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Classiques Garnier

The visual regime at Montaigne

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2021, n° 73
    . varia
  • Author: Sautin (Luc)
  • Abstract: The visual dimension of Montaigne's writing is not just a metaphor. The notion of gaze provides an example of a dynamic and complex relationship between the eye and the object of its attention, and can account for certain uses of images in the Essays. The rhetorical analysis of this visual presence in Montaigne’s prose hardly accounts for the heuristic and solipsistic value of these singular uses. The question of image is examined in terms of therapeutic virtue or macabre fascination.
  • Pages: 107 to 128
  • Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406126072
  • ISBN: 978-2-406-12607-2
  • ISSN: 2261-897X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0107
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 11-10-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: visual, hypotyposis, meditation, painting, subjectivity
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Le régime du visuel chez Montaigne

Tel quil se présente dans lavis « Au Lecteur », le projet décriture des Essais adopte explicitement pour modèle cette technique de représentation visuelle quest la peinture : « cest moi que je peins ». Dans le même ordre didée, les deux récits qui rendent compte de lorigine de lentreprise recourent à des termes visuels pour en indiquer les moyens et la finalité : se « portraire au vif » est donné comme condition de réalisation du projet (« Or madame, ayant à my pourtraire au vif » : II, 8, 85-61) ; il sagit dautre part de « mettre en rôle » les « chimères et monstres fantasques » dont accouche lesprit oisif de lauteur, pour « en contempler (…) lineptie et létrangeté » (I, 8, 154). Tant du côté de sa production que de celui de sa réception, le texte, est-il suggéré, peut être appréhendé comme le serait un artefact plastique ou graphique, comme un portrait à contempler. La métaphore, qui attribue à la démarche « enquérante » la forme et la consistance dun regard – regard au vif porté par lauteur sur lui-même, relayé par un regard second, posé sur le produit de la représentation –, est suffisamment insistante à travers lœuvre pour quon se sente fondé à en parcourir les ramifications sémantiques et en nourrir linterprétation quon peut faire du texte. Si, comme nous le supposons, du « visuel » est à lœuvre dans les Essais, il faut rendre compte de la productivité de ce regard intérieur, des mouvements concertés ou irréfléchis qui caractérisent son activité, et suivre à travers les couches du texte le développement dune conscience critique qui se laisse ou non déborder par le bouillonnement des fantaisies visuelles.

Le parcours dans les Essais et le Journal de Voyage que nous proposons ne sappuie pas demblée sur un relevé lexical : les occurrences de termes ayant trait à un usage plus ou moins métaphorisé du regard sont 108trop nombreuses2 ; il sagit plutôt de sélectionner « qualitativement » certains passages du texte qui rendent compte des facettes différentes de cette vue intérieure qui se déploie dans et par lécriture – ou, plus précisément, qui rendent compte de la façon dont la pensée, lorsquelle sidentifie au travail du regard, réagit aux objets qui se présentent à son attention ou les construit. Lactivité de ce régime visuel occasionne-t-elle des phénomènes textuels repérables ? Infléchit-elle le progrès dun discours rompu aux usages de léloquence ? Ce surgissement du visible dans la prose sert-il un dessein argumentatif précis ? Accouche-t-il dun sens « imprémédité et fortuit » que lauteur pourrait ultérieurement reconnaître et énoncer ? Telles sont les questions qui nous préoccupent. Il ne sagira pas de résoudre à tout prix les problèmes quelles soulèvent mais de faire surgir des zones de turbulence dans la pratique et la théorie de cette vision intérieure (quon lappelle imagination ou fantaisie) lorsquelle est mise à lécrit dans lessai. Les outils de lanalyse littéraire ne permettent peut-être pas dassigner un sens univoque à ces phénomènes que le discours ne peut circonscrire, car ce qui se joue dans ces processus textuels de maîtrise ou de déprise visuelle dépasse les préoccupations techniques des arts de la parole : la place que prend dans les Essais ce régime visuel témoigne nous semble-t-il dun progressif basculement ontologique, qui nous conduit du « sujet » du discours ou de la peinture – son prétexte – vers une subjectivité qui trouve là les moyens de son expression, en des termes et des dispositifs picturaux.

Avant même détudier comment la prose déploie des effets dordre visuel, il faut rendre compte de la façon dont un auteur du xvie siècle conçoit le fonctionnement physiologique de son propre regard. Pour un aperçu des conceptions courantes, prenons les considérations que livre la fin du chapitre « De la force de limagination ». Le regard a en effet partie liée à la faculté imaginative puisquil constitue la source des impressions dont elle assure la compréhension. « Lancienneté a tenu de certaines femmes en Scythie, quanimées et courroucées contre quelquun, elles le tuaient du seul regard. Les tortues, et les autruches couvent leurs œufs de la seule vue : signe quils y ont quelque vertu éjaculatrice » (I, 21, 109253). Suivent le rappel tout aussi topique des difformités congénitales produites chez les femmes enceintes par les « fantaisies » quinduisent chez elle la contemplation dimages frappantes et lextension aux animaux de ce mécanisme dinfluence visuelle, puisqueux aussi sont susceptibles dhypnotiser ou dêtre hypnotisés par le regard. Ces exemples, dont la véracité nest dailleurs pas prise en charge par Montaigne, qui renvoie ces histoires « sur la conscience de ceux » à qui il les emprunte, peuvent faire sourire aujourdhui ; elles relèvent de ce que Carl Havelange a appelé un « ordre ancien du regard », fondé sur des théories médicales et optiques antiques et médiévales. Lun des débats majeurs qui traverse lAntiquité et le Moyen Âge porte justement sur cette intromission ou extramission du regard – sa « vertu éjaculatrice ». Les exemples extraordinaires de Montaigne reposent sur une conception efficace du regard : pour schématiser, disons que les corps dégagent des « fluides visifs » dune légèreté telle quils peuvent traverser instantanément lespace physique dun point à un autre, transiter par lœil du regardant et, en tant que fluide, agir sur sa fantaisie en se mêlant à son sang3 ; ce transit de puissance sexerce dans les deux sens, lœil pouvant être la source ou le réceptacle de cette force agissante qui associe profondément, dans un rapport quasi charnel, le regardant et le regardé4.

