The uses of Montaigne in the works of Alexandre Dumas
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Author: Angard (Laurent)
- Abstract: If the references to Montaigne in the works of Dumas are not so numerous, they nevertheless allow us to grasp the way in which the writer of the nineteenth century perceives the humanist and especially the uses he makes of them in his works : So it allows him to reflect both on the way history is written, on education, on military art, but also on considering Montaigne as a literary model, on the move, as Dumas had perceived him.
- Pages: 59 to 83
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN: 9782406126072
- ISBN: 978-2-406-12607-2
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0059
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-10-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Alexander Dumas, intertextuality, Montaigne, , Monte-Cristo, reception
LES USAGES DE MONTAIGNE DANS
LES ŒUVRES D ’ ALEXANDRE DUMAS 1
L’engouement pour le xvie siècle à l’époque de Victor Hugo est bien connu et a été étudié à maintes reprises depuis une dizaine d’années. Encore récemment, a paru un remarquable recueil d’articles dont l’objectif était de « permettre une meilleure compréhension du xixe siècle, en examinant comment celui-ci a redécouvert le xvie siècle, lu, édité, commenté, récrit, mais aussi actualisé les auteurs de la Renaissance française2 ». Les lectures plurielles, esthétiques ou politiques, de Sainte-Beuve aux écrivains décadents « fin-de-siècle », de « ce siècle éblouissant3 », nous autorisent une étude de cas : celui d’Alexandre Dumas citant Montaigne ou usant de sa représentation topique, faisant de lui non plus un écrivain à proprement parler renaissant, mais « un puzzle fabriqué4 » à partir d’images souvent partisanes qui ont traversé les siècles.
Ce nouveau Montaigne, alors, s’intègre parfaitement aux trames des différents romans et tend assurément un miroir à l’esprit dumasien, qui fonctionne par « sauts et gambades5 ». Ainsi, et aussi surprenant que cela puisse paraître, trouve-t-on dans les « quelques mots » que Dumas adresse à ses lecteurs en guise d’ouverture de son Grand dictionnaire de 60cuisine6, deux références qui dessinent un portrait de Montaigne en parfait humaniste, tel que le xixe siècle s’était habitué à le voir, c’est-à-dire en écrivain qui observe avec à-propos les hommes, contre les pensées supposées sclérosantes du xvie siècle. Se dégage alors l’image d’un Montaigne épicurien, adepte de la « bonne chère » : « Il y a la gourmandise que les théologiens ont placée au rang des sept péchés capitaux, celle que Montaigne appelle la science de la gueule » (ses soulignements). L’expression se trouve non pas dans les œuvres de Montaigne, mais dans L’Encyclopédie, article : « Cuisine7 », ce qui nous autorise à penser que la lecture des Essais ne fut pas directe – comme Dumas en est coutumier grâce notamment aux compilateurs du xviiie siècle, à l’instar de Jean-François Dreux du Radier (1714-1780), de Barthélemy Imbert (1747-1790) et de Claude Sixte Sautereau de Marsy (1740-1815)8. Plus loin, dans le dictionnaire, Dumas récrit une anecdote que l’auteur du xvie siècle relate effectivement :
Et enfin Héliogabale, qui avait tout préparé pour sa mort, s’attendant bien à périr dans quelque émeute, Héliogabale qui avait fait paver une cour de porphyre pour s’y précipiter du haut de son palais, qui avait fait creuser une émeraude pour y renfermer du poison, qui avait fait emmancher un poignard d’acier dans une poignée d’or ciselée et toute garnie de diamants pour se poignarder, qui avait fait tisser une corde d’or et de soie pour s’étrangler, Héliogabale, surpris par ses assassins dans les latrines, s’étouffa avec l’éponge dont, dit Montaigne dans son langage naïf, les Romains se torchoyoient le derrière9.
61D’autres références à Montaigne émaillent les œuvres de Dumas, dans une proportion certes plus limitée. Ce sont elles qui nous intéresseront dans cet article. Elles nous permettent tout de même de prolonger notre réflexion et de considérer la réception de Montaigne par les usages que s’autorise l’auteur de La Reine Margot, dans les lignes et dans les marges. Nous aborderons donc successivement les divers usages de la figure montaignienne à partir de ce qu’en dit Dumas. Aussi verrons-nous que le premier cristallise la réflexion dumasienne sur l’histoire et ce que sont à la fois l’éducation humaniste à travers le personnage de Faria dans Le Comte de Monte-Cristo et le savant, préfigurant le topos du « parfait gentilhomme10 » et le personnage qui est en train de se construire sous les yeux du lecteur, le comte de Monte-Cristo. Les Essais de Montaigne sont aussi le livre que lit Napoléon, après la déroute de Waterloo (1815), dans un récit haut en couleur et intimiste. Nous montrerons que l’ouvrage, qu’il transporte facilement, comme compagnon de réflexion, devient sous la plume de Dumas un « petit » livre d’art militaire. Nous examinerons ensuite la manière dont le romancier fait de Montaigne, avec Rabelais, un progressiste dans les débats sur la langue française. Enfin, nous nous arrêterons sur l’image en mouvement qu’offre ce dernier Montaigne à la Dumas.
Montaigne et Dumas : les écritures de l’histoire
Les tensions entre l’écriture de l’histoire et la littérature intéressent particulièrement les deux écrivains11, car, écrit Bénédicte Boudou, 62« l’histoire est indicatrice et receleuse d’informations12 » dont chacun est capable d’écrire « ce qu’il sait, et autant qu’il en sait, non sur cela seulement, mais sur tous les autres sujets » (I, 30, 318). Dans leurs œuvres, les sentences ou les développements sur l’histoire plus conséquents sont légion, au point qu’on lit dans Les Essais : « L’histoire, c’est mon gibier en matière de livres, ou la poésie, que j’aime d’une particulière inclination » (I, 25, 224), ou encore :
Les historiens sont ma droite balle : car ils sont plaisants et aisés : et quant et quant l’homme en général ; de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu : la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de ses assemblages, et des accidents qui le menacent (II, 10, 658).
Aussi Montaigne décrit-il, dans le chapitre qu’il consacre à « De la force de l’imagination », la manière dont il conçoit l’écriture comme développement des potentialités de l’histoire – formes de ce qui pourrait être appelé aujourd’hui l’uchronie : « les témoignages fabuleux [fictifs], pourvu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais » (I, 20, 160) : il ne semble pourtant n’être ni véritablement « historien » au sens cicéronien (écrire des événements historiques) ni « poète » tel qu’il est défini par Aristote. Montaigne se situe à l’intersection des deux fonctions au nom de « ce qui peut advenir », soit un commentateur du possible, et donc du contingent :
Advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacité13 : duquel je suis utilement avisé par ce récit […] Il y a des auteurs, desquels la fin c’est dire les événements14. La mienne, si j’y savais advenir, serait dire sur ce qui peut advenir (I, 20, 160).
63Dans une métaphore traduisant ainsi l’idée présente chez Montaigne du contingent, du hasard, le personnage nommé Salvator, dont « il était impossible de dire à quelle classe précise de la société il appartenait », propose à l’écrivain Jean Robert de faire comme « les anciens » (s’agirait-il de Rabelais ou de Montaigne ?) à savoir, livrer une plume aux vicissitudes du vent :
Jetons une plume au vent, et suivons-là. […] Ils allèrent devant eux sans savoir où ils allèrent ; où va la causerie, où va le rêve : au hasard, à l’aventure ; ils allaient sans but, sans direction arrêtée ; […] ils allaient pour échanger les trésors de leur esprit, pour respirer les fraîches fleurs de leur âme. […] Salvator avait échappé à ses questions. […] Enfin, abordé par trop en face : – Ce que nous cherchons, lui avait-il dit, c’est un roman à faire, n’est-ce pas ? Ce que vous voulez que je vous raconte, c’est un roman terminé. Céder à votre désir, ce serait aller en arrière. Allons en avant15 !
La plume que ces deux personnages dumasiens jettent au vent embarque les lecteurs de Dumas pour un voyage dans les confins des mondes possibles16, qui est avant tout un périple sur le chemin retrouvé de l’écriture.
Montaigne (et déjà Rabelais avant lui17) avait aussi pensé à décrire les mouvements d’une plume jetée au vent, abandonnée « à la merci de la fortune » :
De quelque côté que je me tourne, je me fournis toujours assez de cause et de vraisemblance pour m’y maintenir : Ainsi j’arrête chez moi le doute, et la liberté de choisir, jusques à ce que l’occasion me presse : Et lors, à confesser la vérité, je jette le plus souvent la plume au vent, comme on dit, et m’abandonne à la merci de la fortune : Une bien légère inclination et circonstance m’emporte.
Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque illuc impellitur.
[Tant que l’esprit est dans le doute, la moindre impulsion le pousse d’un côté ou de l’autre.]
64L’incertitude de mon jugement, est si également balancée en la plupart des occurrences, que je compromettrais volontiers à la décision du sort et des dés (II, 17, 1010).
Quant à Dumas, il écrit dans Mes Mémoires : « On a beau dire, ce sont les poètes qui font l’Histoire, et l’Histoire qu’ils font est la plus belle de toutes les histoires [fictions] » ; et de prévenir aussi, reprenant les paroles d’Alphonse Rabbe (1784-1829), qui répond vertement à l’historien Mignet qui l’avait outragé : « “La plume de l’historien ne doit pas être un tuyau de plomb d’où coule une eau tiède sur le papier”18 ».
De ces réflexions résulte l’idée commune19 que les deux écrivains, distants de tant de siècles, adoptent le point de vue de l’historien lui-même (ils écrivent de l’histoire20), pris dans les affres des difficultés d’interprétation et de véracité. D’ailleurs, dans ses jeunes années, Montaigne, écrit Géralde Nakam, « pouvait, en ouvrant son Beuther, 65se pénétrer d’un “sens de l’histoire” très particulier, à la fois mobile, continu, et d’une fascinante permanence21 ». Tous deux ne portent cependant pas non plus sur l’histoire un regard plein de regrets : ils en sacralisent l’idéal humain. Mais alors que le romancier l’inscrit dans une vision panoramique et gigantesque22, l’essayiste la décrit pour en dégager la multiplicité en révélant sa protéiformité. Dumas rédige « en historien véridique que nous sommes23 », avec « [s]a sincérité d’historien [qui][l]’oblige à faire un aveu24 », « pour demeurer dans cette exactitude qui fait le véritable historien25 », alors que Montaigne se « porte » ou se « plante » dans l’actualité de son temps26 : « On peut regretter les meilleurs temps : mais non pas fuir aux présents : on peut désirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant, obéir à ceux ici » (III, 9, 1549). Il n’est pourtant pas non plus chroniqueur dans ses Essais. C’est plutôt dans son Journal de voyage qu’abondent les références et les détails.
Ils deviennent ailleurs des commentateurs de l’histoire (collective ou ipséique), livrant alors leurs propres réactions en tant que lecteurs des histoires et des historiens, à l’instar de ces résonances disséminées dans les œuvres de Dumas. Ici, s’adressant à Maria Emmanuella Delli Monti San Felice, Dumas lui répond à propos du roman qu’il a écrit :
Si, dans le roman de la San Felice, je me suis, en vertu des privilèges du romancier, écarté de la vérité matérielle pour me jeter dans le domaine de l’idéal, j’ai, au contraire, dans mon Histoire des Bourbons de Naples, suivi autant qu’il m’a été possible, cette voie sacrée du vrai de laquelle ne doit, sous aucun prétexte, s’écarter l’historien27.
66Montaigne, le « gouverneur28 » de Faria
Que la lecture des Essais soit directe ou non de la part de Dumas (nous avons en partie apporté une réponse à cette question), il nous semble permis de conjecturer une influence qui ne se dit pas, mais qui s’écrit et qui s’applique à travers les trames narratives. Dumas, on le sait, avait une prodigieuse mémoire, et ses lectures étaient pour lui opératoires, comme elles l’étaient pour Montaigne lui-même, puisque à la lecture des « écrits d’autrui », « un suffisant lecteur découvre […] des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches » (I, 23, 195). Dumas avait donc une bibliothèque rangée dans son esprit et retenait davantage l’essence des textes que les textes eux-mêmes. Combien de livres avait-il pu lire ? Nul ne le sait réellement, car nous n’avons pas à notre connaissance de catalogue précis des livres qu’il avait parcourus29. Cette bibliothèque mentale serait à mettre en rapport alors avec l’idée que se fait le prisonnier Faria, dans Le Comte de Monte-Cristo, qui place les Essais de Montaigne parmi les cent cinquante ouvrages les plus importants à retenir30 pour imaginer 67« le résumé complet des connaissances humaines, du moins tout ce qu’il est utile à un homme de savoir31 », faisant du personnage romanesque un double de l’écrivain. Montaigne se trouve par conséquent à côté de Tite-Live (cité 113 fois dans Les Essais), Plutarque (100 fois), Xénophon (38 fois), Machiavel (14 fois), Tacite (12 fois), Thucydide (2 fois). L’abbé ajoute à cette liste Strada, Jornandès, Dante, Shakespeare, Spinosa [sic], et Bossuet, comme pour prolonger l’idée de ces siècles brillants jusqu’à l’extrême fin du xviie que cristallise l’image de l’honnête homme. Notons qu’à part Lavoisier et Cabanis que Faria dit avoir rencontrés, aucun autre écrivain ne semble retenir l’attention, alors même que les littératures européennes suscitaient l’enthousiasme.
Montaigne est donc là, caché parmi les rayonnages de l’esprit de Faria et, par conséquent, de celui de Dumas (d’où le concept cité plus haut de bibliothèque mentale dumasienne32). Mais à quel propos ? À notre avis, (et c’est ce qui aurait marqué le plus Dumas lisant l’auteur du xvie siècle33), à propos de l’éducation. En effet, quand Dantès demande à son compagnon de cellule de lui enseigner « un peu » de ce qu’il sait, car « le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la conversation […] contient des enseignements nombreux et renferme un intérêt soutenu34 », celui-ci ne répond pas simplement par un oui ou un non, ce qui lui donne alors l’occasion d’une digression sur la manière et la matière d’un enseignement riche et complet. C’est ici peut-être, et avant tout, qu’en palimpseste se placent les chapitres i, 24 (« Du pédantisme ») et I, 25 (« De l’institution des enfants ») des Essais, sous le discours de l’abbé Faria, qui le met pourtant en garde et lui donne une première leçon d’éducation. Si les connaissances sont faciles à acquérir « dans leurs principes » (il ne lui faudrait finalement que deux ans pour « l[es] verser de [s]on esprit 68dans le [sien] »), « dans leur application », cela est une autre affaire. Car, dit le vieil homme : « Apprendre n’est pas savoir ; il y a des sachants et les savants : c’est la mémoire qui fait les uns35, c’est la philosophie qui fait les autres36 ». Tout semble relatif, et Montaigne, placé dans la position de savant dans la liste des écrivains et philosophes que dresse Faria, s’amuse à déconstruire les jugements que l’on se fait de sa sagesse. Il affirme par conséquent : « on pourrait tenir pour sage en telle condition de sagesse, que je tiens pour sottise » (III, 5, 1324). Mais alors « ne peut-on apprendre la philosophie ? », demande le jeune prisonnier. Par où on voit Dumas remonter en somme à l’une des finalités humanistes de Montaigne :
– La philosophie ne s’apprend pas ; la philosophie est la réunion des sciences acquises au génie qui les applique : la philosophie, c’est le nuage éclatant sur lequel le Christ a posé le pied pour remonter au ciel37.
On peut en effet entendre ici, certes dans une moindre mesure en comparaison à Érasme, la voix de Montaigne (« le Christ » en moins), celle du chapitre i, 24, intitulé « Du pédantisme », dans lequel tous les ingrédients du discours de Faria se retrouvent. On lit dans Montaigne :
Nous savons dire, Cicero dit ainsi, voilà les mœurs de Platon, ce sont les mots mêmes d’Aristote : mais nous que disons-nous nous-mêmes ? que faisons-nous ? que jugeons-nous ? Autant en dirait bien un perroquet (I, 24, 210).
L’idée se traduit chez Dumas par :
Mon enfant, dit-il [Faria], la science humaine est bien bornée, et quand je vous aurai appris les mathématiques, la physique, l’histoire et les trois ou quatre langues vivantes que je parle, vous saurez ce que je sais38.
L’image du perroquet qui traduit les dangers du psittacisme chez Montaigne est symbolisée chez Dumas par la dernière proposition en incise sous la forme d’un très court polyptote. L’humaniste poursuit : « Et comme font aussi ceux, desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies » (I, 24, 210). Idée qui se trouve elle aussi chez Dumas, puisque Faria dit lui-même :
69– À Rome, j’avais à peu près cinq mille volumes dans ma bibliothèque. À force de les lire et de les relire, j’ai découvert qu’avec cent cinquante ouvrages bien choisis on a, sinon le résumé complet des connaissances humaines, du moins tout ce qu’il est utile à un homme de savoir39.
