monte-Cristo lui-même avant son apparition officielle à Paris). Montaigne lavait déjà proposé à Diane de Foix, comtesse de Gurson (chapitre i, 25, « De linstitution des enfants »). Aussi le jeune homme :

avait[-il], [] une facilité de conception extrême : la disposition mathématique de son esprit le rendait apte à tout comprendre par le calcul, tandis que la poésie du marin corrigeait tout ce que pouvait avoir de trop matériel la 70démonstration réduite à la sécheresse des chiffres ou à la rectitude des lignes ; il savait déjà, dailleurs, litalien et un peu de romaïque, quil avait appris dans ses voyages dOrient. Avec ces deux langues, il comprit bientôt le mécanisme de toutes les autres, et, au bout de six mois, il commençait à parler lespagnol, langlais et lallemand.

Dantès nest assurément pas un « perroquet », mais un sage. Les leçons de Faria-Montaigne ont donc porté leurs fruits, puisque le jeune homme est aux antipodes de ce savoir superficiel qui ne relève que de la seule mémoire et que lauteur des Essais rejette avec force, comme il lécrit à plusieurs reprises :

Car sil embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien : Il ne trouve rien : voire il ne cherche rien (I, 24, 232-233).

On nous les plaque en la mémoire toutes empennées, comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Savoir par cœur nest pas savoir : cest tenir ce quon a donné en garde à sa mémoire (I, 24, 234).

Jaime mieux forger mon âme, que la meubler (III, 3, 1279).

Montaigne,
un « souverain patron de lart militaire »

Dans Mes Mémoires, qui retracent fantasmatiquement le parcours de lavant-Dumas dramaturge et romancier, le mémorialiste se souvient des grands événements en ce début du xixe siècle. Entre autres, la défaite de Waterloo et la seconde abdication de lempereur, liées surtout aux souvenirs de son père, le général Dumas. Napoléon Ier revient une dernière fois à la Malmaison, laissant de côté les bruits de la division Brayer et le tumulte que « les fanfares de cuivre42 » font entendre pour quil poursuive le combat. Que fait-il alors ? « Les pieds sur lappui de la fenêtre, il lit Montaigne43 ». Dumas avait sans doute lu dans la correspondance privée de Napoléon Ier (que Napoléon III avait fait éditer) cette « note 71pour M. Barbier, bibliothécaire de lempereur », de « Saint-Cloud, 7 mai 1812 », dans laquelle il demandait « un Montaigne, petit format quil serait bon de mettre dans la petite bibliothèque de lempereur44 ». « Un petit Montaigne », synecdoque qui fait sens si lon considère lhumaniste comme un voyageur de la pensée que lon garde avec soi, dans une poche, comme un compagnon de voyage, particulièrement si celui qui lemporte désire trouver à lintérieur les réflexions politiques et/ou militaires utiles et nécessaires à sa mission. Montaigne, dans le chapitre quil consacre à l« observation sur les moyens de faire la guerre de Julius Caesar » naffirmait-il déjà pas ce principe de la valeur de certains livres que les « chefs de guerre » avaient « en particulière recommandation » ?

Comme le grand Alexandre, Homère : Scipion Africain, Xenophon : Marcus Brutus, Polybius : Charles cinquième, Philippe de Comines. Et dit-on de ce temps, que Machiavel est encore ailleurs en crédit (II, 34, 1143-1144).

À la manière de Montaigne aussi, on peut chercher au cœur du texte la manière, voire la matière, dun bilan de vie passée dans les affres des conflits, ceux du xvie siècle – nous ne développerons pas ici cette dernière hypothèse45. Les deux voies, nous semble-t-il, sont envisageables pour lempereur qui, après ses échecs militaires, avait sans aucun doute ressenti le besoin de plonger en lui, tout en se nourrissant des réflexions des Essais, afin de dresser le bilan de sa propre vie. Lon comprend alors lune des raisons qui ont poussé Napoléon à la lecture de Montaigne, mais en réalité, cest avant tout Dumas qui, en récrivant cet épisode particulièrement intime de la vie de lempereur, nous fait saisir tout ce que Les Essais enseignent sur lart de la guerre, exhibant les « vrai[s] et 72souverain[s] patron[s] de lart militaire », dont César semble la figure de proue :

Mais le feu Maréchal Strossi, qui avait pris Cæsar pour sa part, avait sans doute bien mieux choisi : car à la vérité ce devrait être le bréviaire de tout homme de guerre, comme étant le vrai et souverain patron de lart militaire (II, 34, 1144).

À ce moment de lexposé, notons deux idées saillantes de ce constat initial : la première montre la similitude dappréciation du livre de Montaigne entre « ses adaptateurs étrangers » et celle quen donne Dumas qui le place dans les mains dun chef de guerre. En effet, Les Essais, en leur temps, avaient été considérés, écrit Olivier Guerrier en se référant à la récente biographie de Philippe Desan46, « comme un manuel de savoir politique au sens large » :

La première version des Essais fut perçue par ses adaptateurs étrangers comme un manuel de savoir politique au sens large, où la chose militaire avait sa part. En témoignent le titre donné par Girolamo Naselli, en 1590, à sa traduction italienne, Discorsi morali, politici a militari, puis celui de la traduction anglaise, par John Florio, en 1603, The Essayes or Morall, Politike and Millitarie Discourses47.

Écho certain de ce quavait écrit en 1595, Marie de Gournay, dans la préface des Essais :

Tu prends au reste, singulier plaisir quon te fasse voir un grand chef darmée et détat : il faut être honnête homme avant que dêtre cela parfaitement : nos Essais enseignent à le devenir : il faut passer par leur étamine, qui ne veut monter là-haut sans jambes. Particulièrement quelle école de guerre et détat est-ce que ce livre ? Enfin le nœud de notre querelle, cest, que Xenophon [sic] se peint avec la guerre et létat, et Montaigne peint la guerre et létat avec lui48.