A priori, la pensée de Montaigne nest pas fermée à de telles conceptions « anciennes » du regard : nous pouvons en déceler les traces dans certains passages des Essais, comme par exemple les trois récits qui inaugurent le premier chapitre du premier livre. Dans ces trois récits, les chefs de guerre, lorsquils prennent la place forte quils ont assiégée, au lieu de punir les habitants comme ils en avaient le dessein, se laissent fléchir par un spectacle de courage qui soffre à leurs yeux. Cest à chaque fois un phénomène d« amollissement » physiologique des cœurs qui se produit : le spectacle de bravoure des gentilshommes français « rebouche » 110la pointe de colère du prince de Galles ; celui du soldat prêt à se battre « arrête sus bout » la « furie » de Scanderberch ; enfin, le spectacle des femmes nobles de Weisberg portant leur famille sur le dos fait pleurer lEmpereur Conrad qui assiégeait la ville, et « amortit » laigreur quil avait contre leur maître. Entre la sensation visuelle et la volonté de celui qui léprouve, entre lextériorité du spectacle et lintériorité du spectateur une influence sexerce, qui entraîne celui qui se laisse toucher à des comportements inattendus. Montaigne reprend, sans les discuter, les notations visuelles quil trouve chez Froissart, Jove et Bodin. Mais la multiplication dexemples divergents, voire contraires5, au sein du même chapitre, conduit à nuancer lidée selon laquelle le régime de la vue chez Montaigne relève dun « ordre ancien ». Le modèle mécanique des « sympathies » oculaires, sil nest pas évacué totalement, est suffisamment mis à distance pour laisser du champ à une explication plus « psychologique » des comportements humains, qui suppose que les êtres affectés par ces spectacles sont des sujets singuliers, des « particuliers », différents les uns des autres, mus par des affects qui ne sont pas quantifiables – ce qui explique par ailleurs quil soit si « malaisé dy fonder jugement constant et uniforme » (I, 1, 124). Le rôle du regard en est profondément modifié : il nest plus le véhicule dune puissance agissante qui fait ployer la volonté des hommes comme par magie mais la simple condition de perception dun spectacle devant lequel le sujet a le pouvoir, le devoir même peut-être, de définir une position éthique6. 111Cette subtile modification implique une prise de recul du spectateur par rapport au spectacle qui laffecte, elle suggère lélaboration dun espace critique, entre la sensation visuelle et la réaction quelle provoque, une « arrière-boutique » toute personnelle, doù le spectacle est contemplé comme le serait une image, un reflet de la réalité, qui ne sy substitue pas mais la représente – espace de limagination où justement, quelque chose comme un « sujet » peut sélaborer par rapport à ces images qui lui sont soumises7. On passe dune conception passive et abstraite dune imagination que traversent et emportent des « fluides visifs » à une conception plus active de celle-ci et de ses opérations, par laquelle elle se dote dune consistance propre, à la couture entre lâme et le corps. Le regard sinfléchit au-dedans de lindividu et lui découvre lespace de sa subjectivité8.

Le Journal est un texte particulièrement intéressant pour dégager la façon dont ce « régime visuel » opère chez lauteur : au « registre de durée » des Essais se substitue un registre de choses vues, au jour le jour, en fonction détapes que les entrées du journal distinguent les unes des autres. Cest avant tout par le regard que lénonciateur – secrétaire ou Montaigne, peu importe ici – a parcouru lespace que déroulent les routes ou que les villes compartimentent autour de lui ; quant à son écriture, elle cherche à retranscrire le plus fidèlement possible lensemble des choses vues, dans lordre où elles se sont présentées, sans volonté expresse de les interpréter. Or, on peut en faire lhypothèse, le caractère immédiat dune écriture dusage privé, qui nest pas destinée à la 112publication, laisse transparaître comme au vif des habitudes de regard riches pour nous denseignements anthropologiques et psychologiques qui peuvent, dans un second temps, servir de modèle dappréhension pour les objets abstraits dont traitent les Essais. Le parti-pris dobjectivité laisse transparaître chez le scripteur des structures mentales sous-jacentes, qui conditionnent la façon dont il rend compte dexpériences visuelles. Une garantie de cette objectivité, cest lexpression dune relativité assumée du regard : nest inscrit sur la page que ce qui a été vu, les paysages et les scènes urbaines sont décrits depuis le seul point de vue dont le voyageur puisse témoigner9. Rares en effet sont les extrapolations visuelles, il ny a guère de reconstructions globalisantes de lieux par la raison ou limagination10. La subjectivité assumée de la description est la condition de lobjectivité testimoniale11. Il est tentant de considérer que lexclusion du journal de tout ce qui na pas fait lobjet dune expérience de première main relève de linfluence culturelle dun paradigme perspectif dorigine pictural, dont on sait limportance quil assigne au point de vue assigné au spectateur. « En somme, le lieu réel est dans le Journal moins un objet de la vue, quun instrument optique, moins ce que lon voit que ce qui nous sert à voir ; en vertu du caractère autoréférentiel de la perspective, le paysage montre et révèle la structure du regard qui le voit, il est un prospect comme dit le Journal12 ». Ce regard dencre, ainsi amarré au corps, rend seulement compte de ce qui a été vu et lorganise en fonction dhabitudes visuelles que la peinture rend 113sensibles. Mais ce que le lecteur perd dun côté (un sentiment par exemple de compréhension globale – quoique fictive – du monde décrit), il le gagne de lautre : ce que nous découvrons de ce monde cest ce qui a été jugé digne dêtre noté, ce qui sest hissé à la hauteur dun intérêt personnel. Le paysage décrit, quil soit naturel ou urbain, révèle en filigrane, par les choix qui sy lisent, les intérêts, les goûts et les désirs de celui qui y a promené son regard : comme lécrit Olivier Guerrier, « le Journal se donne plutôt comme un foyer perceptif dense, où se logent des affects spontanés13 ». Létude de limage visuelle nous paraît donc un point de départ pertinent pour sonder les mécanismes (voire les stratégies) qui animent lenquête subjective de soi sur soi.

Daprès lhypothèse que nous avons élaborée, le traitement des sensations visuelles par limagination est susceptible de dépendre des passions de lâme, passions qui contribuent à brouiller lancienne transitivité qui liait intimement la chose regardée à la personne qui la regardait. Une « étrange passion » comme la peur affecte la perception visuelle, elle « engendre de terribles éblouissements », fait voir des créatures fantastiques, « tantôt les bisaïeux sortis du tombeau enveloppés en leur suaire, tantôt des Loups-garous, des Lutins, et des chimères » où il ny a rien du tout ; ou bien elle métamorphose du tout au tout les objets perçus, changeant par exemple « un troupeau de brebis en escadron de corselets » ou « des roseaux et des cannes en gens darmes et lanciers » (I, 18, 211), provoquant une série de comportements déraisonnables que le chapitre énumère et qui culminent, dans un ajout de lEB, sur les « terreurs Paniques ». Ce qui induit en erreur, cest la déformation « pathologique » de limage mentale, et la croyance individuelle ou collective qui sy attache. La vue et ses dérèglements sont le signe dun dérèglement plus profond des passions et des humeurs. Ces inquiétantes métamorphoses ne sont pas sans rappeler les « chimères et monstres fantasques » engendrés par lesprit de Montaigne au chapitre « De loisiveté » (I, 8, 154) ; si, dans ce dernier cas, elles ne sont pas induites par la peur, elles conservent laspect visuel qui caractérise les productions de limagination ; elles sont lindice inquiétant dun dérèglement de lesprit qui ne parvient 114pas, pour des raisons inconnues, à « sentretenir soi-même, sarrêter et rasseoir en soi ». Lopération de lauteur consistera justement à consigner ces symptômes quil désigne, faute de mieux, par le nom de créatures au caractère très visuel, pour mieux en saisir le caractère fantastique, et détacher – par un sentiment rétroactif de « honte » – sa crédulité de leur prolifération débilitante.