Tout un véritable « plan d’éducation40 » est mis en place pour que Dantès saisisse parfaitement ce qu’attend de lui le vieil abbé, devenu une sorte de précepteur, dans la geôle du château d’If. La leçon s’étale donc sur les pages du roman, dont la finalité apparaît clairement ici : transformer cet être naïf en un authentique sage, capable de tirer de sa sagesse un véritable profit, de la forger avec ses propres outils, afin qu’elle lui soit des plus utiles. Principes et préceptes clairs que Montaigne avait déjà en son temps mis en lumière s’appropriant et citant (comme le fait aussi Faria) les auteurs antiques :
Il faut non seulement acquérir la sagesse, mais encore en tirer profit
[« non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est » (Cicéron, De finibus, I, i, 3)].
Quand bien même nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins ne pouvons-nous être sages que de notre propre sagesse :
Μισῶ σοφιστὴν ὅστις ούχ αύτῶ σοφός
[Je hais le sage qui n’est sage pour soi-même.]
Ex quo Ennius : Nequidquam sapere sapientem qui ipse sibi prodesse non quiret
[Le sage serait sage en vain s’il ne pouvait être utile à lui-même.] (I, 24, 211).
Par le truchement de ce programme, Faria veut faire de son compagnon un « habile homme » (il le sera au moment de trouver le trésor sur l’île, usant à profusion de son bon sens plutôt que de ses connaissances41) plutôt « qu’un homme savant » (I, 24, 230) (préfiguration du comte de Monte-Cristo lui-même avant son apparition officielle à Paris). Montaigne l’avait déjà proposé à Diane de Foix, comtesse de Gurson (chapitre i, 25, « De l’institution des enfants »). Aussi le jeune homme :
avait[-il], […] une facilité de conception extrême : la disposition mathématique de son esprit le rendait apte à tout comprendre par le calcul, tandis que la poésie du marin corrigeait tout ce que pouvait avoir de trop matériel la 70démonstration réduite à la sécheresse des chiffres ou à la rectitude des lignes ; il savait déjà, d’ailleurs, l’italien et un peu de romaïque, qu’il avait appris dans ses voyages d’Orient. Avec ces deux langues, il comprit bientôt le mécanisme de toutes les autres, et, au bout de six mois, il commençait à parler l’espagnol, l’anglais et l’allemand.
Dantès n’est assurément pas un « perroquet », mais un sage. Les leçons de Faria-Montaigne ont donc porté leurs fruits, puisque le jeune homme est aux antipodes de ce savoir superficiel qui ne relève que de la seule mémoire et que l’auteur des Essais rejette avec force, comme il l’écrit à plusieurs reprises :
Car s’il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien : Il ne trouve rien : voire il ne cherche rien (I, 24, 232-233).
On nous les plaque en la mémoire toutes empennées, comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire (I, 24, 234).
J’aime mieux forger mon âme, que la meubler (III, 3, 1279).
Montaigne,
un « souverain patron de l’art militaire »
Dans Mes Mémoires, qui retracent fantasmatiquement le parcours de l’avant-Dumas dramaturge et romancier, le mémorialiste se souvient des grands événements en ce début du xixe siècle. Entre autres, la défaite de Waterloo et la seconde abdication de l’empereur, liées surtout aux souvenirs de son père, le général Dumas. Napoléon Ier revient une dernière fois à la Malmaison, laissant de côté les bruits de la division Brayer et le tumulte que « les fanfares de cuivre42 » font entendre pour qu’il poursuive le combat. Que fait-il alors ? « Les pieds sur l’appui de la fenêtre, il lit Montaigne43 ». Dumas avait sans doute lu dans la correspondance privée de Napoléon Ier (que Napoléon III avait fait éditer) cette « note 71pour M. Barbier, bibliothécaire de l’empereur », de « Saint-Cloud, 7 mai 1812 », dans laquelle il demandait « un Montaigne, petit format qu’il serait bon de mettre dans la petite bibliothèque de l’empereur44 ». « Un petit Montaigne », synecdoque qui fait sens si l’on considère l’humaniste comme un voyageur de la pensée que l’on garde avec soi, dans une poche, comme un compagnon de voyage, particulièrement si celui qui l’emporte désire trouver à l’intérieur les réflexions politiques et/ou militaires utiles et nécessaires à sa mission. Montaigne, dans le chapitre qu’il consacre à l’« observation sur les moyens de faire la guerre de Julius Caesar » n’affirmait-il déjà pas ce principe de la valeur de certains livres que les « chefs de guerre » avaient « en particulière recommandation » ?
Comme le grand Alexandre, Homère : Scipion Africain, Xenophon : Marcus Brutus, Polybius : Charles cinquième, Philippe de Comines. Et dit-on de ce temps, que Machiavel est encore ailleurs en crédit (II, 34, 1143-1144).
À la manière de Montaigne aussi, on peut chercher au cœur du texte la manière, voire la matière, d’un bilan de vie passée dans les affres des conflits, ceux du xvie siècle – nous ne développerons pas ici cette dernière hypothèse45. Les deux voies, nous semble-t-il, sont envisageables pour l’empereur qui, après ses échecs militaires, avait sans aucun doute ressenti le besoin de plonger en lui, tout en se nourrissant des réflexions des Essais, afin de dresser le bilan de sa propre vie. L’on comprend alors l’une des raisons qui ont poussé Napoléon à la lecture de Montaigne, mais en réalité, c’est avant tout Dumas qui, en récrivant cet épisode particulièrement intime de la vie de l’empereur, nous fait saisir tout ce que Les Essais enseignent sur l’art de la guerre, exhibant les « vrai[s] et 72souverain[s] patron[s] de l’art militaire », dont César semble la figure de proue :
Mais le feu Maréchal Strossi, qui avait pris Cæsar pour sa part, avait sans doute bien mieux choisi : car à la vérité ce devrait être le bréviaire de tout homme de guerre, comme étant le vrai et souverain patron de l’art militaire (II, 34, 1144).
À ce moment de l’exposé, notons deux idées saillantes de ce constat initial : la première montre la similitude d’appréciation du livre de Montaigne entre « ses adaptateurs étrangers » et celle qu’en donne Dumas qui le place dans les mains d’un chef de guerre. En effet, Les Essais, en leur temps, avaient été considérés, écrit Olivier Guerrier en se référant à la récente biographie de Philippe Desan46, « comme un manuel de savoir politique au sens large » :
La première version des Essais fut perçue par ses adaptateurs étrangers comme un manuel de savoir politique au sens large, où la chose militaire avait sa part. En témoignent le titre donné par Girolamo Naselli, en 1590, à sa traduction italienne, Discorsi morali, politici a militari, puis celui de la traduction anglaise, par John Florio, en 1603, The Essayes or Morall, Politike and Millitarie Discourses47.
Écho certain de ce qu’avait écrit en 1595, Marie de Gournay, dans la préface des Essais :
Tu prends au reste, singulier plaisir qu’on te fasse voir un grand chef d’armée et d’état : il faut être honnête homme avant que d’être cela parfaitement : nos Essais enseignent à le devenir : il faut passer par leur étamine, qui ne veut monter là-haut sans jambes. Particulièrement quelle école de guerre et d’état est-ce que ce livre ? Enfin le nœud de notre querelle, c’est, que Xenophon [sic] se peint avec la guerre et l’état, et Montaigne peint la guerre et l’état avec lui48.
73Le second point est plus convenu pour le romantique puisqu’il a trait à l’image de César49 que la littérature a diffusée tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance50 jusqu’à l’époque de Dumas. Le polygraphe du xixe siècle reprend par conséquent cette image colportée tout s’en inspirant du Jules César de Shakespeare (1599) et de ses contemporains fascinés par la figure impériale, comme l’académicien, Franz de Champagny (1804-1882), dont le romancier suit les biographies dès qu’elles paraissent dans La Revue des Deux Mondes (1843). Résultent de toutes ces lectures plusieurs ouvrages dumasiens : une pièce de théâtre, Le Testament de César (1849), « La Figurine de César » (dans les Causeries, 1854) et enfin César, un récit biographique qu’il insère dans son recueil des Grands hommes en robe de chambre (1855).