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Le second point est plus convenu pour le romantique puisquil a trait à limage de César49 que la littérature a diffusée tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance50 jusquà lépoque de Dumas. Le polygraphe du xixe siècle reprend par conséquent cette image colportée tout sen inspirant du Jules César de Shakespeare (1599) et de ses contemporains fascinés par la figure impériale, comme lacadémicien, Franz de Champagny (1804-1882), dont le romancier suit les biographies dès quelles paraissent dans La Revue des Deux Mondes (1843). Résultent de toutes ces lectures plusieurs ouvrages dumasiens : une pièce de théâtre, Le Testament de César (1849), « La Figurine de César » (dans les Causeries, 1854) et enfin César, un récit biographique quil insère dans son recueil des Grands hommes en robe de chambre (1855).

Si, dans les années 1850, Alexandre Dumas se souvient de cette anecdote, cest parce quelle lui rappelle combien il se sent plein daffinités avec lhomme de lettres du xvie siècle, cet humaniste renaissant, qui, faut-il le rappeler, au début du livre III, chapitre 2 intitulé « Du repentir », écrivait quil « récitait » lhomme, « et en représent[ait] un particulier, bien mal formé » (III, 2, 1255). Lauteur des Essais écrivait plus loin la célèbre formule : « chaque homme porte la forme entière de lhumaine condition » (III, 2, 1256). Ce principe guidera toute la pensée humaniste51 de Dumas qui trouvera dans lœuvre montaignienne la source de ses propres jugements à propos des personnages historiques ou de ses personnages fictifs. Pour preuve : sil avait pu clamer la chute du système royaliste en 1833, il avait aussi émis le vœu que Dieu épargnât 74le roi, et, en particulier, lhomme qui sétait affublé des habits royaux52. Il nest plus étonnant alors de trouver, à côté de César et de Richelieu, Henri IV dont il fait la biographie sous le titre évocateur et symbolique des Grands hommes en robe de chambre, cest-à-dire cette vie dhomme débarrassée de la vie publique. En écho, ici, cest Montaigne, et en résonance lentreprise de Plutarque à travers ses Vies parallèles (II, 10, 654-658), que lon entend de nouveau : « On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privée, quà une vie de plus riche étoffe » (III, 2, 1256). Dans la préface que Dumas consacre à son étude historique sous le titre de Louis XIV et son siècle, celui-ci soutient avec assurance que, regarder ces grands hommes au prisme des mémoires, cest sintroduire dans leur intimité, mais aussi (et peut-être surtout) concevoir une nouvelle manière décrire lhistoire – comme Michelet, son maître à penser en matière dhistoire, lavait déjà énoncé dans lExamen des vies des hommes illustres de Plutarque, en 181953 :

Une nouvelle manière décrire lhistoire a été créée ; les mémoires particuliers nous ont introduits dans lintimité des dieux de notre monarchie ; et nous avons vu que ces dieux, comme ceux de lantiquité, à côté de suprêmes grandeurs, avaient bon nombre de petites faiblesses54.

Et en considérant ces « dieux de notre monarchie55 » par leurs « petites faiblesses56 », en une façon « simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice » pourrions-nous ajouter pour reprendre la formule de Montaigne au début des Essais, Dumas ajoute :

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Québlouissants aux yeux, quand on les regardait de loin, ils perdaient une partie de leur éclat quand on parvenait à se glisser sous lombre quils projetaient. [] Nous avons, à notre tour, dans notre justice ou dans notre colère, ôté la couronne, le sceptre et le manteau aux rois morts et quelquefois même aux rois vivants, et nous avons prononcé sur eux ce jugement irrévocable des trois juges antiques, qui nétait autre que le jugement de la postérité57.

Montaigne : un modèle littéraire ?

Pour lauteur du xixe siècle, Montaigne est aussi celui qui a, avec Rabelais, « scientifié58 » la langue française. Cest-à-dire quils lui ont donné un caractère moins aléatoire alors même que lordonnance de Villers-Cotterêts (1539) avait déjà rendu obligatoire la langue française dans les actes administratifs et officiels à la place du latin59. Nous avons un bel exemple de reprise lexicale rabelaisienne qui fait de Henri IV le descendant direct de Gargantua, personnages dont les naissances sont liées non seulement par leur goût du vin, mais aussi par le dodelinement de leur tête à « la seule odeur du vin » :

Henri dAlbret avait lu Gargantua, paru depuis dix-neuf ans.

À la seule odeur du vin, lenfant [ici Henri IV] sétait mis à dodeliner la tête comme dit Rabelais.

« Ah ! ah ! fit le grand-père, tu seras un vrai Béarnais, il me semble60.

76

En 1859, dans ses Lettres de Saint-Pétersbourg (sur le servage en Russie), au chapitre vi, Dumas reprendra cet extrait de lépilogue de 1833 et ajoutera alors une précision importante qui éclaire sa pensée. À « scientifié », il adjoint le participe passé « clarifié » qui montre comment Montaigne fut aussi, et peut-être avant tout, un lexicographe émérite : « Lorsque Rabelais et Montaigne eurent scientifié et clarifié la langue [française]61 ».

Tout un processus avait donc eu lieu avant que Rabelais et Montaigne pussent y parvenir. Il avait fallu que « la monarchie des grands vassaux62 » trouvât en François Ier un fondateur (cest lui également qui avait promulgué lordonnance de 1539), que « limprimerie eût donné quelque fixité aux sciences et aux lettres renaissantes » pour quenfin les deux écrivains du xvie siècle réfléchissent à la langue. Cependant, Dumas dissociera plus tard, en 1843, les deux hommes de lettres, car à force de « science », Rabelais avait rendu « la langue inintelligible », alors que la langue de Montaigne, qui lui succède chronologiquement, deviendra celle de Corneille et de Molière, selon lui (Dumas), en « feront la plus belle, tandis que Racine en fera la plus douce langue du monde63 » Montaigne est assurément un chaînon primordial, dont Dumas se réclamera à plusieurs reprises dans ses œuvres de fiction. Sensible à lévolution littéraire et linguistique de la culture française, Dumas essaime ses réflexions littéraires, au moment où sédifie lentement lhistoire littéraire, dans de nombreuses œuvres qui, mises bout à bout, nous permettent de dégager son goût pour la seconde partie de cette Renaissance. Ce balancement entre les écrivains, accompagnés de jugements parfois en contradiction, montre toute lattention quil porte à la beauté de lécriture et à lexpression soignée des Belles Lettres de la France. Dailleurs, en 1839, dans le récit historique quil consacre à « Marie Stuart » (dans Les Crimes célèbres), puis dans sa chronique historique de 1840 intitulée Les Stuarts, il avait fait de Montaigne le représentant dune littérature en devenir, un écrivain qui commençait sa carrière, dans une série de grands hommes de lettres :

77

Entre la littérature de Rabelais et de Marot touchant à son déclin et celle de Ronsard et de Montaigne, qui marchaient à leur apogée, Marie [Stuart] devint reine de poésie, trop heureuse quelle eût été de ne jamais porter dautre couronne que celle de Ronsard, Dubellay [sic], Maison-Fleur et Brantôme lui proposaient chaque jour sur sa tête64.

