Aller au contenu

Classiques Garnier

La conception du Nouveau Monde d’après la critique de la loi naturelle chez Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2021, n° 73
    . varia
  • Auteur : Castañeda (Felipe)
  • Résumé : La conception montaignienne du Nouveau Monde contraste avec celle des penseurs scolastiques du XVIe siècle, pour qui la notion de « loi naturelle » structurait les justifications et réflexions sur la domination espagnole en Amérique. Dans quelle mesure la critique de cette conception jusnaturaliste du droit a-t-elle pu conditionner l’approche de la réalité amérindienne par Montaigne ?
  • Pages : 337 à 355
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406126072
  • ISBN : 978-2-406-12607-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0337
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/11/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Loi naturelle, jusnaturalisme, Thomas d’Aquin, Conquête de l’Amérique par l’Espagne, loi chez Montaigne, coutumes, lois de conscience
337

La conception du Nouveau Monde d après la critique de la loi naturelle chez Montaigne

La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre.

Montaigne, III, XIII, 10651.

Les juristes et le Nouveau Monde

Les discussions espagnoles sur la légitimité de la conquête et de la colonisation de lAmérique sont supposées ne pas seulement avoir essayé de montrer comment il y avait accord ou contradiction entre les valeurs morales et religieuses élémentaires alors en vigueur et lentreprise belliqueuse de domination des peuples récemment découverts, mais aussi avoir tenté de rendre compte de toute cette situation nouvelle. Ainsi donc, la tâche consistant à décrire et valoriser ce monde nouveau a impliqué une réflexion sur les principes et les catégories élémentaires qui devraient servir dinstruments conceptuels pour la mener à bien. Les controverses portant sur le fait de savoir si les Indiens devaient être considérés comme esclaves par nature ou non, sil sagissait de peuples barbares et en quel sens, si on pouvait les considérer comme les véritables propriétaires de leurs terres ou si le pouvoir de Rome atteignait les limites de la juridiction séculière, notamment, rendent compte de tous ces aspects. Toutefois, malgré la grande complexité résultant de la diversité dattitudes et de nuances, il ressort que lorsque lon étudie, par exemple, des positions aussi différentes que celles de 338Bartolomé de las Casas et de Juan Ginés de Sepulveda, en passant par celles de Francisco de Victoria, la notion de « loi naturelle » joue un rôle prépondérant pour chacun deux. Il sagissait en effet dun concept fondamental pour pouvoir parler de guerre juste, et par conséquent dune notion implicite dans la façon de concevoir la portée et le contenu des droits, aussi bien des Espagnols que des Indiens2. Ainsi, on pourrait affirmer que la conception du Nouveau Monde fut en quelque sorte une construction dexperts en lois naturelles et en lois divines, cest-à-dire une construction de juristes.

Comme on sait, Montaigne étudia lui aussi le droit ; il exerça une profession juridique3 et écrivit sur ce monde « que lon venait de découvrir ». Pourtant, sa vision diffère clairement de celle de ces théologiens juristes espagnols. Ceci peut tenir à plusieurs raisons, comme, par exemple, son scepticisme pyrrhonien, sa critique de la situation dinstabilité et de guerre civile dalors, sa capacité à penser lAmérique sans les compromissions et les conditionnements dun Espagnol de la seconde moitié du xvie siècle, son attitude plutôt réaliste en matière politique, ses conceptions éthiques et morales visant à une revalorisation de la sensibilité et à labsence de douleur, notamment. Cet article cherche à examiner une autre possibilité : sa critique de la notion de loi naturelle4.

Certaines remarques simposent sur la portée et les limitations de cette approche : il ny a, de la part de Montaigne, aucune critique explicite des penseurs scolastiques espagnols impliqués dans les débats sur la conquête, alors quen principe ils étaient proches de lui temporellement 339et par la langue latine quils pratiquaient5. En dehors de la référence aux obligations naturelles dans « Des Coches », il ny a pas non plus de mention de textes légaux ou de lois spécifiques qui auraient été utilisés pour argumenter sur la guerre juste, afin de justifier la conquête. Toutefois, à plusieurs endroits des Essais, Montaigne ne parle pas seulement des fondements de la loi, de sa relation avec la coutume et de sa variété nécessaire, il aborde aussi la loi naturelle, assimilable en un sens à celle de la scolastique, comme on le verra, malgré les multiples nuances que pouvait avoir cette notion6. Dans un passage, qui plus est, il suggère un certain type de relation entre Thomas dAquin et Sebond7 :

je menquis autrefois à Adrien Turnebus, qui sçavoit toutes choses, que ce pouvoit estre de ce livre [celui de Sebond] ; il me respondit quil pensoit que ce fut quelque quinte essence tirée de Saint Thomas dAquin : car, de vray, cet esprit là, plein dune erudition infinie et dune subtilité admirable, estoit seul capable de telles imaginations (II, XII, 440).

Ainsi, demblée, sont affirmées certaines caractéristiques de la loi naturelle qui conditionneront la compréhension du Nouveau Monde. La présente recherche sappuie essentiellement sur le Traité de la loi de Thomas dAquin8 puisquil sagit de la référence obligée des scolastiques espagnols mentionnés. Par la suite, seront exposées les différentes critiques de Montaigne concernant cette conception traditionnelle de la loi naturelle ; et seront laissées de côté ses indications sur ce que pourrait 340être un sens acceptable de cette notion9 ou sur la façon dont on peut comprendre la notion de nature dans sa relation à la loi10. On montrera enfin comment cette critique a pu conditionner lapproche du Nouveau Monde par Montaigne.