Si, dans les années 1850, Alexandre Dumas se souvient de cette anecdote, c’est parce qu’elle lui rappelle combien il se sent plein d’affinités avec l’homme de lettres du xvie siècle, cet humaniste renaissant, qui, faut-il le rappeler, au début du livre III, chapitre 2 intitulé « Du repentir », écrivait qu’il « récitait » l’homme, « et en représent[ait] un particulier, bien mal formé » (III, 2, 1255). L’auteur des Essais écrivait plus loin la célèbre formule : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (III, 2, 1256). Ce principe guidera toute la pensée humaniste51 de Dumas qui trouvera dans l’œuvre montaignienne la source de ses propres jugements à propos des personnages historiques ou de ses personnages fictifs. Pour preuve : s’il avait pu clamer la chute du système royaliste en 1833, il avait aussi émis le vœu que Dieu épargnât 74le roi, et, en particulier, l’homme qui s’était affublé des habits royaux52. Il n’est plus étonnant alors de trouver, à côté de César et de Richelieu, Henri IV dont il fait la biographie sous le titre évocateur et symbolique des Grands hommes en robe de chambre, c’est-à-dire cette vie d’homme débarrassée de la vie publique. En écho, ici, c’est Montaigne, et en résonance l’entreprise de Plutarque à travers ses Vies parallèles (II, 10, 654-658), que l’on entend de nouveau : « On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privée, qu’à une vie de plus riche étoffe » (III, 2, 1256). Dans la préface que Dumas consacre à son étude historique sous le titre de Louis XIV et son siècle, celui-ci soutient avec assurance que, regarder ces grands hommes au prisme des mémoires, c’est s’introduire dans leur intimité, mais aussi (et peut-être surtout) concevoir une nouvelle manière d’écrire l’histoire – comme Michelet, son maître à penser en matière d’histoire, l’avait déjà énoncé dans l’Examen des vies des hommes illustres de Plutarque, en 181953 :
Une nouvelle manière d’écrire l’histoire a été créée ; les mémoires particuliers nous ont introduits dans l’intimité des dieux de notre monarchie ; et nous avons vu que ces dieux, comme ceux de l’antiquité, à côté de suprêmes grandeurs, avaient bon nombre de petites faiblesses54.
Et en considérant ces « dieux de notre monarchie55 » par leurs « petites faiblesses56 », en une façon « simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice » pourrions-nous ajouter pour reprendre la formule de Montaigne au début des Essais, Dumas ajoute :
75Qu’éblouissants aux yeux, quand on les regardait de loin, ils perdaient une partie de leur éclat quand on parvenait à se glisser sous l’ombre qu’ils projetaient. […] Nous avons, à notre tour, dans notre justice ou dans notre colère, ôté la couronne, le sceptre et le manteau aux rois morts et quelquefois même aux rois vivants, et nous avons prononcé sur eux ce jugement irrévocable des trois juges antiques, qui n’était autre que le jugement de la postérité57.
Montaigne : un modèle littéraire ?
Pour l’auteur du xixe siècle, Montaigne est aussi celui qui a, avec Rabelais, « scientifié58 » la langue française. C’est-à-dire qu’ils lui ont donné un caractère moins aléatoire alors même que l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) avait déjà rendu obligatoire la langue française dans les actes administratifs et officiels à la place du latin59. Nous avons un bel exemple de reprise lexicale rabelaisienne qui fait de Henri IV le descendant direct de Gargantua, personnages dont les naissances sont liées non seulement par leur goût du vin, mais aussi par le dodelinement de leur tête à « la seule odeur du vin » :
Henri d’Albret avait lu Gargantua, paru depuis dix-neuf ans.
À la seule odeur du vin, l’enfant [ici Henri IV] s’était mis à dodeliner la tête comme dit Rabelais.
« Ah ! ah ! fit le grand-père, tu seras un vrai Béarnais, il me semble60.
76En 1859, dans ses Lettres de Saint-Pétersbourg (sur le servage en Russie), au chapitre vi, Dumas reprendra cet extrait de l’épilogue de 1833 et ajoutera alors une précision importante qui éclaire sa pensée. À « scientifié », il adjoint le participe passé « clarifié » qui montre comment Montaigne fut aussi, et peut-être avant tout, un lexicographe émérite : « Lorsque Rabelais et Montaigne eurent scientifié et clarifié la langue [française]61 ».
Tout un processus avait donc eu lieu avant que Rabelais et Montaigne pussent y parvenir. Il avait fallu que « la monarchie des grands vassaux62 » trouvât en François Ier un fondateur (c’est lui également qui avait promulgué l’ordonnance de 1539), que « l’imprimerie eût donné quelque fixité aux sciences et aux lettres renaissantes » pour qu’enfin les deux écrivains du xvie siècle réfléchissent à la langue. Cependant, Dumas dissociera plus tard, en 1843, les deux hommes de lettres, car à force de « science », Rabelais avait rendu « la langue inintelligible », alors que la langue de Montaigne, qui lui succède chronologiquement, deviendra celle de Corneille et de Molière, selon lui (Dumas), en « feront la plus belle, tandis que Racine en fera la plus douce langue du monde63 » Montaigne est assurément un chaînon primordial, dont Dumas se réclamera à plusieurs reprises dans ses œuvres de fiction. Sensible à l’évolution littéraire et linguistique de la culture française, Dumas essaime ses réflexions littéraires, au moment où s’édifie lentement l’histoire littéraire, dans de nombreuses œuvres qui, mises bout à bout, nous permettent de dégager son goût pour la seconde partie de cette Renaissance. Ce balancement entre les écrivains, accompagnés de jugements parfois en contradiction, montre toute l’attention qu’il porte à la beauté de l’écriture et à l’expression soignée des Belles Lettres de la France. D’ailleurs, en 1839, dans le récit historique qu’il consacre à « Marie Stuart » (dans Les Crimes célèbres), puis dans sa chronique historique de 1840 intitulée Les Stuarts, il avait fait de Montaigne le représentant d’une littérature en devenir, un écrivain qui commençait sa carrière, dans une série de grands hommes de lettres :
77Entre la littérature de Rabelais et de Marot touchant à son déclin et celle de Ronsard et de Montaigne, qui marchaient à leur apogée, Marie [Stuart] devint reine de poésie, trop heureuse qu’elle eût été de ne jamais porter d’autre couronne que celle de Ronsard, Dubellay [sic], Maison-Fleur et Brantôme lui proposaient chaque jour sur sa tête64.
Et :
La France, dont les Médicis avaient ouvert les portes à Benvenuto Cellini, au Primatice et à Léonard de Vinci, n’était point restée en arrière des autres peuples dans ce grand mouvement. Les Tuileries, artistiques et intellectuelles, Fontainebleau et Saint-Germain s’élevaient ; Rabelais et Marot achevaient leur carrière, Ronsard et Montaigne commençaient la leur ; Amyot65 traduisait les chefs-d’œuvre grecs dans son langage naïf et gracieux ; Brantôme écrivait sa Vie des grands capitaines et son Histoire des dames galantes ; Dubellay [sic] et Jodelle étaient nés ; Corneille, Rotrou et Molière allaient naître66.
Tous ces écrivains, de près ou de loin, Dumas les avait lus et admirés, car, pour appliquer un principe montaignien qui conviendrait à justifier la liste de ces nombreux littérateurs : « la lecture me sert spécialement à éveiller par divers objets mon discours : à embesogner mon jugement » (III, 3, 1278). Il les intercale dans ses œuvres67, y compris, et conséquemment, dans Mes Mémoires dans lesquels les citations illustrent les propos dumasiens en général, mais surtout ce qu’il fut et ce qu’il est devenu : Ipse dixit avait dit Cicéron, qui pourrait se traduire chez Montaigne par : « Je suis moi-même la matière de mon livre » (« Au lecteur », 53), livre qui est « consubstantiel à son auteur » (II, 18, 1026). Montaigne use aussi à profusion de ce procédé d’inclusion de citations à partir d’auteurs antiques, pratique alors très courante chez de nombreux littérateurs. C’est peut-être dans cette manière de saisir ces textes qu’émerge un nouveau point de rencontre entre eux, un usage que l’un a saisi de l’autre. Dumas, lui aussi, a pleine conscience 78de la force citationnelle à la fois pour parler des écrivains qu’il admire comme ressource idéelle, mais aussi de lui :
J’ai assez nettement exposé, je crois, les emprunts que j’ai faits, pour le fond, à Goethe, à Corneille, à Racine et à Alfred de Musset ; je vais les rendre encore plus palpables par la citation ; car, puisque je suis en train de me critiquer moi-même, il faut que j’aille jusqu’au bout, quitte à rester, aux yeux de mes lecteurs, solus, pauper et nudus, comme Adam dans le paradis terrestre, ou comme Noé au pied de sa vigne68 !