Et :

La France, dont les Médicis avaient ouvert les portes à Benvenuto Cellini, au Primatice et à Léonard de Vinci, nétait point restée en arrière des autres peuples dans ce grand mouvement. Les Tuileries, artistiques et intellectuelles, Fontainebleau et Saint-Germain sélevaient ; Rabelais et Marot achevaient leur carrière, Ronsard et Montaigne commençaient la leur ; Amyot65 traduisait les chefs-dœuvre grecs dans son langage naïf et gracieux ; Brantôme écrivait sa Vie des grands capitaines et son Histoire des dames galantes ; Dubellay [sic] et Jodelle étaient nés ; Corneille, Rotrou et Molière allaient naître66.

Tous ces écrivains, de près ou de loin, Dumas les avait lus et admirés, car, pour appliquer un principe montaignien qui conviendrait à justifier la liste de ces nombreux littérateurs : « la lecture me sert spécialement à éveiller par divers objets mon discours : à embesogner mon jugement » (III, 3, 1278). Il les intercale dans ses œuvres67, y compris, et conséquemment, dans Mes Mémoires dans lesquels les citations illustrent les propos dumasiens en général, mais surtout ce quil fut et ce quil est devenu : Ipse dixit avait dit Cicéron, qui pourrait se traduire chez Montaigne par : « Je suis moi-même la matière de mon livre » (« Au lecteur », 53), livre qui est « consubstantiel à son auteur » (II, 18, 1026). Montaigne use aussi à profusion de ce procédé dinclusion de citations à partir dauteurs antiques, pratique alors très courante chez de nombreux littérateurs. Cest peut-être dans cette manière de saisir ces textes quémerge un nouveau point de rencontre entre eux, un usage que lun a saisi de lautre. Dumas, lui aussi, a pleine conscience 78de la force citationnelle à la fois pour parler des écrivains quil admire comme ressource idéelle, mais aussi de lui :

Jai assez nettement exposé, je crois, les emprunts que jai faits, pour le fond, à Goethe, à Corneille, à Racine et à Alfred de Musset ; je vais les rendre encore plus palpables par la citation ; car, puisque je suis en train de me critiquer moi-même, il faut que jaille jusquau bout, quitte à rester, aux yeux de mes lecteurs, solus, pauper et nudus, comme Adam dans le paradis terrestre, ou comme Noé au pied de sa vigne68 !

Plus leurs textes grandissent pour parler deux, plus ils recourent concomitamment à des matériaux citationnels, car, pour citer Montaigne, « Tant y a, quen ces mémoires [Les Essais], si on y regarde, on trouvera que jai tout dit, ou tout désigné : Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt » (III, 9, 1532). Et cest peut-être en partie dans ce quil « montre [d]u doigt », cest-à-dire ces citations, que le lecteur, qui doit se faire actif, trouvera, in fine, limage la moins fausse de lessayiste. Que fait-il alors pour appuyer son idée ? Il cite un vers de Lucrèce :

Verum animo satis hæc vestigia parua sagaci,

Sunt, per quæ possis cognoscere cœtera tute.

[Mais ces indices ténus suffisent à un esprit sagace qui peut, par eux, connaître tout le reste] (III, 9, 1533).

Et de conclure en menaçant : « Je ne laisse rien à désirer, et deviner de moi. [] Je reviendrai volontiers de lautre monde, pour démentir celui, qui me formerait autre que je nétais ; fût-ce pour mhonorer » (III, 9, 1533).

Pour paraphraser ce que dit avec justesse Michael Metschies de Montaigne69 : « plus finement il a lair de vouloir exprimer son individualité, plus volontiers il verse dans laltérité70 » : « Je est un autre » dira Rimbaud en 1871. Si pour Montaigne, ces emprunts sont les œuvres de ses devanciers71, lauteur des Essais devient par conséquent sous la plume de Dumas un modèle à suivre, « fabriqué » par strates et couches successives, du xviie siècle à lépoque dHernani. Une représentation 79topique modelée par un temps et pour une époque, que lon cite et utilise pour différents usages72. Ainsi nourrissent-ils une idée plus large : celle dassocier un nom à dautres pour former une entreprise, celle décrire des œuvres qui relèvent de la res literaria. Et malgré tous ces emprunts, Dumas clame son ignorance à maintes reprises dans son récit autobiographique73. Ignorance qui nest pas celle dune revendication topique de la rhétorique classique, mais bien la preuve de sa prodigieuse autodidaxie discutée dans ses Causeries ; Montaigne, lui, ne se sent pas de les égaler ; il donne sa lecture pour aléatoire. Le processus de confrontation avec les grandes âmes aboutit à expérimenter la distance qui le sépare delles est conforme à son projet dans les Essais :

Et entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à ma fantaisie, et ny employant que mes propres et naturels moyens, sil madvient, comme il fait souvent, de rencontrer de fortune dans les bons auteurs ces mêmes lieux, que jai entrepris de traiter, comme je viens de trouver chez Plutarque tout présentement, son discours sur la force de limagination : à me reconnaître au prix de ces gens-là, si faible et si chétif, si pesant et si endormi, je me fais pitié, ou dédain à moi-même. Si me gratifié-je de ceci, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs, et que je vais au moins de loin après, disant que voire. Aussi que jai cela, que chacun na pas, de connaître lextrême différence dentre eux et moi (I, 25, 224-225).