Lhumain universel, nécessaire et rationnel

Dans l« Apologie de Raimond Sebond », Montaigne confronte la philosophie et les philosophes au rôle de cohésion que joue la religion11. Y apparaissent une série de remarques sur la loi et la justice, où il affirme notamment :

pour donner quelque certitude aux loix, ils [les philosophes] disent quil y en a aucunes fermes, perpetuelles et immuables, quils nomment naturelles, qui sont empreintes en lhumain genre par la condition de leur propre essence (II, XII,579-580).

Il nest malheureusement pas possible de savoir avec certitude à quels philosophes, penseurs ou théologiens Montaigne se réfère, bien quil fasse allusion à lune des définitions scolastiques les plus traditionnelles de la loi naturelle. On sappuiera donc ici sur Thomas dAquin, source à laquelle sest abreuvée et dans laquelle a été baignée une grande partie des théologiens juristes espagnols de lépoque de la Conquista.

Selon lAquinate, lêtre humain agit comme tel dans la mesure où il le fait rationnellement ; ce qui suppose quil soit en capacité dœuvrer par lui-même, et en fonction de fins. Lautonomie dans laction repose sur la volonté comme capacité à se déterminer librement cest-à-dire en dehors de toute coercition, en fonction de ce qui est considéré bon 341et désirable. Ce qui est supposé bon et désirable, les fins, est à son tour proposé par lentendement, capable de rendre compte de la réalité, de la connaître et de lapprécier. Cela dit, cet usage de la rationalité pour déterminer laction fonctionne de manière syllogistique : la raison pose une série de règles ou de normes qui déterminent en général ce quil convient de faire et déviter, ainsi que ce qui est permis ou indifférent ; lentendement rend compte des situations concrètes auxquelles lêtre humain est exposé ; la raison pratique compare les normes et les faits, donnant lieu à des jugements pratiques où se fixe le cap de laction particulière.

Cependant, toutes les normes dont se sert la raison pratique nont pas le même degré de certitude. Il y en aurait en effet qui seraient évidentes par elles-mêmes et qui pourraient fonctionner comme les principes pratiques de base ; et grâce à ceux-là, on arrive à une première approche de la notion de loi naturelle :

les préceptes de la loi naturelle étaient, par rapport à la raison pratique, ce que les principes premiers de la démonstration sont par rapport à la raison spéculative ; les uns et les autres sont en effet des axiomes évidents par eux-mêmes12.

Ainsi donc, par « loi naturelle », on peut comprendre un principe pratique évident et rationnel, équivalent par exemple à des principes comme celui de non-contradiction ou celui didentité. Selon Thomas, le premier de tous les principes pratiques serait ainsi défini : « Cest donc le premier précepte de la loi quil faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal. Cest sur cet axiome que se fondent tous les autres préceptes de la loi naturelle13 ».

Cest un pas décisif dans largumentation : il peut sembler évident que le bien soit désirable et quil faille éviter le mal, puisque la notion même de bien suppose celle du désirable, et la notion de mal, celle de lévitable. Il sagirait de répondre à la question de savoir ce quil faut entendre plus concrètement par bien et par mal. Thomas dAquin sen rapporte ici aux inclinations naturelles. Tout être humain se sent poussé, motivé, porté à atteindre certaines fins. Cette inclination na pas besoin dapprentissage ; elle est naturelle. Elle serait fondée sur lessence même 342de lêtre humain. Il sagit de ce en quoi lhomme serait pleinement et parfaitement réalisé. Ainsi, lorsque lhomme perçoit ces fins, il perçoit en même temps ce dont la possession rendrait son être achevé, et par conséquent son propre bien :

lesprit humain saisit comme des biens, et par suite comme dignes dêtre réalisées toutes les choses auxquelles lhomme se sent porté naturellement []. Cest selon lordre même des inclinations naturelles que se prend lordre des préceptes de la loi naturelle14.

Comme on peut le voir, pour ce qui concerne les besoins humains fondamentaux, le premier principe rationnel pratique se concrétise : le bien quil faut chercher, cest celui que fixent les inclinations naturelles qui montreraient laction nécessaire à suivre, afin que lêtre humain puisse se réaliser pleinement comme tel, selon son essence.

De là découlent les lois naturelles spécifiques : dans la mesure où la raison humaine appréhende ces biens naturels, elle les présente comme des choses quelle doit naturellement désirer, ou, à lopposé, quelle doit éviter. Puisquune première inclination la motive, selon Thomas, à se maintenir dans lexistence, la première loi naturelle consisterait à faire tout son possible pour se maintenir en vie. Pour cette même raison, le précepte « Tu ne tueras pas » serait lui aussi de lordre de la loi naturelle, et donc une condamnation du suicide. Toutefois, puisquil est indispensable, pour se maintenir en vie, davoir accès à la nourriture, la domination sur tous les êtres pouvant être considérés comme aliments serait également de lordre de la loi naturelle. Mais pas seulement : linclination fondamentale à saccrocher à lexistence peut conduire à justifier lidée que toute la création est à la disposition de lhomme par cette même loi naturelle. Cest ce quexpriment des principes tels que « le moins parfait est pour le plus parfait », ou bien « lhomme est la fin de la création ».

Pour en revenir à la définition de la loi naturelle, on peut affirmer quil sagit de principes pratiques, fixés par la raison, de caractère évident, dans lesquels sont déterminés les biens humains fondamentaux, assumés comme les fins en lesquelles lêtre humain atteint sa pleine réalisation, la perfection selon son essence ou sa nature.