Limagination – cest en tout cas lespoir quexprime ce chapitre – peut faire lobjet dune relative maîtrise, qui soulagerait le patient des angoisses provoquées ou révélées par ces visions. Lécriture se fixe pour but de les saisir sinon pour en exorciser la charge émotionnelle, du moins pour se familiariser avec leur emprise et sexercer à ny voir, justement, que des images. Les Essais fantasment ainsi à plusieurs reprises la scène dagonie, « lacte à un seul personnage » (III, 9, 282) où trouve à sexercer un « savoir-mourir » (III, 12, 384). Le caractère macabre de cette préoccupation correspond à un goût personnel de lauteur : « il nest rien de quoi je minforme plus volontiers, que de la mort des hommes : quelle parole, quel visage, quelle contenance ils y ont eu, ni endroit des histoires, que je remarque si attentivement14 » – un goût qui, il le constate des années après dans un ajout de lEB, se donne à lire dans son œuvre : « il y paraît à la farcissure de mes exemples : et que jai en particulière affection cette matière. Si jétais faiseur de livres, je ferais un registre commenté, des morts diverses » (I, 20, 232). La fin du chapitre « Que philosopher cest apprendre à mourir » distingue lagonie telle quelle est vécue « parmi les gens de village et de basse condition » et telle quelle séprouve dans les autres milieux sociaux, plus élevés.

Une toute nouvelle forme de vivre : les cris des mères, des femmes et des enfants : la visitation de personnes étonnées, et transies : lassistance dun nombre de valets pâles et éplorés : une chambre sans jour : des cierges allumés : notre chevet assiégé de médecins et de prêcheurs : somme tout horreur et tout effroi autour de nous. Nous voilà déjà ensevelis et enterrés (I, 20, 240-241A).

Lapproche de la mort impressionne dautant plus quelle se pare datours funéraires élaborés : le mourant aura donc soin dôter le masque des apparences funèbres quon agite autour de lui pour « passer sans peur », 115comme le font valets et simples chambrières. Limage du masque, faux visage qui recouvre ici « le visage de la mort », ancre le travail de déprise philosophique dans une ontologie du faux-semblant qui trouve des termes visuels pour se dire. Mais plus encore, les indications sensibles et surtout visuelles qui dressent la scène dagonie en tant que telle (« Une toute nouvelle forme de vie … ensevelis et enterrés ») – notations simplement juxtaposées les unes aux autres, sans logique décelable ni constructions rythmiques ou sonores flagrantes, comme sil sagissait de coups dœil désordonnés de part et dautre –, ces indications construisent léquivalent verbal dun tableau, dune scène de genre, où la lumière des cierges éclaire ces visages éplorés ou chafouins de familiers et danonymes qui peuplent lombre de la chambre mortuaire. Le passage peut être décrit comme une hypotypose, figure macro-structurelle du discours, qui consiste à représenter verbalement un objet pour donner limpression à lauditeur ou au lecteur quelle est « placée sous ses yeux » – toutes les définitions de la figure, de Cicéron à Dupriez, en passant par Quintilien et Fontanier, insistent sur la qualité visuelle de la sensation intellectuelle visée. En dautres termes, lhypotypose désigne la description détaillée dune action et les circonstances dans lesquelles elle prend place, sans toutefois prétendre à une exhaustivité descriptive qui relèverait dun programme concerté – elle privilégie plutôt les notations incidentes, rapides, comme sur le vif15. Dans la section du texte que nous considérons, labsence de verbes conjugués, les brisures de la ponctuation, la non-continuité thématique des propositions produisent un effet dasyndète qui correspond à cette notion dhypotypose. Ces procédés, qui concernent lappréhension générale du texte, touchent au versant de lelocutio qui jouxte la dispositio ; ils sont redoublés chez les orateurs par lutilisation dautres procédés, inséparables quant à eux de lactio, destinés à donner limpression aux auditeurs dêtre inclus dans la situation décrite dans et par lénonciation : ici, en particulier, un usage mobile de la première personne du pluriel, qui bascule insensiblement dune position argumentative stable, typique dun discours dexhortation (« ce sont ces mines et appareils effroyables, de quoi nous lentournons, qui nous font plus 116de peur quelle » : lusage de la première personne du pluriel englobe dans une même temporalité lénonciateur et ceux à qui il adresse son discours), à une autre position qui, si elle participe peut-être dun programme argumentatif plus étendu, cesse dêtre dabord explicitement argumentative pour nêtre plus quune fiction de limagination (« notre chevet… autour de nous » : détachées de la situation dénonciation par labsence de verbe conjugué, les marques de première personne du pluriel perdent de leur cohérence, leur pluralité se scinde en une infinité de singularités, chacun est renvoyé à son propre destin mortel, à sa propre agonie vécue de façon solitaire). Si lon considère la fonction rhétorique de lhypotypose, on pourra rattacher le décrochage énonciatif quelle opère au mouvement plus général dune argumentation. Il suffira de dire que ce passage si singulier donne force et éclat au discours en ce quil suscite dans lesprit des auditeurs des « apparitions » mentales qui contribuent à rendre les esprits captifs et assurent le pouvoir de lorateur. Reste à se demander si cette configuration oratoire est véritablement la plus pertinente pour adresser la singularité du texte.

La focalisation particulière que nous venons de décrire, qui confie à une première personne du pluriel la prise en charge dindications visuelles dun naturalisme frappant, assigne au lecteur la position du mourant qui, lui-même, nest plus que le spectateur dune agitation qui se déploie autour de son lit : double spectacle en quelque sorte, puisque le dispositif « littéraire » redouble le dispositif mortuaire évoqué, en donnant à un sujet particulier, lecteur ou mourant, une place spécifique. Mais la gravité du sujet et langoisse quelle soulève incite à voir dans ce dispositif autre chose quune stratégie rhétorique ou une mise en abyme virtuose : dans les deux cas on oublie la spécificité des motivations qui président à lélaboration des Essais et le rôle que joue lécriture dans la vie psychique de lauteur. Il faut notamment garder en mémoire la place quoccupe ce petit tableau, et ce dès lédition de 1580 : il est placé à la suite dune longue prosopopée, véritable tour de force rhétorique, qui prête sa voix à une Nature personnifiée chargée de convaincre les humains daccepter leur condition mortelle16. Après avoir 117remarqué que, dans la plus pure tradition rhétorique, cette prosopopée aurait fort bien pu, en tant que péroraison, clore le chapitre, Olivier Guerrier montre que lappendice introduit par la conjonction adversative « or » est le lieu dune confrontation entre les enseignements tirés de la prosopopée et le cérémonial mortuaire tel quil a pu être vu, en tant que spectateur, par lauteur. Leffet de la fiction du discours de Nature est de dissiper les leurres dune imagination aux prises avec des angoisses macabres : paradoxalement, « il aura fallu passer par les ressources de limaginaire littéraire pour corriger les dérives de limagination » : « face à cela reste lévènement dans sa neutralité, brut et banal une fois arraché son masque déplorable17 ». Lorsque les chimères de limagination anxieuse ont été dissipées par le discours de la fiction, ne reste plus que limage nue de lagonie réelle, celle-là même que Montaigne se plaît à entendre décrire et imaginer. La figure de lhypotypose, par-delà la description quelle permet de faire des phénomènes textuels que nous avons rencontrés, implique une mise en œuvre stratégique de procédés persuasifs. Mais dans quelle mesure la « neutralité », la « brutalité » et la « banalité » de la scène démystifiée de lagonie peuvent-elles être rattachées à une stratégie « littéraire » ? Il nous semble que la puissance proprement visuelle de cette scène contraste trop radicalement avec la volubilité fictionnelle du discours de Nature pour relever dun même régime expressif. La rhétorique apprivoise limage et la dresse à suivre des motivations qui lui sont extérieures et qui, de plus, visent à une efficacité elle-même extérieure au discours ; limage de lagonie, elle, ne se laisse pas si aisément domestiquer, elle marque à chaque fois quelle est réactualisée la résurgence dune obsession intime, que toute léloquence du monde – en loccurrence léloquence dune Nature qui emprunte sa verve aux auteurs favoris de Montaigne – ne parvient pas à apaiser : ce nest pas dans lextériorité du discours déployé par les arts de la parole quil faut chercher à interpréter ces « visions » mais dans le repli dun discours que lauteur « couche » sur lui-même ou mieux, en lui-même, pour reprendre la fameuse expression quil emploie dans « De lexercitation » (II, 6, 76).