Plus leurs textes grandissent pour parler d’eux, plus ils recourent concomitamment à des matériaux citationnels, car, pour citer Montaigne, « Tant y a, qu’en ces mémoires [Les Essais], si on y regarde, on trouvera que j’ai tout dit, ou tout désigné : Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt » (III, 9, 1532). Et c’est peut-être en partie dans ce qu’il « montre [d]u doigt », c’est-à-dire ces citations, que le lecteur, qui doit se faire actif, trouvera, in fine, l’image la moins fausse de l’essayiste. Que fait-il alors pour appuyer son idée ? Il cite un vers de Lucrèce :
Verum animo satis hæc vestigia parua sagaci,
Sunt, per quæ possis cognoscere cœtera tute.
[Mais ces indices ténus suffisent à un esprit sagace qui peut, par eux, connaître tout le reste] (III, 9, 1533).
Et de conclure en menaçant : « Je ne laisse rien à désirer, et deviner de moi. […] Je reviendrai volontiers de l’autre monde, pour démentir celui, qui me formerait autre que je n’étais ; fût-ce pour m’honorer » (III, 9, 1533).
Pour paraphraser ce que dit avec justesse Michael Metschies de Montaigne69 : « plus finement il a l’air de vouloir exprimer son individualité, plus volontiers il verse dans l’altérité70 » : « Je est un autre » dira Rimbaud en 1871. Si pour Montaigne, ces emprunts sont les œuvres de ses devanciers71, l’auteur des Essais devient par conséquent sous la plume de Dumas un modèle à suivre, « fabriqué » par strates et couches successives, du xviie siècle à l’époque d’Hernani. Une représentation 79topique modelée par un temps et pour une époque, que l’on cite et utilise pour différents usages72. Ainsi nourrissent-ils une idée plus large : celle d’associer un nom à d’autres pour former une entreprise, celle d’écrire des œuvres qui relèvent de la res literaria. Et malgré tous ces emprunts, Dumas clame son ignorance à maintes reprises dans son récit autobiographique73. Ignorance qui n’est pas celle d’une revendication topique de la rhétorique classique, mais bien la preuve de sa prodigieuse autodidaxie discutée dans ses Causeries ; Montaigne, lui, ne se sent pas de les égaler ; il donne sa lecture pour aléatoire. Le processus de confrontation avec les grandes âmes aboutit à expérimenter la distance qui le sépare d’elles est conforme à son projet dans les Essais :
Et entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à ma fantaisie, et n’y employant que mes propres et naturels moyens, s’il m’advient, comme il fait souvent, de rencontrer de fortune dans les bons auteurs ces mêmes lieux, que j’ai entrepris de traiter, comme je viens de trouver chez Plutarque tout présentement, son discours sur la force de l’imagination : à me reconnaître au prix de ces gens-là, si faible et si chétif, si pesant et si endormi, je me fais pitié, ou dédain à moi-même. Si me gratifié-je de ceci, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs, et que je vais au moins de loin après, disant que voire. Aussi que j’ai cela, que chacun n’a pas, de connaître l’extrême différence d’entre eux et moi (I, 25, 224-225).
Cependant, si le premier est parvenu malgré cette ignorance proclamée74, le second se réjouit d’approcher ces grands penseurs par la pensée, sans avoir eu à les étudier sérieusement. Fi de ce sentiment d’infériorité 80pour nos deux écrivains : ils sont déterminés à laisser « courir [leurs] inventions ainsi faibles et basses, comme [ils] les [ont] produites, sans se replâtrer et recoudre les défauts que cette comparaison [leur] y a découverts » (I, 25, 225). Ce qui fait dire alors à Dumas que même s’il s’est plongé dans les Walter Scott, les Goethe et autres Schiller, il est conscient d’avoir pris part, dès 1829, avec le succès de Henri III et sa cour, à la naissance du roman historique, tel que le xixe siècle l’inventera.
Montaigne en mouvement75
(« La vie est un mouvement inégal,
irrégulier, et multiforme », III, 3, 1278)
Élargissant alors ses perspectives, Dumas fait aussi de Montaigne un élément important de la culture européenne. En effet, à la faveur d’une sorte de leçon d’histoire littéraire, l’auteur des Essais se trouve placé dans la chaîne des écrivains « (r)évolutionnaires » que le romancier établit, en appuyant sur le fait que les lettres françaises « étaient en retard » sur celles de l’Italie du Quattrocento. Mais grâce à elle, la France s’était ouverte une « route brillante à l’esprit humain76 » – notons que l’évolution est doublement marquée par l’adverbe successivement et par le participe passé succédé :
Les lettres aussi étaient en retard. L’Italie avait ouvert la route brillante à l’esprit humain : Dante, Pétrarque, l’Arioste et le Tasse avaient successivement paru ; Spenser, Sidney et Shakespeare leur avaient succédé en Angleterre ; Guilheim [sic] de Castro, Lopez de Vega et Calderon [sic], sans compter l’auteur ou les auteurs des Romanceros, cette Iliade castillance [sic], avaient fleuri ou florissaient en Espagne, et cela, tandis que Malherbe et Montaigne pétrissaient la langue que commençait à parler Corneille. Mais aussi, pour avoir tardé plus longtemps à briller, la prose et la poésie françaises allaient jeter un éclat plus vif. Corneille, que nous avons déjà nommé, et qui avait fait jouer à cette époque ses trois chefs-d’œuvre, le Cid, Cinna et Polyeucte, comptait alors trente-deux ans ; Rotrou en avait vingt-neuf, Benserade vingt-six, Molière 81dix-huit, La Fontaine dix-sept, Pascal quinze, Bossuet onze, Labruyère [sic] six ; Racine allait naître77.
Si Dumas cite Montaigne à plusieurs reprises pour mettre en lumière son génie national, tant dans les lettres que dans sa philosophie de vie, il n’oublie pas non plus, répondant ainsi à son goût accru pour l’anecdote, de rappeler à ses lecteurs (ses lectrices, peut-être davantage), la relation qu’il avait entretenue avec Marie Le Jars (demoiselle de Gournay) et La Boétie. Réaffirmant alors l’humanisme de Montaigne, Dumas insère dans ses récits historiques ces petites histoires qui montreront aussi comment les liens se formaient dans un temps passé (sous l’Ancien Régime), alors même que tout pouvait éloigner les protagonistes : ici, une jeune femme et un vieux philosophe ; là, deux hommes dont l’amitié avait été soupçonnée d’amour charnel. L’historien aime à rappeler l’alchimie qui avait existé entre ces êtres et Montaigne, mais aussi avec « son livre » :
Il y avait à Paris, une vieille fille nommée Marie Le Jars, demoiselle de Gournay. […] Elle racontait elle-même dans une courte notice qu’elle fit sur sa vie, qu’à l’âge de dix-neuf ans, ayant lu Les Essais de Montaigne, elle fut prise du plus vif désir d’en connaître l’auteur. Aussi lorsque Montaigne vint à Paris, l’envoya-t-elle saluer bientôt, lui faisant déclarer l’estime dans laquelle elle le tenait, lui et son livre. Montaigne, le même jour, la vint voir et remercier, et, depuis lors, il s’établit entre eux une telle affection qu’elle avait commencé de l’appeler mon père, et que lui l’appelait ma fille78.
À ce propos, Dumas, évoquant et critiquant dans ses propres Causeries79 les Causeries du lundi de son contemporain Sainte-Beuve, n’a pas pu oublier les peintures de Montaigne et de La Boétie. En partie seulement, ce texte, qui date de novembre 1853, a participé de la mise en lumière du premier au détriment du second. Dumas s’est aussi souvenu de la célèbre formule de Montaigne adressée en hommage à son camarade80. Dans un passage au discours direct, Dumas fait parler Montaigne, rappelant ainsi la valeur profondément humaniste de 82cet amour entre les deux hommes. Ce pacte d’amour vrai, l’historien l’applique au deuil que porta la France pour son bien aimé, le prince Louis d’Orléans :
Si l’on me presse d’expliquer pourquoi je l’aimais, dit Montaigne, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».
Interrogeons la France à l’endroit de son deuil (celui de Louis d’Orléans), elle répondra comme Montaigne :
– Je l’aimais81.