343

Puisque lessence humaine représente sa forme, au sens de ce qui la définit, au sens de ce composant de son être qui fait quil est ce quil est, la loi naturelle établit, en principe, ce sans quoi un être humain ne saurait être ce quil est. La loi naturelle détermine, si lon veut, ce qui est assumé comme nécessairement humain en termes pratiques, cest-à-dire les biens que lhomme doit chercher et atteindre sil veut être considéré comme tel, et les maux à éviter sil ne veut pas perdre sa nature. Par conséquent, la loi naturelle est supposée être un ensemble de normes universellement applicables, au sens où tout être humain sans exception doit en principe sy conformer, indépendamment de sa culture ou de son histoire.

Or, comme linaccomplissement de la loi naturelle implique de ne pas pouvoir atteindre les biens humains fondamentaux en lesquels saccomplit sa perfection, il suppose une faillite de la réalisation humaine. De même, cette imperfection signifie un éloignement de lhumain en général, si lon veut : un certain degré de dégénérescence. Celui qui enfreint la loi naturelle se déshumanise ; dune certaine manière, il tend à se bestialiser.

Mais ce nest pas tout ; la loi naturelle se conçoit comme une norme que tout être humain ayant lusage de la raison est capable de comprendre comme évidente. Il en est ainsi puisque, en principe, tout être humain présente les mêmes inclinations naturelles, puisquil partage une même essence et une même nature. La norme naturelle génère donc une obligation elle aussi naturelle. Suivre ses préceptes nest pas facultatif ; ils se présentent comme un devoir. Cest pourquoi y contrevenir na pas seulement pour effet une dégénérescence de lêtre même, mais signifie une sorte daffront, dinjure à lhumanité. La personne qui ne les respecte pas devient un délinquant naturel, un criminel à un certain degré à légard du bien humain.

Rappelons que la loi naturelle ne génère pas uniquement des obligations individuelles, mais également sociales et politiques. Pour Thomas dAquin, lêtre humain est par nature un être social qui sorganise politiquement. Cela se manifeste par une inclination naturelle à vivre avec dautres et à engendrer des formes de gouvernement garantissant et favorisant le bien commun. Cest pourquoi il est dans lordre de la loi naturelle, non seulement de vivre en société, mais aussi de fonder et de maintenir des pouvoirs qui la régulent. Ainsi donc, lindividu na pas seulement des devoirs naturels individuels, mais aussi collectifs 344et politiques. Pour cette même raison, un corps social doit aussi se conformer à la loi naturelle dans la détermination de ses lois positives, en tout temps, en tout lieu et en toutes circonstances, et ce même corps social peut éventuellement être considéré comme une sorte là encore de « délinquant » naturel lorsquil impose des normes qui portent atteinte à lidéal de perfection humaine.

La loi naturelle pose donc des critères qui fixent aussi bien les minima de lhumanité que la hauteur de son éventuelle perfection. Tout peuple, toute personne tombent en principe sous cette aune. Certains seront plus éloignés de cet accès aux biens humains, dautres en seront plus proches ; certains, éventuellement, ségareront en chemin. Quoi quil en soit, à partir de cet ensemble de normes naturelles, on peut établir une cartographie des peuples en fonction de leur proximité avec un idéal supposé de réalisation humaine. La similitude simpose : une même essence, une même nature, un même devoir dhumanité. On peut tolérer la différence dans la mesure où il sagit ditinéraires alternatifs conduisant à la même fin ultime que constitue le bien humain. Les autres possibilités sont condamnées comme contre nature, comme voies de dégénérescence et dillicéité allant à lencontre de la justice naturelle.

Lillusion duniversalité de la loi naturelle

Sil existait des lois naturelles15 inscrites dans le cœur de chaque être humain, tendant à soutenir normativement leur propre réalisation, on devrait sattendre à ce quen général tout peuple et toute personne non seulement reconnaissent les mêmes lois naturelles fondamentales, mais aussi les approuvent. Pour Montaigne cependant, cela ne semble pas être le cas :

Quelle verité que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà ? [] Et, de celles-là [les lois naturelles], qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, [] ils sont, dis-je, si miserables [les philosophes] que de 345ces trois ou quatre loix choisies il nen y a une seule qui ne soit contredite et desadvoëe, non par une nation, mais par plusieurs. Or cest la seule enseigne vraysemblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles, que luniversité de lapprobation (II, XII, 579-580).

Le constat de la non-approbation universelle dun même ensemble fondamental de lois naturelles est un argument qui suppose que lon attribue une valeur toute particulière aux faits culturels et historiques que lon peut vérifier. Ce sont les pratiques réelles des personnes dans leurs situations concrètes qui permettent détablir quels codes sont réels ou non. Ainsi, si une norme tend à être valable en toute nation, en tout lieu et en tout temps, on doit pouvoir vérifier quelle est en vigueur partout. Il pourrait y avoir des exceptions si lon se référait à des situations dans lesquelles on pourrait appliquer quelque chose comme la « raison dÉtat » ; mais en tout cas, il ny aurait pas de sens à parler de la réalité de la loi naturelle si lon découvrait des nations entières vivant normalement sous des législations contradictoires avec celles dautres peuples16.

Dans la pensée juridique thomiste, on trouve plusieurs types dexplications qui pourraient justifier une ambigüité et le manque de validité de la loi naturelle17. Il convient ici de reprendre brièvement certaines dentre elles, afin de souligner les points de distance avec la position de Montaigne.