Cependant, si le premier est parvenu malgré cette ignorance proclamée74, le second se réjouit dapprocher ces grands penseurs par la pensée, sans avoir eu à les étudier sérieusement. Fi de ce sentiment dinfériorité 80pour nos deux écrivains : ils sont déterminés à laisser « courir [leurs] inventions ainsi faibles et basses, comme [ils] les [ont] produites, sans se replâtrer et recoudre les défauts que cette comparaison [leur] y a découverts » (I, 25, 225). Ce qui fait dire alors à Dumas que même sil sest plongé dans les Walter Scott, les Goethe et autres Schiller, il est conscient davoir pris part, dès 1829, avec le succès de Henri III et sa cour, à la naissance du roman historique, tel que le xixe siècle linventera.

Montaigne en mouvement75
(« La vie est un mouvement inégal,
irrégulier, et multiforme », III, 3, 1278)

Élargissant alors ses perspectives, Dumas fait aussi de Montaigne un élément important de la culture européenne. En effet, à la faveur dune sorte de leçon dhistoire littéraire, lauteur des Essais se trouve placé dans la chaîne des écrivains « (r)évolutionnaires » que le romancier établit, en appuyant sur le fait que les lettres françaises « étaient en retard » sur celles de lItalie du Quattrocento. Mais grâce à elle, la France sétait ouverte une « route brillante à lesprit humain76 » – notons que lévolution est doublement marquée par ladverbe successivement et par le participe passé succédé :

Les lettres aussi étaient en retard. LItalie avait ouvert la route brillante à lesprit humain : Dante, Pétrarque, lArioste et le Tasse avaient successivement paru ; Spenser, Sidney et Shakespeare leur avaient succédé en Angleterre ; Guilheim [sic] de Castro, Lopez de Vega et Calderon [sic], sans compter lauteur ou les auteurs des Romanceros, cette Iliade castillance [sic], avaient fleuri ou florissaient en Espagne, et cela, tandis que Malherbe et Montaigne pétrissaient la langue que commençait à parler Corneille. Mais aussi, pour avoir tardé plus longtemps à briller, la prose et la poésie françaises allaient jeter un éclat plus vif. Corneille, que nous avons déjà nommé, et qui avait fait jouer à cette époque ses trois chefs-dœuvre, le Cid, Cinna et Polyeucte, comptait alors trente-deux ans ; Rotrou en avait vingt-neuf, Benserade vingt-six, Molière 81dix-huit, La Fontaine dix-sept, Pascal quinze, Bossuet onze, Labruyère [sic] six ; Racine allait naître77.

Si Dumas cite Montaigne à plusieurs reprises pour mettre en lumière son génie national, tant dans les lettres que dans sa philosophie de vie, il noublie pas non plus, répondant ainsi à son goût accru pour lanecdote, de rappeler à ses lecteurs (ses lectrices, peut-être davantage), la relation quil avait entretenue avec Marie Le Jars (demoiselle de Gournay) et La Boétie. Réaffirmant alors lhumanisme de Montaigne, Dumas insère dans ses récits historiques ces petites histoires qui montreront aussi comment les liens se formaient dans un temps passé (sous lAncien Régime), alors même que tout pouvait éloigner les protagonistes : ici, une jeune femme et un vieux philosophe ; là, deux hommes dont lamitié avait été soupçonnée damour charnel. Lhistorien aime à rappeler lalchimie qui avait existé entre ces êtres et Montaigne, mais aussi avec « son livre » :

Il y avait à Paris, une vieille fille nommée Marie Le Jars, demoiselle de Gournay. [] Elle racontait elle-même dans une courte notice quelle fit sur sa vie, quà lâge de dix-neuf ans, ayant lu Les Essais de Montaigne, elle fut prise du plus vif désir den connaître lauteur. Aussi lorsque Montaigne vint à Paris, lenvoya-t-elle saluer bientôt, lui faisant déclarer lestime dans laquelle elle le tenait, lui et son livre. Montaigne, le même jour, la vint voir et remercier, et, depuis lors, il sétablit entre eux une telle affection quelle avait commencé de lappeler mon père, et que lui lappelait ma fille78.

À ce propos, Dumas, évoquant et critiquant dans ses propres Causeries79 les Causeries du lundi de son contemporain Sainte-Beuve, na pas pu oublier les peintures de Montaigne et de La Boétie. En partie seulement, ce texte, qui date de novembre 1853, a participé de la mise en lumière du premier au détriment du second. Dumas sest aussi souvenu de la célèbre formule de Montaigne adressée en hommage à son camarade80. Dans un passage au discours direct, Dumas fait parler Montaigne, rappelant ainsi la valeur profondément humaniste de 82cet amour entre les deux hommes. Ce pacte damour vrai, lhistorien lapplique au deuil que porta la France pour son bien aimé, le prince Louis dOrléans :

Si lon me presse dexpliquer pourquoi je laimais, dit Montaigne, je sens que cela ne se peut exprimer quen répondant : « Parce que cétait lui, parce que cétait moi ».

Interrogeons la France à lendroit de son deuil (celui de Louis dOrléans), elle répondra comme Montaigne :

– Je laimais81.

Montaigne, on le voit, sinvite dans les œuvres de Dumas, comme il sera aussi linvité plus tard dun Flaubert qui lappelle « [s]on père nourricier82 », conseillant, au milieu du siècle, à Mlle Leroyer de Chantepie (1800-1888) de lire Montaigne : « lisez-le lentement, posément ! Il vous calmera. Et nécoutez pas les gens qui parlent de son égoïsme. Vous laimerez, vous verrez. Mais ne lisez pas, comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non, lisez pour vivre. [] Lisez-le dun bout à lautre et, quand vous aurez fini, recommencez83 ».