Montaigne, on le voit, s’invite dans les œuvres de Dumas, comme il sera aussi l’invité plus tard d’un Flaubert qui l’appelle « [s]on père nourricier82 », conseillant, au milieu du siècle, à Mlle Leroyer de Chantepie (1800-1888) de lire Montaigne : « lisez-le lentement, posément ! Il vous calmera. Et n’écoutez pas les gens qui parlent de son égoïsme. Vous l’aimerez, vous verrez. Mais ne lisez pas, comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non, lisez pour vivre. […] Lisez-le d’un bout à l’autre et, quand vous aurez fini, recommencez83 ».
En véritable humaniste, Montaigne est pour Dumas celui qui a su modifier profondément la langue française et qui a porté sur la vie des hommes un regard renouvelé, détaché des contraintes trop fortes de la religion, alors même qu’il s’en réclamait. Il est aussi retenu par le romancier à travers les images stéréotypées84 que la littérature du xixe siècle diffusait de lui : père spirituel de Mlle de Gournay, elle-même grande écrivaine par la suite, et surtout par la relation qu’il entretint avec La Boétie, qui écrivait en 1571 : « Et je ne crains point que nos neveux refusent un jour d’inscrire nos noms (si toutefois le destin nous prête vie) 83sur la liste des amis célèbres85 », à quoi répondra Montaigne, en ajoutant sur son exemplaire de 1588 (dit l’exemplaire de Bordeaux) : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». En filigrane, c’est un Montaigne en mouvement qui point à l’horizon, délivrant alors une façon de concevoir cette « humaine condition » tant mise en lumière dans le grand livre de Montaigne et reprise dans la pensée philosophique de Dumas.
Laurent Angard
Université de Haute-Alsace – Mulhouse
1 J’adresse tous mes chaleureux remerciements au professeur Olivier Guerrier qui a guidé avec bienveillance et patience ce travail.
2 Jean-Charles Monferran, Hélène Védrine (dir.), Le xixe siècle, lecteur du xvie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 7-25.
3 Alexandre Dumas, Le Trou de l’Enfer. Dieu Dispose[1850], éd. Claude Schopp, Paris, Phébus, 2008, p. 341.
4 L’expression est d’Anne-Marie Callet-Bianco dans sa préface au roman Les Compagnons de Jéhu, Paris, Gallimard, 2020, p. 25.
5 Nous prenons l’expression dans son acception traditionnelle, celle développée, par exemple, par Hugo Friedrich, Montaigne[1949], Paris, Gallimard, 1968, p. 352. À propos de cette expression qui prend une tournure plus technique, on consultera avec intérêt, Jean Balsamo, La Parole de Montaigne. Littérature et humanisme civil dans les Essais, Turin, Rosenberg & Sellier, 2019, p. 227-244.
6 Paris, Bartillat, 2009, respectivement p. 10 et p. 21.
7 Diderot, D’Alembert, L’Encyclopédie, 1re éd., Briasson, David, Lebreton, Durand, Paris, 1751, tome 4, p. 534 : « Cet art de flatter le goût, ce luxe, j’allois dire cette luxure de bonne chere dont on fait tant de cas, est ce qu’on nomme dans le monde la cuisine par excellence ; Montagne la définit plus brievement la science de la gueule ; et M. de la Mothe le Vayer, la Gastrologie ».
8 Voir Myrtille Méricam-Bourdet, Catherine Volpilhac-Auger (dir.), La Fabrique du xvie siècle au temps des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2020. Notons aussi que Montaigne ne fait pas partie de la liste des écrivains anciens que Dumas père conseille de lire à son fils, Alexandre Dumas fils, contrairement à Dante, Shakespeare ou Corneille, dans Lettres à mon fils, éd. Claude Schopp, Paris, Mercure de France, 2008, p. 17.
9 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. Jean Céard, Denis Djaï, Bénédicte Boudou, Isabelle Pantin, Paris, Librairie Générale Française, 2001 (toutes les références se rapporteront désormais à cette édition) : « Ils mangeaient comme nous, le fruit à l’issue de la table. Ils se torchaient le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles) avec une éponge : voilà pourquoi spongia est un mot obscène en Latin : et était cette éponge attachée au bout d’un bâton : comme témoigne l’histoire de celui qu’on menait pour être présenté aux bêtes, devant le peuple, qui demanda congé d’ailleurs à ses affaires, et n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce bâton et l’éponge dans le gosier, et s’en étouffa » (I, 49, 485-486). Montaigne avait quant à lui puisé l’anecdote dans Sénèque, Lettres, 70, 20-21.
10 Dumas utilise à quelques reprises cette appellation pour désigner des personnages d’Ancien Régime (dans La Dame de Monsoreau, Le Vicomte de Bragelonne, par exemple). Mais on la trouve aussi dans un roman dont la fiction se situe au xixe siècle : « Oui, murmura en souriant M. de Marande, je savais M. Jean Robert un parfait gentilhomme », Salvator[1854], Paris, Calmann Lévy, 1882, tome III, p. 215.
11 Nous ne faisons que suggérer ce rapprochement qui dépasserait le cadre de cet article, d’autant plus que le mémorialiste n’envisage pas directement Montaigne dans sa conception binaire de l’écriture de l’histoire. En effet, pour lui, « il y a deux façons d’écrire l’histoire : l’une, comme l’écrivait Tacite ; l’autre comme l’écrivait Suétone. […] Tacite est bien beau ; mais nous trouvons Suétone bien amusant. […] Écrivons donc à notre tour quelques pages de l’histoire russe, comme Suétone a écrit l’histoire romaine », Mes Mémoires, tome 1, op. cit., p. 775.
12 « Une pratique interprétative à l’œuvre dans les Essais : Montaigne et l’histoire », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la Réforme et la Renaissance, Spécial Montaigne, no 21, 1985, p. 37-59, ici p. 40.
13 Dans cette double alternative, l’on entendrait facilement, au xixe siècle, les gens du peuple ou les « grands hommes en robe de chambre », d’où résulterait cette idée dumasienne : « Voyez donc le peuple, étudiez-le donc, appréciez-le donc : c’est un cinquième élément que la physique a oublié de classer, et qui attend son historien, son romancier, son poète », dans Causeries I, Bruxelles, Office de Publicité et Leipzig, A. Durr, 1857, p. 100.
14 Il s’agit par périphrase de désigner les historiens de profession, ceux qui ennuient les foules (comme l’affirme Dumas à propos de « MM. Mézeray, Velly et Anquetil », dans La Comtesse de Salisbury[1839], Paris, Alexandre Cadot, tome 1, 1848, p. 3. Dans Amaury[1843], quand le narrateur se dit historien, dans une formule toute péjorative sous la plume de Dumas, celui-ci se nomme : « enregistreur de faits », éd. Anne-Marie Callet-Bianco, Paris, Librairie Générale française, 2011, p. 377. Et ceux qui « ont suivi le chemin de courir au-devant des conjurations » à travers les chroniques des historiens, Montaigne constate : « j’en vois fort peu auxquels ce remède ait servi », (I, 23, 196-197).
15 Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris[1854], éd. Claude Schopp, Paris, Gallimard, p. 83-84.
16 Je reprends le titre d’un ouvrage collectif coordonné par Myriam Marrache-Gouraud, Rabelais, aux confins des mondes possibles, Paris, PUF-CNED, 2011.
17 Rabelais, Cinquiesme livre, chap. xv, « Comment frere Jean des entomeures delibere mettre à sac les Chats-Fourrez », dans Œuvres complètes, éd. Mirelle Huchon, Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléaide », 1994, p. 761.
18 Dans Mes Mémoires,tome 2, op. cit., p. 366. Pourrait-on y voir une référence à une image empruntée à Montaigne, lecteur de Sénèque (Lettres, 108, 10 : quemadmodum spiritus noster clariorem sonum reddit cum illum tuba per longi canlis angustias tractum patentiore nouissime exitu effudit), quand le premier écrit : « L’histoire, c’est mon gibier en matière de livres, ou la poésie, que j’aime d’une particulière inclination : car, comme disait Cleanthes, tout ainsi que la voix contrainte dans l’étroit canal d’une trompette sort plus aiguë et plus forte » (I, 25, 224).