Tout dabord, on peut expliquer lignorance de la loi naturelle par des conduites vicieuses, aussi bien individuelles que collectives, qui finissent par troubler, obscurcir, déformer une perception adéquate de linclination naturelle. En effet, si lon entend par vice une habitude qui empêche de réaliser correctement ce que lon doit être par nature, une disposition du corps social, ou des facultés personnelles propices à un développement imparfait de lessence propre, alors le vice empêcherait 346une perception appropriée des biens humains fondamentaux. Cela pourrait conduire à une formulation défectueuse ou erronée de la loi naturelle. Cest ainsi que des auteurs comme Sepúlveda auraient très bien pu affirmer quen bonne partie, les lois « contre nature » de certains peuples américains étaient dues à leur ancestrale condition de perdition sur le plan des coutumes.

Une autre explication, très discutée dans des controverses comme celle de Valladolid, pourrait venir de largument selon lequel tous les êtres humains ne disposent pas dune égale capacité rationnelle. Dans cette perspective, certains êtres humains, par nature, seraient esclaves, et dautres, maîtres. La différence résiderait essentiellement dans la capacité à prévoir lavenir, dans le fait dêtre vraiment doué de raison et dans la prudence. Or, comme la reconnaissance de la loi naturelle suppose une raison suffisamment habile pour reconnaître des jugements évidents qui servent de principes pour arriver à des conclusions pratiques, sil y a des êtres humains qui, en raison de leur constitution naturelle, nen sont pas capables, ils présenteront des lacunes dans la connaissance et dans le suivi des préceptes naturels.

Troisièmement, on peut affirmer, surtout en cette période féroce de conflits religieux, que la lutte entre le bien et le mal ne se situe pas seulement entre les peuples, mais aussi au niveau de Dieu et de ses anges contre le diable et ses démons. Lidolâtrie de peuples comme ceux du Nouveau Monde, qui adoraient Dieu notamment au moyen de sacrifices humains, peut être lue comme une victoire partielle du démoniaque sur lun des fronts de cette guerre transcendante. Quoi quil en soit, lidolâtrie des peuples sans contact avec le christianisme catholique aurait brouillé leur interprétation de lidée fondamentale du bien, et peut-être aussi faussé une compréhension adéquate de la loi naturelle.

Enfin, il est clair que la loi naturelle se manifeste de bien des façons grâce à un ensemble de normes dans lesquelles elle est inscrite, ce qui peut produire une illusion de diversité. En effet, certains préceptes naturels peuvent être substitués à dautres : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas quon te fasse » peut avoir une signification similaire à « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Mais également, à partir de certains préceptes naturels, on peut en déduire dautres, qui rendent compte de lensemble du droit des gens. Et en principe, toutes ces normes ont une même validité, ce qui génère une prolifération 347normative qui peut donner lillusion de la diversité, de léquivoque, voire de linconsistance. Dautre part les lois naturelles, dans leur application concrète, sont régulées par les lois positives. La nécessaire multiplicité et diversité de codes peut finir par se projeter sur la loi naturelle elle-même, ce qui pourrait expliquer son apparent manque dunité.

Pour en revenir à sa critique, Montaigne sattache à limportance du donné, et au constat de sa diversité et de sa multiplicité. Sil ny a pas duniformité dans la formulation des lois naturelles fondamentales, sil ny a pas de consensus quant à leur validité, alors il est insensé de parler de lois naturelles fondées sur une supposée essence humaine. Par conséquent, le fait juridique de la prolifération de lois prétendument naturelles, pour ainsi dire, ne doit pas être relativisé sur la base de distinctions présumées entre peuples vicieux et peuples vertueux, entre barbares, esclaves par nature des civilisés et maîtres naturels, défenseurs de la véritable religion face à des idolâtres ou hérétiques possédés par le démon, et encore moins par des discussions dherméneutique juridique. Sil existe donc bien quelque chose comme des lois naturelles, elles doivent être écrites dans le même langage pour tout être humain, et doivent pouvoir être lues, interprétées et observées peu ou prou de la même manière. Sil existait des explications valables de la raison pour laquelle ce nest généralement pas le cas, cela porterait précisément atteinte à leur caractère naturel. Montaigne écrit :

Car ce que nature nous auroit veritablement ordonné, nous lensuivrions sans doubte dun commun consentement. Et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentiroit la force et la violence que luy feroit celuy qui le voudroit pousser au contraire de cette loy (II, XII, 580).

La coutume et la loi

Comme on la déjà noté, pour des auteurs comme Thomas dAquin, la loi naturelle se fonde sur la raison : le premier principe de la loi naturelle suppose que lentendement sain est toujours capable détablir que la notion de bien inclut en soi celle du désirable, et que par conséquent les propositions : « Le bien est ce qui suscite le désir » et « Le bien évite le 348mal » renferment une vérité évidente et incontestable. Or, si le fondement de la loi naturelle est la raison dans sa capacité à saisir lévidence de ce type de vérités, il est alors clair que la loi naturelle ne se fonde pas sur la coutume. Cest un point que souligne expressément Thomas : « La loi naturelle nest pas un habitus. En effet, il a été dit précédemment que la loi naturelle est établie par la raison, de même quune proposition est aussi lœuvre de la raison18 ». Francisco de Vitoria donne ce commentaire : « Il pose [Thomas dAquin] une conclusion dans laquelle il dit, si lon parle dhabitude précisément, que la loi naturelle nest pas habitude, parce que lhabitude est quelque chose qui se fait par la raison, comme la loi, qui est un arrêt et un jugement19 ».