En véritable humaniste, Montaigne est pour Dumas celui qui a su modifier profondément la langue française et qui a porté sur la vie des hommes un regard renouvelé, détaché des contraintes trop fortes de la religion, alors même quil sen réclamait. Il est aussi retenu par le romancier à travers les images stéréotypées84 que la littérature du xixe siècle diffusait de lui : père spirituel de Mlle de Gournay, elle-même grande écrivaine par la suite, et surtout par la relation quil entretint avec La Boétie, qui écrivait en 1571 : « Et je ne crains point que nos neveux refusent un jour dinscrire nos noms (si toutefois le destin nous prête vie) 83sur la liste des amis célèbres85 », à quoi répondra Montaigne, en ajoutant sur son exemplaire de 1588 (dit lexemplaire de Bordeaux) : « Parce que cétait lui, parce que cétait moi ». En filigrane, cest un Montaigne en mouvement qui point à lhorizon, délivrant alors une façon de concevoir cette « humaine condition » tant mise en lumière dans le grand livre de Montaigne et reprise dans la pensée philosophique de Dumas.

Laurent Angard

Université de Haute-Alsace – Mulhouse

1 Jadresse tous mes chaleureux remerciements au professeur Olivier Guerrier qui a guidé avec bienveillance et patience ce travail.

2 Jean-Charles Monferran, Hélène Védrine (dir.), Le xixe siècle, lecteur du xvie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 7-25.

3 Alexandre Dumas, Le Trou de lEnfer. Dieu Dispose[1850], éd. Claude Schopp, Paris, Phébus, 2008, p. 341.

4 Lexpression est dAnne-Marie Callet-Bianco dans sa préface au roman Les Compagnons de Jéhu, Paris, Gallimard, 2020, p. 25.

5 Nous prenons lexpression dans son acception traditionnelle, celle développée, par exemple, par Hugo Friedrich, Montaigne[1949], Paris, Gallimard, 1968, p. 352. À propos de cette expression qui prend une tournure plus technique, on consultera avec intérêt, Jean Balsamo, La Parole de Montaigne. Littérature et humanisme civil dans les Essais, Turin, Rosenberg & Sellier, 2019, p. 227-244.

6 Paris, Bartillat, 2009, respectivement p. 10 et p. 21.

7 Diderot, DAlembert, LEncyclopédie, 1re éd., Briasson, David, Lebreton, Durand, Paris, 1751, tome 4, p. 534 : « Cet art de flatter le goût, ce luxe, jallois dire cette luxure de bonne chere dont on fait tant de cas, est ce quon nomme dans le monde la cuisine par excellence ; Montagne la définit plus brievement la science de la gueule ; et M. de la Mothe le Vayer, la Gastrologie ».

8 Voir Myrtille Méricam-Bourdet, Catherine Volpilhac-Auger (dir.), La Fabrique du xvie siècle au temps des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2020. Notons aussi que Montaigne ne fait pas partie de la liste des écrivains anciens que Dumas père conseille de lire à son fils, Alexandre Dumas fils, contrairement à Dante, Shakespeare ou Corneille, dans Lettres à mon fils, éd. Claude Schopp, Paris, Mercure de France, 2008, p. 17.

9 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. Jean Céard, Denis Djaï, Bénédicte Boudou, Isabelle Pantin, Paris, Librairie Générale Française, 2001 (toutes les références se rapporteront désormais à cette édition) : « Ils mangeaient comme nous, le fruit à lissue de la table. Ils se torchaient le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles) avec une éponge : voilà pourquoi spongia est un mot obscène en Latin : et était cette éponge attachée au bout dun bâton : comme témoigne lhistoire de celui quon menait pour être présenté aux bêtes, devant le peuple, qui demanda congé dailleurs à ses affaires, et nayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce bâton et léponge dans le gosier, et sen étouffa » (I, 49, 485-486). Montaigne avait quant à lui puisé lanecdote dans Sénèque, Lettres, 70, 20-21.

10 Dumas utilise à quelques reprises cette appellation pour désigner des personnages dAncien Régime (dans La Dame de Monsoreau, Le Vicomte de Bragelonne, par exemple). Mais on la trouve aussi dans un roman dont la fiction se situe au xixe siècle : « Oui, murmura en souriant M. de Marande, je savais M. Jean Robert un parfait gentilhomme », Salvator[1854], Paris, Calmann Lévy, 1882, tome III, p. 215.

11 Nous ne faisons que suggérer ce rapprochement qui dépasserait le cadre de cet article, dautant plus que le mémorialiste nenvisage pas directement Montaigne dans sa conception binaire de lécriture de lhistoire. En effet, pour lui, « il y a deux façons décrire lhistoire : lune, comme lécrivait Tacite ; lautre comme lécrivait Suétone. [] Tacite est bien beau ; mais nous trouvons Suétone bien amusant. [] Écrivons donc à notre tour quelques pages de lhistoire russe, comme Suétone a écrit lhistoire romaine », Mes Mémoires, tome 1, op. cit., p. 775.

12 « Une pratique interprétative à lœuvre dans les Essais : Montaigne et lhistoire », Bulletin de lAssociation détude sur lhumanisme, la Réforme et la Renaissance, Spécial Montaigne, no 21, 1985, p. 37-59, ici p. 40.

13 Dans cette double alternative, lon entendrait facilement, au xixe siècle, les gens du peuple ou les « grands hommes en robe de chambre », doù résulterait cette idée dumasienne : « Voyez donc le peuple, étudiez-le donc, appréciez-le donc : cest un cinquième élément que la physique a oublié de classer, et qui attend son historien, son romancier, son poète », dans Causeries I, Bruxelles, Office de Publicité et Leipzig, A. Durr, 1857, p. 100.

14 Il sagit par périphrase de désigner les historiens de profession, ceux qui ennuient les foules (comme laffirme Dumas à propos de « MM. Mézeray, Velly et Anquetil », dans La Comtesse de Salisbury[1839], Paris, Alexandre Cadot, tome 1, 1848, p. 3. Dans Amaury[1843], quand le narrateur se dit historien, dans une formule toute péjorative sous la plume de Dumas, celui-ci se nomme : « enregistreur de faits », éd. Anne-Marie Callet-Bianco, Paris, Librairie Générale française, 2011, p. 377. Et ceux qui « ont suivi le chemin de courir au-devant des conjurations » à travers les chroniques des historiens, Montaigne constate : « jen vois fort peu auxquels ce remède ait servi », (I, 23, 196-197).