La scène de lagonie est à nouveau évoquée dans « De la vanité », cette fois du point de vue explicite dun spectateur extérieur qui assiste 118à la « presse » qui entoure le mourant. Montaigne remarque avec une ironie amère : 

Jai vu plusieurs, mourants bien piteusement, assiégés de tout ce train : Cette presse les étouffe. Cest contre le devoir, et est témoignage de peu daffection, et de peu de soin, de vous laisser mourir en repos : Lun tourmente vos yeux, lautre vos oreilles, lautre la bouche : il ny a ni sens, ni membre, quon ne vous fracasse (III, 9, 281).

Les gestes des assistants sont saisis de lextérieur par ces petits croquis de prose, qui prélèvent les traits les plus saillants du spectacle de lagonie ; le malheureux patient des soins importuns est désigné par « vous », personne de linterlocution, plaçant ici encore le lecteur dans la position virtuelle du moribond. Par contraste avec le magistral tableau des paysans malades de la peste dans le chapitre « De la physionomie », où la distance entre le regardant et le regardé reste infranchissable (« Voyez ceux-ci » intime le texte, qui déplore limpossibilité à être comme eux), les vignettes de la mort nobiliaire – celle-là même que peut sattendre à connaître, sauf accident soudain18, lauteur et son lecteur putatif – mettent en scène un évènement dune importance capitale, quon le considère comme le « but » ou le « bout » de la vie. Dans les micro-récits quen donne Montaigne, lévènement peut se regarder à la fois de lextérieur et de lintérieur, comme spectateur ou comme patient : la qualité visuelle des évocations est le gage dune transition instantanée dune position à une autre. Lécriture – et la lecture – des Essais sapparentent alors à un exercice de projection fantasmatique qui permet de faire lessai des ressorts de sa propre personne par le détour de la fiction. Double mise en perspective donc, tant visuelle que morale : les virtuosités perspectivistes des peintres italiens rejoignent ici la pratique projective des exercices spirituels. Dun côté, la perspective picturale, telle quelle peut être pratiquée par un Mantegna19 ou un Parmigiano20 par exemple, qui permet de représenter non tant un spectacle à regarder que le spectacle dun regard qui 119sincarne dans la toile, en intensifiant pour le spectateur limpression de participer à la scène par lemploi de raccourcis perspectifs hardis, et en y encodant les déformations propres à la vue naturelle (une manière, comme dans le cas particulier et extrême de lanamorphose, de problématiser la position du spectateur). De lautre, une projection morale, puisque nous sommes, en tant que lecteurs, instamment invités à faire lexpérience mentale dune telle scène pour nous entraîner, à lavance, à ne voir, sous ces apparences lugubres, quun spectacle qui ne nous concernera plus. Ce type de projection est selon Olivier Pot un trait distinctif de lécriture à la première personne à la Renaissance, qui nest « ni une remémoration du passé ni même un reflet du présent vécu par le moi, mais (…) tout entière une expérimentation de scénarios ou de stratégies diverses tendus vers le futur, focalisés par le projet ou la projection existentielle du moi empirique que détermine le souci de soi21 ». Cette projection existentielle prend chez Montaigne la forme de « visions » qui, lorsquelles sont mises en rôle, conservent sous leur forme verbale les caractéristiques de leur nature visuelle, qui se lisent dans le lexique employé et la disposition en tableau des éléments les plus frappants. Ainsi pourrions-nous dire que Montaigne détourne les procédés de lhypotypose de leur usage strictement rhétorique puisquil sagit moins pour lui de déployer une éloquence qui chercherait à persuader son lecteur dune thèse donnée (« nayez pas peur de la mort puisque ce nest quun spectacle ») que de trouver un sens qui satisfasse et apaise son esprit soumis à lirruption de pensées inquiétantes et déstabilisantes (« puisquelle nest quun spectacle, pourquoi la mort me préoccupe-t-elle tant ? »). Ces tentatives ne sont jamais certaines daboutir et ce quelles acquièrent, une pacification intérieure momentanée, est toujours susceptible dêtre renversé par des affects extérieurs à la sphère de lécriture ; mais en passant ainsi au crible les productions de limagination, elles affutent la conscience de soi et cultivent des forces morales qui peuvent, le cas échéant, servir à parer les paniques de limaginaire. Elles sont léquivalent imaginaire de ces exhibitions macabres de cadavres (« anatomies sèches ») que les anciens Égyptiens pratiquaient lors de leurs banquets – une pratique qui marque suffisamment Montaigne pour quil la mentionne par deux 120fois, dans le même chapitre, sur deux strates différentes du texte22. Elles relèvent surtout des « exercices spirituels » des sagesses antiques que Pierre Hadot a étudiés, comme de ce que Michel Foucault décrit sous le nom de « méditations » :

Dans la méditation, le sujet est sans cesse altéré par son propre mouvement ; son discours suscite des effets à lintérieur desquels il est pris ; il lexpose à des risques, le fait passer par des épreuves ou des tentations, produit en lui des états, et lui confère un statut ou une qualification dont il nétait point détenteur au moment initial. Bref, la méditation implique un sujet mobile et modifiable par leffet même des événements discursifs qui se produisent23.

Les spectacles visuels que nous avons repérés et désignés sous le nom d« hypotyposes » nous semblent participer à ce mouvement méditatif dun sujet « mobile et modifiable » : ils sont ces « effets » suscités par le discours qui altèrent celui qui les produit au fur et à mesure quil épouse les contours des figures quil rencontre. La vertu thérapeutique de lexercice, la promesse dune transformation bénéfique, passe par cet usage libre dun regard intérieur qui sattache à des représentations mentales pour se familiariser avec la réalité quelles désignent24.

Chez Montaigne, ces « projections existentielles » ne sont pas toujours orientées vers lirréel dun futur espéré ou craint ; lauteur, entraîné par sa fantaisie, peut tout aussi bien se laisser happer par des épisodes 121de lhistoire antique ou moderne, qui apparaissent alors sous forme danecdotes dans la prose. Ces récits historiques sont sélectionnés en fonction du programme quinstaure le titre de chaque chapitre (sélection verticale, opérée selon une logique de composition raisonnée, qui accroît la cohérence thématique du chapitre) ou par association didées (sélection horizontale, qui relève dun vagabondage de limaginaire et peut contribuer à diluer lunité globale du chapitre). Or, certains de ces récits sont particulièrement ramassés, et leur intérêt ne réside pas tant dans lenchaînement dune succession de faits que dans une scène en particulier, détachée de son contexte historique et politique, où quelque chose de particulièrement frappant se donne à voir. Nous voudrions à présent montrer à partir de deux exemples précis que ce phénomène textuel tire son efficacité de la représentation plastique et picturale et que cette puissance visuelle des vignettes historiques peut aller jusquà dérouter le cours argumenté dune prose didées.