Ce qui précède nempêche pas que, depuis la scolastique, on puisse établir quelque relation entre coutume et norme. Les pratiques répétées qui se révèlent socialement et politiquement utiles peuvent être sanctionnées par la loi. La coutume serait alors le fondement de la norme. Toutefois il sagirait de conduites qui doivent être en accord avec la loi naturelle elle-même. Ainsi, bien que la législation humaine et positive puisse être fondée sur les coutumes, si ces dernières contredisent les préceptes naturels ou sy opposent, la loi humaine devrait elle-même être remise en question du fait de son fondement vicieux et non pas la loi naturelle20. Face à cette tradition, le point de vue de Montaigne surprend :

Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume : chacun ayant en veneration interne les opinions et mœurs approuvées et receues autour de luy, ne sen peut desprendre sans remors, ny sy appliquer sans applaudissement (I, XXIII, 115).

Et pour cette même tradition scolastique qui nous occupe, lêtre humain en tant quagent moral ne se comprend pas seulement comme sujet pouvant agir par lui-même rationnellement, mais aussi et très spécifiquement comme une sorte de juge de lui-même. La raison pratique lui indique le chemin à suivre selon les lois naturelles, en même temps quelle contrôle sil suit effectivement le chemin indiqué. Ce contrôle, selon des auteurs comme Thomas dAquin, est inévitable dans 349la mesure où il sagit de personnes morales. Tout se passe au sein de la conscience ; cest là que chacun sait, sans possibilité de mensonge ni de faux témoignages, dans quelle mesure sa conduite sajuste au devoir, punissant ou récompensant avec la mauvaise ou la bonne conscience. Ce nest évidemment possible que si lon dispose dune notion claire et manifeste de ce que sont le bien ou le mal liés à lobligation. Et ceci supposerait alors une autre fonction, une autre dimension de la loi naturelle21 : non seulement elle signale ce quest le bien ou le mal, mais, dune certaine manière, elle force et motive leur exécution, ce qui évite que linfraction soit indifférente à lagent moral. Intérieurement, on lassume comme ordre et comme ce qui est susceptible de recevoir récompense ou punition. Pour des auteurs comme Thomas, il y a, en amont, la volonté de Dieu qui, en quelque sorte, par le biais de sa providence, inscrit dans le cœur humain la notion de devoir22.

Montaigne accepte quil y ait des lois de la conscience. La personne morale, en effet, est capable de remords ou destime de soi en fonction de sa conduite. Cela se produit dans sa propre intériorité, indépendamment du jugement extérieur et sans la possibilité dêtre manipulé à volonté par la personne elle-même. Cependant, Montaigne remet en question son origine naturelle, cest-à-dire le fait que ce serait des lois naturelles de la conscience. Cest une remarque fondamentale, car si les lois de la conscience ne sont pas proprement naturelles, et si elles sont intimement liées à celles qui sont traditionnellement considérées comme des lois naturelles, alors, la critique de lorigine supposément naturelle des lois de conscience peut aussi sappliquer aux prétendues lois naturelles en général.

Il est à noter que, dans ce passage, ce à quoi Montaigne se réfère précisément lorsquil parle dune prétendue origine « naturelle » des lois de conscience nest pas clair. On pourrait penser à des approches supposant que ces normes sont imprimées dans la conscience comme le sont les instincts chez les animaux, et même chez lhomme ; cest-à-dire 350comme partie de sa dotation naturelle, sans que celle-ci soit le fruit dune acquisition par léducation ou par la culture. Mais on pourrait aussi penser quil fait allusion à un sens du terme naturel se référant simplement à lorigine rationnelle non viciée de ces lois de conscience. Dans ce cas, la saine raison possède par nature certaines aptitudes qui, lorsquelles sont correctement exercées, donnent lieu à des résultats inhérents à son agir naturel ; cest pourquoi elles sont considérées comme « naturelles ». Quoi quil en soit, la critique de leur prétendue origine naturelle sappuie sur une affirmation beaucoup plus claire et percutante : elles nont pas une origine naturelle, parce quelles tirent leur origine de la coutume ; pour Montaigne, elles ne sont donc pas issues de la rationalité humaine. Il convient de sarrêter sur ce qui peut être considéré comme un questionnement très profond vis-à-vis du cœur même de la notion traditionnelle de loi naturelle dont nous traitons ici.

Sil fallait mentionner quelque chose qui obsède particulièrement Montaigne au sujet des coutumes, ce serait sûrement leur grande diversité et leur multiplicité. Tout comme il y a celles qui nous sont propres et connues, qui servent de référent identitaire particulier, il y a en a de plus étranges, à peine imaginables, même par limagination la plus débordante. Ainsi, si les lois ont leur origine en ce vaste et insaisissable horizon de possibilités, il peut alors également y avoir des lois de tous genres. Montaigne écrit :

mais dautres opinions y en a il de si estranges, quelle naye planté et estably par loix és regions que bon luy a semblé ? [] Jestime quil ne tombe en limagination humaine aucune fantasie si forcenée, qui ne rencontre lexemple de quelque usage public, et par consequent que nostre discours nestaie et ne fonde (I, XXIII, 111).

Il nest chose en quoy le monde soit si divers quen coustumes et loix (II, XII, 580).