15 Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris[1854], éd. Claude Schopp, Paris, Gallimard, p. 83-84.

16 Je reprends le titre dun ouvrage collectif coordonné par Myriam Marrache-Gouraud, Rabelais, aux confins des mondes possibles, Paris, PUF-CNED, 2011.

17 Rabelais, Cinquiesme livre, chap. xv, « Comment frere Jean des entomeures delibere mettre à sac les Chats-Fourrez », dans Œuvres complètes, éd. Mirelle Huchon, Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléaide », 1994, p. 761.

18 Dans Mes Mémoires,tome 2, op. cit., p. 366. Pourrait-on y voir une référence à une image empruntée à Montaigne, lecteur de Sénèque (Lettres, 108, 10 : quemadmodum spiritus noster clariorem sonum reddit cum illum tuba per longi canlis angustias tractum patentiore nouissime exitu effudit), quand le premier écrit : « Lhistoire, cest mon gibier en matière de livres, ou la poésie, que jaime dune particulière inclination : car, comme disait Cleanthes, tout ainsi que la voix contrainte dans létroit canal dune trompette sort plus aiguë et plus forte » (I, 25, 224).

19 Il faudrait pourtant nuancer notre propos en ce qui concerne Montaigne. En effet, écrit Sébastien Prat : « Si Montaigne se sert inlassablement de lhistoire, nous montrerons quil en fait un usage très subversif, allant paradoxalement jusquà rendre toute historiographie impossible », dans « La constitution des Essais de Montaigne sur la base de la critique de lhistoriographie : le règne de linconstance et la fin de lexemplarité », Réforme, Humanisme, Renaissance, no 70, 2010, p. 135-161, ici p. 140. Sappuyant sur les réflexions dAndré Tournon, Josiane Rieu écrit que Montaigne « essaie de se situer entre deux traditions décriture des anecdotes-exempla : la tradition historique dune collection de faits précis et avérés – sur laquelle sappuie aussi la jurisprudence, et pour laquelle il importe que les faits soient authentiques –, et la tradition philosophique, dans laquelle lexemple ne sert que dillustration, dornement… André Tournon a montré comment Montaigne renvoyait dos à dos ces deux types de paroles pseudo-dogmatiques pour faire surgir les matériaux dune philosophie du contingent », Loxias 31, mis en ligne le 15 décembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6539 (page consultée le 31/01/2021. Nous soulignons. Voir aussi : Karlheinz Stierle, « LHistoire comme exemple, lexemple comme histoire – Contribution à la pragmatique et à la poétique des textes narratifs », Poétique, no 10, 1972, p. 176-198.

20 Cest du moins ainsi que nombreux contemporains les voyaient à leurs époques respectives. Plein dironie, Dumas affirme que seuls les historiens, en réalité, lisent de lhistoire, au moment de relire leurs épreuves : « mais qui est-ce qui lit lhistoire, si ce nest les historiens lorsquils corrigent leurs épreuves ? », dans Le Corricolo – Impressions de voyage[1843], tome I, Paris, Calmann-Lévy, 1886, p. 116.

21 Montaigne et son temps. Les événements et les Essais. Lhistoire, la vie, le livre, Paris, Gallimard, 1993, p. 102.

22 « Cest que nous ne faisons pas un livre isolé ; mais [] remplissons ou nous essayons de remplir un cadre immense. [] Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre, à nous, commencée en même temps que la sienne, mais que nous ne qualifions pas, bien entendu, peut sappeler Le Drame de la France », Alexandre Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., p. 587-588.

23 Alexandre Dumas, Black[1858], Paris, Michel Lévy Frères, 1865, p. 281.

24 Alexandre Dumas, Le Corricolo, tome II, op. cit., p. 246.

25 Alexandre Dumas, Histoire dun cabanon et dun chalet [1859], Paris, Naumbourg, 1860, tome II, p. 73-74.

26 Montaigne analyse en partie certains événements dactualité comme laffaire de la gabelle de 1548, les « lois somptuaires » (I, 43) ou bien encore létrange procès qui opposa Martin Guerre et Arnaud du Tilh, dont Dumas (en collaboration avec Narcisse Fournier) récrira lhistoire dans ses Crimes célèbres [1839-1840], Paris, Phébus, 2002.

27 Alexandre Dumas, La San Felice[1864], Paris, Gallimard, 1996, p. 1619.

28 Je reprends le terme quutilise Montaigne pour parler de la fonction de professeur (I, 25, 230).

29 On le sait grâce aux travaux de recherche de Claude Schopp, Dumas a emprunté à la bibliothèque royale, par lintermédiaire de Louis Nicole, le 17 octobre 1839, deux gros ouvrages de Machiavel. Sous les références « 4977. Machiavel – Œuvres – t. 9, Paris, an VII » et « 4978. Œuvres de Machiavel – t. 2, Nouvelle édition, La Haye 1743 ». Des mentions à « sa bibliothèque » essaiment la correspondance, par exemple, les lettres 1115 et 1119 de 1843, à Théodore Gréterin (directeur de lAdministration des Douanes), dans lesquelles il écrit que « ces caisses contiennent toute ma garde-robe et une bibliothèque ambulante. [] Tous les livres sont en lambeaux », Correspondance Générale, tome IV, éd. Claude Schopp, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 102 ; lettres 1154, de 1844, les livres envisagés à la lecture pour écrire Une fille du Régent. Voir Alexandre Dumas, Les Borgia, Paris, LArchipel, 2010, p. 14. Nous connaissons cependant létat de la bibliothèque de Montaigne grâce à Alain Legros : https://montaigne.univ-tours.fr/centaine-de-livres/#catalogue

30 Nous soulignons. Dumas aurait-il eu entre les mains une des éditions des Essais proposée par Amaury-Duval père (1760-1838), dont le fils (1808-1885) (le peintre) était un de ses amis (ils fréquentaient le même cercle littéraire de lArsenal – Les Morts vont vite[1861], Paris, Calmann Lévy, 1889, p. 85). La préface de cette édition place Montaigne parmi les sept « sages » de France, dans la « galerie des Moralistes » qui permettraient de « suivre toute lhistoire de la science de la morale en France », dans Montaigne, Les Essais, éd. Amaury-Duval, Paris, Chassériau, 1820, p. v-xiv.