Prenons pour premier exemple le récit de la mort de Caton, qui clôt « De juger de la mort dautrui ». Le chapitre énumère un certain nombre de morts fameuses avec lidée, selon la notice établie par A. Tarrête, « dutiliser la mort dautrui comme un miroir, une approximation possible de la mort propre25 ». Nous retrouverions ainsi cette même démarche « projective » que nous avons dégagée de létude des récits dagonie. Lexemple final, à la fois dans lordre du chapitre et dans le degré de vertu quil illustre, sénonce parallèlement à une réflexion explicite sur la puissance évocatoire de sa représentation plastique :

Voilà des morts étudiées et digérées [à propos des récits présentés dans le chapitre]. Mais afin que le seul Caton pût fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin lui fit avoir mal en la main, de quoi il se donna le coup : pour quil eût loisir daffronter la mort et de la colleter, renforçant le courage au danger, au lieu de lamollir. Et si ceût été à moi, à le représenter en sa plus superbe assiette, ceût été déchirant tout ensanglanté ses entrailles, plutôt que lépée au poing, comme firent les statuaires de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus furieux, que le premier (II, 13, 408).

Le récit que donne Montaigne de cette mort extraordinaire, tiré à la fois du De Providentia de Sénèque et des Vies Parallèles de Plutarque, opère une synthèse remarquable de ces deux sources principales. Le récit de 122Plutarque dans la traduction dAmyot26 est sobre et factuel, il décrit les deux étapes du suicide sans pour autant témoigner dune quelconque préférence pour lune ou pour lautre ; la seconde fait dailleurs lobjet dun développement moins conséquent que la première, et nen constitue pour ainsi dire que lappendice. Chez Sénèque27 la gradation méliorative est très clairement marquée, laccent est mis sur le second geste suicidaire de Caton, qui plonge sa main dans ses entrailles. Les dieux du De Providentia sont évacués du texte des Essais, mais la place quils occupaient demeure, cest-à-dire celle de spectateurs et de juges, devant une scène où se joue lacte vertueux. Si en effet le suicide de Caton est exemplaire, ce ne sont pas les raisons qui lont poussé à se tuer, ou son 123comportement durant les heures qui précèdent qui importent28, mais son caractère éminemment spectaculaire. Cest cela qui est mis en avant dans le récit de Sénèque, qui cherche à convaincre Lucilius que ce que nous prenons pour des maux sont en réalité des occasions pour les hommes de prouver leur valeur morale. On trouve chez Plutarque la mention de la statue de Caton réalisée après sa mort29, mais elle nest plus chez Montaigne quun témoignage plastique possible de lévènement dans une sorte de concours macabre destiné à produire limage la plus impressionnante, non plus pour les dieux mais pour les hommes. Il faut se demander ce quapporte cette irruption du visuel, explicitement désigné comme tel, au mouvement général du chapitre. Remplit-il une fonction didactique comme chez Sénèque, ou bien purement testimoniale, comme chez Plutarque ?

Si effectivement les morts énumérées et commentées dans le chapitre ne sont pas du même acabit que cette dernière, superlative, cest quelles sont « étudiées et digérées » (II, 13, 407). Le « mais » adversatif qui introduit le dernier récit marque un seuil que tout ce qui a été mentionné avant ne peut prétendre dépasser : il ouvre en fin de chapitre le domaine dune inattingible exemplarité, qui ne se laisse plus ni « étudier » ni « digérer », ni par le commun des mortels, si sage soit-il, en train de faire lexpérience de la mort, ni par celui qui, par le biais dune projection fantasmatique, cherche à se représenter cette expérience par la réflexion verbale. Rien ne peut familiariser avec une telle mort, elle constitue un au-delà de cette pensée « enquérante » que lessai incarne. Cette altérité redoutable et fascinante se cristallise en une image si frappante quelle ôte à la réflexion toute possibilité de se poursuivre : les exemples supplémentaires ajoutés dans lédition de 1588 et sur lEB seront déportés en amont du chapitre. En ce sens, limage napporte rien de plus au chapitre, elle le clôt, lachève, elle en désigne la limite.

Le second exemple que nous voudrions analyser au prisme de cette rencontre entre visible et dicible est récit de la mort des Ignatius à la fin de « La fortune se rencontre souvent au train de la raison » (I, 34, 420-1 B). Spectacle effroyable, placé exprès à la fin du chapitre en 1588 (et 124maintenu ainsi sur lEB, puisquun long récit est interpolé juste avant), qui constitue une réécriture dun passage des Guerres Civiles dAppien. Létude des sources révèle que lépisode sest étoffé au fil du temps : tenant en deux phrases brèves et factuelles dans le texte dAppien30, il sallonge et se charge dune tonalité pathétique nouvelle dans la traduction de Claude de Seyssel, publiée de façon posthume en 1544, et qui est vraisemblablement la source sur laquelle Montaigne sappuie31. La version des Essais surenchérit encore sur cette dernière : le cours du récit est à nouveau étiré et intercalé de précisions supplémentaires qui rehaussent la qualité visuelle de la scène et sa puissance pathétique. Certes, le lien avec ce qui précède est clairement marqué dun point de vue rhétorique (la charnière « pour la fin » est très singulièrement soulignée), mais aussi grammatical et logique : la référence à la fortune, au centre du chapitre, est réactualisée par lusage anaphorique du déterminant possessif « sa faveur », qui renvoie au terme « fortune » en position thématique dans la dernière phrase de la couche A, et lauteur a pris soin de placer le terme-clef en même position logique dans lajout interpolé de lEB. Mais à y regarder de plus près, la puissance visuelle de la scène, sans commune mesure avec les autres récits dont se compose le chapitre, fait sortir celui-ci de ses gonds. La force pathétique que dégage cette image du double suicide nous semble secondaire par rapport à la puissance de fascination quelle exerce sur lauteur : le pathos est un effet collatéral de cette irruption du visible dans le progrès de lécriture. La violence physique et symbolique que représente limage, ou plutôt, qui émane delle, nous semble plutôt rendre caduque larmature argumentative dans laquelle elle est insérée : sans aller jusquà affirmer quelle soit ironique, linterronégative « se découvre-il pas une bien expresse application de sa faveur, de bonté et piété singulière » nous semble quelque peu discordante au regard de lexemple quelle introduit, qui déborde soudain 125toutes les attentes ménagées par ce qui précède. Cette « singularité » de lanecdote est en effet si monstrueuse quelle dépasse toute tentative de la faire entrer dans une série probante. La vision macabre des deux corps agonisants, baignés dun même sang et noués lun à lautre dans une étreinte troublante (nest-elle pas en même temps incestueuse et cannibale ?) est véritablement envoûtante : le « noble nœud », mi père, mi fils, est, au sens propre comme au figuré, une chimère. Sous leffet de cette fascination, limage – dont on ne voit plus guère comment elle peut encore illustrer quelque leçon sur la fortune que ce soit – se dégage de son statut dexemple et prend une autonomie singulière. Il nous semble que limage sémancipe du rôle qui lui était assigné par la tradition rhétorique sous la forme dimages mnémotechniques (imagines agentes) : si la Rhétorique à Herennius conseille à lorateur demployer des images frappantes pour aider à imprimer un discours dans la mémoire, il demeure que limage reste subordonnée au discours quelle est censée rappeler, comme un index rerum ou nominum. Le modèle rhétorique, pour assurer sa puissance et son efficacité, doit maintenir cette hiérarchie au profit du logos. Or il semble, dans le cas précis que nous analysons, que limage a acquis une puissance de fascination telle quelle ne puisse plus servir daide-mémoire : elle coupe court aux discours qui précédaient, déforme la leçon qui sy élaborait, déploie une fiction qui ne vaut plus que pour le sentiment détrangeté et dhorreur quelle produit32. Lamplification quantitative et qualitative du récit fait mesurer la puissance inspirante de cette vision intérieure qui a présidé à sa traduction verbale, somme toute secondaire.