Et ceci est tout à fait remarquable, si lon revient aux lois de la conscience : il y a en principe bien des façons de définir darticuler une conscience morale. En dautres termes, il serait absurde et très réducteur de penser que chaque être humain se juge lui-même en son for intérieur de la même manière. Tout dépend du lait nourricier quil aura bu au cours de son éducation habituation particulière. Mais les coutumes ne présentent pas seulement un grand éventail de possibilités ; le fait que 351lune ou lautre sinstalle dépend de facteurs difficilement contrôlables à volonté. Le lieu et le moment où lon vit peuvent décider à la longue du type de religion, et par conséquent, de la loi morale fondamentale : « Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans » (II, XII, 445). Cela suggère le caractère relatif des lois fondamentales structurant un sujet en tant que personne morale, du fait de la possibilité de grandes différences entre des êtres humains appartenant à des peuples divers. Toutefois, bien que les coutumes puissent être extrêmement variées, elles ne sont pas toutes également enracinées. La coutume naît de conduites que la répétition rend habituelles. Avec le temps, lhabitude sinstaure, salimentant elle-même de sa propre répétition. Néanmoins, pour reprendre la métaphore de Montaigne, cela ne rend compte que de la longueur de la rivière, que de la longévité de lhabitude, de sa transmission des uns aux autres, du caractère invétéré de la tradition. Le débit du fleuve, ce serait le taux de participation des familles, de la communauté, du réseau des peuples qui pourraient éventuellement partager ce même mode de vie. Cest dans ces deux facteurs que résident en grande partie la solidité et la résistance de la coutume. Ainsi, comme pour les cours deau, en remontant vers la source, son bien-fondé peut paraître vain et fragile si lon constate un faible débit, et une source jeune et récente. De même, à certains moments, la force de la coutume se concrétise principalement en fonction du nombre de personnes qui en font leur propre nature, croyant que ce fut toujours et quil en sera toujours ainsi. Tous ces aspects affectent les lois, y compris la force des lois tutélaires des sociétés :

Les loix prennent leur authorité de la possession et de lusage ; il est dangereux de les ramener à leur naissance : elles grossissent et sennoblissent en roulant, comme nos rivieres : suyvez les contremont jusques à leur source, ce nest quun petit surion deau à peine reconnoissable (II, XII, 583).

Ce passage peut également indiquer que les lois dites « naturelles » sont tout simplement des règles qui ont été normalisées avec le temps, de telle sorte que les peuples qui les suivent les assument comme si elles étaient valides toujours et partout, cest-à-dire comme si elles faisaient partie intégrante de lordre naturel lui-même. Un peu comme sil sagissait dun fleuve sans source et sans embouchure connues.

Toutefois, si la force de la loi est dans son ancienneté, pour le dire rapidement, alors elle nest pas dans le fait quelle soit juste : « []352les loix se maintiennent en credit, non par ce quelles sont justes, mais par ce quelles sont loix. Cest le fondement mystique de leur autorité ; elles nen ont poinct dautre. » (III, XIII, 1072). Pour souligner le fossé qui sépare ici Montaigne de la pensée scolastique, il faut mentionner que, pour celle-ci, la loi naturelle traditionnelle, en principe, fait office de critère de base de la justice pour toute loi humaine. La loi naturelle est alors le référent même de justice, servant de pilier pour que quelque autre type de loi proposée ou promulguée par lhomme puisse être comprise comme telle. Cest assez remarquable parce que cela suppose quen grande partie, pour ce jusnaturalisme, le fondement de la loi humaine réside précisément dans la possibilité quelle puisse être considérée comme juste. Thomas dAquin, citant saint Augustin écrit :

Il ne semble pas quelle soit une loi, celle qui ne serait pas juste. Cest pourquoi une loi na de valeur que dans la mesure où elle comporte de la justice. Or, dans les affaires humaines, une chose est dite juste du fait quelle est droite, conformément à la règle de la raison. Mais la règle première de la raison est la loi de nature []23.

Par conséquent, Thomas semble cautionner lidée quun peuple puisse licitement entrer en insubordination si les lois du gouvernant sopposent à la loi naturelle, ce qui engendrerait une sorte dinjustice naturelle. Pour Montaigne, cela naurait pratiquement pas de sens : la force du courant du fleuve est le fondement de lobéissance, sans quimporte vraiment si lon est daccord ou pas avec la direction dans laquelle nous entraîne le courant des coutumes. Et cela est aussi valable pour les lois qui aspirent à passer pour naturelles : on obéit non pas parce quelles incarnent la justice en soi, ou parce quil existe une sorte dintérêt moral comme le dira Kant, mais par la relation de domination effective quelles présupposent.

Vers un autre monde hors de la loi naturelle

Comme on la déjà noté, la loi naturelle na pas seulement servi dinstrument conceptuel dans la construction des justifications de 353la Conquista et de la colonisation, mais aussi de facteur déterminant du prisme à travers lequel une conception du Nouveau Monde a été élaborée, du moins dans le cas de nombreux penseurs scolastiques ibériques de lépoque. Le droit naturel cherche donc à établir ce quest lêtre humain dun point de vue essentiel, ce quil doit devenir, quelle est sa nature réelle. Et par conséquent, quelle devrait être la manière de procéder dans la rencontre entre Espagnols et Indiens, en fonction de cette normativité : ce quil faudrait respecter ou détruire, comment procéder et comment envisager la nouvelle interrelation. Or, si pour Montaigne cela navait aucun sens de parler de lois naturelles, cela a dû malgré tout affecter sa façon de concevoir et dinterpréter cette nouvelle réalité, sa façon de la voir.

Un premier aspect concerne la remise en cause des prétentions à luniversalité de ses propres points de vue, de sa conception des choses et de ses croyances. Montaigne nhésite pas à écrire :

chacun appelle barbarie ce qui nest pas de son usage ; comme de vray il semble que nous navons autre mire de la verité et de la raison que lexemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, perfect et accomply usage de toutes choses (I, XXXI, 205).