31 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, éd. Gilbert Sigaux, Paris, Gallimard, 1981, p. 168. On pense ici à cet autre savant humaniste du xve siècle italien : Pic de la Mirandole (1463-1494). Voir à ce sujet Eugenio Garin, Hermétisme et Renaissance, trad. Bertrand Schefer, Paris, Allia, 2001.

32 Sur cette idée, on consultera avec intérêt la Revue détudes proustiennes, « La Bibliothèque mentale de Marcel Proust », 2017-1, no 5, en particulier notre article, Laurent Angard, Luc Fraisse, « Proust et Alexandre Dumas. À la rencontre du roman qui “ne se pense pas” », p. 173-188.

33 Son éducation na pas été une réussite, nous apprend-il dans Mes Mémoires. Dumas est un autodidacte en littérature et le rappeler à ses lecteurs, cest une « petite vanité rétrospective ». Voir la biographie de Sylvain Ledda, Alexandre Dumas, Paris, Gallimard, 2014, p. 43.

34 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 182.

35 Ici Alexandre Dumas prête à son personnage Dantès cette faculté quil a de tout retenir.

36 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 183.

37 Ibid., p. 183.

38 Ibid., p. 182. Nous soulignons.

39 Ibid., p. 168. Nous soulignons.

40 Ibid., p. 183.

41 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., chapitre xxiv, « Éblouissement », p. 249 sqq.

42 Ibid., p. 283.

43 Id.

44 Correspondance de Napoléon I er, vol. 23, Paris, H. Plon, J. Dumaine, 1858, p. 399. Soulignement de léditeur. Antoine Guillois a dressé un inventaire commenté des livres de lempereur dans lequel il écrit : « Quel penseur profond que ce général et ce souverain, partant pour une expédition dont il ne se dissimule pas limportance, et qui veut emporter, pour ses lectures du bivouac, un exemplaire de limmortel des Essais ! », Les Bibliothèques particulières de lEmpereur Napoléon, Paris, Librairie Henri Leclerc, 1900, p. 14.

45 Dumas avait-il perçu dans la pose théâtrale de lempereur lisant Montaigne, les pieds sur la fenêtre, ce que lauteur des Essais dit dun autre grand homme dÉtat que les deux écrivains appréciaient particulièrement, Charles-Quint ? À bien y regarder, le parcours de vie de ces deux hommes a quelque chose de similaire : tous les deux étaient des hommes politiques cultivés et riches, des soldats héroïques, vainqueurs de grandes batailles, mais aussi victimes de défaites cuisantes (le premier à Cérisoles, le second à Waterloo), finissant leurs jours dans des retraites forcées, lun dans un couvent dEstramadure (à Yuste où il meurt en 1558), lautre sur lîle de Sainte-Hélène jusquen 1821, date de sa mort.

46 Philippe Desan, Montaigne – Une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 263.

47 « “vray et souverain patron de lart militaire” (Essais, I, 34) : Montaigne et la traduction des mots de la guerre », dans François Roudaut (dir.), Les écrivains traducteurs, Travaux de Littérature, XXXI, Droz, 2019, p. 125. Cest aussi lavis de Géralde Nakam qui montre que « les premiers Essais, avec leurs quelques références aux deux monarques [François Ier et Charles-Quint], mais leurs nombreuses réflexions sur les sièges, les pourparlers, leurs allusions sous-jacentes aux rivalités politiques, pourraient ressembler à un manuel de diplomatie, laquelle paraîtrait un des premiers sujets dintérêt de Montaigne », Montaigne et son temps, op. cit., p. 72.

48 « Préface sur les Essais de Michel Seigneur de Montaigne, par sa fille dalliance », dans Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 37.

49 Montaigne le cite 112 fois dans Les Essais. De plus, lexemplaire des commentaires de Jules César que Montaigne possédait (I Commentari di G. Giulio Cesare, Anvers, Christophe Plantin, 1570) était excessivement annoté de remarques marginales qui montraient quil réfléchissait non seulement à la langue, mais aussi au style et la manière de composer le texte. Ces notes peuvent être compulsées sur le site : https://montaigne.univ-tours.fr/cesar/

50 À ce propos, voir Bruno Meniel, Bernard Ribémont (dir.), La Figure de Jules César au Moyen Âge et à la Renaissance, Paris, Champion, 2007. Les articles sont consultables en ligne : httpséjournals.openedition.org/crm/839 (page consultée le 31/01/2021).

51 Il est difficile de définir dans le cadre de cet article la pensée humaniste de Dumas. Il ne se nomme lui-même ainsi quune fois, en se comparant à George Sand quil qualifie de « romancier philosophe et rêveur » (ce qui relèverait de la réflexion) alors que lui il se désigne comme un « romancier humaniste et vulgarisateur » (nous soulignons), qui écrit pour le peuple, pour le vulgus, « le commun des mortels », dans Souvenirs dramatiques[1868], Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 311.

52 Alexandre Dumas, Gaule et France [1833], éd. Julie Anselmini, Paris, Classiques Garnier, 2015.

53 Michelet démontrait ainsi en quoi sintéresser aux petites choses permettait dappréhender une autre forme décriture de lhistoire au prisme de la vie des hommes illustres : « Ces détails de la vie privée si intéressans, si précieux pour létude des mœurs, ont été souvent omis, et ont dû lêtre par ceux des anciens qui écrivaient lhistoire des peuples, et la délicatesse des modernes a été effarouchée de leur bassesse. Plutarque seul entre tous les écrivains a osé nous offrir ces naïves peintures ; voilà ce quadmirait Montesquieu ; cest pour cela surtout quil était lhomme de Montaigne. “Plutarque, dit Rousseau dans lÉmile, excelle par ces mêmes détails dans lesquels nous nosons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses », Examen des vies des hommes illustres de Plutarque, Paris, Fain, 1819. p. 4.

54 Alexandre Dumas, Louis XIV et son siècle[1844-1845], Paris, J.-B. Fellens et L.-P. Dufour, 1844-1845, 2 vol., ici vol. 1, dans la préface, p. i.