Ce nest sans doute pas par hasard quune telle puissance visuelle se dégage de ce récit. La représentation picturale des massacres perpétrés par les Triumvirs fait lobjet dune véritable mode dans les années 1550-156033. On compte plus dune vingtaine de tableaux et plusieurs gravures qui reprennent le sujet et les grands traits « conventionnels » de sa mise 126en scène : une disposition éclatée de petits groupes humains mêlant bourreaux et victimes dans un décor urbain, qui produit limpression dune multitude de mouvements désordonnés, éparpillés en perspective jusque dans les profondeurs dun horizon barré dédifices. En 1561 on apporte trois grands de ces tableaux à la cour de Charles IX34. Cest lépoque à laquelle Montaigne fréquente la cour : Géralde Nakam, qui aborde la question par son versant historique et politique se demande dailleurs sil a pu voir ces toiles au Louvre ou à Fontainebleau35. Toutes les versions reprennent les mêmes anecdotes macabres tirées des Guerres Civiles dAppien, quelles redistribuent savamment sur le plan perspectif pour produire limpression dun désordre : lœil du spectateur passe dun groupe à lautre, de supplice en supplice, et finit invariablement par tomber sur ces deux corps enlacés, décapités, plus ou moins sanguinolents selon les œuvres où elles figurent36. La scène constitue ainsi un sous-élément topique de la peinture dhistoire et, en tant que tel, une représentation visuelle relativement stable, aisément reconnaissable et disponible dans limaginaire individuel et collectif. Par le travail des peintres et des graveurs et leur large diffusion, ce moment précis de lhistoire romaine acquiert une dimension visuelle dont on a montré comment elle pouvait faire lobjet dune exploitation politique37. Mais si Montaigne choisit de traiter ce sujet et den faire la conclusion dun chapitre sur la fortune, ce nest sans doute pas pour sa dimension polémique : lallusion au Triumvirat, si elle est dactualité en 156138, ne lest plus en 1588, au moment où lajout est publié dans les Essais. Tout 127au plus, pourrait-on y voir une allusion désolée et non-partisane aux guerres civiles qui ravagent le pays. Il ne reprend pas non plus lensemble du dispositif globalisant de la représentation, qui rassemble dans la simultanéité dun espace urbain unifié par la perspective des évènements distincts les uns des autres, procédé qui permettrait de déployer une vision surplombante, éminemment politique, des troubles qui agitent la place publique. Au contraire, il se focalise sur un seul élément des massacres, un crime particulier, détaché de la trame historique qui pourrait en assurer une compréhension politique, qui ne vaut plus que par la seule intensité de la violence quelle fait surgir. Le recours à une anecdote chargée dune si grande puissance visuelle, amplifiée selon des modèles fournis par lart pictural fonctionne dès lors comme un seuil de non-retour, qui court-circuite en bout de course toute la construction argumentative que le chapitre avait ébauchée.

Cette étude na fait queffleurer quelques-uns des lieux où se révélait, sous des formes variées mais avec une insistante obstination, cette tension singulière entre ce que la prose des Essais donne à lire et les images visuelles qui la hantent, cette fluctuation constante et irrésolue entre ce qui relève dune part de la lisibilité du texte, en assure la clarté et lintelligibilité, et dautre part une visibilité plus inquiétante, instable et incertaine, qui sinfiltre sourdement dans le déploiement verbal de la prose didées, la teinte et la déforme. Ces fêlures dans la patine du discours traversent lensemble de louvrage au point, nous semble-t-il, de constituer un élément essentiel de la productivité textuelle de lentreprise montaignienne. Le Journal a quant à lui sa propre façon darticuler cette tension puisque lécriture y est, par principe, entièrement au service dune description de choses vues, extérieures à lesprit du scripteur, fraîchement tirées de la mémoire et déposées sur le papier jour après jour. Pour ce qui est des Essais, nous voudrions suggérer quun tel agencement du lisible et du visible, effectif dès les premières phases délaboration du texte et encore à lœuvre dans les campagnes de relecture et décriture sur lEB, dégage une force qui inspire, soutient et relance le discours tout en constituant, en même temps (ou mieux, à limproviste, par rencontre), une puissance de déformation qui affecte lintégrité des modèles traditionnels de la production discursive. Cest là, nous semble-t-il, une façon de prendre au sérieux les déclarations de lauteur concernant sa 128« peinture » que de faire de celle-ci un facteur capable de déstabiliser lordonnancement du texte et de générer des configurations textuelles inédites. Nous faisons lhypothèse que la composition troublée des Essais, qui oscille semble-t-il dès lorigine entre une volonté expresse de bâtir un édifice discursif – forteresse, mausolée ou même haras – et un désir non moins pressant déchapper aux limites quimplique une telle édification, cette oscillation fondamentale qui fait le charme et la difficulté de linterprétation des chapitres du livre nest pas étrangère à ce trouble qui résulte du brouillage des rôles communément assignés par les pratiques de léloquence aux régimes du lisible et du visible. Pour donner du poids à cette hypothèse de travail, nous serons amenés à croiser voire à confronter linterprétation rhétorique des choix stylistiques de lauteur avec des considérations plus phénoménologiques et, osons le mot, existentielles. La question de la puissance visuelle de la représentation picturale ne peut être dissociée dune réflexion approfondie sur le rôle quelle joue dans la cohérence thématique, structurelle et idéologique de lœuvre, et doit inciter à réfléchir au sens que lauteur lui-même lui assigne dans sa quête, thérapeutique, philosophique, et peut-être même « littéraire », de cohésion intime. Lappréhension complexe du visible par lécriture dans lessai participe pleinement au processus de subjectivation auctoriale à lœuvre dans et par les Essais. Cette approche doit permettre délaborer une grille dinterprétation permettant déclairer, par un « lustre inusité », des passages de lœuvre ayant déjà fait lobjet de nombreux commentaires.

Luc Sautin

Université Toulouse Jean Jaurès

Il Laboratorio (EA 4590)

1 Nous citons le texte des Essais de Montaigne dans lédition dEmmanuel Naya, Delphine Reguig-Naya et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, 2009.

2 Il y a environ 200 occurrences du verbe « regarder » et environ 700 du verbe « voir » (Alice E. Leake, David B. Leake, Roy E. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, 1981).

3 Voir Havelange, De lœil et du monde : une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998, chapitre 1. Voir aussi Philippe Hamou, Voir et connaître à lâge classique. Stuart Clark évoque la ruine dun modèle « représentationnel » de la vision qui coïncide avec lépoque prémoderne (S. Clark, Vanities of the Eye, Oxford, OUP, 2007, p. 20).