Cest tout à fait significatif : on juge et on apprécie nécessairement les choses à partir du tissu de coutumes dans lequel on sinscrit. Il en est ainsi car la pensée, la sensibilité et jusquà la raison elle-même sont façonnées par les habitudes et les pratiques. Ainsi, son propre monde, tant quil jouit dune certaine normalité, tend à être le monde parfait, car cest celui que lon peut difficilement voir comme différent, car cest celui qui est identifié à ce qui est naturel et nécessaire. Doù une prédisposition à considérer ce qui est différent comme « barbare » : on part du principe que ce qui est propre doit être valable dans nimporte quel domaine et dans nimporte quelle circonstance ; on essaie de subsumer ce qui est différent sous ces « loix de la ceremonie [qui] attachent là leur devoir » (III, V, 369) ; et le résultat ne peut être autre que la disqualification de ce qui nest pas compatible, de ce qui ne réaffirme pas sa propre identité.

Ainsi, la critique de la prétention à luniversalité de la loi naturelle avertit dabord que ses propres formes dévaluation des choses ont une 354compétence limitée, et que lon ne saurait les appliquer indistinctement à nimporte quelle autre réalité. Et cela est nécessairement lié à une recommandation morale et juridique qui a sans doute aussi des implications herméneutiques : « Car cest la regle des regles, et generale loy des loix, que chacun observe celles du lieu où il est » (I, XXIII, 118).

Sil nexiste pas de justice universelle, de consensus de tous les peuples sur ce quil faut faire et éviter, si tout ce dont on dispose réellement, ce sont les règles en vigueur dans chaque lieu, alors il ny a pas dautre justice que celle qui est effective et donnée, cest-à-dire celle qui est particulière et limitée au « lieu où il est ». Ainsi, « ce que nostre raison nous y conseille de plus vray-semblable, cest generalement à chacun dobeir aux loix de son pays » (II, XII, 578).

Ce qui ne veut pas dire que des guerres, des conflits et tous types de violence ne peuvent pas se produire. Mais en tout cas, ce ne sera pas avec la prétention soi-disant raisonnable de sabriter sous le manteau dun devoir dhumanité, ni dêtre le dépositaire et le gardien des valeurs et des biens humains suprêmes. Cela peut expliquer pourquoi Montaigne note dans un passage de lessai « Des coches »que le Nouveau Monde se serait mieux porté sil avait finalement été conquis non pas par des Espagnols mais par des Romains ou des Grecs de lAntiquité. En effet, le violateur dune loi naturelle peut finir par être considéré comme un criminel contre lhumanité, tandis que celui qui ne viole que la loi positive dun État donné, finalement équivalente à celle de nimporte quel autre, est considéré comme « ennemi juste24 ».

Revenons à la règle des règles : cette norme supérieure invite à une connaissance descriptive des codes étrangers. Cela na pas de sens détablir en quoi le comportement de lautre est en contradiction avec mes propres valeurs afin de déterminer le degré de disqualification qui lui sera appliqué, comme pourrait le faire une sorte de juge universel. Que lon pense, par exemple, aux différents types de barbares et de barbarie proposés par José de Acosta25. Il est plus raisonnable dentrer dans les coutumes de lautre et dessayer de comprendre ses lois, puisquen principe on na pas la compétence pour les juger. Évidemment, dans le cas particulier de Montaigne, ce souci de compréhension cela sajoute à 355son attitude pyrrhonienne, qui est en elle-même encline à la suspension des jugements, y compris ceux de valeur, ainsi quà une sorte dobsession pour la description des coutumes de toutes sortes, pour générer des collections de particularités dans les différentes manifestations de lhumanité.

Cependant Montaigne, très clairement, ne se contente pas de remplir ses étagères avec des souvenirs de comportements exotiques collectés dans ses voyages littéraires, réels ou fictifs. La question ici porterait sur le type dattitude que lon peut avoir lorsque lon prend conscience que personne nest détenteur de la vérité absolue, ni de la justice ; que le problème de la différence entre les codes et les normes nest pas principalement une affaire de raison, puisque le fondement de la norme dépend de toutes sortes de facteurs autres que la capacité de lentendement à établir des jugements évidents, ou à déchiffrer la volonté de Dieu imprimée dans le cœur de tout homme. Tout cela est exposé dans un contexte de transition, celui dun Nouveau Monde que lon découvre à peine et qui pourtant se trouve déjà dramatiquement affecté par lAncien Monde, ce Nouveau Monde dans lequel semblent être habituelles des pratiques aussi extrêmes que le cannibalisme. Et cest justement dans ces circonstances que souvre un espace, non seulement pour la comparaison des coutumes et donc aussi des lois, mais pour une autocritique ainsi que pour une interpellation de lautre, ce pour donner un avis sur soi. Il est raisonnable de tenter de comprendre létranger comme un point dappui afin de voir dans quel état on est soi-même, sil est reconnu comme un interlocuteur valable pour compléter la vision de soi-même avec le point de vue autre quil offre. Lautre a la possibilité unique de laisser ouvertes des questions sur soi, qui mettent en évidence ce qui est propre à linachevé :

[] quelquun en demanda leur advis, et voulut sçavoir deux ce quils y avoient trouvé de plus admirable : ils respondirent trois choses, doù jay perdu la troisiesme, et en suis bien marry… (I, XXXI, 213).

Felipe Castañeda

Département de philosophie

Université des Andes, Colombie

1 Les paginations renvoient systématiquement à lédition Villey : Michel de Montaigne, Essais, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.

2 Voir, par exemple, la façon dont est formulé le problème principal de la controverse de Valladolid : « Sa Majesté a ordonné lan dernier, en lan mille cinq cent cinquante, de faire une assemblée de savants, théologiens et juristes dans la ville de Valladolid, pour se réunir au Conseil royal des Indes afin de discuter et de déterminer si les peuples de ces royaumes pouvaient légalement et justement faire des guerres contre les peuples de ces royaumes [] guerres qui sont appelées conquêtes », Bartolomé de las Casas, Tratados I y II, México D. F., Fondo de Cultura Económica, [1552] 1997, p. 223.