19 Il faudrait pourtant nuancer notre propos en ce qui concerne Montaigne. En effet, écrit Sébastien Prat : « Si Montaigne se sert inlassablement de l’histoire, nous montrerons qu’il en fait un usage très subversif, allant paradoxalement jusqu’à rendre toute historiographie impossible », dans « La constitution des Essais de Montaigne sur la base de la critique de l’historiographie : le règne de l’inconstance et la fin de l’exemplarité », Réforme, Humanisme, Renaissance, no 70, 2010, p. 135-161, ici p. 140. S’appuyant sur les réflexions d’André Tournon, Josiane Rieu écrit que Montaigne « essaie de se situer entre deux traditions d’écriture des anecdotes-exempla : la tradition historique d’une collection de faits précis et avérés – sur laquelle s’appuie aussi la jurisprudence, et pour laquelle il importe que les faits soient authentiques –, et la tradition philosophique, dans laquelle l’exemple ne sert que d’illustration, d’ornement… André Tournon a montré comment Montaigne renvoyait dos à dos ces deux types de paroles pseudo-dogmatiques pour faire surgir les matériaux d’une philosophie du contingent », Loxias 31, mis en ligne le 15 décembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6539 (page consultée le 31/01/2021. Nous soulignons. Voir aussi : Karlheinz Stierle, « L’Histoire comme exemple, l’exemple comme histoire – Contribution à la pragmatique et à la poétique des textes narratifs », Poétique, no 10, 1972, p. 176-198.
20 C’est du moins ainsi que nombreux contemporains les voyaient à leurs époques respectives. Plein d’ironie, Dumas affirme que seuls les historiens, en réalité, lisent de l’histoire, au moment de relire leurs épreuves : « mais qui est-ce qui lit l’histoire, si ce n’est les historiens lorsqu’ils corrigent leurs épreuves ? », dans Le Corricolo – Impressions de voyage[1843], tome I, Paris, Calmann-Lévy, 1886, p. 116.
21 Montaigne et son temps. Les événements et les Essais. L’histoire, la vie, le livre, Paris, Gallimard, 1993, p. 102.
22 « C’est que nous ne faisons pas un livre isolé ; mais […] remplissons ou nous essayons de remplir un cadre immense. […] Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre, à nous, commencée en même temps que la sienne, mais que nous ne qualifions pas, bien entendu, peut s’appeler Le Drame de la France », Alexandre Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., p. 587-588.
23 Alexandre Dumas, Black[1858], Paris, Michel Lévy Frères, 1865, p. 281.
24 Alexandre Dumas, Le Corricolo, tome II, op. cit., p. 246.
25 Alexandre Dumas, Histoire d’un cabanon et d’un chalet [1859], Paris, Naumbourg, 1860, tome II, p. 73-74.
26 Montaigne analyse en partie certains événements d’actualité comme l’affaire de la gabelle de 1548, les « lois somptuaires » (I, 43) ou bien encore l’étrange procès qui opposa Martin Guerre et Arnaud du Tilh, dont Dumas (en collaboration avec Narcisse Fournier) récrira l’histoire dans ses Crimes célèbres [1839-1840], Paris, Phébus, 2002.
27 Alexandre Dumas, La San Felice[1864], Paris, Gallimard, 1996, p. 1619.
28 Je reprends le terme qu’utilise Montaigne pour parler de la fonction de professeur (I, 25, 230).
29 On le sait grâce aux travaux de recherche de Claude Schopp, Dumas a emprunté à la bibliothèque royale, par l’intermédiaire de Louis Nicole, le 17 octobre 1839, deux gros ouvrages de Machiavel. Sous les références « 4977. Machiavel – Œuvres – t. 9, Paris, an VII » et « 4978. Œuvres de Machiavel – t. 2, Nouvelle édition, La Haye 1743 ». Des mentions à « sa bibliothèque » essaiment la correspondance, par exemple, les lettres 1115 et 1119 de 1843, à Théodore Gréterin (directeur de l’Administration des Douanes), dans lesquelles il écrit que « ces caisses contiennent toute ma garde-robe et une bibliothèque ambulante. […] Tous les livres sont en lambeaux », Correspondance Générale, tome IV, éd. Claude Schopp, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 102 ; lettres 1154, de 1844, les livres envisagés à la lecture pour écrire Une fille du Régent. Voir Alexandre Dumas, Les Borgia, Paris, L’Archipel, 2010, p. 14. Nous connaissons cependant l’état de la bibliothèque de Montaigne grâce à Alain Legros : https://montaigne.univ-tours.fr/centaine-de-livres/#catalogue
30 Nous soulignons. Dumas aurait-il eu entre les mains une des éditions des Essais proposée par Amaury-Duval père (1760-1838), dont le fils (1808-1885) (le peintre) était un de ses amis (ils fréquentaient le même cercle littéraire de l’Arsenal – Les Morts vont vite[1861], Paris, Calmann Lévy, 1889, p. 85). La préface de cette édition place Montaigne parmi les sept « sages » de France, dans la « galerie des Moralistes » qui permettraient de « suivre toute l’histoire de la science de la morale en France », dans Montaigne, Les Essais, éd. Amaury-Duval, Paris, Chassériau, 1820, p. v-xiv.
31 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, éd. Gilbert Sigaux, Paris, Gallimard, 1981, p. 168. On pense ici à cet autre savant humaniste du xve siècle italien : Pic de la Mirandole (1463-1494). Voir à ce sujet Eugenio Garin, Hermétisme et Renaissance, trad. Bertrand Schefer, Paris, Allia, 2001.
32 Sur cette idée, on consultera avec intérêt la Revue d’études proustiennes, « La Bibliothèque mentale de Marcel Proust », 2017-1, no 5, en particulier notre article, Laurent Angard, Luc Fraisse, « Proust et Alexandre Dumas. À la rencontre du roman qui “ne se pense pas” », p. 173-188.
33 Son éducation n’a pas été une réussite, nous apprend-il dans Mes Mémoires. Dumas est un autodidacte en littérature et le rappeler à ses lecteurs, c’est une « petite vanité rétrospective ». Voir la biographie de Sylvain Ledda, Alexandre Dumas, Paris, Gallimard, 2014, p. 43.
34 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 182.
35 Ici Alexandre Dumas prête à son personnage Dantès cette faculté qu’il a de tout retenir.
36 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 183.
37 Ibid., p. 183.
38 Ibid., p. 182. Nous soulignons.
39 Ibid., p. 168. Nous soulignons.
40 Ibid., p. 183.
41 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., chapitre xxiv, « Éblouissement », p. 249 sqq.
42 Ibid., p. 283.
43 Id.
44 Correspondance de Napoléon I er, vol. 23, Paris, H. Plon, J. Dumaine, 1858, p. 399. Soulignement de l’éditeur. Antoine Guillois a dressé un inventaire commenté des livres de l’empereur dans lequel il écrit : « Quel penseur profond que ce général et ce souverain, partant pour une expédition dont il ne se dissimule pas l’importance, et qui veut emporter, pour ses lectures du bivouac, un exemplaire de l’immortel des Essais ! », Les Bibliothèques particulières de l’Empereur Napoléon, Paris, Librairie Henri Leclerc, 1900, p. 14.
45 Dumas avait-il perçu dans la pose théâtrale de l’empereur lisant Montaigne, les pieds sur la fenêtre, ce que l’auteur des Essais dit d’un autre grand homme d’État que les deux écrivains appréciaient particulièrement, Charles-Quint ? À bien y regarder, le parcours de vie de ces deux hommes a quelque chose de similaire : tous les deux étaient des hommes politiques cultivés et riches, des soldats héroïques, vainqueurs de grandes batailles, mais aussi victimes de défaites cuisantes (le premier à Cérisoles, le second à Waterloo), finissant leurs jours dans des retraites forcées, l’un dans un couvent d’Estramadure (à Yuste où il meurt en 1558), l’autre sur l’île de Sainte-Hélène jusqu’en 1821, date de sa mort.
46 Philippe Desan, Montaigne – Une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 263.
47 « “vray et souverain patron de l’art militaire” (Essais, I, 34) : Montaigne et la traduction des mots de la guerre », dans François Roudaut (dir.), Les écrivains traducteurs, Travaux de Littérature, XXXI, Droz, 2019, p. 125. C’est aussi l’avis de Géralde Nakam qui montre que « les premiers Essais, avec leurs quelques références aux deux monarques [François Ier et Charles-Quint], mais leurs nombreuses réflexions sur les sièges, les pourparlers, leurs allusions sous-jacentes aux rivalités politiques, pourraient ressembler à un manuel de diplomatie, laquelle paraîtrait un des premiers sujets d’intérêt de Montaigne », Montaigne et son temps, op. cit., p. 72.
48 « Préface sur les Essais de Michel Seigneur de Montaigne, par sa fille d’alliance », dans Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 37.