4 Le récit biographique au début de ce même chapitre est de ce point de vue éclairant : le jeune Montaigne est incité à fréquenter un vieillard malade pour que ce dernier puisse aspirer par les yeux et la pensée une partie de sa jeunesse. La construction plaisante du récit – avec un effet de suspension qui révèle à la dernière phrase la conséquence néfaste du traitement pour le jeune homme – nest accompagnée daucune remise en question, explicite ou implicite, du bien-fondé dun tel traitement (I, 21, 242-243).

5 Le chapitre se clôt en 1580 (I, 1, 124-125) sur le récit de la liquidation du siège de Gaza par Alexandre qui, « le plus hardi des hommes, et si gracieux aux vaincus » reste néanmoins insensible devant la bravoure du commandant de la place quil fait torturer cruellement ; un second récit, ajouté sur lEB, renchérit sur cette insensibilité inexplicable du Macédonien (des hypothèses sont proposées, mais aucune nemporte lassentiment de lessayiste).

6 Cest sans doute dans cette perspective quil faudrait étudier en détail la fameuse description des arènes de Rome qui se trouve au cœur du chapitre « Des coches » (III, 6, 177-179). Les arènes sont en effet une formidable machine à produire du spectacle, séparées quelles sont dun monde extérieur dont elles mettent en scène, sur le mode fantaisiste dune prolifération réglée, les monstres et les merveilles. Le texte de Montaigne, qui sappuie principalement sur un ouvrage illustré de Juste Lipse, le De Amphitheatro Liber (dont il nous semble que les gravures représentant des plans de coupe architecturaux peuvent avoir joué un rôle non négligeable sur les descriptions des mises en scènes), révèle une compréhension très fine du pouvoir de ces spectacles sur les personnes qui y assistent, surtout si lon rapproche ce texte des remarques dans le chapitre « Des mauvais moyens employés à bonne fin » (II, 23, 512) qui soulignent, non sans une certaine amertume, la vertu édifiante de ces spectacles violents. Le contraste dans « Des coches » entre ces représentations fictives de la violence et la violence réelle des conquêtes espagnoles en Amérique mériterait une étude fine des ressources visuelles engagées dans une prose à visée polémique ; la question de la vue, quelle soit physiologique ou philosophique, est en effet au cœur du chapitre.

7 Voir le très riche chapitre dOlivier Pot consacré à cette question à la Renaissance : « De laliénation topique à la topique du sujet », in Émergence du sujet. De lAmant vert au Misanthrope, Genève, Droz, 2005.

8 Il faudrait ainsi étudier la façon dont le regard est étendu (de façon tout à fait topique) au sens dune lucidité morale qui permet de voir dans les cœurs (pensons au mythe de Momus tel que Lucien le raconte dans Hermotimus et que La Boétie le rappelle dans le Discours de la servitude volontaire : ce personnage de bouffon à la cour de lOlympe regrette que les hommes naient pas été dotés dune petite fenêtre dans leur poitrine qui permette de voir leurs pensées secrètes). Ce type de regard, attribut du sage ou du roi, participe à la construction idéale dune société de transparence morale, en ce quelle permet de dépasser les masques dun langage trompeur : le regard est alors assimilé à un crible, qui sexerce et saffine par lécriture dans la privauté de la librairie.

9 Voir à ce propos larticle de Laura Willett, « Montaignes Italian Prospects », Montaigne Studies, no 15, 2003, qui relève combien les descriptions dans le Journal sont sensibles à la question des distances des objets par rapport à la position de lobservateur, aux effets de plongée ou de contre-plongée et, plus généralement, aux effets de perspective déroutants.

10 Quelques exceptions, sous la forme de généralisations dun motif observé, sont néanmoins signalées par Olivier Pot dans « Lieux, espaces et géographie dans le Journal de voyage », Montaigne Studies, no 15, 2003, p. 79.

11 On pourrait rapprocher cette éthique de la description viatique de ce quAndré Tournon rappelle, dans un article sur « La poétique du témoignage dans Les Tragiques dAgrippa dAubigné », (Réforme, Humanisme, Renaissance, 2019, no 89), à propos des conditions dacceptabilité du témoignage en contexte judiciaire : « le tribunal soumet à sa délibération rationnelle et sanctionne par son jugement les phénomènes dont les témoins ont perçu et présenté les données sensibles » (p. 121). On rapprochera ces considérations de ce que Montaigne lui-même dit de la qualité variable des témoins dans « Des cannibales » (I, 31, 395-396). Ainsi, le Journal pourrait avoir eu pour fonction denregistrer des témoignages sensibles, avant tout visuels, pour servir ultérieurement de fondement pour des réflexions plus abstraites.

12 Olivier Pot, « Lieux, espaces et géographie dans le Journal de voyage », op. cit., p. 85.

13 Olivier Guerrier, « “Corps du lieu” : sur les paysages dans le Journal de voyage en Italie de Montaigne », Poésie et paysage, Volume dhommage à Jean Nimis, Revue de lÉcrit, Il Laboratorio, Toulouse, 2020, no 18, p. 27-36.

14 Pensons aussi lExtrait dune lettre que Monsieur le Conseiller de Montaigne écrit à Monseigneur de Montaigne, son père, concernant quelques particularités quil remarqua en la maladie et mort de feu Monsieur de La Boétie.

15 Voir la thèse de doctorat dAgnès Rees, soutenue devant lUniversité de Reims le 12.12.2011, sous la direction de Jean Balsamo, La poétique de la vive représentation et ses origines italiennes à la Renaissance (1547-1560), p. 44, qui cite Quintilien : « minus est tamen totum dicere quam omnia » (« on dit moins en indiquant lensemble quen donnant les détails »).

16 Pour une analyse détaillée de cette prosopopée et de son ancrage dans le chapitre i, 20 ainsi que de celle (dite « de la gravelle ») qui se trouve au chapitre iii, 13, voir le chapitre de Blandine Perona, « Consentir à la prosopopée pour suivre Nature », in Prosopopée et persona à la Renaissance, Paris, Garnier, 2013, p. 247-300.

17 Olivier Guerrier, Quand les poètes feignent, Paris, Champion, 2002, p. 139.

18 Ce type de mort fait lui aussi lobjet dun développement fantasmatique spécifique (voir par exemple les fantaisies macabres évoquées en III, 9, 271).

19 Mantegna, Andrea, Lamentation sur le Christ mort, vers 1480, 68x81 cm, Milan, Pinacothèque de Brera.

20 Le Parmesan, Autoportrait dans un miroir convexe, vers 1524, 24,4x 24,4 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

21 Olivier Pot, « De laliénation topique à la topique du sujet », in Émergence du sujet. De lAmant vert au Misanthrope, op. cit., p. 103.