3 André Tournon, “Justice and the Law : On the Reverse Side of the Essays”, The Cambridge Companion to Montaigne, édition de Ullrich Langer, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2005, p. 96.

4 Des approches comme celles de Vicente Raga Rosaleny vont dans le même sens : « Cest un tel scepticisme [celui du rejet des autorités traditionnelles] qui permet à Montaigne [] de remettre en cause le postulat selon lequel la raison détermine les lois naturelles dans un univers téléologiquement structuré », Vicente Raga Rosaleny, « Cultura y naturaleza : Montaigne en América », Alpha 37, 2013, p. 93.

5 Pour Hamlin, il est fort probable que Montaigne ait eu connaissance dune partie de lœuvre de Las Casas (William M. Hamlin, The Image of America in Montaigne, Spenser and Shakespeare : Renaissance Ethnography and Literary Reflection, New York, St. Martins Press, 1995, p. 40 et suivantes).

6 « À la fin du xvie siècle, on pouvait choisir parmi une grande variété dinterprétations et dinterprètes [en lien avec la loi naturelle]. Pomponazzi (un rationaliste padouan), Charron (un disciple de Montaigne), Suárez (un néo-thomiste jésuite) et Du Vair (un “stoïcien chrétien”), tous croyaient en la loi naturelle, mais leurs conceptions de la raison droite nétaient guère identiques ni même compatibles » (Robert Ornstein, “Donne, Montaigne, and Natural Law”, The Journal of English and Germanic Philology, 55, 2, 1956, p. 221).

7 Sur les éventuelles influences de Sebond, Ramón Pou les inscrit davantage dans une tradition dorigine augustinienne plutôt que thomiste, par lintermédiaire de Saint Bonaventure et de Raymon Lull (Ramón Pou, « La antropología del Liber creaturarum de Ramón Sibiuda », en ligne, consulté le 17 / 04/ 2021, p. 219. [http://www.icatm.net/bibliotecabalmes/sites/default/files/public/analecta/AST_42/AST_42_211.pdf]).

8 Thomas dAquin, Somme théologique, Paris, Éditions du Cerf, 1984, 1-2, q. 90, p. 1197 et suivantes.

9 Daniel Machado Gomes, « Lei natural, lei positiva e os tupinambás nos Ensaios de Michel Montaigne », III Encontro de Internacionalizacao do Conpedi, Madrid, Conpedi Law Review 13, vol. 1, 2016, p. 187-201.

10 Celso Martins Azar Filho, « Natureza e lei natural nos Ensaios de Montaigne », Princípios (UFRN), Natal, vol. 4, 1996, p. 51-71 ; Maryanne Cline Horowitz, « Montaigne “Des Cannibales” and Natural Sources of Virtue », History of European Ideas, vol. 11, 1989, p. 427-434.

11 Cf. Essais, II, XII, p. 579.

12 Thomas dAquin, op. cit., 1-2, q. 94, a. 2, p. 1217.

13 Ibid.

14 Ibid.

15 Pour une description succinte des critiques de diverses natures sur lapproche des lois naturelles, voir Vittorio Possenti, 1996, « La idea de la ley natural », in El iusnaturalismo actual, Edición de Carlos I, Massini-Correas, Buenos Aires, Abeledo-Perrot, p. 281-287.

16 Todorov face à la critique que fait Montaigne du droit naturel écrit : « [] largument sceptique selon lequel si une chose nest pas universellement présente elle ne peut être vraie (juste) nest pas probant : linjustice existe, elle aussi ; ce qui est universel nest pas la présence dactes (ou de lois) justes, mais notre capacité même de distinguer justice et injustice [] », Tzvetan Todorov, Nous et les autres. Paris, Seuil, 1989, p. 57-58.

17 Sur ce thème, à partir des positions jusnaturalistes, voir Ralph McIneny, « El conocimiento de la ley natural », in El iusnaturalismo actual, op. cit., p. 237-249 ; et Sebastián Contreras, « La ley natural y su falta de determinación. Apuntes sobre la teoría clásica de la determinación del derecho natural », Boletín mexicano de derecho comparado, 141, N. S., année 47, 2014, p. 839-866.

18 Thomas dAquin, op. cit., 1-2, q. 94, a.1, p. 1216.

19 Francisco de Vitoria, La ley, Madrid, Tecnos, 1995, p. 29.

20 Thomas dAquin, op. cit., 1-2, q. 91, a. 3, p. 1203.

21 « Cette lumière de la droite raison est ce quon entend par loi naturelle ; cest ce qui déclare, dans la conscience des hommes de bien, ce qui est bon et juste, et ce qui est mauvais et injuste, et cela non seulement chez les chrétiens, mais chez tous ceux qui nont pas corrompu la droite nature par de mauvaises habitudes », Juan Ginés de Sepúlveda, Tratado sobre las justas causas de la guerra contra los indios. México D. F., Fondo de Cultura Económica, 1996, p. 67.

22 Thomas dAquin, op. cit., 1-2, q. 91, a. 2, p. 1202.

23 Thomas dAquin, op. cit., 1-2, q. 95, a. 2, p. 1223.

24 Carl Schmitt, El nomos de la tierra en el Derecho de Gentes del « Ius publicum europaeum », Granada, Editorial Comares, 2002, p. 100sq.

25 José dAcosta, De procuranda indorum salute, Madrid, C. S. I. C, 1984, p. 59-69.