49 Montaigne le cite 112 fois dans Les Essais. De plus, l’exemplaire des commentaires de Jules César que Montaigne possédait (I Commentari di G. Giulio Cesare, Anvers, Christophe Plantin, 1570) était excessivement annoté de remarques marginales qui montraient qu’il réfléchissait non seulement à la langue, mais aussi au style et la manière de composer le texte. Ces notes peuvent être compulsées sur le site : https://montaigne.univ-tours.fr/cesar/
50 À ce propos, voir Bruno Meniel, Bernard Ribémont (dir.), La Figure de Jules César au Moyen Âge et à la Renaissance, Paris, Champion, 2007. Les articles sont consultables en ligne : httpséjournals.openedition.org/crm/839 (page consultée le 31/01/2021).
51 Il est difficile de définir dans le cadre de cet article la pensée humaniste de Dumas. Il ne se nomme lui-même ainsi qu’une fois, en se comparant à George Sand qu’il qualifie de « romancier philosophe et rêveur » (ce qui relèverait de la réflexion) alors que lui il se désigne comme un « romancier humaniste et vulgarisateur » (nous soulignons), qui écrit pour le peuple, pour le vulgus, « le commun des mortels », dans Souvenirs dramatiques[1868], Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 311.
52 Alexandre Dumas, Gaule et France [1833], éd. Julie Anselmini, Paris, Classiques Garnier, 2015.
53 Michelet démontrait ainsi en quoi s’intéresser aux petites choses permettait d’appréhender une autre forme d’écriture de l’histoire au prisme de la vie des hommes illustres : « Ces détails de la vie privée si intéressans, si précieux pour l’étude des mœurs, ont été souvent omis, et ont dû l’être par ceux des anciens qui écrivaient l’histoire des peuples, et la délicatesse des modernes a été effarouchée de leur bassesse. Plutarque seul entre tous les écrivains a osé nous offrir ces naïves peintures ; voilà ce qu’admirait Montesquieu ; c’est pour cela surtout qu’il était l’homme de Montaigne. “Plutarque, dit Rousseau dans l’Émile, excelle par ces mêmes détails dans lesquels nous n’osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses », Examen des vies des hommes illustres de Plutarque, Paris, Fain, 1819. p. 4.
54 Alexandre Dumas, Louis XIV et son siècle[1844-1845], Paris, J.-B. Fellens et L.-P. Dufour, 1844-1845, 2 vol., ici vol. 1, dans la préface, p. i.
55 Id.
56 Id.
57 Alexandre Dumas, Louis XIV et son siècle, op. cit., p. i-ii.
58 Alexandre Dumas, Gaule et France, « Épilogue », op. cit., p. 351.
59 Significativement, notons qu’au seuil de ses Mémoires, Dumas se souvient du « château de Villers-Cotterêts » non pas comme le lieu où a été signée cette ordonnance, mais plutôt pour son « ancienne chapelle, qui appartenait […] à l’époque de la plus belle Renaissance », op. cit., tome 1, p. 9.
60 Alexandre Dumas, Henri IV[1850], Paris, éd. Vuibert, 2014, p. 15. Au chapitre vii du Gargantua[1534], nous lisons : « Au seul son des pinthes et flaccons, il entroyt en ecstase, comme s’il goustoyt les joyes de paradis. En sorte qu’elles considerant ceste complexion divine pour le resjouyr au matin faisoyent davant luy sonner des verres avecques un cousteau, ou des flaccons avecques leur toupon, ou des pinthes avecques leur couvercle. Auquel son il s’esguayoit, il tressailloit, et luy mesmes se bressoit en dodelinant de la teste, monichordisant des doigtz, et baritonant du cul », Œuvres de F. Rabelais, Paris, Louis Janet, 1823, t. I, p. 27.
61 Alexandre Dumas, Lettres de Saint-Pétersbourg (sur le servage en Russie)[1859], Bruxelles, J. Nys, 1859, chap. vi, p. 145-146.
62 Ibid., p. 145.
63 Alexandre Dumas, Filles, Lorettes et courtisanes[1843], Paris, Les Éditions de Paris, 2009, p. 111.
64 Alexandre Dumas, Les Stuarts, Paris, Michel Lévy Frères, 1863, p. 95.
65 Voir en particulier le bref chapitre « À demain les affaires » dans lequel Montaigne fait un éloge vibrant de la traduction d’Amyot, à qui il « donne avec raison […] la palme […] sur tous nos écrivains François », op. cit., p. 580 sqq.
66 Alexandre Dumas, Les Stuarts[1840], Paris, Calmann-Lévy, 1893, chapitre vii, p. 95.
67 Dans les romans dont la fiction se situe au xvie siècle, Pierre de l’Estoile est repris souvent, parfois même cité. Agrippa d’Aubigné vient ensuite. Voir notre article, Laurent Angard, « Alexandre Dumas et Agrippa d’Aubigné », Albineana, « Échos et réécritures. La vie posthume des œuvres d’Aubigné, no 27, 2015, p. 25-41.
68 Alexandre Dumas, Mes Mémoires, tome 2, op. cit., p. 530.
69 On pourrait envisager de l’appliquer à Alexandre Dumas.
70 La Citation et l ’ art de citer dans les Essais de Montaigne, op. cit., p. 7.
71 En particulier Plutarque, Sénèque, Cicéron, Aulu-Gelle et Érasme, pour ne citer que les plus courants.
72 Daniel Maira a écrit récemment un ouvrage dans lequel il développe cette idée d’une « fictionnalisation » des écrivains et des hommes politiques du passé capables de nourrir les idées d’un présent. Dans cet ouvrage il s’agit du xixe siècle borné de 1814 à 1848, dans Renaissance romantique. Mises en fiction du xvie siècle (1814-1848), Genève, Droz, 2018.
73 Il réaffirme cette ignorance tout au long de Mes Mémoires, op. cit., t. 1, p. 524 (en face du général Foy) : « C’était la première fois qu’on me mettait ainsi face à face avec mon ignorance » ; t. 2, p. 696, 699, 702, 703 : « C’était effrayant de ne rien savoir, à trente ans, de ce que les autres hommes savent à douze ». Dans sa correspondance, l’on sent plus d’ironie à ce sujet. Il affirme, par exemple, à Jules Janin qui avait produit de terribles compte-rendu sur les pièces de Dumas : « je ne suis pas savant, moi, pour me servir de pareils mots » (le mot utilisé par le critique était proœmium), dans Correspondance Générale, tome IV, op. cit., p. 83, lettre 1111.
74 Dans La San Felice[1867], Dumas se lamente et affirme : « Notre seul regret, et l’on en comprendra l’étendue, est de ne pas posséder à la fois la plume de l’historien romain [Tacite] et celle du romancier écossais [Walter Scott] ; car, avec les éléments qui nous étaient donnés, nous eussions écrit un chef-d’œuvre », Paris, Gallimard, 1996, p. 761.
75 Je reprends en guise d’hommage le titre du livre de Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982.
76 Alexandre Dumas, Louis XIV et son siècle[1844-1845], op. cit., p. 119.
77 Id.
78 Id.
79 Alexandre Dumas, « Les rois du lundi », dans Causeries, 1re série, Paris, Michel Lévy Frères, 1860, p. 55 : « Est-ce dans ses Causeries du Lundi que M. Sainte-Beuve est un critique ? Mais les Causeries du Lundi contiennent une galerie de portraits et voilà tout ».
80 Causeries du lundi, par C.-A. Sainte-Beuve, de l’Académie française, tome IX, 3e éd., Paris, Garnier frères, 1865, p. 139-179.
81 Alexandre Dumas, « Le château de Pierrefonds », dans « Bric à brac » [1861], dans Œuvres complètes d’Alexandre Dumas nouvelle édition, Paris, Michel Lévy Frères, 1877, p. 272.
82 Gustave Flaubert, Correspondance (1854-1861), Paris, Louis Conard, 1927, p. 32.
83 Ibid., p. 197. Ses soulignements.
84 Antoine Compagnon, dans Chat en poche. Montaigne et l’allégorie, Paris, Seuil, 1993, a brillamment montré comment la physionomie de Montaigne s’est progressivement figée, engloutie sous de nombreuses strates d’interprétation : « L’allégorie, comme méthode de lecture, s’approprie un texte ancien pour le rendre actuel et lui donner un sens moderne », p. 7sq.
85 Œuvres complètes d ’ Estienne de La Boétie, éd. Paul Bonnefon, Paris, J. Rouam et Cie, 1892, p. lxxxi (dans « Introduction »).