22 I, 20, 228 (A) et 232 (C).

23 Michel Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu » inDits et Écrits (I), Paris, Gallimard, 2001, p. 1125.

24 Nous navons pas la place ici daborder le cas des récits biographiques clairement présentés en tant que tels, où la mise en ordre narrative agence des fragments mémoriels qui se présentent sous la forme de brèves descriptions sensitives, en particulier visuelles. Curieusement, un certain nombre de ces récits font dun certain usage de la vue la justification centrale de leur inclusion au sein dun chapitre : pensons par exemple aux deux récits à la fin du chapitre « De la physionomie », qui insistent sur les effets produits par lair franc dun visage, ou encore au célèbre récit de laccident de cheval qui constitue le cœur du chapitre « De lexercitation ». Ces souvenirs personnels, souvent marqués par une proximité avec la mort, sont constellés de notations visuelles : plus que dun « effet de réel », il sagit peut-être de la trace dune prolifération désordonnée de fragments mémoriels qui peuvent, à certains endroits, prendre le pas sur le dessein strictement argumentatif du propos : comme nous lavons étudié dans les exemples dhypotyposes, le potentiel renversement en termes de subordination de lexemple à largument ne va pas sans remettre en question une description rigoureusement logique du fonctionnement de lessai.

25 Essais II, p. 759.

26 « Aussitôt que Butas eût le dos tourné il dégaina son épée, et sen donna un coup au-dessous de lestomac : toutefois pour linflammation quil avait à la main il ne put pas frapper si grand coup quil en trépassât soudainement : ains en tirant à la fin il tomba de dessus son lit et fit bruit en tombant, par ce quil renversa une table Géométrique qui était joignant son lit, tellement que ses serviteurs qui en ouïrent le bruit sécrièrent incontinent : et aussitôt son fils et ses amis entrèrent en la chambre, là où ils le trouvèrent tout souillé de sang : et la plupart de ses boyaux sortant hors du corps, combien quil fût encore en vie et quil les regardât. Si furent tellement outrés de douleur, quils ne surent de prime face que dire ni que faire : mais son médecin sapprochant voulut essayer de remettre les boyaux qui nétaient point entamés et recoudre la plaie : amis quand il se fut un peu revenu dévanouissement, il repoussa arrière le médecin, et déchirant ses boyaux avec ses propres mains ouvrit encore plus sa plaie, tant que sur lheure il en rendit lesprit », Plutarque, Les vies des hommes illustres, Paris, Michel de Vascosan, 1565, p. 549v.

27 Selon le texte édité et traduit par René Waltz : « Liquet mihi cum magno spectasse gaudio deos, dum ille vir, acerrimus sui vindex, alienae saluti consulit et instruit discedentium fugam, dum studia etiam nocte ultima tractat, dum gladium sacro pectori infigit, dum viscera spargit et illam sanctissimam animam indignamque quae ferro contaminaretur manu educit. Inde crediderim fuisse parum certum et efficax vulnus : non fuit diis immortalibus satis spectare Catonem semel ; retenta ac revocata virtus est, ut in difficiliore parte se ostenderet : non enim tam magno animo mors initur quam repetitur. Quidni libenter spectarent alumnum summ tam claro ac memorabili exitu evadentem ? Mors illos consecrat, quorum exitum et qui timent laudant. » [Je ne doute pas que les dieux naient vu avec une joie profonde ce grand homme, si ardent à son propre supplice, soccuper du salut des autres et tout organiser pour leur fuite, consacrer sa nuit suprême à létude, plonger lépée dans sa sainte poitrine, puis répandre ses entrailles et délivrer de sa main cette âme auguste, quaurait déshonorée la souillure du fer. Voilà sans doute pourquoi le coup mal assuré manqua dabord son effet : les dieux immortels ne se contentèrent pas davoir vu Caton paraître une fois dans larène ; ils y retinrent, ils y rappelèrent son courage, afin de le contempler dans une épreuve plus difficile encore : car il faut moins dhéroïsme pour aller à la mort que pour la chercher à nouveau. Comment neussent-ils pas pris plaisir à voir leur nourrisson opérer une si belle et si glorieuse sortie ? La mort est une apothéose, lorsquelle force ladmiration de ceux même quelle épouvante]. Sénèque, « De la providence », Dialogues (t. 4), Paris, Les Belles lettres, 2003, p. 14.

28 Ces informations sont présentes chez Sénèque comme chez Plutarque et font lobjet dun court développement chez Montaigne dans le chapitre « Du dormir » (I, 44, 486).

29 « Ornant son corps magnifiquement, et lui faisant un convoi de funérailles le plus honorable quils purent, linhumèrent sur le rivage de la mer, là où il y a encore aujourdhui une sienne statue tenant une épée en la main. » Plutarque, op. cit., 550r.

30 Ἐγνάτιοι δέ , πατὴρ καὶ υἱός , συμφυέντες ἀλλήλοις διὰ μιᾶς πληγῆς ἀπέθανον · καὶ αὐτῶν αἱ κεφαλαὶ μὲν ἀπετέτμηντο , τὰ δὲ λοιπὰ σώματα ἔτι συνεπέπλεκτο [Les deux Egnatius, le père et le fils, se tuèrent du même coup, en se tenant étroitement embrassés. On leur coupa la tête à lun et à lautre, et leurs troncs ne furent point séparés.], Appien, Guerres Civiles, IV, 21 (traduction Philippe Remacle).

31 « Ignatius aussi le père & le filz de mesme nom, coururent les espees nues lun contre lautre, tellement quilz se occirent, & en mourant sembrasserent si estroict, que apres quon leur eut couppé les testes demeurerent les corps encore embrassez, blessez chascun dun seul coup », Appian Alexandrin, Des Guerres des Romains, Livres XI, traduit en Francoys par feu M. Claude de Seyssel, Lyon, Antoine Constantin, 1544, p. 482.

32 La fascination quexerce limage sur lénonciateur fait dérailler le cours construit de son propos, elle menace la stabilité de la production textuelle, parce quelle demande une réponse qui, justement, met à mal lordre du texte. Rappelons ce quécrit Mariah Loh à propos du registre de lhorreur à lépoque prémoderne : « horror is a confrontation with representation, with an image that is placed before the spectators gaze, a fiction whichnevertheless demands an embodied and even visceral response from de viewer as if it were real ». (“Introduction : Early Modern Horror”, Oxford Art Journal, 34, 2011, p. 329).

33 Valérie Auclair, « Lœil médusé. Perspective et interprétation des Massacres du Triumvirat dAntoine Caron (1566) », Communications, 2009/2 (no 85), p. 79-101.

34 Géralde Nakam, Montaigne et son temps, Paris, Gallimard, 1993 [1982], p. 128.

35 Ibid. p. 149.

36 Dans un Massacre des triumvirs de 1562 (125x138 cm) longtemps attribué à Antoine Caron (mais réattribué depuis 1945 à Nicolo dellAbbate, qui travailla en France entre 1552 et 1571), conservé au Musée de lOise à Beauvais, les cous coupés du couple filial vomissent des fontaines de sang lun sur lautre, ce qui nest pas le cas dans la plupart des représentations.

37 À propos du tableau de Caron, Valérie Auclair note que « les scènes de tuerie sans lien entre elles sont dispersées sur la toile de Caron, mais elles sorganisent en fonction de la perspective, grâce à laquelle le peintre articule de manière rigoureuse les rapports de causalité entre tyrans et massacres et renforce linterprétation du tableau comme manifestation du mauvais gouvernement » (art. cité, p. 89).

38 On évoque traditionnellement le « triumvirat catholique » pour désigner lalliance de circonstance entre le connétable de Montmorency, Jacques dAlbon de Saint-André et le duc de Guise visant à contrecarrer la politique de tolérance religieuse menée par Catherine de Médicis. Valérie Auclair rappelle combien lutilisation de cette appellation relève dune stratégie polémique de la part du Prince de Condé (art. cité, p. 95).