55 Id.

56 Id.

57 Alexandre Dumas, Louis XIV et son siècle, op. cit., p. i-ii.

58 Alexandre Dumas, Gaule et France, « Épilogue », op. cit., p. 351.

59 Significativement, notons quau seuil de ses Mémoires, Dumas se souvient du « château de Villers-Cotterêts » non pas comme le lieu où a été signée cette ordonnance, mais plutôt pour son « ancienne chapelle, qui appartenait [] à lépoque de la plus belle Renaissance », op. cit., tome 1, p. 9.

60 Alexandre Dumas, Henri IV[1850], Paris, éd. Vuibert, 2014, p. 15. Au chapitre vii du Gargantua[1534], nous lisons : « Au seul son des pinthes et flaccons, il entroyt en ecstase, comme sil goustoyt les joyes de paradis. En sorte quelles considerant ceste complexion divine pour le resjouyr au matin faisoyent davant luy sonner des verres avecques un cousteau, ou des flaccons avecques leur toupon, ou des pinthes avecques leur couvercle. Auquel son il sesguayoit, il tressailloit, et luy mesmes se bressoit en dodelinant de la teste, monichordisant des doigtz, et baritonant du cul », Œuvres de F. Rabelais, Paris, Louis Janet, 1823, t. I, p. 27.

61 Alexandre Dumas, Lettres de Saint-Pétersbourg (sur le servage en Russie)[1859], Bruxelles, J. Nys, 1859, chap. vi, p. 145-146.

62 Ibid., p. 145.

63 Alexandre Dumas, Filles, Lorettes et courtisanes[1843], Paris, Les Éditions de Paris, 2009, p. 111.

64 Alexandre Dumas, Les Stuarts, Paris, Michel Lévy Frères, 1863, p. 95.

65 Voir en particulier le bref chapitre « À demain les affaires » dans lequel Montaigne fait un éloge vibrant de la traduction dAmyot, à qui il « donne avec raison [] la palme [] sur tous nos écrivains François », op. cit., p. 580 sqq.

66 Alexandre Dumas, Les Stuarts[1840], Paris, Calmann-Lévy, 1893, chapitre vii, p. 95.

67 Dans les romans dont la fiction se situe au xvie siècle, Pierre de lEstoile est repris souvent, parfois même cité. Agrippa dAubigné vient ensuite. Voir notre article, Laurent Angard, « Alexandre Dumas et Agrippa dAubigné », Albineana, « Échos et réécritures. La vie posthume des œuvres dAubigné, no 27, 2015, p. 25-41.

68 Alexandre Dumas, Mes Mémoires, tome 2, op. cit., p. 530.

69 On pourrait envisager de lappliquer à Alexandre Dumas.

70 La Citation et l art de citer dans les Essais de Montaigne, op. cit., p. 7.

71 En particulier Plutarque, Sénèque, Cicéron, Aulu-Gelle et Érasme, pour ne citer que les plus courants.

72 Daniel Maira a écrit récemment un ouvrage dans lequel il développe cette idée dune « fictionnalisation » des écrivains et des hommes politiques du passé capables de nourrir les idées dun présent. Dans cet ouvrage il sagit du xixe siècle borné de 1814 à 1848, dans Renaissance romantique. Mises en fiction du xvie siècle (1814-1848), Genève, Droz, 2018.

73 Il réaffirme cette ignorance tout au long de Mes Mémoires, op. cit., t. 1, p. 524 (en face du général Foy) : « Cétait la première fois quon me mettait ainsi face à face avec mon ignorance » ; t. 2, p. 696, 699, 702, 703 : « Cétait effrayant de ne rien savoir, à trente ans, de ce que les autres hommes savent à douze ». Dans sa correspondance, lon sent plus dironie à ce sujet. Il affirme, par exemple, à Jules Janin qui avait produit de terribles compte-rendu sur les pièces de Dumas : « je ne suis pas savant, moi, pour me servir de pareils mots » (le mot utilisé par le critique était proœmium), dans Correspondance Générale, tome IV, op. cit., p. 83, lettre 1111.

74 Dans La San Felice[1867], Dumas se lamente et affirme : « Notre seul regret, et lon en comprendra létendue, est de ne pas posséder à la fois la plume de lhistorien romain [Tacite] et celle du romancier écossais [Walter Scott] ; car, avec les éléments qui nous étaient donnés, nous eussions écrit un chef-dœuvre », Paris, Gallimard, 1996, p. 761.

75 Je reprends en guise dhommage le titre du livre de Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982.

76 Alexandre Dumas, Louis XIV et son siècle[1844-1845], op. cit., p. 119.

77 Id.

78 Id.

79 Alexandre Dumas, « Les rois du lundi », dans Causeries, 1re série, Paris, Michel Lévy Frères, 1860, p. 55 : « Est-ce dans ses Causeries du Lundi que M. Sainte-Beuve est un critique ? Mais les Causeries du Lundi contiennent une galerie de portraits et voilà tout ».

80 Causeries du lundi, par C.-A. Sainte-Beuve, de lAcadémie française, tome IX, 3e éd., Paris, Garnier frères, 1865, p. 139-179.

81 Alexandre Dumas, « Le château de Pierrefonds », dans « Bric à brac » [1861], dans Œuvres complètes dAlexandre Dumas nouvelle édition, Paris, Michel Lévy Frères, 1877, p. 272.

82 Gustave Flaubert, Correspondance (1854-1861), Paris, Louis Conard, 1927, p. 32.

83 Ibid., p. 197. Ses soulignements.

84 Antoine Compagnon, dans Chat en poche. Montaigne et lallégorie, Paris, Seuil, 1993, a brillamment montré comment la physionomie de Montaigne sest progressivement figée, engloutie sous de nombreuses strates dinterprétation : « Lallégorie, comme méthode de lecture, sapproprie un texte ancien pour le rendre actuel et lui donner un sens moderne », p. 7sq.

85 Œuvres complètes d Estienne de La Boétie, éd. Paul Bonnefon, Paris, J. Rouam et Cie, 1892, p. lxxxi (dans « Introduction »).